Theo van Doesburg. Une nouvelle expression de la vie, de l’art et de la technologie.
À la fin de la Première Guerre mondiale, les avant-gardes européennes sont porteuses d’une volonté de changement et d’un espoir d’avenir meilleur, voire « radieux ». Plus que tout autre, l’artiste néerlandais Theo van Doesburg (1883-1931) participe à cet effort de reconstruction en élargissant l’esthétique néoplastique qui avait été conçue par Mondrian à toutes les disciplines : peinture, sculpture, architecture, arts appliqués.
De Stijl 1917-1922
Lorsque le mouvement De Stijl naît aux Pays-Bas en 1917, l’Europe est encore déchirée par la Première Guerre mondiale. Depuis le début de la décennie, de nombreux artistes, souvent regroupés au sein de mouvements d’avant-garde, développent une batterie de concepts visant à bâtir un monde nouveau : c’est la révolution par l’art. De Stijl n’y fait pas exception. Dans le néoplasticisme (ou nieuwe beelding, nouvelle formulation) que défendent en premier lieu Piet Mondrian et Theo van Doesburg, la transformation d’un monde alors en déliquescence s’accomplira par le développement d’un art abstrait géométrique, basé sur la verticale et l’horizontale se coupant à angle droit, et sur les trois couleurs primaires auxquelles s’ajoutent les couleurs neutres : noir, gris et blanc. Cet art élémentaire, présenté comme accessible à tous et pouvant s’étendre à toutes les disciplines, aura été conçu progressivement, tant par Mondrian (son père spirituel) que par Van Doesburg, les fondateurs du mouvement De Stijl.
Le développement de cette abstraction procède par l’abandon de la perspective au profit de l’aplat, l’épurement des formes, l’accentuation des lignes de force ou des volumes par la géométrie, l’importance de l’asymétrie et la dynamique des couleurs libres, sans rapport avec la réalité. Aux côtés de Van Doesburg et de Mondrian, d’autres artistes exploiteront cette démarche : Vilmos Huszár, Bart van der Leck et Georges Vantongerloo. À leur façon, certains dérogeront cependant aux règles strictes qu’édicte Mondrian dans sa définition du néoplasticisme. Van Doesburg utilise souvent une palette qui privilégie aussi les demi-teintes, tandis que Vantongerloo introduit des couleurs secondaires (vert, orange et violet) et utilise les mathématiques dans ses compositions.
Parallèlement, Van Doesburg collabore très tôt avec des architectes et défend l’idée d’un art qui envahit progressivement tous les domaines. La revue De Stijl en témoignera.
Theo van Doesburg, Le corps causal de l’adepte, 1915
Au début du xxe siècle, de nombreux artistes sont influencés par la théosophie moderne, un courant spirituel qui tend à synthétiser les différentes religions occidentales et orientales. À cette époque se développe la croyance en un corps astral et une quatrième dimension, constituée d’un hyperespace ésotérique, intermédiaire entre la matière et le divin. Cette toile que Van Doesburg peint en 1915 témoigne de la quête spirituelle de l’artiste dans les années qui précèdent la fondation de De Stijl. Le Corps causal de l’adepte est la copie d’une illustration issue de la publication du théosophe Charles Webster Leadbeater, L’Homme visible et invisible (1902). Révélateur, le titre du tableau évoque « l’homme qui a atteint l’objectif de l’humanité : devenir quelque chose de plus qu’un homme ». Un idéal qui sera aussi invoqué par Mondrian dans Dialogue sur la Nouvelle Plastique (1919) : « C’est l’esprit qui fait l’homme homme. Mais le devoir de l’art est d’exprimer le super humain. »
Typographie pour la revue De Stijl (1917) et l’ouvrage Classique-Baroque-Moderne (1920)
Pour les avant-gardes, la revue constitue le vecteur d’information, libre, rapide et le plus adapté pour diffuser à la fois leur théorie et le fruit de leurs recherches plastiques. De Stijl paraît pour la première fois en octobre 1917 et connaîtra une diffusion pendant plus de dix ans. La composition typographique de Van Doesburg pour Klassiek-Barok-Modern, qui reprend les textes des conférences que l’artiste prononce en Belgique en 1920, atteste de sa volonté de calibrer l’alphabet dans le rectangle, conformément aux principes de De Stijl qui s’attache à reformuler l’environnement. Toutefois, la typographie déroge quelque peu au principe d’orthogonalité cher au néoplasticisme puisque le terme « Barok » se présente en diagonale. Pour Van Doesburg, cet écart fait sens, et illustre l’esthétique baroque déconstructive, avide de mouvement. Ailleurs, dans une affiche pour l’exposition de La Section d’Or en 1920, Van Doesburg poursuit son expérimentation typographique, jouant sur les effets de superposition et de simultanéité de lecture : l’artiste tente par cette voie d’introduire le facteur « temps » dans ses compositions. Une réflexion sur la notion d’espace-temps est en marche.
