Introduction
Dans l’entre-deux-guerres, Félicien Rops est surtout connu comme un illustrateur sulfureux, réservé aux « enfers » de la génération. Une première grande exposition rétrospective permet au public parisien de 1933 de redécouvrir l’artiste. Dans sa communication à l’Académie royale de Belgique, Gustave Vanzype, romancier et dramaturge, porte en 1934 un regard renouvelé sur l’homme et son œuvre. Il retrace les liens qui unissent « l’infâme Fély » à la littérature et se montre pionnier en soulignant l’importance des années de jeunesse (1850-1860) passée à Bruxelles au sein d’une première génération d’artistes de la jeune Belgique.
Si les considérations morales de son texte sont encore tributaires de la littérature produite du vivant de Rops, ses propos sur l’importance du paysage wallon et flamand, sur la soif d’Idéal que porte le mouvement décadentiste ouvrent la voie aux recherches ropsiennes du XXe siècle.
Lecture
La Classe des Beaux-arts a estimé qu'elle avait le devoir de rendre hommage à la mémoire de Félicien Rops, à. l'occasion du centenaire de la naissance de ce grand artiste. Ce devoir, elle le remplit avec empressement, avec joie. Les Académies, - que l'on accuse de beaucoup de péchés, et qui en commettent, pratiquent certaines vertus. Elles ne connaissent point la rancune. Si elles obéissaient à celle-ci, leur recrutement deviendrait presque impossible, car il n'est guère d'artiste qui, tout au moins dans sa jeunesse, n'ait parlé d'elles avec irrévérence.
Et puis, elles manqueraient à leur tâche essentielle, qui est d'honorer le génie, ou le talent, quelles qu'aient été leurs expressions. Enfin, elles se priveraient d'une noblesse, de celle qui consiste à réparer ses propres erreurs.
Je crois que la Classe des Beaux-arts a commis une erreur jadis en n'appelant pas à elle Félicien Rops. Mais elle peut invoquer des circonstances atténuantes : quand sa maîtrise s'affirma, quand sa personnalité manifesta toute sa puissance, Rops ne vivait plus en Belgique que passagèrement. Et puis... et puis, comment dire ? Rops s'amusait à effaroucher, et poussait le jeu très loin. Dans sa maturité, et même dans ses vieux jours, il avait gardé l’humeur batailleuse, le ton sarcastique et le goût de l'audace pour l'audace ; cela, pour scandaliser le bourgeois qui faisaient joyeux et terribles, dans sa jeunesse, ses dessins et ses écrits dans le journal Uylenspiegel.
Cela s'explique. Le temps de sa jeunesse, c'était celui des longs et durs combats pour la liberté de l'art, contre la tyrannie du romantisme qui avait abusé des grands sentiments, de la noblesse, du sacrifice, les avait mis en images redondantes. Pour se moquer de ces images, on avait parodié leurs sujets. Rops, qui avait de l'esprit, des lettres et de la combativité, avait été, dans cette lutte, l'animateur. Il y avait brillé. Il y avait pris un plaisir extrême. A ce plaisir, jamais il ne renonça. Ne le regrettons pas : cela nous a valu les lettres de Rops, qui sont des chefs-d’œuvre de verve élégante, malicieuse, parfois inexorable; qui sont aussi, souvent, des leçons d'enthousiasme. Vous pensez bien que les Académies, celles où les romantiques avaient enseigné, et celles où, plus tard, des romantiques siégeaient, n'échappèrent point aux assauts de cette verve impétueuse.
Mais vous faites, j'en suis sûr, à la Classe des Beaux-arts l'honneur de n'être point surpris de l'hommage qu'elle adresse aujourd'hui à la mémoire de son spirituel contempteur. Je suis bien sûr que si quelque part – au Purgatoire sans doute, où il doit faire un long stage - Rops perçoit des échos de cette séance, il ne sera pas surpris, lui non plus. Il évoquera des souvenirs, en souriant. Peut-être appellera-t-il, pour écouter et se souvenir, ses adversaires de jadis : Wappers, De Keyzer, Verlat; - il y a certainement beaucoup d'artistes au Purgatoire.
