Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (1931, 5e série, t. 13, pp. 59-72).
Constantin Meunier : une exception ?
Constantin Meunier, qui naquit il y a cent ans, qui mourut il y a vingt-six ans, est encore très près de nous. Son influence retentit encore dans l’art d’aujourd’hui. Le cas est exceptionnel. Pour la plupart des artistes, même des plus grands, de ceux qui sont appelés à vivre dans l’avenir, l’heure du centenaire de la naissance est celle de l’épreuve ; c’est celle où la postérité est pour eux injuste, leur impose une passagère obscurité ; leur œuvre, empreinte de la pensée et de la sensibilité du temps de leur jeunesse, représente un passé trop proche, avec lequel le présent est en lutte et pour lequel il ne peut être équitable.
Il n’en est pas ainsi pour l’œuvre de Meunier. A nos yeux elle ne représente pas le passé. C’est qu’il y a dans la carrière de Meunier un phénomène prodigieux : cet artiste eut deux fois l’élan de la jeunesse : au temps où il était jeune, et à cinquante ans. Et le second élan fut plus audacieusement créateur que le premier. En 1885, celui qui avait été en 1850 l’élève de Navez apporta un art nouveau, en communion ardente avec les préoccupations et les aspirations de l’heure. Ces préoccupations sont encore celles d’aujourd’hui. Mais fussent-elles abolies ou modifiées demain, cet art, nous en avons la certitude, demeurerait émouvant. Il le demeurerait parce qu’il parle dans la beauté permanente de l’homme.
S’il partage ce langage, qui donne à son éloquence la pérennité, c’est peut-être parce que Meunier n’a commencé son œuvre originale que dans la maturité, après une longue formation, parce que, lorsqu’il rencontra la nouveauté, il possédait la tradition et avait eu le temps de comprendre que, même pour innover, il ne faut jamais rompre complètement avec elle.
Elle lui avait été enseignée dans un milieu où, d’autre part, on était en lutte avec les conventions, avec les dogmes, avec les modes. Il est des moments dans l’histoire de l’art où les indépendants, les rebelles sont précisément ceux qui respectent cette tradition, veulent garder ce qu’il y a en elle de conquêtes définitives, de clartés durables.
A l’Académie de Bruxelles, on vivait un de ces moments-là, quand Constantin Meunier suivait les cours. Le romantisme était alors triomphant et despotique. Le père Navez, qui dirigeait l’Académie, résistait à la mode, qu’il accusait justement, de faire méconnaître la beauté éternelle, pour ne plus accorder d’importance qu’à l’anecdote dramatique ou sentimentale, aux gestes. Ses disciples, Eugène Smits, Alfred Stevens, Charles De Groux, les aînés de Meunier, pour vouloir exprimer la sensibilité de leur temps en recourant surtout au langage de la forme et de la couleur parlé si puissamment par nos maîtres du passé, étaient traités en insurgés retardataires.
Meunier ne fut pas l’élève direct de Navez. Mais il subit l’influence du vieil artiste probe et intransigeant qui, défenseur du classicisme, devait, par l’exemple de ses sobres et éclatants portraits et par un enseignement, dresser contre le romantisme les meilleurs des jeunes peintres de son temps et faire revivre, par eux, le réalisme, un réalisme animé d’une sensibilité nouvelle et des nobles intentions du classicisme.
De ces nobles intentions-là, quelque chose demeurera plus tard dans les œuvres par lesquelles Meunier renouvellera la sculpture. Je ne veux pas, Mesdames et Messieurs, faire ici la biographie de Meunier. Vous la connaissez. Je rappellerai les faits essentiels qui jalonnent sa carrière, marquent les étapes. Naissance à Etterbeek, c’est-à-dire à Bruxelles, en 1831 ; le frère aîné, Jean-Baptiste, peut-être conseillé par le peintre Fourmois, qui est le locataire de la mère veuve, entreprend, tout en exerçant le métier de typographe, d’apprendre l’art de la gravure sous la direction de Calamatta. Et il donne à Constantin les premières leçons de dessin, leçons rigoureuses. De quinze à dix-huit ans, la rude discipline de Navez, à l’Académie de Bruxelles, dans les classes de dessin et de peinture. Puis brusque bifurcation : initiation à la sculpture, dans l’atelier de Fraikin, maître avare de conseils. Deux années de ce nouvel apprentissage, puis, début au salon de Bruxelles de 1851. Début sans éclat, avec un morceau décoratif : la Guirlande.
