Introduction
« Le Barbizon belge » telle est l’expression qu’utilisent les critiques dès le 19ième siècle pour décrire le petit groupe de peintres aux aspirations communes, la Nature pour seul maître et le pleinairisme, réunis par Hippolyte Boulenger lorsqu’il fonde une école à Tervueren, village éponyme, en 1863. Ou 1866. Voire 1880… Acceptée aujourd’hui, l’appellation École de Tervueren se révèle ambiguë dès que l’on s’y penche et que l’on s’attèle à cerner la réalité qu’elle désigne. Outre l’absence de témoignages des membres eux-mêmes (1), « il n’existe aucune publication récente consacrée à l’École de Tervueren. Et qui plus est, l’amateur d’art doit se contenter d’ouvrages et d’articles qui remontent au premier quart du 20ième siècle […] ». Herman De Vilder, par ces mots, ouvre l’introduction de l’ouvrage qu’il a consacré à l’École de Tervueren en 2000 (2). Le livre répond à la volonté d’une ASBL, De Vrienden van de School van Tervuren, fondée pour l’étude de cette École (3) et unique source contemporaine sur la question.
Malgré un manque de sources sur sa réalité historique, le terme École de Tervueren s’est inscrit dans l’histoire de l’art. Cette inscription très progressive prend naissance dans la presse, relayée par les ouvrages de critiques d’art puis les expositions. L’étude de ce phénomène implique donc dans un premier temps le dépouillement de la presse belge d’époque. À côté du Journal des Beaux-Arts et de la littérature (4), les journaux dépouillés (5) ont été choisis sur la base de l’ouvrage de Paul Aron et Pierre-Yves Soucy, Les Revues littéraires belges de langue française de 1830 à nos jours (6) et celui de Claudette Sarlet, Les Écrivains d’art en Belgique (7). Vu la relation particulière qu’entretenait le monde artistique belge avec la métropole qu’était Paris alors, et parce que la plupart des membres de l’École de Tervueren se rendaient à Barbizon ou Paris, ou bien y étaient exposés, la presse française fait également figure de témoin intéressant (8). Cette fortune critique du terme École de Tervueren concerne ensuite, outre la presse, les ouvrages d’art. C’est enfin après l’étude de son passage dans les expositions que peut se dessiner plus précisément la manière dont s’est peu à peu profilé puis incrusté, jusqu’à devenir aujourd’hui un objet de l’histoire de l’art, un concept aux origines fragiles : une plaisanterie.
À la source, l’épisode 1866
Le catalogue de l’Exposition générale des Beaux-Arts (9) de 1866 à Bruxelles stipule dans son règlement que tous les artistes participant sont invités à « mentionner le nom de leurs maîtres, ou l’Académie dans laquelle ils ont fait leurs études » (10). C’est au sujet de cette invitation qu’auraient discuté Joseph-Théodore Coosemans, Jules Raeymaekers, Hippolyte Boulenger, Alphonse Asselbergs et Jules Montigny (11) attablés à l’Auberge du Renard, où les artistes se retrouvaient après une journée de peinture dans les campagnes de Tervueren. Plaisantant, Jules Raeymaekers aurait lancé l’idée de se proclamer de l’École de Tervueren.
L’anecdote ne nous est rapportée que par les écrits d’auteurs, tel Jules Du Jardin (12) ; aucune source de première main ne la confirme, si ce n’est la présence, effectivement, d’élève de l’École de Tervueren à la suite des noms de Boulenger et Raeymaekers dans le catalogue de l’Exposition générale de 1866 (13). Il est toutefois très probable que comme nous l’indique Jules Du Jardin l’inscription relève d’une ironie vis-à-vis de l’Institution et ses règles et rien de plus : plusieurs éléments invitent à penser qu’elle n’indique pas une volonté de la part des peintres d’affirmer une unité de groupe. D’abord, seuls Hippolyte Boulenger et Jules Raeymaekers font inscrire à la suite de leurs noms, dans le catalogue, cette appartenance à l’École de Tervueren. Ensuite, aucun catalogue des expositions triennales où ces peintres exposeront par la suite ne reprend cette appartenance.
Enfin, deux ans après l’apparition du terme École de Tervueren dans le catalogue de 1866, la Société libre des Beaux-Arts (14) se forme et compte parmi ses membres, selon la liste (15) rédigée par Camille Van Camp (16), tous les peintres de l’École de Tervueren si ce n’est Hippolyte Boulenger. Il est significatif que L’Art libre, organe de combat de la Société libre des Beaux-Arts (17), ne mentionne jamais d’École de Tervueren, pas même lorsqu’il évoque plusieurs de ses membres (qui ne sont pas plus rapprochés les uns des autres que les autres peintres cités) en 1872, dans un article consacré à l’exposition du Cercle artistique et littéraire (18). Si École de Tervueren il y a, elle n’est à aucun moment évoquée par la Société qui regroupe pourtant, entre autres, presque tous ses membres, ni utilisée comme antécédent de leur démarche. Une plaisanterie, donc ? En tout cas une mention ponctuelle, que les amis de Tervueren ne retiendront plus par la suite. Le terme d’École de Tervueren a pourtant survécu à sa nature anecdotique. Pourquoi ?