La tâche que mes confrères de la Classe des Beaux-arts m'ont fait l’honneur de me confier est délicate. Parler de Rops est difficile. Autour de cette personnalité, les passions se sont heurtées, en des jugements radicalement contradictoires. Rops est pour les uns un instrument de Satan; pour d'autres, pour Joris-Karl Huysmans notamment, il est celui qui a le plus implacablement dénoncé l'action satanique exercée par la luxure. Récemment encore, les deux thèses se sont affrontées devant un tribunal belge. Il y a cinquante ans, au cours des débats d'une cause célèbre, il fut question de « l’infâme Fély ». Et les amis de Rops le représentent comme un homme presque chaste. Si bien qu'il est à peu près impossible de parler de Rops raisonnablement sans déchainer des polémiques. Et d'autre part, des écrivains illustres ont consacré tant de pages à l’artiste et à son œuvre, œuvre d'ailleurs souvent inspirée de la littérature, qu'il ne reste, semble-t-il, rien à dire après ce qu'ont dit Baudelaire, Huysmans, Lemonnier, Demolder, Uzanne et tant d'autres. Enfin, on discute même au sujet des origines de Rops : des provinces, chez nous, se le disputent; Paris et la latinité le revendiquent; la Flandre et Bruxelles prétendent chacune qu'il lui appartient. Namur est fière de lui.
Tous peuvent invoquer des arguments sérieux. Rops est né en pays wallon, à Namur; il y a passé son enfance, sa jeunesse et les premières années de sa maturité. Il a peint souvent les rochers de la Meuse. Dans certaine lettre au graveur français Bracquemond, il s'écrie: « La Meuse est belle ! ». Mais il aime aussi la Flandre, et il confesse, à diverses reprises, que nulle contrée n'est davantage capable d'exalter le peintre. Quand il est en Bretagne, il écrit à Demolder pour lui dire son désir nostalgique de retrouver la mer du Nord : « Devant elle, de mystérieux atavismes me font exulter le cœur ». Il écrit encore : « Mes bons sables de Flandre sont pour moi d'une nécessité morale ». Et à un critique français, dans une lettre datée de Knocke : « Chaque fois que je suis ici, il me semble qu'un vieil ancêtre flamand renaît en moi ».
Il voue aux rochers de la Meuse et aux sables de Flandre la même tendresse. Il est Wallon et Flamand.
Cela peut paraître étrange à des hommes jeunes d'à présent, dans l'atmosphère des querelles qui font croire à des antagonismes, à des incompatibilités sans remède et font perdre de vue la réalité, cette réalité qui si souvent mêle les origines et explique les tendresses multiples, par des sensibilités héritées, aux nuances multiples aussi.
Rops est né à Namur, où étaient nés son père et son grand-père. Mais le père de celui-ci était Bruxellois. El le nom se retrouve en Flandre, à Termonde notamment. Cela a été établi, péremptoirement, et presque sous la dictée du maître, par Demolder, son filial ami. Mais la mère de Rops s'appelait Marie-Josèphe Manbille, nom bien Wallon, et quand Rops naquit, sa famille était fixée à Namur depuis près de cent ans.
Ne nous disputons pas : reconnaissons que l'artiste est un de ces Belges innombrables en qui il y a du Wallon et du Flamand, et constatons, en présence de son cas particulier, que cette dualité peut donner d'excellents résultats. Ajoutons que Bruxelles d'abord, Paris ensuite, la littérature française ici et là, ont contribué à fixer la personnalité de l’artiste. Et négligeons le reste: l'intervention d'une ascendance espagnole-hypothèse toujours possible chez nous - et celle d'une goutte de sang tzigane, autre hypothèse qui, celle-là, relève de la fable.
La fable a obscurci la biographie de Rops. L'œuvre a trop inspiré de commentaires, d'exégèses; l'homme a trop écrit, avec trop de fantaisie, pour qu'il pût en être autrement. L'histoire de l'ancêtre tzigane est née sans doute du désir d'environner de mystère romanesque une individualité dont on voudrait accentuer l'étrangeté, et Rops lui a donné consistance en écrivant un jour une lettre à la gloire des gypsies.
