Quand la photographie fait de l'histoire
Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés…Air connu. Ce que l'on nous répète ainsi (puisque c'est un refrain) c'est que tout est mouvement et que les choses ne seront jamais plus ce qu'elles ont été. Jamais. Mais était-ce vraiment mieux avant ? Selon le point de vue, ce pouvait être moins bien…
La photographie nourrit la nostalgie. Albert van Ommeslaghe n'est pas le premier à s'être senti appelé à archiver l'environnement proche.
Le point de vue, c'est l'affaire des photographes. Ne pouvant guère travailler qu'à partir de ce qui est, ils s'y entendent à observer. Ils ont de l'acuité dans le regard et du discernement dans le choix de leurs sujets. Du moins pour les meilleurs d'entre eux.
A Bruxelles, depuis qu'il y a des photographes, nombreux sont ceux qui se sont donné pour mission de conserver de manière systématique, à un moment donné, la mémoire de ce que fut leur ville.
En mars 1850, Guillaume Claine, Louis Jacopssen et Ernest Buschmann entreprennent d'en photographier les monuments. Ces images seront publiées en 1854, chez Blanquart-Ervard à Lille, sous le titre « Bruxelles photographique ». De même, en 1856, Edmond Fierlants est commandité par la Ville et réalise des centaines de photographies, particulièrement précieuses aujourd'hui. Citons aussi Louis Ghémar qui, avec Charles Neyt, en 1860, photographie les travaux de voutement de la Senne, qui bouleversent le tissu urbain du centre de la ville. Ces dernières années, des enquêtes photographiques ont à nouveau été reprises. L'espace photographique Contretype (1) ainsi que la Mission Anderlecht (2), notamment, les ont menées à bien en 1991.
Il y en a eu d'autres, à toutes les époques, bien qu'il faille faire la différence entre ceux qui ont approché leur sujet de manière aléatoire et ceux qui ont mené des projets plus cohérents. Ne distinguons pas trop, par contre, entre les photographes qui ont traité de l'architecture et ceux que se sont surtout attachés aux aspects humains, ni entre ceux dont le travail est commandité et ceux qui le font par conviction. Les uns et les autres ont leur importance.
Comment ne pas évoquer Germaine Van Parys et Willy Kessels, dès les années 30, Tijenke Dagnelie, juste après la guerre, et plus près de nous, Gilbert De Keyser, pour son regard sur l'architecture, Christian Carez et Michel Vanden Eeckhoudt pour leur « Chroniques immigrées », Herman Bertiau, Jérôme de Perlinghi, Patrick De Spiegelaere, Stefan Van Fleteren et bien d'autres. Bruxelles n'en finit pas d'inspirer les photographes…
En 1952, Albert van Ommeslaghe est loin d'être un débutant en photographie. Il la pratique depuis vingt ans au moins, en marge de son métier d'avocat. C'est un amateur doué, ouvert à tous, traitant de tout.
Parmi ses premières images, il y a celles de la vie de famille, des scènes rurales et forestières, des fleurs, des fruits, des visages, des paysages, et quantité de chats (chartreux ou chats de gouttière, il les adore et photographie sans se lasser !).
Faut-il s'étonner de le voir subitement s'attacher à ce sujet de longue haleine, à cette recherche d'une vérité toute proche ?
Il nous paraît intéressant de donner un éclairage sur les idées personnelles que développe Albert van Ommeslaghe à propos de la photographie.
En mars 1941, au Jeune Barreau de Bruxelles, son confrère Paul Lurquin donne une conférence sur l'Histoire de la Photographie. Il est chargé d'y répondre et d'en donner un commentaire approfondi. C'est l'intérêt du juriste qui apparaît d'abord lorsqu'il fait remarquer que, dès 1862, les Tribunaux ont eu à connaître de la question de savoir si la photographie était un art ou si elle n'en était pas.
La question est toujours pendante !
Il cite les détracteurs pour lesquels « la photographie ne peut être un art, puisqu'elle est essentiellement produite par un automatisme mécanique et chimique qui dispense de qualités personnelles, voire même d'un apprentissage technique. Elle ne peut être un art, disent-ils, puisque les « amateurs » qui, par milliers, portent leur pellicule chez Kodak sont susceptibles de réussir une bonne photographie, et même, effectivement, de temps à autre, la réussiront… »
« Le raisonnement est massif, commente van Ommeslaghe.
Il est même à peu près vrai dans ses prémices. A peu près vrai, donc faux ! »
Et d'insister, au contraire, sur le rôle de l'émotion, qui préside à la création et sur le rôle évident de la personnalité du créateur.
Indubitablement, Albert van Ommeslaghe s'intéresse à la technique. Il la connaît, il la respecte. Mais il précise que « s'il advient que la perfection technique soit atteinte, il faut encore à la photographie véritable ce « quelque chose d'autre » qu'on n'a jamais pu déterminer exactement, ce « quelque chose » qui est le talent, qui est le génie.
Et il conclut : « car la photographie fait bien œuvre d'art en sa branche maîtresse, là où elle est incontestablement le mode d'expression, volontaire, électif et gratuit, par où se traduit un tempérament ».
Sur le plan de la recherche formelle, Albert van Ommeslaghe n'est certes pas un conservateur. Nombre de ses compositions en témoignent. Pourtant, s'agissant de photographier Bruxelles, il ne recherche pas les angles extravagants, et agit avec un profond respect de la réalité.
