Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait du catalogue de l’exposition Paysages de Belgique ; celle-ci a eu lieu au musée d’Ixelles du 25 juin au 20 septembre 2015. Pour une lecture comparée, voir : Denis Laoureux & Claire Leblanc (dir.), Paysages de Belgique. Un voyage artistique 1830-2015, Bruxelles, Racine, 2015
Les paysages de la Nation
Le rôle primordial joué par les représentations d’un territoire dans la construction des identités nationales a été mis évidence par de nombreuses études (1). Si la Nation naît d’un postulat et d’une invention, cette dernière n’existe que par l’adhésion collective à cette fiction. Au sein d’une Nation naissante, c’est entre autres par le biais d’images (peintures, illustrations) et de récits (guides de voyage, encyclopédies) que se cristallise et se légitimise cette identité commune composée d’un passé historique et artistique, d’us et de coutumes et d’un espace géographique homogène. Dès 1830, le Gouvernement belge, tout juste constitué, a encouragé les peintres à représenter les hauts faits et protagonistes de son passé. Ces œuvres monumentales, propices à éveiller la fibre patriotique sont arborées dans les expositions officielles puis placées dans les lieux de pouvoir. Si l’implication des peintres d’histoire dans la construction de l’État-Nation est de ce fait très perceptible, peut-on en dire autant des paysagistes ? Bien que considérée comme mineure dans la tradition académique, la peinture de paysage n’en fut pas moins un moyen d’affirmation du sentiment national (2).
Dans les Salons triennaux (3) et les Expositions universelles, les représentations du territoire belge ont toujours côtoyé celles des événements historiques. Ces événements internationaux rassemblant des centaines puis des milliers d’œuvres constituent une promotion d’images en couleur destinées à une large audience. L’enjeu national du tableau de paysage y est double. Tout comme la carte géographique ou les albums de lithographies, le tableau de paysage fait partie des médiums permettant l’appropriation symbolique d’un espace par ses habitants. En outre, à partir des années 1850, alors que la vie artistique s’internationalise, la définition des « écoles nationales » s’intensifie. Dans ce cadre, la représentation des territoires nationaux, participe de l’élaboration d’une identité artistique. Cette dynamique identitaire se perçoit dans l’iconographie des tableaux exposés : durant la seconde moitié du XIXe siècle, les sites belges représentés se concentrent sur une poignée de lieux types permettant de façonner une image paysagère générique de la Belgique. Les représentations des vallées mosanes, des plaines de la Campine, du littoral, des environs de Bruxelles (Tervueren, forêt de Soignes) en constituent les principales facettes.
Entre Meuse pittoresque et Campine sauvage (1830-1860)
Dans les années 1830, l’art du paysage, conditionné par la peinture hollandaise du XVIIe siècle et le canon pittoresque, est régi par des principes de compositions strictes. Si le peintre étudie la réalité en plein air pour obtenir un rendu mimétique de chaque élément, l’œuvre finale relève de leur agencement en atelier afin d’obtenir un point de vue animé et varié. Amélie Favry a montré comment le choix d’un site était autant sous-tendu par cette norme esthétique que par une recherche de « symbolisme national » (4). Ainsi, les artistes, répercutant les images symboliques façonnées par le discours, vont privilégier une approche idyllique de la vie agricole conforme à la vision d’une Belgique dotée d'une terre fertile maîtrisée par des ancêtres laborieux (5). Les paysages d’Henri Van Assche et de Jean-Baptiste de Jonghe, par exemple, montrent bien cette contrée verdoyante peuplée de paysans vaquant à des occupations légères. Les sites et édifices, associés par la littérature aux épisodes historiques du pays, tels que les forêts séculaires, les champs de bataille et les châteaux sont aussi représentés. Un site en particulier est prisé : la vallée mosane. Vantés pour leur pittoresque par les guides de voyage depuis le XVIIIe siècle, les abords de la Meuse avec ses cours d’eau, ses rochers escarpés et ses souvenirs nationaux (rocher Bayard, Citadelle de Dinant) répondent parfaitement aux aspirations de l’époque (6). Dans les années 1840, avec l’apparition des représentations de la Campine, « l’image picturale de la Belgique se dédouble » (7). Les étendues marécageuses et dépeuplées des environs de Genck, dans le Limbourg, sont alors de plus en plus dépeintes par des paysagistes tels que Roffiaen, Lamorinière, De Knyff et Fourmois. Leurs tableaux, présentant souvent une plaine quasiment vide jonchée de marais, de bruyères et de quelques arbres solitaires au lever ou à la tombée du jour, contribueront à l’édification d’une image stéréotypée de la Campine bien connue au début des années 1860 (8). Par la simplification de la composition et chez Fourmois, l’attention portée au rendu d’effets saisis sur le vif, ces représentations annoncent la remise en cause du pittoresque par les peintres réalistes. Aux vues structurées animées de détails succède la poétique mélancolique du vide.
