Introduction
Ce compte rendu retrace l'historique d'un concept majeur de l'art contemporain, depuis sa formulation au sein d'un groupe belge impliqué dans l'Avant-Garde des années 70.
Le 20 juin 1972, quelques artistes se réunissent à mon initiative, à Bruxelles.
Il s'agit de rassembler des artistes intéressés par les recherches techniques, par les nouveaux matériaux et par une plus grande participation du public. La plupart sont des abstraits constructivistes ou cinétistes, sauf Pierre Courtois. Lors d'une réunion, le 30 janvier 1973, ce groupe prend le nom de CAP (Cercle d' Art Prospectif). Une première exposition a lieu à la galerie Pré-U-Design à Bruxelles, du 15 mars au 13 avril. Elle rassemble Pierre Courtois, Michel Gehain, Gilbert Herreyns, Pal Horvath et moi-même. Un concept, celui de « relation », semble leur être commun. Le terme est d'ailleurs utilisé dans les titres des travaux de Pierre Courtois qui vient de remporter le Prix Jeune Peinture Belge. Ses œuvres et celles d'autres artistes sont alors exposées au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (23 février - 14 mars). Parmi les lauréats, outre moi-même: Pal Horvath et Jacques-Louis Nyst qui rejoint le CAP immédiatement et participe à la réunion du 27 mars. Michel Baudson signale notre exposition à la galerie précitée, dans Clés pour les arts (n° 7, avril 1973). Il y souligne « l'aspect purement relationnel de chacune des œuvres présentées ». Le mot « relationnel » est typographié en gras.
L'intitulé « relation » des œuvres de Courtois, qui est alors étudiant à l'École Saint- Luc de Bruxelles, est inspiré par deux de ses professeurs, Pierre Carlier - Carré et Camille De Taeye. Il n'y a toutefois aucun rapport stylistique entre ses travaux et les leurs. Ces deux professeurs ont participé à l'exposition L'art relationnel en Belgique au Cercle Sigma 13 de Tournai, en 1969. De Taeye est signalé comme un peintre d'un art relationnel à la croisée du symbolisme, du surréalisme et du fantastique. Dans la même veine, Carlier-Carré produit du « psych-art ». Autres participants : Jean-Jacques Bourgois, Michel Boulanger et Annie Debie. Aucun rapport avec les œuvres du CAP qui tendent à se démarquer de la tradition. Ces artistes préfèrent d' ailleurs mettre en exergue une « idée » ou un « concept » de relation plutôt qu'un « art relationnel ». Il en est débattu lors d'un week-end qui les réunit, les 2 et 3 juin, chez Nyst à Sprimont. Je soumets à la discussion un document relatif à la structure de l’œuvre basé sur la théorie des ensembles mais aussi comme moyen de communication.
Jacques Lizène rejoint le groupe lors de son exposition à la galerie Hedendaags à Knokke-Heist en collaboration avec la galerie Les Contemporains d'Ixelles (7 - 31 juillet 1973). Un article de Stéphane Rey leur est consacré dans La Métropole (10 juillet 1973). Il signale que ces artistes « ont en commun le sens ou le goût d'un art « relationnel » caractérisant un souci de renouveau, l'espoir de trouver des voies inexplorées ». Le premier numéro de ce qui deviendra l'importante revue +-0 (septembre 1973) présente des œuvres sous le titre Art relationnel CAP. Il est publié par la galerie Les Contemporains à l'occasion de sa participation à la Kunstmesse de Düsseldorf où elle expose les artistes du CAP.
Le groupe se manifeste à la galerie Véga à Liège, du 19 octobre au 13 novembre 1973. Une sérigraphie collective est imprimée à cette occasion. Dans son introduction, Phil Mertens signale que « le CAP est devenu ce groupe plus ou moins homogène, qui a mis l'art relationnel en tête de ses recherches ».
Dans la foulée, le groupe expose au Château Malou à Woluwe-Saint-Lambert, du 15 au 29 novembre. L'invitation met en exergue le concept « relationnel ». Le catalogue (des fiches rassemblées dans une enveloppe) est publié par les éditions Yellow Now. Celles-ci consacreront plusieurs ouvrages au CAP. Lors de cette exposition, Lizène et moi exécutons chacun une performance.