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De Stijl 1917-1922, architecture et mobilier
L’ambition d’investir par leur art tous les domaines artistiques et tous les aspects de la vie moderne va très vite encourager les membres du mouvement De Stijl à collaborer avec des architectes, ébénistes et artisans. Dans ce registre, si son imaginaire architectural est riche et novateur, Van Doesburg n’a cependant pas la maîtrise du métier, ce qui nécessite une création en binôme, laquelle ne s’effectue pas sans heurts, que ce soit avec J.J.P. Oud ou plus tard avec Cornelis Van Eesteren. Les premières interventions de Van Doesburg dans le domaine architectural attestent d’une volonté de détruire l’aspect statique du bâtiment, la pesanteur et l’enfermement des murs au profit d’une animation rythmique et colorée.
Gerrit Rietveld, Chaise rouge et bleue, 1918-1923
Bien plus qu’une pièce de mobilier au confort parfois déprécié, la Chaise rouge-bleue de Gerrit Rietveld est un véritable manifeste. La compénétration des plans du dossier et de l’assise avec les barres verticales et horizontales des accoudoirs, composent une création « abstraite-réelle dans un nouvel intérieur », une construction spatiale qui semble en apesanteur. Dans sa conception d’un art accessible à tous, Rietveld destinait cette chaise à une production industrialisée de masse plutôt qu’à une fabrication de type artisanale ; cette volonté contribua aussi à la simplicité de sa réalisation. Conçue en hêtre naturel en 1918, présentée l’année suivante dans la revue De Stijl, la chaise adoptera les couleurs primaires et le noir dans sa version de 1923, adoptant ainsi la palette chère à Mondrian.
Theo van Doesburg, Projet de sol dallé pour l’entrée et le hall de la maison de vacances De Vonk, Noordwijkerhout
Fig. 5 – Theo van Doesburg, Projet de sol dallé pour l’entrée et le couloir de la maison de vacances De Vonk à Noordwijkerhout, ca. 1918. |
Construite par l’architecte J.J.P. Oud, la maison De Vonk (L’Étincelle) à Noordwijkerhout en Hollande était destinée à accueillir des filles d’ouvriers en colonie de vacances. La réalisation de cet édifice constitue l’une des premières mises en pratique des idéaux de Van Doesburg en matière d’art monumental : détruire la pesanteur et le caractère statique du bâtiment par une recomposition de la façade au moyen de la couleur.
Dans ce projet de pavement intérieur, Van Doesburg s’empare des matériaux traditionnels et crée, par un jeu de carreaux blancs, jaunes, ocres et noirs, une composition présentée dès l’entrée et fonctionnant tel un module permutable, retourné et renversé sur toute la surface centrale, afin d’obtenir un « désordre organisé », une dynamique procurant la sensation d’ouverture au-delà des murs et brisant l’impression d’enfermement procurée par les murs.
Dada
En 1920, parcourant l’Europe afin de promouvoir le néoplasticisme, Theo van Doesburg découvre le mouvement Dada. Fondé à Zurich en 1916 autour des poètes Tristan Tzara et Hugo Ball, Dada réalise alors un travail de sape, et brise toutes les frontières qui avaient pu jusque-là séparer les différentes disciplines artistiques. Dans des spectacles mêlant tous les genres en une bruyante improvisation, les artistes dada récusaient toute intervention de la logique, de l’ordre et du rationalisme. Influencé par ce mouvement dynamique et iconoclaste, Van Doesburg compose des poèmes sonores et graphiques dada, et adopte le pseudonyme de I.K. Bonset (l’anagramme de la phrase « Ik ben sot » ; je suis sot) pour faire croire à l’existence de ce poète dadaïste. Ses poèmes paraissent d’abord dans la revue De Stijl, puis dans un autre périodique qu’il fonde et dirige de 1922 à 1923 : Mécano. Avec sa nouvelle compagne Nelly, Van Doesburg participe également à la tournée dada effectuée aux Pays-Bas en 1923 en compagnie de Kurt Schwitters.
