Introduction
Musicien voyageur, Léon Jongen, qui succéda à son frère à la tête du Conservatoire de Bruxelles, laisse un important catalogue où les pièces symphoniques, aux accents (extrême-) orientalisants, tiennent une place majeure. Il séjourna en Afrique, en Inde, en Chine et au Japon et dirigea pendant deux ans l’opéra français d’Hanoi. Sa pièce orchestrale Malaisie (1933) est remarquable : elle intègre de manière structurelle des formules musicales exotiques à l’instar de ce que fit, pour le folklore balkanique, son contemporain Bela Bartok. Autre trace remarquable d’exotisme, Léon Jongen fut l’un des premiers à voir dans le jazz naissant de formules aptes à régénérer la musique savante occidentale : son Johnny my love surprend tant par ses audaces rythmiques et harmoniques que par son texte d’un érotisme sauvage.
Il nous propose ici une balade musicale, ravivant ses souvenirs de voyage et pimentée de jugements de valeur «esthétique» qu’on imaginerait mal pouvoir tenir en ce début XXIe siècle. Ses propos brillent cependant par leur pertinence lorsqu’il aborde en visionnaire la « mondialisation » des musiques populaires. Ses propos s'inscrivent dans leur époque et reflètent bien la vision orientaliste de l'immédiat après-guerre.
L'exotisme en musique par Léon JONGEN (conférence donnée en 1954)
Le deuxième roi de notre dynastie, Léopold II, était accoutumé de dire, lorsque par hasard il assistait à une quelconque manifestation musicale, que la musique était un bruit qui coûtait cher... C'est un point de vue. Mais tout est relatif. Qu'aurait dit le Souverain en apprenant qu'un seul coup de canon tiré par un des 405 du super-cuirassé japonais le «Shimonozeki» (je crois) revenait à plus d'un million et demi de francs belges ? Non compris, bien entendu, l'amortissement de la pièce (20 mètres de long, 300 tonnes), navire que la marine américaine se chargea d'ailleurs d'envoyer par le fond dès sa première sortie... Ça c'est du bruit, et qui coûte cher !
La boutade de notre deuxième roi ne serait pas de mise dans les lointains pays où je vous demande de me suivre : la musique y est d'essence populaire, issue du peuple, exécutée par lui et pour lui. Dans nos pays ouest-européens, qui se flattent d'être les plus cultivés du monde, il n'y a plus de musique populaire. C'est tant pis - et c'est dommage... Le goût, le mauvais goût du peuple est standardisé : musique de jazz, de cabaret ou de café-concert. Pour ne parler que de mon petit pays, le liégeois, il y a beau temps que l'on y a relégué au magasin des antiquités vieux Noëls et savoureux crâmignons que les hommes de ma génération ont entendus courir les rues dans leur jeunesse… Je ne me plains pas, je constate... Je regrette toutefois que les instances supérieures n'aient pas compris la nécessité sociale de conserver au peuple son art. Musique populaire veut dire à présent musique vulgaire - harmonica et accordéon. Quarante années qui ont vu deux grandes guerres auront suffi pour imposer aux peuples de l'Ouest-européen les mêmes goûts - ou plutôt le même manque de goût.
C'est pour nous retrouver dans une atmosphère primitive et saine que je vous propose de faire avec moi une excursion musicale dans des pays lointains où j'ai séjourné, il y a pas mal d'années. Nous ferons ainsi un curieux voyage à travers d'étranges musiques qui ne connaissent pas nos raffinements, nos complications, ni nos vulgarités. Pour votre agrément, je l'espère, je vais rappeler quelques souvenirs de voyage, choisissant ceux dans lesquels la musique joue un rôle de premier plan. Mais je vous demanderai d'abord d'oublier la vieille et honnête formule - elle est de Jean-Jacques Rousseau, je crois ? - que tout enfant nous lûmes à la première page de nos solfèges : « la musique est l'art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille »… Vous me direz que depuis quelques années - disons depuis cinquante ans - certains compositeurs de race blanche ont pris plaisir à bousculer quelque peu cette aimable et naïve définition. Je vous l'accorde volontiers, en vous faisant remarquer toutefois que les compositeurs qui malmènent ainsi notre bonne vieille gamme de sept notes ne sont que des exceptions. Encore se servent-ils des procédés classiques d'écriture pour habiller leur pensée : mélodie, harmonie, contrepoint, fugue, serait-ce même à l'état rudimentaire. Et quel matériel sonore ils emploient !