Après quelques autres essais de sculpture, rencontre de Charles De Groux, de dix ans plus âgé que Meunier. De Groux jouit déjà d’une notoriété. Brillant élève de Navez et second prix de Rome, il vient de peindre l’Ivrogne, qui est très discuté pour son âpre réalisme. De Groux est pauvre, comme Meunier : cela rapproche. Ensemble, ils vont, pour gagner leur vie, pratiquer des métiers d’art. Ils ont les mêmes émois, les mêmes aspirations confuses et la même ambition de les exprimer par la peinture. Car Meunier est revenu à la peinture. En 1857, il expose la Salle Saint-Roch. C’est une scène d’hôpital, une évocation de la misère humaine. Comme De Groux, Meunier est dès lors attiré par les humbles ; il veut faire héroïque la pauvreté. C’est elle encore, ascétique, rédemptrice, qu’il montre dans les tableaux exécutés à la Trappe. Mais cette fois elle est orgueilleusement acceptée, voulue, et elle fait de la vigueur, de la grandeur, de l’austère beauté, déjà presque celle qu’auront beaucoup plus tard les statues du Pudleur, du Débardeur.
Mais, convenons-en tout de suite, en la peinture de Meunier, même en la Guerre des Paysans, même en la Fabrique de tabacs et en la Procession du Vendredi Saint, peints en 1883, en Espagne, au cours d’une mission confiée à l’artiste par l’Etat, ne se manifeste, ne s’annonce pas le génie. Il y a là du talent, beaucoup de talent, de la science, beaucoup de science. Il n’y a pas accent personnel, originalité. Il n’y a pas cette puissance qui, par la couleur ou par la forme, d’un spectacle triste fait sourdre une joie dans le rappel des splendeurs éternelles, cette puissance magique qui fait exaltante, si souvent, la tristesse de De Groux. Et si Meunier ne nous avait donné que cela, il n’aurait pas la grandeur que nous lui reconnaissons aujourd’hui.
Or, il ne nous donne que cela jusqu’au seuil de la vieillesse. Il a cinquante-deux ans lors du voyage en Espagne. Certes, cet âge-là n’est pas celui de la stérilité. C’est généralement celui de la pleine fécondité. Mais ce n’est pas l’âge de la soudaine illumination dans laquelle le génie se découvre. C’est l’heure de la réalisation, dans la maîtrise lentement acquise, de ce que, depuis longtemps, on rêve d’accomplir.
Meunier représente une exception, non point par la fécondité splendide de sa vieillesse, - il est d’autres cas d’une telle fécondité, - mais par la subite affirmation du génie dans une expression que la jeunesse n’avait pas connue.
Un savant allemand, qui ne considérait d’ailleurs que des cas fournis par la science, a, en un gros livre, entrepris de soutenir cette thèse : l’homme de génie produit avant la trentième année l’œuvre essentielle, celle, tout au moins, qui contient en germe, annonce les réalisations à venir. C’est avant cette trentième année que l’on invente, si l’on est destiné à inventer. Ensuite on ne fait plus que développer, mûrir sa découverte.
Si cette proposition était justifiée par les faits, de quel découragement elle assombrirait, dans sa période la plus longue, la vie de ceux qui ont l’ambition de créer ! A quoi bon donner encore un effort si l’on croit qu’après trente ans on ne crée plus ? Heureusement, les faits nous rassurent. Et parmi ceux qui opposent un démenti à la thèse désolante, le cas de Constantin Meunier est particulièrement démonstratif.
Il l’est d’autant plus que Meunier n’est pas une de ces natures vigoureuses chez qui la jeunesse physique superbement persiste. Il a toujours été de santé chétive. Et à cinquante ans, il est très fatigué. Il a travaillé beaucoup, trop ; et il n’a pas rencontré le succès qui stimule. S’il n’a pas connu la misère, il a vécu, presque constamment, dans la gêne et dans l’inquiétude du lendemain. Il est vraiment un vieil homme atteint par l’usure et visiblement las, triste, sinon désabusé. Et il n’a rien découvert : sa peinture, robuste et probe, ne se différencie guère de celle des bons disciples de Navez. La plupart d’entre ceux-ci ont plus d’originalité que lui. Ses meilleurs amis, s’ils ont pour son caractère un grand respect, doivent croire, certainement, que malgré la belle qualité de son labeur il ne laissera pas dans l’histoire de notre école un souvenir éclatant, une trace vivante. C’est une carrière qui s’achève, honorablement, et presque obscurément.