Littérature que tout cela. De la littérature, nul artiste n’a été davantage la proie ; proie qui s’offrait, étreignant autant qu’elle se laissait étreindre. D’ailleurs, Rops a hanté le monde des poètes et des romanciers plus que celui des artistes. Quand, adolescent, il vient à Bruxelles pour y poursuivre à l’Université des études commencées chez les Pères jésuites, tout de suite c’est avec de jeunes écrivains qu’il noue des liaisons étroites : avec Charles De Coster, avec les amis de la Société des Joyeux, avec Jean d’Ardenne, et avec Victor Hallaux. Ses premiers dessins paraissent dans L’almanach crocodilien pour 1855 ; à partir de 1856, il est l’illustrateur attitré de l’Uylenspiegel, l’impertinent journal littéraire que De Coster a fondé avec quelques autres publicistes turbulents ; et il donnera là des lithographies admirables qui égalent celles de Daumier.
Il illustre les Légendes flamandes de De Coster, et plus tard il collabore à l’illustration - il semble bien qu’il la dirigea - qui fait de la grande édition de la Légende de Thyl Uylenspiegel un inestimable document pour l'histoire de l'Art belge. Entre-temps, il a connu Baudelaire à Bruxelles, et l'éditeur Poulet-Malassis, pour qui il orne de dessins insolents les éditions clandestines de livres libertins ; à Paris, où il va se perfectionner dans l'art de la gravure, il connaît Gautier, Barbey D'Aurevilly, et Villiers de l'Isle-Adam. Avec eux il se grise de fantaisie et de fiction. Et quand il revient à Bruxelles, pour y créer une école d’aquafortistes, quand il retrouve, mêlés au mouvement audacieux de la Société Libre des Beaux-arts, ses amis les écrivains et journalistes belges, et puis connaît Lemonnier, Picard, Théo Hannon, cette griserie s'accentue. Elle s'accentue parce qu'il revient de Paris, parce que là-bas, dans le monde des lettres, sa verve s'est enrichie et enhardie, parce que la réputation d'homme d'esprit qu'il avait laissée chez nous, il doit la soutenir. Il se dépense en anecdotes qu'orne son imagination ardente, en parodies, en bravades. Sa correspondance, qu’il soigne avec coquetterie, renchérira sur ses propos. Et lorsqu'il formulera, par exemple, cette boutade qui, en somme, ne veut rien dire du tout : « Les honnêtes gens sont plus méchants, plus plats, plus serviles que les autres, et ils sont moins honnêtes » on y voudra voir la profession de foi d’un cynique.
Il y a heureusement dans la correspondance de Rops autre chose que ces forfanteries : il y a de la sensibilité délicate, de l'enthousiasme et de la tendresse. Comme il y a dans son œuvre autre chose que la polissonnerie de frontispices pour les éditions de Poulet-Malassis, et dans sa vie autre chose que le scepticisme dont il fait étalage ! Il s'est appliqué à cacher ses vertus. Et son cas n'est point exceptionnel. Parce que la vertu a été trop exploitée par des faiseurs de fades images, de romans médiocres et d'homélies boursouflées; parce que trop d'hypocrites l'ont prêchée sans la pratiquer; parce qu'elle a été mise en clichés, on a confondu son essence avec les formes ridicules qui lui ont été prêtées. Et il arrive que des esprits très nobles, incapables de manquer aux devoirs qui ne sont point conventionnels, qui sont dictés par l'instinct de conservation de l'espèce, par les nécessités sociales, se gardent de parler de ces devoirs qu'ils remplissent, ou bien en parlent en raillant.
C'est ce qu'a fait souvent Félicien Rops. Il s'est moqué de ce qu'il y avait de meilleur en lui-même. Il s'est tu sur ses tendresses, lui qui, pourtant, dans certaines lettres, a laissé échapper des cris d'angoisse à propos de la santé de son jeune fils, lui qui a su inspirer à sa fille un culte touchant à sa mémoire. Il a exalté, dans certaines œuvres du passé, ce qui pouvait ressembler au dédain du beau métier, de la probité dans la réalisation, et sa vie s'est consumée dans la recherche de la perfection, de la science. Et dans cette vie, le travail a tant de place qu'il n'en restait plus guère pour le plaisir.
Il a caché ses vertus. Et la littérature, à laquelle son œuvre offrait des thèmes faciles, a achevé de travestir sa personnalité. Parce qu'il avait donné à Poulet-Malassis des dessins licencieux, parce qu'il avait composé les planches des Sataniques et la Buveuse d'absinthe, on n'a plus vu en son art que salacité; sadisme, fantastique de messe noire.