Un article signé A.P. dans Impact (n° 66, octobre 1973) signale sous le titre L'art relationnel : « le terme « relationnisme » ayant été écarté afin de ne pas ajouter un « isme » à une série déjà longue » les artistes ont opté pour « art relationnel ». Et d'ajouter « cette nouvelle expression est basée sur une analyse quasi-structuraliste du réel et prend en considération la double définition du terme « relation »: le fait de relater, de communiquer, mais aussi l'interaction entre deux ou plusieurs objets, l'être et son milieu ». Quant à Jacques Collard, il consacre dans Pourquoi pas ? (25 octobre 1973, pp. 163-164), un article intitulé Le C.A.P. : relationnel, pourquoi ?.
Jusqu' ici, les artistes abstraits faisaient encore partie du CAP. Mais déjà le 26 août 1973, dans une lettre qu'il m'avait adressée, Nyst estimait qu'il fallait s'en séparer afin de rendre notre concept plus en phase avec les moyens d'expression de l'Avant-Garde en ce début des années 70. C'est ainsi que Pal Horvath décida de former un atelier séparé qui n'eut pas de suite. Le fait que le CAP se lança alors dans la vidéo qui n'intéressait pas les abstraits, contribua à cette séparation. Cette vidéo est pratiquée pour la première fois le 7 décembre 1973, dans un studio créé récemment par Raymond Zone. L'équipe reformée, un quatuor, expose à la galerie Jacques Damase à Paris (18 décembre 1973 - 15 janvier 1974). En ce qui me concerne, je présente, du 29 mars au 19 avril 1974, une exposition à la galerie brugeoise Flat 5, intitulée Lennep- art relationnel. Y est diffusée une vidéo où Willy Van den Bussche explique ma démarche. La revue +-0 publie mon article Art- réalité-relation (n° 4, avril 1974, pp. 17-20). J'y défends une conception de l'œuvre marquée par les théories structuralistes, comme information, processus de communication dans un contexte existentiel. « Toute perception implique des connexions de relations. En effet, une chose n'est identifiée que comme un ensemble de parties distinctes d'un autre ensemble. C'est cette identification du réel par le moi qui le fait exister, par le truchement de la mise en relation ». Je souligne le caractère multi-dimensionnel de l'œuvre. Celle-ci doit sortir de son cadre mais aussi de l'image. Cette vision m'était imposée par ce qui me paraissait constant, structurellement, dans les diverses expressions de l'Avant-Garde (art conceptuel, land art, narrative art, body art, process art et d'autres...). Notre théorie est répercutée par Adriano Altamira : CAP- art relationnel, dans la revue italienne Gala international (n° 69, décembre 1974, pp. 15-17).
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Jean-Pierre Ransonnet rejoint le CAP lors de son exposition à la galerie Elsa von Honolulu, Gand (30 novembre – 19 décembre 1974). La même année, j'avais encadré, à sa demande, un gardien de musée. Cette action est à l'origine de mon Musée de l'homme qui rassemblera, au cours des années, des personnes faisant de leurs existences un champ de créations, et auxquelles j'ai consacré des expositions élaborées comme moyens d'expression pluridisciplinaire, avec vidéos, photos, objets, textes, performances. Cet aspect est mis en évidence lors d'un entretien avec André Jocou, publié dans Notre temps (Où va le CAP ?, 20 mars 1975) En outre, la dimension sociologique y est soulignée. On la remarque au sein du CAP. Ainsi, en 1975, Lizène imagine L'histoire de la misère de Marc W... apprenti d'usine à Ougrée. Quant à Ransonnet, il traite des rapports avec les habitants de son village, Lierneux. Fred Forest qui instaure alors un « art sociologique », et avec lequel nous serons en contact, expose en 1975 une Madame Soleil, en chair et en os.
Nyst, professeur à l'Académie de Liège, présente un rapport sur son enseignement, daté du 7 février 1977. Il y développe l’importance du « champ relationnel ». Cet artiste favorise dans ses travaux la multiplicité des « lectures ». Ainsi en 1973, avait-il exposé un ensemble d'œuvres exécutées en collaboration avec le biologiste Ernest Schoffeniels. Le principe pluridisciplinaire y était évident. Cette notion de « lecture » est mise en évidence par des structuralistes comme Roland Barthes qui considère l’objet comme polysémique, imposant une diversité de lectures (Sémantique de l' objet , 1964). Pour Louis Marin : « Le tableau est un texte figuratif et un système de lecture » (Études sémiologiques,1971, p. 19).