Elle s’achève, oui. Mais une autre va commencer. Une autre vraiment, et celle d’un autre artiste, que le vieil homme portait en lui. Ce sera comme une seconde naissance.
Le miracle ne s’opérera pas brusquement. A cinquante ans, on n’obéit plus, dans un coup de passion, aux impulsions imprévues. L’étrange phénomène de transfiguration ne s’accomplira pas dans un irrésistible entraînement. Il y aura action lente et réfléchie.
Camille Lemonnier, neveu par alliance et ami de Meunier, eut un rôle dans cet événement. Et il en a donné un récit. Lemonnier, en 1882, écrivait pour le Tour du Monde, une vaste étude descriptive : La Belgique. Il choisissait les illustrateurs. Et c’est ainsi qu’il conduisit Meunier dans le Borinage. Lemonnier a écrit : « Une circonstance décide de sa vie… Il monte un matin aux terrasses du château de Mons. A la vue de la grande plaine hérissée d’installations industrielles, il éprouve une émotion qui le laisse pâle et frissonnant et lui arrache des larmes. Rentré à Bruxelles, la vision l’hallucine et l’obsède ; il fait de grands fusains ; il ébauche des toiles. Ce n’est encore toutefois que l’expression extérieure : elle ne se débrouillera qu’après qu’il aura vu de près la vie d’un charbonnage, au val-Saint-Lambert… Ce fut la secousse définitive, et la Descente des Mineurs sortit de là ». Il semble que Lemonnier précipite un peu l’évolution. Elle ne se produisit pas avec cette soudaineté. Sans doute, l’impression subie devant le saisissant panorama du Borinage, de cette terre haletante du labeur, où les fumées sont comme des sueurs, fut profonde. Sans doute, peu de temps après l’avoir éprouvée, Meunier exposa quelques dessins et des ébauches nées de cette impression. Mais dans les années qui suivirent, son attention fut détournée vers d’autres sujets d’inspiration. Et ses premières études d’après la visite à Mons étaient loin d’avoir le caractère et la puissance qui devaient marquer plus tard sa sculpture, qui devaient lui donner une éloquence si particulière. Chose curieuse : ce caractère et cette puissance sont bien plus, à ce moment, dans les dessins d’un autre illustrateur de « La Belgique ». Lemonnier avait conduit au Pays Noir Mellery en même temps que Meunier. Et c’est dans les compositions de Mellery que s’annonce, bien plus clairement que dans le « Panorama du Borinage », la nouvelle vision de la grandeur humaine dans le travail, dont la sculpture de Meunier sera bientôt la forte, la pathétique, la définitive expression. Bientôt. Pas tout de suite. Il y aura d’abord le voyage en Espagne. Jean Rousseau, directeur des Beaux-Arts, fonctionnaire éclairé et plein de sollicitude pour le talent besogneux, sait que Meunier se débat dans de lourdes difficultés matérielles. Il lui fait donner une commande par l’Etat. Il s’agit de copier une Campana, à Séville. Prétexte, en réalité, moyen de fournir au peintre l’occasion d’aller travailler en Espagne, de donner à l’inspiration des sources nouvelles. Et, d’un séjour de plusieurs mois en Andalousie, l’artiste rapporte la Fabrique de tabacs et la Procession du Vendredi-Saint. Deux bons tableaux aux accents ardents et sombres, mais en lesquels on chercherait vainement l’écho des sensations ressenties dans le Hainaut industriel.
Cet écho serait-il éteint ? Non. Nous le savons bien, puisqu’il retentit, souverain, dans tant d’œuvres aujourd’hui classiques. Mais je crois qu’à ce moment, Meunier hésite à l’écouter. Il hésite parce qu’il est encore peintre exclusivement, que son langage est celui de la couleur. Et ce qu’il a vu de la terrasse du château de Mons, pour émouvant, pour grandiose que ce soit, serait mal transcrit par la couleur, se prête mal à l’évocation par la peinture. Le langage profond de ce pays n’est d’ailleurs pas dans le décor : il est dans ce que s’y accomplit, dans l’action de la machine, dans le geste de l’homme ; il est dans le travail, dans la cadence inexorable du travail. Et cela relève de l’idée, de la littérature. Cela ne se peint pas.