Il est cependant étonnant qu’un artiste, au départ gagné aux préceptes orthogonaux et stricts du néoplasticisme, se montre séduit par l’anarchisme et la liberté de Dada. Cette évolution témoigne de l’ouverture d’esprit de Van Doesburg. En 1921, celui-ci écrivit à Tzara : « Ik vind meer en meer plezier in de geest van Dada. Ik voel daar een verlangen naar iets nieuws, dat lijkt op wat wij als het grote modernistische ideaal verkondigden. Alleen de middelen zijn anders… Ik geloof dat er echt betekenisvolle contacten kunnen zijn, en ook een synthese, tussen dada en ontwikkelingen in de ‘ernstige’ moderne kunst. » [Je trouve de plus en plus de plaisir dans l’esprit Dada. Je sens là un désir pour quelque chose de nouveau, qui ressemble à ce que nous avons reconnu comme étant le grand idéal moderniste. Je crois qu’il peut y avoir là des contacts qui font pleinement sens, et aussi une synthèse entre Dada et les développements de l’art moderne « sérieux ».]
Par la suite, Dada continuera à s’opposer à d’autres formes d’art académique ou des formes jugées trop figées par une esthétique dogmatique, rejetant par exemple le surréalisme naissant (1924) ; Francis Picabia « crucifiera » ce dernier à travers un dessin sans équivoque qui brocarde « la nouvelle église » surréaliste, qui inaugure à cette date son engagement en faveur du communisme.
I.K. Bonset, Je suis contre tout et tous, 1921
Le dessin Je suis contre tout et tous illustre bien le caractère contestataire du mouvement Dada. Ce petit dessin tracé sur un courrier de Van Doesburg est un autoportrait de la « face cachée » dadaïste de Van Doesburg, son double I.K. Bonset. Ce personnage auréolé d’un nihilisme destructeur tourne le dos au passé afin de tout reconstruire sur de nouvelles bases. Ainsi cette image témoigne à la fois d’un crédo philosophique et d’un besoin de mystification. Ce subterfuge et les fréquentes allusions émanant de Van Doesburg et de son entourage contribueront à ce que de nombreuses personnes croient en l’existence réelle de son double imaginaire. La supercherie dura assez longtemps : en 1924 par exemple, le manifeste de Marinetti cite encore de façon distincte Van Doesburg et Bonset avec Mondrian et Huszár, comme représentants hollandais du futurisme mondial.
Kurt Schwitters, Sans titre (I.K. Bonset)
Van Doesburg fait la connaissance du dadaïste allemand Kurt Schwitters en mai 1921 à Weimar et participe au Congrès Dada-Constructiviste de septembre 1922, auquel succèdent une tournée dada aux Pays-Bas (1923) et des manifestations à Hanovre (1925). Le présent collage comporte l’inscription « I.K. Bonset », le pseudonyme de Van Doesburg désignant un prétendu poète dadaïste, rédacteur littéraire de la revue Mécano, dont Van Doesburg est en réalité lui-même l’éditeur.
La pratique du collage constitue l’essence même de la création artistique de Schwitters. Lorsqu’au cours des années 1912-1913, Picasso et Braque insèrent dans leurs compositions cubistes étiquettes de vin, boîtes d’allumettes ou morceaux de journal, le but était d’introduire le faire-valoir de la réalité, par contraste avec la peinture. Partisan d’un art élémentaire abstrait, Schwitters renverse à son tour tous les procédés de création, traditionnels ou modernes. Sa démarche artistique ne consiste pas à transposer ou à s’abstraire de la nature, ni à construire à partir de formes géométriques. Il s’agit d’une nouvelle manière de détourner la matière du réel. « Comme le pays était ruiné, écrit-il, par économie je pris ce que j’avais sous la main. On peut aussi créer avec des ordures et c’est ce que je fis en les collant et en les clouant ensemble. » L’art de Schwitters réussit ce tour de force qui consiste à créer une abstraction matiériste établissant un parallèle avec ses poèmes sonores-lettristes, au point que l’on hésite toujours à les qualifier de « poésie abstraite » ou de « poésie concrète ».