Dans la musique exotique, au contraire, pas l'ombre d'harmonie, pas de semblant de contrepoint, pas un atome de fugue. Pas davantage de groupement d'artistes, chanteurs ou orchestre : des solistes ou de minuscules groupements chantant toujours à l'unisson ou en se donnant la réplique. Nous sommes loin, vous le voyez, de nos admirables orchestres et de nos masses chorales si bellement disciplinées. Par contre, les instruments à percussion sont rois, de la côte occidentale d'Afrique à la pointe la plus orientale d'Asie, confins du monde civilisé. Tout ce qui est métal, pierre, bois ou peau devient, dans les mains d'un nègre, d'un Malais, d'un Birman, d'un Arabe ou d'un Chinois, un engin à faire du bruit. Entre le gigantesque tambour de guerre fait du tronc d'un fromager, long de dix mètres, large de deux, évidé et durci au feu, entendu en Guinée (et dont mes oreilles gardent encore le grondement de tonnerre) et les délicieuses petites cymbales, guère plus grandes que nos pièces de vingt francs, que j'ai entendues un soir, alors que je me promenais sur les murailles de Pékin, il y a place pour l'innombrable famille des gongs, cymbales, tam-tams, tambourins, tambours de toutes formes, de toutes sonorités, de tous calibres. Instruments à vent très primitifs : bambou, roseau, ou calebasse évidés et percés de quelques trous. Aucune clé, aucun mécanisme ne permet la moindre agilité, la moindre fantaisie.
Les instruments à cordes ? Dignes de leurs frères. Une ou plusieurs cordes tendues à la diable, accordées à la volonté de l'exécutant - cordes qui sont le plus souvent une simple liane tordue et séchée, mise en vibration par un archet arqué, tout pareil à celui que l'on voit aux mains des anges dans les tableaux des primitifs italiens. Et, presque toujours, l'archet est passé sous les cordes. Donc, en résumé, un matériel sonore très rudimentaire qui ne rappelle en rien les chefs-d'œuvre de nos luthiers ou facteurs d'instruments à vent. Rien qui s'apparente, même de loin, à nos admirables instruments à clavier, piano ou orgue. Rien que la matière brute, mise en vibration, sans l'intermédiaire d'aucun mécanisme, par la bouche ou les mains des exécutants. Il est même étonnant que la Chine, qui connut bien avant les premiers siècles de notre ère une civilisation si parfaite et les raffinements des arts plastiques développés dès cette époque d'admirable façon, il est curieux, dis-je, que cette race subtile et artiste n'ait pas perfectionné son art musical et se contente d'aussi piètres moyens d'expression que ceux qu'elle emploie encore, depuis des millénaires, sans doute... Mais je vous demande si vous croyez qu'avec des instruments dont s'amuseraient à peine des enfants de chez nous, il est possible de séduire une oreille européenne ? Pour ma part, je dis hardiment «non», et reprenant en la transformant la boutade qui assure qu'en Espagne on ne trouve dans les auberges que ce qu'on y apporte, je dirais volontiers qu'en fait de musique exotique on n'y trouve que ce que l'on veut bien y mettre...
Quoi qu'il en soit, vous allez entendre de ces musiques ingénues et je vous souhaite d'y prendre plaisir. Mais auparavant, je voudrais vous dire encore ceci. Il faut aller loin aujourd'hui pour rencontrer du pittoresque. Et, de jour en jour, ce pittoresque disparaît pour faire place à la civilisation américano-européenne.
En s'implantant clans les pays l'Asie, l'homme blanc a tout gâté, tout empoisonné - fâcheuse constatation que doit faire le voyageur qui n'est pas attiré dans ces pays par l'intérêt. Les tramways, les banques, les buildings, les dancings, les millions de tonnes de béton et de ferraille qu'il a apportés avec lui ont enlaidi et uniformisé les villes sur lesquelles il a jeté son dévolu. Que ce soit Bombay, Calcutta, Singapour, Shanghai, Pékin, Osaka, Tokyo ou Kharbin, les quartiers européens se ressemblent tous comme des frères dans leur laideur prétentieuse : c'est la réplique exacte de n'importe quelle grande cité américaine, et ce n'est certes pas pour voir cela que nous accepterions de faire quarante jours de mer ou quatorze jours de Transsibérien...