Cette notion générale et fondamentale favorise la conception d'œuvres narratives. C'est flagrant chez Nyst dont chaque sujet peut être développé à la fois dans des créations graphiques, des vidéos, des performances et des éditions. Citons en autres : L'objet (1974) et L'ombrelle en papier (1976). Une de mes publications est intitulée en 1974 : Die Kunst erzahlt Geschichten / L'art raconte des histoires - et je consacrerai six années (de 1996 à 2002) à la production de Devoirs quotidiens avec dessins, photos et textes sur feuilles A4. Dominique Païni considérera qu'ils sont à l'origine du storytelling en art.
En 1975, le groupe et le CAPC de Bordeaux organisent l'exposition Mémoire d'un Pays noir au Palais des beaux-arts de Charleroi (9 novembre – 6 décembre). Parmi les artistes français, Anne et Patrick Poirier réalisent une remarquable performance lors du vernissage.
En 1977, a lieu l'exposition organisée par le CAP au Jardin botanique de Bruxelles, Le jardin- lectures et relations (20 décembre 1977 – 9 janvier 1978). Quinze artistes étrangers y participent parmi lesquels Christian Boltanski, Jean Le Gac, Jochem Gerz, Alan Sonfist. L'accompagne un ouvrage pluridisciplinaire édité par Yellow Now. Outre les travaux des artistes, il rassemble des articles de personnalités scientifiques et autres, sur un sujet déjà écologique. J'avais découvert avec intérêt le livre de Joël de Rosnay Le macroscope- vers une vision globale publié en 1975. Cet auteur y formule une « systémique » fondée sur la transdisciplinarité scientifique et technique.
En cette même année1977, Fred Forest publie Art sociologique- Vidéo dans lequel il rassemble les opinions de nombreux artistes dont la mienne (collection 10-18, pp. 301-303). J'y cite une de ses déclarations à propos de sa démarche : « un champ de conscience à partir duquel le spectateur se voit appeler à une participation en réalisant des oeuvres-événements qui fonctionnent comme des systèmes de relations ».
En 1978, je souligne l'influence structuraliste sur nos conceptions dans L'espace relationnel (+-0, n° 21, juin 1978, pp. 24-25). Celui-ci y est envisagé par rapport à l'histoire, celle de l'analogie dès la Renaissance, des correspondances dès l'époque romantique, de l'analogon surréaliste d'André Breton. Des théories qui toutefois, par rapport à nos motivations, sont souvent influencées par des doctrines ésotériques relevant de l'inconscient collectif.
La dimension sociale m'a donc rapproché de Fred Forest. Initiateur du collectif de l’Art sociologique, il publie un premier manifeste rédigé le 10 novembre 1979 dans +-0 (n° 29, avril 1980), puis un second dans Le Monde (7 février 1980). Il y met clairement en évidence le « concept de relation ».
En 1981, sort à notre initiative un ouvrage toujours chez Yellow Now : Relation et relation – contribution à l'étude de l'idée et de l'attitude relationnelles. Dans l'introduction, une « Lettre à Guy Jungblut » ( l'éditeur), j'y résume les principaux aspects de notre esthétique. Participent à cette publication, outre des scientifiques et philosophes comme Henri Laborit, René Passet, Jacques Polieri, des artistes parmi lesquels : Wolf Vostell, Dieter Appelt, Bernar Venet, Gina Pane, Fred Forest, Claudio Costa, Peter Hutchinson et Charles Simonds. Mérite particulièrement l'attention le texte de Flor Bex Relation et communication visuelle (pp. 31-45). Il y rappelle l'importance en ce qui concerne l'évolution des préoccupations relationnelles en art, du livre d'Umberto Eco Opera aperta publié en 1962. Celui-ci considère que, toute œuvre d'art étant « ouverte » en ce qui concerne l'interprétation, elle implique une multiplicité de « lectures ». Marcel Duchamp n'avait-il pas déjà déclaré : « C'est le regardeur qui fait le tableau ». Certes, Eco ne l'applique qu'aux œuvres abstraites où l'absence de figuration, de mimésis, peuvent susciter des émotions diverses. Bex souligne la différence par rapport aux œuvres de la tendance conceptuelle de l'Avant-Garde des années 70, en général ancrées dans le réel, et dont il énonce les caractéristiques morphologiques bien éloignées des peintures abstraites. Bex cite aussi un autre structuraliste, Bernard Tesseydre : « La réflexion sur l'art n' a pas à déclarer que tout est relatif- au contraire, elle a une tâche précise, qui consiste à mettre toutes choses en relation », mais encore « l'objet esthétique est à sa façon réel, mais d' une réalité relationnelle, potentielle, qui s' actualise dans la perception d' un sujet apte à percevoir ».