Cinéma abstrait
Lors d’un séjour en Allemagne en 1921, Theo van Doesburg fait la connaissance de plusieurs personnalités qui contribueront à faire évoluer ses intérêts et son art en l’ouvrant à une nouvelle dimension. À Berlin, il rencontre Hans Richter et Viking Eggeling, qui élaborent des partitions graphiques abstraites, qu’ils font courir sur de longs rouleaux. C’est Van Doesburg qui incite Richter à utiliser les nouvelles possibilités du cinématographe et à exploiter le carré comme élément de base, celui-ci « étant à la nouvelle humanité ce que la croix représentait pour les premiers chrétiens », expliquera Van Doesburg à Richter. Tout le potentiel dynamique de la composition est exploité, une fois déployé dans un mouvement cinétique. Avec le médium cinéma qui introduit la temporalité, Van Doesburg, Richter et Viking Eggeling traduisent l’espace-temps sur une surface plane, dans laquelle la lumière joue un rôle prépondérant.
La répétition et la progression d’une forme ou d’un mot, inspirées par les images qui se déroulent sur la pellicule cinématographique, deviendront un leitmotiv de la typographie moderniste, comme en témoigne plus loin la couverture de 400 Anlangen par César Domela et le carton publicitaire pour la Vickers House par Piet Zwart.
Werner Graeff, Filmkomposition I/22 & II/22, 1922/1977
À l’inverse du travail d’un cinéaste qui tend à reproduire l’illusion d’une certaine réalité, les « partitions filmiques » de Werner Graeff – un élève du Bauhaus qui suivait en privé les cours que Van Doesburg donnait à Weimar (avril 1921-1922) – trahissent une réflexion, propre à des peintres abstraits, portant sur le médium cinéma, en vue d’intégrer le mouvement, la lumière et le temps. Suivant la pratique de Viking Eggeling et de Hans Richter, Wermer Graeff réalise au départ une partition graphique sur rouleau (reproduit dans la revue De Stijl de mai 1922) destinée à servir de base à un film. La technique du cinéma anime l’ensemble. Un rythme trépidant et un scintillement lumineux accompagnent le déplacement du carré et sa métamorphose dans l’espace, allant de l’infiniment petit à l’infiniment grand.
László Moholy-Nagy, sans titre, 1925
Parallèlement aux travaux expérimentaux de Graeff et de Richter, le film et ses caractéristiques physiques (pellicule et papiers photosensibles…) engagent les artistes sur la voie d’une nouvelle réflexion plastique. Les rayogrammes de Man Ray et de László Moholy-Nagy consistent à réaliser une photographie sans le recours à un appareil photographique. En plaçant un objet soumis à la lumière en contact direct avec le papier photosensible, le support enregistre la forme de celui-là selon le mouvement que le créateur aura insufflé à la lumière furtive. Le résultat évoque la trace ou l’empreinte d’un objet, temporairement présent mais désormais absent. Le flou lumineux confère à l’objet une sorte d’aura impalpable telle que la définira Walter Benjamin en 1931 : « Qu’est-ce au juste que l’aura ? Un tissage étrange d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-elle. » Le rayogramme est la plaque sensible qui a vu ce qui s’est passé. L’œuvre photographique ne se limite pas ici à la représentation d’un objet bien délimité dans le temps et dans l’espace, mais est désormais considérée comme une apparition évanescente, un passage dans le continuum espace-temps.