Cependant, il ya encore pas mal de choses à voir et à entendre dans cet Extrême-Orient resté si longtemps mystérieux, des choses belles et étranges : costumes, coutumes, monuments, cités entières qui sont réfractaires au progrès. A mon vif regret, je me vois obligé de faire un choix dans mes souvenirs et de m'en tenir à ceux-là seuls qui ont pour objet la musique : d'autres que moi, plus qualifiés, ont décrit magnifiquement les pays que j'ai visités. Il ne me convient pas de grossir leurs rangs et de corroborer ou non leurs dires. Je me contenterai de me tenir sur un terrain solide, le mien, celui de la musique.
Et d'abord, constatez ceci avec moi ; c'est qu'on la rencontre partout, cette magicienne ! D'un pôle à l'autre pôle, de l'Équateur brûlant au Cercle polaire, partout où naît, vit et meurt un être humain - qu'il soit blanc, rouge, jaune ou noir - partout elle s'est installée en souveraine maîtresse. Le coolie chinois rythme son dur et sordide labeur sur une âpre succession d'onomatopées ; dans le temple aux multiples bouddhas, le bonze prosterné psalmodie pendant des heures sa monotone litanie ; dans la rizière boueuse, le paysan annamite rumine, tel son bœuf, sa complainte sans fin ; sur le seuil de sa paillotte, le noir berce son accroupissement et console sa misère d'une mélopée nostalgique ; dans son igloo glacé, l'esquimau peuple l'interminable durée de la nuit polaire par des récits chantés d'une candeur enfantine. Ainsi, partout, où qu'il gîte, l'homme ne se satisfait pas d'entendre sa voix parlée - il cherche à s'évader de la routine des mots et s'ingénie à créer une langue nouvelle pour extérioriser ses sentiments. Les dieux qu'il adore, la Nature, la guerre, l'amour, voilà les sujets de ses improvisations. Les danses même, que rythment avec éclat les instruments sonores, ne sont qu'appels à la clémence des divinités, un adjuvant au plaisir des sens, un acte de foi, d'espérance - ou de résignation...
Je crois en avoir dit assez pour aiguiser votre curiosité, et nous pouvons commencer notre voyage... dans un fauteuil. Nous traverserons rapidement la Méditerranée, d'Ouest en Est, en passant par un midi tout vibrant de soleil le détroit de Messine. Regardez bien ce merveilleux décor qui s'estompe dans une buée légère et toute dorée : Reggio di Calabre et la tragique Messine qui tout à l'heure montaient si orgueilleusement la garde de chaque côté du détroit et qui maintenant ne sont plus que deux taches de couleur tendre à l'horizon. C'est la vieille Europe qui disparaît et semble s'enfoncer peu à peu dans les flots de la mer latine… Et nous voici à Suez !
Suez ! A l'entrée du canal qu'il serait juste et élégant d'appeler du nom de son créateur : de Lesseps... Suez, la ville-bazar qui ne s'éveille qu'à l'arrivée d'un paquebot. Nous nous précipitons chez un cafedji de l'arrière-port où nous savons trouver de la couleur locale : mauvaises odeurs, pouillerie indescriptible - mais musique adéquate. Écoutez ceci qui vous donnera une idée exacte de l'ambiance (1). C'est de l'arabe 100 %... Trois jours et demi de traversée ont suffit pour que notre vieux système musical, si patiemment élaboré au cours des siècles par la race blanche, soit complètement ignoré. Une flûte primitive, une espèce de violon monocorde, une mandoline bâtarde s'essaient à jouer à l'unisson - et le plus juste possible, une mélodie qui se voudrait gaie. Pas d'instruments à percussion : nous ne les trouverons que plus loin, dans l'Est. Remarquez que le chef d'orchestre, si j'ose dire, donne ses indications à mi-voix.
Nous reprenons la mer... Non sans constater que nous partons dans la plus parfaite indifférence. Alors que nous avons été accueillis avec des transports de joie, des démonstrations de sympathie exagérés, pas un des habitants de la ville ne s'est dérangé pour nous souhaiter bon voyage. Sans doute ceux que nous avons favorisés de notre clientèle - arméniens, grecs, hindous - comptent-ils dans leur arrière-boutique les sous que nous leur avons laissés... Nous partons !