En 1999, les éditions La Part de l'œil publie mon livre Alchimie du sens. Ouvrage comportant une contribution à la défense de l'esthétique relationnelle. Il rassemble mes travaux et démarches sur ce thème depuis un quart de siècle. C'est alors que Nicolas Bourriaud défend une esthétique représentative, selon lui, d'artistes s'étant révélés au cours des années 90. « Un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social ». Il lui consacre des textes- manifestes à partir de 1998, notamment le livre Esthétique relationnelle publié en 2001. Aucune allusion aux théories sociologiques antérieures de Fred Forest.
Il s'agit d'une vision restrictive par rapport à la globalité de la nôtre que j'ai résumée par la « théorie des 3 RE », les trois modes de RElations ». La relation structurelle, morphologique, la forme spécifique des œuvres se présentant comme des « assemblages » de natures diverses (avec textes, photos, objets, graphiques, sons, vidéos, actions, performances) parfois en installations ou expositions thématiques. La relation narration : en prise sur le réel, l'œuvre raconte une histoire qui peut être développée à des degrés divers. Cet aspect suppose une « lecture » déjà inhérente au premier mode. Enfin la relation sociale pouvant être le corollaire d'une participation plus intensive qu'impliquent les deux modes précédents et cet interhumain mis en exergue par Bourriaud.
Le CAP ne cessa d'exposer, réunissant ses membres mais aussi des invités (belges et d'autres pays). Quant à ses vidéos, elles furent largement diffusées de par le monde. L'histoire du groupe, de ses manifestations et publications sont détaillés dans un ouvrage publié à l'occasion de sa rétrospective en 2002, à la Maison de la culture de Namur : CAP- art relationnel (7 septembre - 20 octobre). Il convient de mettre particulièrement en exergue le chapitre de Catherine Leclercq L'art relationnel du concept à l'esthétique. A cette occasion, la revue Flux News consacre un numéro spécial au groupe (septembre 2002, n° 29). Suit une autre exposition aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (29 octobre 2002 – 5 janvier 2003) montrant des œuvres des membres du groupe faisant partie de la collection de cette institution qui en détient également les archives.
Le 19 juin 2012, Sébastien Biset soutient avec succès une thèse de doctorat à l'Université catholique de Louvain : Le paradigme relationnel – Aspects fondamentaux des arts relationnels (1952 – 2012). Il lui consacre une conférence, le 6 mars 2013, au Collège Belgique de l'Académie royale. Selon ce chercheur, il s'agit d'une tendance de l'art depuis les années 50. Il évoque les théories de John Dewey. On aurait trop hâtivement limité l'esthétique relationnelle à des pratiques des années 90...
D'autres expositions encore. On redécouvre les diverses œuvres graphiques des membres du groupe dans CAP 40 ans- Images réelles et virtuelles au Centre de la gravure et de l'image imprimée, à La Louvière (28 janvier - 29 avril 2012). Les rapports entre Liège et le groupe depuis son origine, motivent l'exposition CAP à Liège, au Centre wallon d'art contemporain, à Flémalle (30 octobre - 13 décembre 2015). Jacques Charlier en est l'invité. Enfin, la longue collaboration entre les éditions Yellow Now et le groupe mais aussi ses artistes, est consacrée par l'exposition CAP & Yellow Now 50 ans, au Centre d'art contemporain Exit 11, à Grand-Leez (8 mai - 19 juin 2022). Avec publication d'un magazine.