De Stijl et les « ismes » dans l’art
Au début des années 1920, l’Europe connaît une période d’émulation créative sans précédent, dont Berlin constitue l’épicentre. Fin mai 1922, Düsseldorf accueille le Congrès des artistes progressistes qui ambitionne de rassembler les différentes branches de l’art d’avant-garde – tous les « ismes » de l’époque, en somme. À la suite des violents débats où tous se sont opposés, El Lissitzky, Van Doesburg et Hans Richter, pour s’imposer, décident de faire front commun en signant La Déclaration du Groupe international des Constructivistes du Congrès des artistes progressistes. Dès le mois de juin, la revue De Stijl publie cette annonce accompagnée du manifeste « PROUN not world vision, But-world reality 1920 ». El Lissitzky y définit sa création intitulée Proun (acronyme russe de « Projet pour l’affirmation du nouveau »), inaugurée a Vitebsk deux ans plus tôt. « Proun is the creation of form (control of space) by means of the economic construction of material to which a new value is assigned. » [Proun est la création de la forme (contrôle de l’espace) au moyen de la construction, à l’économie, d’un matériau auquel une nouvelle valeur est assignée.] Cet art expérimental au service de la société se veut anonyme dans son exécution et pure énergie exprimée par la couleur, limitée le plus souvent aux rouge, jaune, noir et gris. La construction joue sur les tensions entre le vide et les formes géométriques qui explosent ou tournoient dans l’espace infini. Ici, la sphère axée sur une diagonale peut s’interpréter en gravitation, comme un axe où interagissent diverses forces de l’Univers.
El Lissitzky conforte Van Doesburg dans ses recherches sur l’espace-temps. La vision axonométrique des Proun se retrouvera notamment dans les Contre-constructions et les maquettes d’architectures de Van Doesburg et Cornelis van Eesteren en 1923.
Karl Peter Röhl, Composition De Stijl, 1922
En 1921-1922, à Weimar, Karl Peter Röhl accueille dans son atelier Theo van Doesburg qui y prononce cours et conférences, en parallèle au cursus du Bauhaus. Le discours du Néerlandais va à l’encontre des principes alors prônés au sein du Bauhaus, encore dominé par la personnalité de Johannes Itten. À l’expressionnisme abstrait favorisé par le Bauhaus, Van Doesburg oppose les principes d’objectivité, de dépersonnalisation, d’ordre géométrique et d’un art social adapté aux temps modernes. Son influence sur de nombreux élèves du Bauhaus, qui suivent ses cours en marge, se manifestera rapidement dans les œuvres de ces derniers. Röhl, par exemple, utilisera à son tour couleurs primaires et constructions orthogonales dans ses nouveaux tableaux.
Karel Maes, Peinture no. 2
En Belgique, où il prononce quelques conférences, notamment à Anvers et à Bruxelles, Van Doesburg noue plusieurs contacts et lie certaines amitiés avec des artistes locaux, comme les frères Bourgeois et Karel Maes. Mis à part Georges Vantongerloo, Huib Hoste et Paul Joosten parfois en sculpture, les œuvres de l’avant-garde belge s’affirment comme étant singulières et demeurent peu marquées par le néoplasticisme ; elles n’en retiennent que l’idée d’abstraction et d’autonomie. Elles semblent avoir avant tout recherché une synthèse non figurative de tous les « ismes ». Karel Maes et Josef Peeters allient ainsi le dynamisme des futuristes à une structuration post-cubiste, tandis que Victor Servranckx s’adonne à une abstraction mécaniste.
Peinture n° 2 atteste de cette très grande liberté de Karel Maes face aux diverses diktats théoriques des « ismes » étrangers et particulièrement envers ceux de De Stijl, alors même qu’il a signé le manifeste du constructivisme international (1922) avec Van Doesburg, El Lissitzky, Hans Richter et Max Burchartz. Cette composition entremêle cercles et triangles aux carrés, couleurs primaires et secondaires au sein d’une construction remarquablement hétéroclite, ce qui lui confère son originalité et sa séduction. Par ailleurs, datée de 1921, cette abstraction géométrique s’avère très novatrice, si l’on considère la lenteur de son apparition en France, dont seul à cette époque Albert Gleizes défend la cause, tant bien que mal.
Enrico Prampolini, Portrait de F.T. Marinetti, synthèse plastique, 1924-1925
Les rapports de Van Doesburg avec le futurisme ont été constants et non dépourvus de critiques, exprimées sur un mode amical. Dès 1912, il y consacre un article dans la revue Eenheid puis en 1917, il invite Severini à écrire dans la revue De Stijl. Severini y défend l’ère de la machine mais d’une manière totalement différente du second futurisme des années 1920. « Le procédé de construction, écrit-il, d’une machine est analogue au procédé de construction d’une œuvre d’art » ; ce propos encouragera l’usage de la géométrie et des mathématiques en art, ce que retiendra particulièrement Georges Vantongerloo.