Il n'est pas, au XIX siècle, artiste plus abondamment interprété par les poètes et les prosateurs. Il n'est pas d'œuvre dont on ait plus négligé les beautés claires, simples, évidentes, pour lui découvrir des intentions compliquées. Je ne sais rien de plus étrange, dans les publications dédiées à l'Art, que ce volumineux fascicule - il a près de deux cents pages - consacré à Rops, en 1896, par une revue littéraire française. Vingt-neuf articles, signés de noms à ce moment sonores, mais dont une bonne moitié, il est vrai, ne le sont plus du tout.
Vingt-neuf études; mais vingt-huit omettent de parler de la peinture de Rops. Et dans presque toutes il n'est question que de Rops érotique. Il y a le sonnet de José-Maria de Hérédia : « J'ai savouré, caresse ou brûlure de flamme / Et le Ciel que je brave et l'Enfer qui m’attend ». Et il y a les pages fameuses de Joris-Karl Huysmans, dont vous connaissez la conclusion : « Il a restitué à la luxure, si niaisement confinée dans l'anecdote, si bassement matérialisée par certaines gens, sa merveilleuse omnipotence; il l'a religieusement replacée dans le cadre infernal où elle se meut et, par cela même, il n'a pas créé des œuvres obscènes et positives, mais bien des œuvres catholiques, des œuvres enflammées et terribles ». Pages admirables par la stupéfiante richesse verbale, par l'intensité et l'ingéniosité dans la description minutieuse des planches des Sataniques et des Diaboliques, par les magiques transpositions, plus évocatrices encore que la composition de Rops; pages déconcertantes par la minutieuse et complaisante étude du péché qu'elles condamnent, de l'action de Satan qu'elles dénoncent.
Et pages qui nous renseignent très mal sur la personnalité et sur l’œuvre de Rops. De l’œuvre, elles n’envisagent, comme d'ailleurs la plupart des innombrables commentaires que lui consacraient poètes et prosateurs, qu'une partie, la moins importante; et elles prêtent à l'auteur des intentions qu'il n'eut jamais. Rops ne fut point un moraliste, le clairvoyant adversaire de Satan que Huysmans croit voir en lui; Rops ne fut plus non plus l'érotomane que vénèrent certains collectionneurs fiers de posséder les plus rares des vignettes Libertines exécutées pour Poulet-Malassis ou pour la maison Gay.
Rops fut, essentiellement, un artiste épris des formes et des couleurs. Sa vie fut partagée entre la recherche obstinée des moyens de rendre sa technique plus parfaite, plus capable de donner à ses eaux-fortes, à ses vernis mous, toutes les richesses de la couleur, dans les blancs et les noirs, et la joie de peindre, une joie pure de toute recherche du succès, puisque ses tableaux il ne les exposait pas.
Cela, on l'ignore, ou presque. Ce qu'on en sait, on ne le sait pas depuis très longtemps. Sur les patientes expériences, les essais sans cesse renouvelés de l'aquafortiste, on a été renseigné par notre distingué confrère M. Armand Rassenfosse, qui eut l'honneur d'y être associé. Et c'est depuis quelques années seulement que l'on découvre le peintre, le peintre de la Mort au bal, de la Toilette, des paysages de Knocke, des marines de Norvège, de tant de pages fermes et délicates, chefs-d’œuvre souvent, mais en lesquels on chercherait vainement une trace de l'esprit des Sataniques et dont la description n'aurait point le goût secret de la délectation morose.