Réalisme et persistances nationales (1860-1880)
Les années 1860 et 1870 sont marquées par une reconfiguration esthétique de la peinture de paysage. Stimulés par le réalisme de Courbet, le pleinairisme de Barbizon et les expérimentations de Constable et de Turner, des artistes tels que Boulenger, Artan, et Dubois s’adonnent à une peinture libérée de toutes conventions académiques. Réalisée en pleine nature, la toile se fait la trace d’un moment d’immersion dans l’environnement. Par un travail au couteau ou à la brosse qui annonce l’impressionnisme, le peintre cherche à saisir l’atmosphère telle qu’observée et ressentie dans l’instant. Les artistes se retrouvent alors aux quatre coins de la Belgique pour vivre et expérimenter ensemble, parmi eux : Coosemans, Asselbergs, Huberti, Rops, Cogen, Van der Hecht, Van Camp, Crépin Tscharner, Goethals et Baron.
En 1868, ces artistes créent la Société libre des Beaux-Arts, une association qui œuvrera à la reconnaissance du réalisme, notamment en accroissant sa visibilité au sein des expositions officielles (9). Il est intéressant de constater que ces artistes vont y exposer un nombre considérable de représentations de la vallée mosane et des plaines de la Campine, soit des sites qui, comme nous l’avons vu, sont déjà investis d’une connotation nationale forte. Si la rupture avec leurs prédécesseurs est esthétique, une partie de leur territoire iconographique reste partagé. Cet attachement aux « paysages de la nation » (10) leur permet de prendre place sur la scène officielle internationale. Dans les années 1860, la pratique moderne d’une peinture de paysage, où la liberté d’exécution s’allie à l’expression d’un tempérament individuel, connaît une effervescence cosmopolite: Belges, Français, Hollandais et Anglais exposent ensemble et se fréquentent dans des villages d’artistes tels que Barbizon (11). Paradoxalement, au sein des expositions, chaque pays cherche à se distinguer, surtout de la France qui revendique son hégémonie (12). Si la visée patriotique des artistes est difficile à évaluer, elle se perçoit nettement dans la critique d’art qui défend leur pratique. Ainsi, Camille Lemonnier s’attelera à démontrer le caractère éminemment national du paysage réaliste qui, de par l’importance qu’il accorde à l’observation directe de la réalité, s’inscrirait en filiation avec la peinture flamande. Cette hérédité serait une évidence, puisqu’acquis aux théories déterministes (13), l’écrivain envisage le « Belge » comme un être en symbiose avec sa terre, nativement enclin à la dépeindre avec sincérité. Les pâtes généreuses et les couleurs sombres qui caractérisent son travail coïncideraient avec sa nature « rude » elle-même liée aux particularités physionomiques et climatologiques de son territoire. On retrouve dans les textes d’époque cette idée d’un art belge austère et sincère distinct d’un art français plaisant caractérisé par des tons plus clairs et une facture légère. La Campine est érigée comme l’antithèse du paysage français (14). L’iconographie paysagère relève de l’identité artistique belge.
Les peintres réalistes vont également s’approprier des lieux nouveaux qui seront de ce fait, plus spécialement associés aux innovations plastiques. Dès les années 1860, les environs de Bruxelles dont Tervueren, mais aussi La Hulpe et la forêt de Soignes sont des sites de prédilection pour Van Camp, Boulanger, Montigny et Coosemans. Le littoral de la mer du Nord (15), encore sauvage dans les années 1880, constitue également un site prisé par Artan, Rops, Hermans et Verwée. Avec Paul-Jean Clays, Louis Artan est l’un des premiers marinistes belges à envisager la mer, non comme arrière-plan, mais comme sujet à part entière. Depuis son atelier sur pilotis installé sur la plage, le peintre en saisit les variations climatiques avec une fougue gestuelle frôlant parfois l’expressionnisme. La mer sera d’ailleurs un site de prédilection pour plusieurs artistes de la génération suivante tels que Guillaume Vogels, James Ensor et Constant Permeke qui, triturant la matière, feront de la mer le support par excellence d’une projection des ressentis intérieurs.
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Ces différents lieux, qui entre 1830 et 1880 ont contribué à l’édification d’une iconographie nationale, attireront encore de nombreux artistes de la fin de siècle. Toutes les tendances liées à une appréhension sensitive du monde s'exerceront dans ces lieux de villégiature alors très fréquentés. Outre la mer, Vogels représentera beaucoup les environs de Bruxelles. On retrouve les dunes du littoral et les plaines du Limbourg dans les œuvres d’Isidore Verheyden, d’Anna Boch, de Louise Héger, d’Émile Claus et de Théo Van Rysselberghe. Mais progressivement, dans le milieu d’avant-garde, l’importance de l’ancrage territorial s’efface au profit d’une expérimentation plastique pure au sein de laquelle le motif paysager se fait espace de projection des sensations et, avec l’apparition du symbolisme, accès vers une réalité transcendante.
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