Meunier en Espagne, Meunier revenu d’Espagne, sans doute méditait sur tout cela. Le sujet de la méditation était d’ailleurs proche de préoccupations qui grandissaient et commençaient à enfiévrer les esprits. Dans le Pays Noir, et partout où il y avait des usines, des charbonnages, des carrières, partout où il y avait des foules laborieuses, une agitation s’annonçait. Elle trouvait attentifs tous ceux que l’avenir ne laisse pas indifférents : des problèmes se dressaient qui passionnaient la pensée et le sentiment : l’intelligence entrevoyait un monde nouveau, des forces nouvelles.
Il faudrait donc bientôt de nouvelles images, de nouveaux symboles. Mais ceux qui tenteraient de les tracer courraient de graves périls. Il est dangereux de faire de sujets de discours des sujets de tableaux. On risque de retomber dans l’erreur du romantisme. Pour l’éviter, il faudrait une sobriété sévère, une simplification qui synthétise, une couleur… Presque pas de couleur… Il faudrait… Meunier découvre qu’il faudrait la sculpture, rien que la forme, dans le rythme du travail ou de la fatigue, ou du repos. La statue. Il a raconté qu’il avait compris cela, non pas dans le Pays Noir, mais à Anvers. En se promenant au port, il aurait été frappé par la virile silhouette d’un débardeur.
« Il m’a semblé, expliquait-il, que seule la sculpture pouvait traduire mon impression. Et j’ai essayé ». Il a essayé. C’est en 1885. Il a cinquante-quatre ans. Il a été, naguère, un médiocre apprenti sculpteur chez un maître indifférent. Depuis plus de trente ans, il n’a plus manié la glaise. Mais il a beaucoup peint et beaucoup dessiné ; et il a avidement contemplé, étudié les expressions données à la forme humaine et en lesquelles les hommes découvrent leur passé, puisent la foi en leur dignité, l’espoir en leur avenir. Et quand il trace un croquis, il imprime instinctivement au modèle le rythme harmonieux et la grandeur qui donnent à la réalité l’élan du rêve. Il essaie. Il veut ne se souvenir de rien. Il veut faire autre chose que ce qu’ont fait, dans le marbre ou dans le bronze, les maîtres du passé, autre chose que ce que font les admirables sculpteurs que notre pays possède à cette heure-là : Devigne, Dillens, Lambeaux, Vinçotte. Puisqu’il voit autre chose, une grandeur, un orgueil nouveau. Il essaie. Il réussit. Ce qu’il fait surgir de la glaise, c’est, en effet, autre chose que les statues dressées jusqu’alors. Ce n’est plus Apollon, ce n’est plus Persée, ou Hercule, ou l’Esclave, ou le soldat par qui Phidias, Michel-Ange, Cellini, Puget ou Rude faisaient parler la fable, ou l’histoire, ou la volonté de les faire surpasser par la réalité et par l’avenir.
C’est autre chose. L’art n’avait que rarement élu, pour représenter l’énergie et l’orgueil humains, les hommes voués aux tâches obscures. Et cela s’explique : ces tâches n’avaient point, jadis, le caractère qu’elles ont aujourd’hui. A part celle du bâtisseur et du marin, elles laissaient l’ouvrier dans le cadre de la vie familière et ne lui demandaient point un très lourd effort. Pour les personnifier, on modelait, vers 1880, les gracieuses figurines du square du Petit-Sablon. Elles sont charmantes, ces figurines dont les modèles furent dessinés par Mellery. Les artisans y sont représentés en des statuettes aimablement décoratives. Elles ne sont antérieures que de quatre ou cinq ans aux premières grandes figures de Meunier, qui sont des statues héroïques.
On pourrait croire que des siècles séparent l’exécution de celles-ci de la conception de celles-là. Et cela n’est pas surprenant. Au cours des quelques années écoulées entre l’exécution des unes et celle des autres, on a commencé à voir, à comprendre que l’on vivait dans un monde nouveau. Des événements tragiques ont d’ailleurs aidé à comprendre.