Lorsqu'il entreprend de photographier systématiquement les petites rues et les impasses en 1952, des quartiers ont déjà disparu, et avec eux quelques trésors d'architecture. Il s'y est pris un peu trop tard, mais tout n'est pas perdu. Parce qu'il sait que tout peut encore arriver, il se met à collectionner les rues, les impasses, les façades avec la même ardeur, la même constance qu'Eugène Atget arpentant Paris cinquante ans plus tôt. Il le fait peut-être avec le même plaisir que Robert Doisneau ou Willy Ronis. Pour ceux-ci, la rue est un théâtre permanent, tendre ou cocasse. Quant à Izis, son Paris est celui du rêve. Les pavés brillants ne peuvent que refléter le mystère des amours nocturnes et la poésie passe par la marchande des quatre-saisons. Pour ces photographes, la ville existe à travers ceux qui l'habitent.
Albert van Ommeslaghe, photographiant Bruxelles, travaille sur un mode plus grave, plus sérieux et la présence de la ville reste prépondérante. Tout au plus laisse-t-il la lumière faire vibrer les vieux murs.
Les gens existent dans les images d'Albert van Ommeslaghe, mais il est vrai qu'ils ne sont pas au premier plan de ses préoccupations. Ils font – dirons-nous – de la figuration intelligente.
Chez eux.
Il s'aperçoit que l'entreprise ne manque pas de charme. Dans les années 50, il fait bon vivre au fond des vieux quartiers. Les enfants y jouent en paix. On sort les chaises pour goûter le petit soleil qui glisse, de temps en temps, le long des murs chaulés, et discuter. Douceur des rues étroites, aux façades étriquées, charme des pavés disjoints et du linge pendu n'importe où.
Indiscret, l'objectif du photographe pénètre par la fenêtre d'un premier étage suspendu sur l'entrée de l'impasse, surprend une femme qui s'y affaire. A la fenêtre du deuxième, un corset et des bas sont mis à sécher.
Le laitier salue le balayeur.
Une petite fille court, heureuse, rue des Six Jeunes Hommes. Un chat noir, immobile, pose pour l'éternité. Il pleut rue de la Cigogne. Une dame presse le pas.
Mais où mettre les poubelles, les seaux, la voiture d'enfant, l'échelle et la charrette à bras ? Dans la rue, évidemment, et cela lui donne du cœur.
Sur un mur, l'humidité dessine de surprenantes taches de géographie. A côté, un morceau d'affiche survit aux surcollages : La Liberté et le (illisible). Grande Fête de Drapeau rouge. Et puis, peint sur les pignons et soubassements : Pacha, Byrrh, Ekla, Trappiste, Coca-Cola…
L'enquête photographique d'Albert van Ommeslaghe sur ce Bruxelles profond, méconnu, a été menée essentiellement en 1952, mais quelques images datent de 1951, et quelques autres sont postérieures (jusqu'en 1955). Elle apparait comme un moment privilégié de son activité, comme une mission dont il s'est senti investi lorsqu'il s'est rendu compte de la profonde mutation que les grands travaux bruxellois pourraient occasionner.
Précisons cependant, pour être juste, qu'une autre motivation s'ajoute à celle-ci. Alors qu'Eugène Atget se préoccupait peu de technique et travaillait avec une chambre de bois, assez rudimentaire, et des plaques 18x24cm, Albert van Ommeslaghe se passionne pour les appareils les plus modernes de son temps.
Il utilise un Super-Ikonta, un Rolleiflex, un Rétina, un Contaflex, et le Leica, bien sûr, avec tous ses objectifs ! Il lui arrive même de tester des appareils à la demande de Cinama, son fournisseur de l'Avenue Louise.
Il connaît l'optique et la chimie de la photographie. Il a appris – en autodidacte – à développer et à agrandir. Il s'en amuse beaucoup d'ailleurs, recadrant ses négatifs dans tous les sens, selon l'esprit du temps. La plupart des photographes, en effet, utilisent des appareils de format carré, 6x6cm, et s'emploient ensuite à en tirer le meilleur parti… dans un rectangle ! Il sait pourtant que la technique n'est qu'un prétexte, que l'appareil et ses objectifs ne créent rien, n'étant que les intermédiaires de l'homme et de ses préoccupations.
Certains regretteront qu'il n'ait guère photographié les beaux quartiers, les boulevards animés, les nouveaux ensembles de bureaux. Pourquoi l'aurait-il fait ? Ils ne lui paraissaient pas menacés dans leur existence ! Il est remarquable qu'il n'ait pas, comme le touriste, photographié les monuments célèbres. Pas une image de Saint-Gudule, et presque rien autour de l'Hôtel de Ville. Tout au plus ne résiste-il pas, au hasard d'une balade, à mettre l'accent sur une borne ou un fronton chargé d'histoire.
Une manière de garder, au moins par l'image et avec juste ce qu'il faut de sentiment, la mémoire de ce qui peut l'être.
Simples, humaines, ses photographies jouent exactement le rôle qui leur est assigné. Elles se veulent des documents parce qu'il est important, à ce moment précis de la vie d'une ville, de les réaliser. Elles sont des œuvres parce qu'il y apporte toute une charge d'émotion, de conviction.
Une question, reste posée… En faisant ces photographies, Albert van Ommeslaghe avait-il le sentiment qu'il « faisait de l'Histoire » ? Réfléchissait-il à propos du style de ses images et aurait-il aimé que l'on considère ses photographies comme des œuvres ?
Sans doute lui suffisait-il de les faire. Consciemment. Sérieusement, mais sans se prendre trop au sérieux. Comme il faisait toutes choses, en dilettante de génie, en honnête homme.
Ce que nous donne Albert van Ommeslaghe, c'est une histoire, mais une histoire vraie.