Canal de Suez. Mer Rouge. Beaucoup à dire si j'en avais le temps. Car on ne traverse pas sans émotion le fossé qui sépare deux des plus vieux pays du monde, Afrique et Asie, sans se rappeler beaucoup de choses... Mais nous sommes partis à la recherche de la musique; il ne faut pas nous attarder en route. Six jours après avoir quitté Suez, nous voici sur la Côte des Somalis, à Djibouti, l'un des coins les plus chauds du globe (il y pleut une heure une fois tous les trois ans, tout à fait comme chez nous, et les palmiers qui ornent le palais du gouverneur sont en zinc...) ; mais cela n'empêche pas les Dankalis d'avoir des poumons vigoureux et de faire la concurrence à nos ténors de grand Opéra. Pour accompagner ces chants, il y a les danses suggestives des adolescentes indigènes, noires de peau, souples de muscles, qui miment une scène sensuelle et mystique qu'accompagnent une flûte à cinq trous et un long tambour en terre cuite, abandonné parfois pour un sistre tout pareil à celui des Zingaris, nos modernes bohémiens. L'air ambiant est imprégné de la forte senteur du désert tout proche et, fraîchement arrivée d'Éthiopie - car nous sommes au seuil du pays d'où vinrent les rois mages - une caravane innombrable fournit une figuration somptueuse, odorante et sordide à cette exhibition. Voici un beau « Chant prophétique » chanté par des Dankalés. Ce chant a vraiment de l'allure avec ses versets alternés et ses longues tenues de basses. Il a été enregistré, ainsi que le suivant, par l'Institut de phonétique de l'Université de Paris (2).
En voici un autre qui est un chant de fête. Sur quatre notes s'inscrit l'interminable ritournelle (3). Nous sommes dans un pays où le temps n'est pas à notre mesure, et pendant des heures, les sympathiques grands enfants noirs se trémoussent en chantant...
Nous quittons l'Afrique, et pendant neuf jours nous ne verrons que le ciel et l'eau... Et voilà qu'un matin surgit à l'horizon une chose étonnement verte, incroyablement touffue : c'est Colombo, capitale de l'île de Ceylan (4) où certains ont placé le paradis terrestre. Nous voici chez les Cinghalais aux yeux doux, au peigne d'écaille fiché dans leur chignon de femme, et chantant leurs mélopées qui paraissent enfantines et si candides - mais un ami interprète me dit que ces chansons ne sont pas de celles qu'une fille peut chanter à sa mère... Je ne regrette donc pas de ne pouvoir vous en donner la traduction (5) !
L'île enchanteresse disparaît sous l'horizon... Des gigantesques palmiers qui la couvrent, on n'aperçoit plus que la cime : ligne d'émeraude qui souligne le bleu de la mer. Nous serons dans quelques jours en Malaisie, à Java et à Bali, après avoir passé «la ligne», l'équateur. Nous ferons escale à Penang, où j'aurais voulu vous introduire dans la pagode des serpents et vous faire entendre la flûte enchantée en vieil ivoire de leur charmeur. Sur l'autel, sur les murs, partout, d'épouvantables idoles aux cent bras grimacent; le terrifiant enfer bouddhique développe en frises de cauchemar ses mille supplices, rendant encore plus doux le roucoulement de cette flûte - toute fraîcheur et tout charme au milieu de ces légions de damnés, de diables, de suppliciés... Puis nous passerons le détroit de Malacca, et, par Singapour, gagnerons l'Indochine où j'ai vécu durant dix-huit mois. Si j'en excepte un séjour que je fis au Cambodge, à Pnom-Penh et aux émouvantes ruines d'Angkor, et pendant lequel j'eus l'occasion de voir plusieurs fois les danseuses du Roi Sisovath-Monivong y danser sur des rythmes dont la banalité ne mérite pas de retenir notre attention, je serais tenté de faire mien ce jugement de l'illustre Saint-Saëns - qui avait l'esprit caustique et l'encre amère - écrivant un jour dans son feuilleton du Temps les lignes suivantes : « La musique annamite n’est qu'une mauvaise musique chinoise en décadence; la musique chinoise est atroce à nos oreilles, mais quand on prend la peine de l'étudier, elle offre un grand intérêt ». Vous aurez tout à l'heure l'occasion de juger par vous-même de la musique chinoise. En attendant, voici un disque annamite (6). Toujours cet unisson approximatif - et plutôt faux ! - de quelques instruments accompagnant une voix glapissante et monotone, sans charme...