Insensiblement, le vrai Rops apparaît : un artiste exceptionnellement soucieux de perfection, respectant son art, le servant avec piété, multipliant croquis et dessins avant de graver une planche, multipliant de celle-ci les épreuves; un peintre de la fraîcheur des choses. On s'aperçoit que, dans son œuvre, l'Enterrement au Pays wallon est plus significatif de ses tendances que les illustrations pour les Cythères parisiennes; enfin, on constate que l'on a prêté à ses nus féminins des accents tout à fait opposés à ceux dont la plupart résonnent, qu'ils sont faits de formes saines, qu’ils ont une vigueur très éloignée de la lascivité, et que celles en lesquelles est évoqué le vice jamais ne le font séduisant. Peut-être est-ce cela qui, lors d'une exposition récente à Paris, a étonné certains, et les a déçus : ils ne retrouvaient pas ce que tant de commentateurs de jadis avaient découvert. Le phénomène est bien curieux, la littérature abandonne Rops. Il n'est pas morbide. Il dresse des nus vigoureux, il modèle des chairs que n'animent point des frissons équivoques. Il parle un langage franc, presque rude, sans ambiguïté. Il ne verse ni dans la grossièreté ni dans la mignardise. Certes, il n’est pas pudibond. Parfois même, il a le tort d'amoindrir la beauté de la nudité par une de ces fantaisies qui plus tard feront les délices des collectionneurs discrets - par exemple ce loup de velours sur une croupe rebondie. Mais il n 'a vraiment rien de diabolique. Et le cinéma d'aujourd'hui est bien plus audacieusement habile à éveiller les sensations; pour celles-ci Hollywood a trouvé une expression brutale, une expression dont, parce que ces deux mots : sex-appeal, sont anglais, les plus honnêtes dames se servent couramment, en feuilletant le magazine auquel est abonnée leur famille, en y contemplant des photographies suggestives de « stars » -et de jeunes sportives, à côté desquelles les eaux-fortes de « l'infâme Fély » sont des images presque timides.
Mesdames, Messieurs, je ne suis pas de ceux qui reconnaissent à l’art, à la littérature le droit d'être indifférents à l'influence qu'ils peuvent exercer. Si je crois qu'il est périlleux d'interdire à l'artiste certaines expressions, je crois aussi que l'artiste doit lui-même se les interdire. L'Art n'excuse pas tout mais il est vrai que souvent il purifie, ou qu'il donne à une image une éloquence bien plus haute que celle de la réalité dont il s'est inspiré. Je voudrais pouvoir vous montrer, voisinant, quelques-unes de ces photographies auxquelles je viens de faire allusion et quelques-uns des nus, réputés diaboliques, de Rops. Vous verriez de quel côté est l'érotisme et ce qui est le plus capable d'inciter au péché les adolescents et de troubler les vieux messieurs. Et, j'en suis sûr, ce que vous trouveriez à reprocher à Rops, c'est de trop priver la réalité de ses séductions. Une séduction dont il semble vraiment qu'il ait peur. Et l'on se demande si ce n'est pas pour cela qu'il ne fit jamais les dessins dont il avait promis à Edmond de Goncourt d'orner l'Amour au XVIIIe siècle. L'amour à la Fragonard, à la Boucher, l'amour souriant, léger, aimable, irréfléchi, les évocations tentatrices de cet amour-là, ce n'était pas cela qu'il voyait. Edmond de Goncourt aurait dû le comprendre, se souvenir des propos de Rops en 1866, que l'auteur de la Faustin rapporte dans son journal : l'artiste lui a dit alors combien il était frappé de ce qu'il qualifie « cruauté d'aspect de la femme de son temps »; et il lui a parlé, une autre fois, du « caractère sinistre, presque macabre » de ce qu'on appelait alors la cocotte. Nous sommes loin de la vision polissonne.
Et si l'on peut faire à Rops un grief, c'est d'avoir été trop dominé, d'avoir été obsédé par une sorte d'effroi, et de communiquer cet effroi; c'est de troubler, d'altérer un instinct dont l'homme ne doit pas être l'esclave, mais auquel il doit obéir avec joie. Aux plus saines, aux plus vigoureuses des figures féminines que trace son crayon ou son burin, il refuse la grâce, la tendre palpitation, l'attirance. Le sortilège, qu'il redoute et que Huysmans découvre en se signant, ne s'exerce point. Et l'on éprouve devant certaines de ces figures une inquiétude, au lieu de la sombre exaltation de tant de commentateurs, une inquiétude diamétralement opposée à celle qu'elles ont trop souvent suscitée : l'inquiétude de voir atteinte la foi en l'Amour, cette foi qu'il faut garder : même si elle n'est qu'une illusion, puisque sans elles seraient stériles, seraient sans objet tous les efforts.
L'Amour, heureusement, est défendu par des forces élémentaires qu'aucune suggestion de l'Art ne pourrait vaincre. Et l'espèce d'angoisse dans laquelle Rops nous le montre nous fait seulement le regarder avec plus de gravité, le distinguer de la joie animale, nous éloigner de sa poursuite sans dignité, sans choix.