Et l’on regarde avec surprise, avec admiration, et avec un peu d’effroi, ce que le génie humain, en multipliant et en domestiquant les forces au service du travail, a fait de celui-ci. Sur un fond de flammes et de fumées, près des terrils et des charpentes métalliques, on voit se dresser de noires formes cadencées, briller des regards résolus. On entend, semble-t-il, des mugissements trépidants de machines, des appels de sirènes, et des clameurs. Les usines avaient poussé, avaient grandi, avaient fait toujours plus formidable leur outillage, leurs moteurs et leurs chaudières ; pour alimenter celles-ci, les charbonnages avaient toujours augmenté leur production. Et dans ces charbonnages, dans ces usines, des milliers, des centaines de milliers d’hommes associaient leurs mouvements à celui des machines. Des hommes tels qu’hier il n’y en avait pas. Cela s’était passé sans que l’on s’en rendît bien compte. Nous sommes toujours lents à percevoir ce qui, autour de nous, prépare notre destin.
Meunier fut un des premiers à voir, ou à pressentir. Il n’était pas un savant. Il ignorait l’économie politique et la sociologie. Mais il était armé de sa sensibilité aiguë, de cette sensibilité de l’artiste, qui parfois est divinatoire. Et puis, il avait la mémoire peuplée d’images, de tableaux et de marbres en lesquels l’Art, à toutes les époques, dans de simples figures dépouillées de tout ce qui particularise, de tout ce qui restreint l’expression, a enfermé, en un geste, en un rythme, de la forme éternelle, les expressions successives de la grandeur humaine, de ces simples figures qui suffisent, chacune à elle seule, à nous révéler un temps : la Grèce, Rome, la Renaissance, la Révolution. Et c’est ainsi qu’il vit les silhouettes dressées sur le fond de flammes et de fumées, les formes noires cadencées ; il les vit différentes de celles du passé, par le sens du mouvement, par celui du vêtement de toile ou de cuir tendu sur l’armature des muscles ; différentes et pourtant à elles apparentées, complétant le majestueux cortège qui traverse les siècles et dont les groupes successifs disent tous, dans la même permanente beauté, la même tâche modifiée dans ses apparences par ses propres conquêtes.
L’homme, sans cesse, maîtrise des forces, accroît sa puissance, et sans cesse cet accroissement lui impose des devoirs nouveaux, fait surgir de nouveaux problèmes qu’il interroge avec anxiété. Mais cette anxiété dans ce labeur tenace, dans cette lutte, font sa grandeur et sa dignité. Dans son geste d’aujourd’hui, qui semble obéir à la machine, il y a l’aboutissement de tout ce que son génie a accompli, il y a la création de cette machine. Il n’est point un rouage : il est le moteur. Et si le labeur est parfois écrasant, si son équitable répartition est souvent mal assurée, s’il ne vaut pas à chacun de ceux qui le fournissent la juste part de ce qu’il produit, il inspire tout de même un légitime orgueil. C’est cet orgueil qui s’exprime dans la noble harmonie des formes, dans le regard des figures de Meunier ; même quand ces figures disent la lassitude, elles disent encore l’énergie qui va reprendre son élan. Ce sont des Atlantes qui vont se redresser, vainqueurs du fardeau.
Dès le moment où il exécute ses premières statues, Meunier entrevoit le vaste ensemble auquel il a donné ce titre : La Glorification du Travail. Et toutes les œuvres qu’il créa dans les vingt dernières années de sa vie – au cours de sa seconde carrière – ont été conçues pour faire partie de cet ensemble, toutes, même celles que les modifications au projet primitif, si souvent remanié, en ont finalement écartées.