Enrico Prampolini avait connu Van Doesburg par le biais du groupe parisien de la Section d’or (1920) : Van Doesburg endossera plus tard le rôle de commissaire d’exposition pour la Hollande et la Belgique et Prampolini pour l’Italie. Tous deux se retrouvent aussi au Congrès des artistes progressistes de Düsseldorf en 1922. La peinture futuriste de Prampolini se focalise davantage sur l’iconographie mécaniste, l’expression de son rythme et de sa puissance. Ce portrait peu complaisant de Marinetti, le chef de file du mouvement futuriste, exprime par la violence des couleurs, la dureté des aplats, l’entrechoc des lignes et une synthèse constructive brutale, le caractère guerrier du personnage, qui était par ailleurs lié au régime fasciste italien.
De Stijl 1923-1931
En 1924-1925, Van Doesburg introduit dans sa peinture la diagonale et fait subir à ses tableaux une rotation à 45 degrés de la grille de composition : ainsi naît une nouvelle tendance picturale que l’artiste baptise « élémentarisme ». Là où le néoplasticisme de Mondrian – que Van Doesburg accuse de statisme – constituait un monde en soi, rythmé, dont la grille orthogonale est rigoureusement inscrite dans le champ du tableau, l’élémentarisme propose un prolongement au-delà des bords du tableau et s’affranchit à plusieurs reprises de la règle des couleurs primaires. D’autres peintres emboîtent le pas de Van Doesburg et intègrent le nouveau groupe De Stijl, adoptant même par moment les deux tendances, néoplasticienne et élémentariste. Parmi eux figurent César Domela (qui rencontre Van Doesburg à Paris en 1924), Friedrich Vordemberge-Gildewart (présent à Hanovre en 1925) et Jean Gorin.
Theo van Doesburg, Contre-composition V, 1924
Comparée à une composition contemporaine de Piet Mondrian, cette Contre-composition illustre combien – même au départ d’un même vocabulaire plastique – la rupture entre néoplasticisme et élémentarisme est complète. La grille noire et rigide a ici disparu au profit d’une composition qui suit un axe diagonal, et les formes géométriques ainsi libérées d’un hypothétique carcan débordent littéralement du champ pictural. Cette composition élémentariste est cependant née du hasard : au départ, le tableau était bien une composition néoplastique disposée en diamant, c’est-à-dire en carré sur pointe. C’est donc le fait d’avoir renversé le tableau, selon une rotation de 45 degrés, qui lui apporte une nouvelle dynamique. Ce tâtonnement quant à l’orientation du tableau au cours des années 1924-1925 est également attesté dans la Contre-Composition XII du musée de Grenoble qui a été exposée tantôt à la verticale, tantôt à l’horizontale.
Piet Zwart, Page du folder publicitaire de l’imprimerie Trio, 1931 et Carte publicitaire pour Vickers House, 1922-1923
Abonné à la revue De Stijl depuis ses débuts, Piet Zwart, architecte d’intérieur et graphiste, entreprend dès les années 1920 de concevoir de nouvelles typographies qu’il destine très souvent à l’usage publicitaire comme l’illustre son projet pour la firme Vickers House, un industriel britannique actif dans l’aéronautique. Avec l’influence de l’élémentarisme de Van Doesburg, mais aussi de l’esthétique dadaïste, Zwart compose des publicités dont le texte devient le pivot dynamique, marqué par la répétition et la progression des formes influencées par le cinéma, par des jeux de taille, de superposition, de contrastes de couleurs et de diagonales. L’artiste collabore également avec les imprimeries Trio pour la publication d’un livret publicitaire : « La publicité requiert une lisibilité brutale », écrira Zwart. Son audace typographique s’exprime ici par les couleurs primaires, la composition en « X » et la confrontation rythmique des lettres et des chiffres, de polices et de tailles différentes.