L'œuvre de Rops, même en ses pages les plus audacieuses, n'est point l'œuvre maudite célébrée par les uns, dénoncée par les autres. Ce n'est point celle d'un obsédé. Le caractère qu'elle revêt souvent, ce sont les circonstances qui le lui ont donné, à l'heure des anxieuses Fleurs du Mal. Ce n'est point une œuvre gaillarde : c'est une œuvre triste, d'artiste lettré en la mémoire de qui pleuraient des vers pessimistes, mais qui, tout de même, dressait des formes puissantes et, s'il n'embellissait pas la réalité, la grandissait. Il l'a grandie dans l'Enterrement au Pays wallon; il l'a grandie dans la Laitière, dans la Vieille Dentellière; il l'a grandie toujours, et ce qu'il poursuivait, c'était bien plus que l'idée exprimée par le titre ou par la légende, la transposition en beauté plastique intensifiée.
Et c'était davantage encore.
Rops a été un maître, un incomparable maître graveur et aquafortiste. Il a conquis de son vivant la célébrité la plus enviable, celle qu'assure l'estime enthousiaste d'autres maîtres et de grands écrivains. Cette célébrité, c'étaient ses eaux-fortes qui la lui avaient value. Il eût pu être pleinement satisfait, jouir simplement de ce succès de belle qualité. Il n'était pas satisfait. Et l'on est même tenté de croire qu'un regret le hantait, le regret de ne s'être point donné à une tâche plus haute, de n'être pas un grand peintre, ou plutôt de s'être laissé priver, par les circonstances, par sa réussite, de la joie de peindre, de peindre comme au temps où il était l'émule de Louis Dubois et de De Groux, au temps où il était l'animateur de la Société Libre des Beaux-arts.
Mais, évidemment, - dans ses lettres il le confesse, -pour peindre il lui fallait le ciel, la lumière de chez nous. Et c’était le secret de sa nostalgie. Chaque fois que cela lui était possible, il fuyait Paris ou même sa chère maison d'Essonnes, et revenait chercher sur le littoral flamand cette lumière et ce ciel, se griser de couleur et de clarté. Alors, il se sentait grandi. M. Exteens, dans une étude récente, cite de lui cette phrase émouvante d'une lettre datée de Blankenberghe : « J’entre en religion d'art. Je peins et ne regarde plus les femmes ». Il peignait des études délicieuses par le raffinement, par la subtilité, aussi par la fermeté de la facture sans fatigue. Des études de grand maître. Il ne les exposait pas, il consentait rarement à les vendre : il aimait à contempler en elles l'œuvre de peintre que, pour lui , elles annonçaient ; seulement l'œuvre digne de sa Religion et qu'il n'avait pas perdu l'espoir d'accomplir, en laquelle se serait exprimée sa vraie sensibilité, ouverte avidement au spectacle des choses éternelles, de la vie saine et simple; sa vraie sensibilité, celle qui donne des accents de terrible tristesse aux eaux-fortes, celle qui s'exprimait quand il confiait à Edmond de Goncourt son impression d'effarement dans l'atmosphère de plaisir de Paris.
Pour connaître Rops, pour pénétrer l'esprit de ses planches trop commentées par la littérature, il faut se pencher sur ces peintures, en respirer la fraîcheur, en écouter le langage viril, en goûter les saveurs délicates. Pour peindre, Rops s'évadait. Libre, il allait contempler la mer, la dune, et s'il peignait une figure de femme, c'était quelque solide serveuse de cabaret de campagne, à qui il prêtait une confuse noblesse.
Il était, il est demeuré jusqu’à la fin, et à la fin avec plus de ferveur peut-être, le Rops de l'Uylenspiegel, le compagnon de Charles De Coster, celui de qui le burin traça l'inoubliable figure de Soetkin, le Rops qui stimulait de son enthousiasme vaillant nos écrivains, et le héraut du mouvement pour la libération , pour la sincérité, pour l’indépendance de l'Art, du mouvement dont naquirent les chefs-d’œuvre de De Groux, de Meunier, de Dubois, de Boulenger, de Verwée et d’Artan.Tous les artistes lui doivent reconnaissance et respect.
Source
Académie royale de Belgique. Bulletins de la classe des Beaux-arts, tome XVI, 1934, pp. 21-31.