Fig. 8 – Constantin Meunier, L'Enlèvement d'un creuset brisé (Val Saint-Lambert), Esquisse pour l'industrie, vers 1885. |
Fig. 9 – Constantin Meunier, L'industrie. Esquisse pour une maquette du Monument au travail, ca 1901-1902. |
En toutes, le sculpteur a poursuivi la même idée de glorification. Or, on ne glorifie que par la Beauté. Et c’est pourquoi, Meunier, que certainement animent souvent la pitié, peut-être un peu l’esprit de revendication, est dominé par l’admiration. D’ailleurs, ils sont beaux les modèles qu’il a choisis. Ils sont beaux par l’effort. Ne pas reconnaître cette beauté, c’est leur manquer de respect, c’est les avilir arbitrairement. Et même le labeur accordé au rythme de la machine ne les avilit pas, ne pourra jamais les avilir. A la machine, l’homme n’est pas soumis. Ce sont ses mains qui la mettent en marche, ou l’arrêtent, à son gré. C’est lui qui ordonne, pour lui faire fournir ce qu’il a décidé de lui demander, le mécanisme imaginé par son intelligence souveraine. On n’est pas soumis à ce dont on est ainsi le libre animateur, à ce que l’on a créé, à ce dont chaque jour on perfectionne l’action. Et s’il arrive que ce que l’on a créé vous écrase, on est toujours le créateur. Qui est associé, si humblement que ce soit, au travail titanesque d’aujourd’hui, porte en soi une part de génie qui, de l’heure lointaine où notre obscur ancêtre abandonna, de ce qui devait devenir des mains, le sol, pour se dresser et contempler l’horizon, nous a conduits, de victoire en victoire, à l’heure où ces mains, en touchant un commutateur, commandent à des forces fabuleuses, les disciplinent, agissent comme un dieu sur sa création. Je n’ai pas connu Constantin Meunier d’assez près pour savoir si sa pensée formulait tout cela. Mais la sensibilité confère à l’artiste la faculté d’intuition. Il n’est pas besoin que sa pensée soit éclairée de notions précises, et raisonne. Il éprouve. Et ce qu’il éprouve, s’il est généreux et sociable, rencontre les grands courants, les ondes des émotions collectives, il formule celles-ci et les rattache à nos aspirations permanentes. Le génie qui mérite d’être aimé, c’est celui-là, celui dont les impulsions correspondent à l’élan continu de nos volontés, et le stimulent. C’est ce qu’a fait Meunier. Dans le Marteleur, dans le Pudleur, dans la Tête de Mineur, comme dans le Débardeur, comme dans le Port et dans la Moisson, l’homme a la même auguste dignité que dans la Maternité, si proche de Michel-Ange.
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Son regard est conscient, plein d’une pensée qui rythme le mouvement des muscles. Ce n’est point le Cyclope, ce n’est point l’aveugle force : c’est le fils des hommes dont les sculpteurs de la Grèce ont fait des dieux pour nous les donner en exemple. Et Meunier, lui aussi, nous le donne en exemple. En exemple, il nous offre encore lui-même, sa propre vie, sa fin. A la glorification du travail, de l’effort, il a consacré son travail, son effort, associant ainsi généreusement les tâches, la plus glorieuse à la plus obscure. Il a durement et douloureusement surmonté les défaillances physiques de la vieillesse. Entre deux crises cardiaques, il retournait à son œuvre, glorifiait l’énergie. C’est dans l’élan créateur qu’il est tombé, ses mains fatiguées, presque mortes, cherchant encore à pétrir de belles formes, à les animer de la force intelligente qui fait l’homme digne de sa souveraineté, maître de son destin. Et l’homme l’a compris. On eût pu voir en les œuvres de Meunier, surtout à l’heure de leur première apparition, de quoi effrayer certains égoïsmes. On n’y vit que ce qui vraiment les avait inspirées : une effusion de fraternité et d’orgueil, d’orgueil en lequel on pouvait communier. Ces œuvres, on les dressa sur les places publiques, dans les musées, chez nous et dans les villes lointaines, …s’il a fallu un quart de siècle pour que se dressât ainsi, à Bruxelles, le Monument du Travail, ce retard fut dû surtout au respect, qui exigeait que la présentation ne trahît point les intentions du maître.
Et sur les places publiques, les figures qui, si clairement, symbolisent une action ignorée du passé, ont les vertus d’harmonie des figures créées par l’art de ce passé. Elles embellissent comme celle-ci les décors qu’elles complètent. Le Débardeur apparaît, devant le Musée d’Anvers, comme s’il avait été conçu avec l’unique souci de décorer la cité. L’art de Meunier, malgré son éloquence si particulière, est fidèle aux fins de la sculpture.
C’est ainsi qu’il apparut à l’Exposition de Paris, en 1900. Là, un jury d’artistes décerna à Meunier le plus éclatant hommage qu’il pût rendre, le plaça au tout premier rang parmi les grands tailleurs d’images. Et bientôt il y eut, partout où l’Art exprime la civilisation, des statues modelées par d’autres mains que les siennes, mais nées de sa vision, de sa vision mâle, confiante et généreuse. Depuis Michel-Ange, qui fit vibrer l’âme orageuse de la Renaissance dans les formes sereines de l’Art antique, il n’est pas un sculpteur qui ait eu autant d’épigones. C’est que lui aussi avait imprimé à une âme nouvelle les formes de l’éternelle beauté ; il avait donné la consécration à un monde pour lequel le Travail, loin d’être une malédiction, est toute la noblesse humaine.