César Domela, Composition no. 5K, 1926
Le jeune César Domela fait la connaissance de Mondrian et de Van Doesburg à Paris en 1924 où il est invité à prendre part au mouvement De Stijl. Ses tableaux datés de 1924-1925 trahissent l’influence du néoplasticisme mais à la différence de ceux de Mondrian, carrés et rectangles de couleurs primaires ne sont pas séparés par des lignes noires. Peinte en 1926, Composition no 5K illustre l’évolution de l’artiste vers une composition de diagonales se coupant à angle droit, innovation qu’il annonce à Van Doesburg dans une lettre du 25 septembre 1925. Cette peinture, conforme à l’adoption des couleurs primaires, diffère, malgré sa ressemblance, de l’élémentarisme de Van Doesburg car l’orientation oblique est intuitive et non calculée à 45 degrés. De plus, la barre rouge présente en haut du tableau n’est toujours pas délimitée par une ligne noire. Cette liberté prise vis-à-vis de ses deux mentors Mondrian et Van Doesburg se confirmera en 1929, lorsque Domela réalisera ses premiers reliefs.
De Stijl 1923-1931, architecture et mobilier
Au cours des années 1923-1925, Theo van Doesburg collabore avec Cornelis Van Eesteren à la création de maquettes architecturales qui contiennent tout l’imaginaire de l’architecture De Stijl. Le principal élément de cette architecture réside dans l’asymétrie des volumes, présentée par des vues axonométriques (influencées par les Proun d’El Lissitzky). Cette disposition asymétrique accroît la sensation de légèreté et de flottement des parois, renforcée par le dynamisme des couleurs.
Cette réflexion trouve son plus bel aboutissement dans la maison Schräder-Schröder que Gerrit Rietveld construit à Utrecht en 1924. Extérieur et intérieur s’y interpénètrent grâce aux larges baies vitrées, tandis que l’organisation des plans blancs, gris ou de non-couleur et ceux de couleurs primaires rythme l’ensemble du bâtiment. À la différence des projets de Van Doesburg qui intègre largement la couleur à l’extérieur, Rietvelt s’en sert davantage pour faire ressortir des éléments architecturaux (encadrement de fenêtres, par exemple) ou souligner les lignes de force d’une poutre. Le fait que les murs porteurs soient évacués sur l’extérieur permet la mobilité des cloisons intérieures et favorise un aménagement à la fois fonctionnel et évolutif, qui remodèle les espaces selon les besoins, les usages et les rituels de vie.
L’Aubette à Strasbourg, 1926-1928
Fig. 16 – Theo van Doesburg, Projet de mise en couleur pour la grande salle du ciné-dancing de l’Aubette, Strasbourg, 1927. |
La commande de l’aménagement intérieur du café-restaurant et dancing de L’Aubette, qu’il obtient par l’intermédiaire de Hans Arp et de Sophie Taeuber-Arp, permet à Van Doesburg d’appliquer sa conception plastique dans l’aménagement intérieur et dans l’usage quotidien. Si Van Doesburg applique encore une esthétique néoplasticienne dans la première salle du café-restaurant, il introduit dans la salle du ciné-dancing ses principes élémentaristes : les compositions colorées, disposées en diagonale, sont ici transposées sur une échelle monumentale. L’ensemble crée ainsi un « contre-mouvement », déconstruisant la perception visuelle de l’espace et donnant une impression de mobilité. « La peinture spatio-temporelle du xxe siècle, écrit Van Doesburg, avec ses possibilités plastiques, de structuration, permet à l’artiste de réaliser le rêve de placer l’homme non devant la peinture mais dans la peinture elle-même. » Hélas, la réalisation de Van Doesburg au café-dancing L’Aubette recueillera un succès mitigé, ce qui provoquera chez l’artiste une cuisante déception.