Notre promenade nous conduira ensuite en Indonésie, à Java et à Bali, îles paradisiaques s'il en est. Ici, la nature s'est surpassée : tout ce qui est beauté, couleurs, parfums, s'est donné rendez-vous sur ce petit coin de terre, grand comme une de nos provinces. Tous les sens sont comblés; la beauté des indigènes, leur noblesse naturelle ajoutent encore à notre enchantement. Il y a là des temples d'une incomparable splendeur - surtout celui de Bourouboudour à Java, et ceux de Bali notamment - qui peuvent rivaliser avec nos plus belles cathédrales romanes et gothiques : Chartres, Reims, Vézelay...
Du temps que je visitai Bali, le sultan du lieu entretenait un fort curieux ensemble de chanteurs, de chanteuses et d'instrumentistes. Je ne sais ce que la jeune république indonésienne a fait des nombreux sultans qui régnaient sur son territoire - leur sort m'importe peu -, mais j'aime à croire que pour la joie de ses peuples, les nouveaux maîtres ont maintenu intactes les traditions qui faisaient de ces îles un émerveillement perpétuel.
Voici un gamelan, orchestre spécifiquement indonésien et surtout balinais (7)... Entendu sous ce ciel miraculeusement fleuri d'étoiles, les sons et les parfums tournant dans l'air du soir, ce fut ici - et ici seulement - que je pus donner au mot «exotisme» toute sa signification... Ecoutez ces timbres, ces clochettes - et quelques instruments à vent, doux et insinuants... C'est un duo d'amour... Vous remarquerez que l'orchestre ne se borne plus à un simple accompagnement, mais brode un primitif contre-point. Voici un beau disque de gamelan pur (8). Cela ne m'étonnerait pas que Maurice Ravel l'ait entendu et s'en soit inspiré pour écrire sa « Laideronnette, impératrice des pagodes »... Rappelez-vous aussi certains soirs où vous avez entendu, de loin, un de nos carillons préludant à la lune...
Maintenant, faisons une rapide incursion aux Indes. 420 millions d'habitants, qui parlent 250 dialectes et pratiquent plus de 200 religions... Voici Meerut (9) , un autre chant d'amour... Avouez que ce n'est pas beau et que ça ne rappelle que de loin le célèbre Chant hindou de Rimsky-Korsakoff ou l'air des clochettes de Lakmé !
Mais voilà que vous promenant en Chine - que ce soit à Pékin, à Shanghai ou à Hong-Kong - dans une de ces rues où le chinois, né commerçant, sait aguicher l'acheteur possible par de flamboyants étalages, votre attention amusée est distraite par d'horribles cris, d'épouvantables hurlements sortant d'un proche bâtiment. Que se passe-t-il donc ? Egorge-t-on quelqu'un ? Ou sommes-nous à proximité de cet infernal jardin des supplices imaginé par Mirbeau ? Et ces roulements forcenés de gongs ont-ils pour mission de couvrir les cris des victimes ? Cependant, les gens autour de vous restent calmes, et vous êtes seul à vous émouvoir de ce drame qui se passe là, tout près, derrière ces murs... Renseignements pris, nous sommes simplement à la porte d'un théâtre chinois, et l'affiche nous apprend que nous aurons la chance d'applaudir, si nous le voulons, le célèbre Mey-lan-fan, le plus côté des acteurs chinois, qui est la Patti et la Sarah Bernhardt d'Extrême-Orient - puisqu'il joue les travestis - le théâtre étant interdit aux femmes en Chine. Ce Mey-lan-fan dont raffole toute la race jaune touche des cachets fabuleux en promenant sa voix de fausset et ses allures efféminées d'Androgyne mûrissant dans tout le continent asiatique; poussant même jusqu'à San-Francisco, Chicago et New-York, partout où existe un théâtre chinois de quelque importance. Entrons donc...