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La maison-atelier Van Doesburg à Meudon
La maison personnelle que Van Doesburg conçoit et fait bâtir à Meudon entre 1929 et 1931 constitue la dernière contribution de l’artiste au domaine architectural. Pour ce faire, il emploie un jeune étudiant en architecture, Abraham Elzas, qui explique ainsi sa participation : « Tous les plans étaient faits. Je n’ai eu qu’à les mettre au propre et à exécuter des dessins techniques pour les entreprises du bâtiment. » À l’inverse des réalisations précédentes, notamment L’Aubette, la maison-atelier se compose de volumes simples et stricts (deux cubes juxtaposés) et la couleur n’intervient que de manière très ponctuelle. Certes, la porte du garage (actuellement en jaune) n’est pas visible sur les photos de l’époque, mais il faut tenir compte du fait que Van Doesburg est mort avant d’avoir pu apporter la touche finale à sa maison. Ce retour à davantage de simplicité dans les volumes et dans l’usage des couleurs fait sans doute suite chez Theo van Doesburg à sa déception face au peu d’enthousiasme suscité par le café-dancing de L’Aubette. Ce nouveau revirement correspond également à sa proclamation publiée dans le manifeste de l’Art Concret Vers la peinture blanche : « Blanc est la couleur de la nouvelle époque, la couleur qui signifie dans toute époque celle de la perfection, de la pureté, et de la certitude. »
L’Art Concret
Le groupe Art Concret est fondé par Theo van Doesburg en 1930, parallèlement à la création à Paris de Cercle et Carré sous l’impulsion de Michel Seuphor et Joaquín Torres García. Ami de Piet Mondrian, Seuphor avait l’ambition de rassembler toute l’avant-garde parisienne, en opposition au mouvement surréaliste mené par André Breton. Cercle et Carré rassemblait en son sein des tendances aussi disparates que les post-cubistes, les puristes, les futuristes, les constructivistes, Mondrian et divers membres de De Stijl. La majorité d’entre eux défendaient une esthétique non figurative, mais ce n’était certes pas le cas de tous, à commencer par le cofondateur du groupe, Joaquín Torres García.
Afin de contrecarrer cette vaste association de peintres et d’architectes, Van Doesburg – rejoint par Otto Carlsund, Jean Hélion, Léon Tutundjian, Marcel Wantz (artiste éphémère qui arrêtera peu après de peindre) et Walmar Schwab (présent dans le groupe bien qu’il ne signa pas le manifeste) – radicalise ses conceptions plastiques, qu’il résume dans un manifeste intitulé Base de la peinture concrète, publié dans l’unique numéro de la revue Art concret. « L’œuvre d’art doit être entièrement conçue et formée par l’esprit avant son exécution […] et le tableau […] entièrement construit avec des éléments purement plastiques et n’a pas d’autre signification que lui-même. »
Otto Carlsund, Manifeste pour l’art concret, 1930
Otto Gustav Carlsund organise l’exposition Art postcubiste à Stockholm pour défendre sur un plan international le groupe Art Concret et l’avant-garde scandinave. Ce tableau de Carlsund fait partie d’une série de six œuvres qui retracent chronologiquement son évolution picturale, partant de l’Académie moderne où il est élève de Fernand Léger et d’Amédée Ozenfant, pour aboutir à l’Art Concret. Quatrième de cette suite, cette œuvre atteste de l’influence du film Symphonie diagonale de Viking Eggeling, notamment par la compénétration des cercles striés. Le film abstrait constituait un modèle idéal pour inclure dans l’art visuel la dimension temporelle. À leur tour, El Lissitzky, Moholy Nagy, Van Doesburg, Carlsund, Hélion, etc. tentèrent d’insuffler cette quatrième dimension à leurs œuvres, un effet renforcé ici par la présentation en série. Notons que les cadres de ces tableaux ont été conçus par Van Doesburg.
Théo van Doesburg, Composition arithmétique, 1929-1930
Apothéose de l’Art Concret, la Composition arithmétique de Van Doesburg, par la répétition de carrés noirs, blancs et gris, dont les dimensions et les intervalles varient selon une progression géométrique, réunit l’espace et le temps en une même entité irréversible. Ce tableau reprenait en le parachevant un croquis de 1926 intitulé Six moments dans le développement d’un plan dans l’espace. Van Doesburg l’avait par ailleurs publié dans la revue Die Form en 1929, dans son article « Le film comme pure mise en forme ». Ainsi, l’origine de ce tableau démontre une fois de plus l’influence du cinéma abstrait sur une expression artistique cherchant des fondements, non plus spirituels mais en adéquation avec l’évolution des sciences, telle que la théorie de la relativité d’Albert Einstein développée entre 1905 et 1915, dans deux traités distincts. Le tableau est composé de manière très précise, arithmétique et impersonnelle : aucun coup de pinceau n’y est décelable. Dans le manifeste de l’Art Concret, Van Doesburg avait écrit : « La peinture est un moyen pour rendre visible la pensée. »