Ce que fut la pièce ? Impossible de vous la raconter. Mais les bonnes gens qui font au théâtre wagnérien l'injuste reproche d'être bruyant feront bien de ne jamais entrer dans un théâtre chinois. Ceux de mes auditeurs qui ont entendu il y a quelques années « Fonderie d'acier » (10) - au temps où cette musique était à la mode - classeraient cette œuvre dans le genre pastoral après avoir entendu certains drames chinois dans lesquels les premiers rôles sont tenus par de gigantesques gongs, des cymbales monstrueuses, d'invraisemblables tam-tams. La pièce qui nous occupe était je ne sais plus quel drame du répertoire classique où se mêlaient dieux, déesses et démons de la mythologie bouddhique. Chaque entrée, chaque sortie, chaque parole, chaque geste de ces divins personnages était souligné par un coup ou un roulement de gong dont la dimension était en rapport avec le degré hiérarchique de la divinité. Sans exagérer, je dirai que la représentation ne fut qu'un roulement continu et forcené. La présence du célèbre Mey-lan-fan semblait galvaniser les robustes gaillards chargés de la partie sonore du drame : leurs poignets furent d'acier, trempé sans doute au feu de leur exaltation. Et la représentation dura huit heures, sans entr'acte ni pause...
Tels chez nous les soldats qui servent les pièces d'artillerie lourde, les gars de la batterie, là-bas, ont les oreilles bouchées à la cire : autrement leurs tympans n'y résisteraient pas ! Je ne veux pas vous priver du plaisir (!) d'entendre ce ténor chinois - et vous savourerez sans doute cette singulière façon d'aboyer les sons (11). C'est un drame classique - comme qui dirait le grand air du 3e acte de Fidelio... Un autre grand air où les instruments à percussion interviennent avec une discrétion toute relative... Ceci est un drame moderne : « Tso fang Tsao » (12).
Le dernier enregistrement que vous allez entendre est japonais (13) - de ce curieux pays où les femmes portent des noms de fleurs et de papillons. L'aristocratique « koto » et le « shamissen » vous feront entendre leur voix grêle qui rappelle celle de notre « théorbe » du moyen-âge. Quel dommage que notre Jean-Jacques n'ait pu entendre ceci ! Peut-être eût-il réformé sa définition de la musique.
Voici terminée la dernière escale de notre rapide voyage aux pays des musiques primitives et enfantines. Si mon enthousiasme vous a paru médiocre et vous a quelque peu déçus, je m'en excuserai en vous demandant ceci : est-ce ma faute si la réalité est moins belle que le rêve ? Est-ce ma faute si ma sensibilité d'homme blanc est trop complexe, trop raffinée pour vibrer, plus qu'il n'est raisonnable, aux puériles ritournelles issues de gammes biscornues et compliquées ? Peu importe que la gamme des Chinois, des Japonais, des Malais, des Hindous soit plus riche que la nôtre, si de cette gamme ils font un usage enfantin, décevant. Je crois pourtant avoir bien goûté ce qu'il y a de charmant et de pittoresque dans les essais naïfs de tous ces vieux peuples restés trop jeunes dans l'expression musicale de leurs sentiments. Et je crois pouvoir dire honnêtement ceci en terminant cette causerie : notre pauvre petite gamme à nous n'a que sept notes ? Soit. Mais voyez quel usage en ont fait nos ancêtres, quel usage nous en faisons nous-mêmes, musiciens du XXe siècle... Sans doute alors ressentirez-vous comme moi l'orgueil d'appartenir à une race neuve et sensible qu'une harmonieuse hérédité a amenée à un développement musical aussi parfait. Notre race, et elle seule, a su se créer un langage sonore émouvant et subtil. Evidemment, personne ne sait ce que nous réserve l'avenir... En ce moment même : Martiens, Vénusiens et autres Uranidiens élaborent peut-être d'hallucinantes symphonies qui nous laisseront pantois... Je n'ai pu que remonter le passé. Quel Nostradamus inspiré nous dira de quoi sera faite la musique future... En tous cas, soyons certains que ce n'est pas demain qui verra le crépuscule de nos dieux : Bach, Mozart, Beethoven, Wagner... Les maîtres qui pourront s'égaler à eux ne sont pas près de se lever en Extrême-Orient !
Illustrations
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