L’inscription du terme à travers le temps
La presse
L’inscription du terme École de Tervueren dans l’histoire de l’art prend naissance dans la presse, relayée par les ouvrages de critiques d’art puis les expositions. La période considérée dans le dépouillement des journaux d’époque commence en 1866, date de la mention du terme dans le catalogue de l’Exposition générale de Bruxelles. Dès 1881, le terme passe dans un domaine nouveau : l’ouvrage d’art. L’étude de sa réception dans la presse se prolonge néanmoins jusqu’au début du siècle suivant pour observer la décroissance de ses mentions à partir du milieu des années 1880. Différentes formes de mentions apparaissent : tantôt l’École de Tervueren est remise en question avec des expressions telles l’École dite de Tervueren, la soi-disant École de Tervueren, tantôt elle est citée sans remise en question. Parfois Tervueren seule, sans École, est mentionnée comme un lieu de rassemblement de peintres, parfois la presse fait seulement mention d’Hippolyte Boulenger ou d’un ou plusieurs membres de l’École de Tervueren, comprise ici au sens très large qui apparaît au milieu du 20ième siècle (19), sans allusion à l’École elle-même.
En 1866 seul Victor Joli dans Le Sancho aurait noté l’événement : un petit groupe, à Tervueren, a l’audace de s’annoncer École (20). Aucun autre journal ne semble relever l’épisode et ce n’est qu’en 1868, deux ans plus tard, que le terme est repris : le Journal des Beaux-Arts et de la Littérature consacre un article au Salon de Gand et annonce que « Monsieur Asselberghs [sic] fait partie de cette école dite de Tervueren », école que l’auteur loue et propose comme alternative belge à Barbizon, meilleure même que Barbizon ; « nos Tervueriens [sic] y vont plus solidement » (21). En 1870, dans un article consacré au Salon d’Anvers (22), l’École de Tervueren semble pleinement acceptée comme telle et le critique ne s’adresse à ses membres qu’à travers cette appellation, comme une entité, eux-mêmes n’étant pas cités individuellement. Comme déjà présenté ci-dessus, il est intéressant de noter que l’organe de la Société libre des Beaux-Arts, L’Art libre, ne mentionne jamais l’École de Tervueren, même lorsqu’en 1872, un de ses articles examine la participation des membres de cette dernière au Salon du Cercle artistique et littéraire de Bruxelles.
Un regroupement de mentions autour de l’année 1874 dessine la tendance la plus marquée. Le phénomène s’explique facilement : le 4 juillet 1874 Hippolyte Boulenger meurt, âgé de 37 ans. L’évènement fait les gorges chaudes et Boulenger, alors reconnu et apprécié (23), semble par sa mort précoce participer à ancrer l’idée d’une École de Tervueren, systématiquement citée après son nom comme un de ses apports au monde artistique. Avant 1874 une ambiguïté flottait autour du groupe : Joseph-Théodore Coosemans, vite apprécié également par la critique était parfois présenté comme la figure de proue de l’École. La mort de Boulenger semble lui assigner la place une fois pour toutes ; après 1874 il sera seul présenté comme fondateur de l’École de Tervueren (24).
À partir de 1874, si tous les journaux ne mentionnent pas l’École de Tervueren lorsqu’ils parlent d’un de ses membres (25), ceux qui citent l’École ne semblent plus remettre le concept en question. Dans les années 1880, l’École de Tervueren est moins abordée par la presse, qui souvent y voit un élément dépassé de l’histoire artistique (26). La situation artistique de la scène belge est en effet occupée par de nouveaux bataillons qui poursuivent la chasse à la modernité, et à la Société libre des Beaux-Arts, prolongée (27) dans la Chrysalide (28), a succédé le groupe des Vingt en réponse à L’Essor (29). L’École de Tervueren n’est plus remise en question par la presse ; l’École n’est en fait quasiment plus mentionnée, la presse cherche probablement ailleurs la modernité belge. Il est intéressant de noter que L’Art moderne, fondé en 1881 pour prôner un art social en même temps que la plus grande modernité (30), commence, en 1882, par mentionner l’École de Tervueren à la suite du nom de Boulenger, son « chef » (31). Il s’efface ensuite sur la question jusqu’en 1886, où Tervueren, comme lieu de rassemblement de peintres, est relégué au passé : « À Brasschaet comme à Tervueren, on a voulu faire de l’art neuf, mais l’on n’a su se dépouiller entièrement de certaines préoccupations du déjà-vu. » (32). Cette attitude de L’Art moderne résume à petite échelle la réception qu’a connue le terme d’École de Tervueren dans la presse belge : après des débuts maigres et ambigus, le terme est repris et affirmé autour de 1874 pour se retirer doucement par la suite. Mais se retirer de la presse n’implique pas de s’être effacé des consciences, et de fait, en 1881, il apparaît dans un ouvrage sur l’art, média plus stable que les journaux et qui le conduira jusqu’aux cimaises.
Le terme École de Tervueren est en France bien moins présent qu’en Belgique. Il n’apparaît dans la presse dépouillée qu’à partir de 1874. Encore une fois, la mort de Boulenger en est la cause première. À aucun moment, de 1866 au début du 20ième siècle, la nature de l’École de Tervueren n’est remise en question dans la presse française. Pourtant, les articles qui mentionnent l’École ou ses membres sont le plus souvent rédigés par des correspondants belges tels Charles Tardieu (33) ou Camille Lemonnier (34). Ils sont critiques d’art, belges, et mentionneront l’École dans leurs ouvrages, il est donc fort probable qu’ils aient été au courant des discussions sur sa nature. L’on pourrait penser qu’ils évitent de souligner le caractère ambigu de l’École de Tervueren en France, tout occupés de construire, à Paris, une identité belge unie dans sa modernité.
L’École de Tervueren, si elle n’est pas remise en question, n’en est pas pour autant brandie comme étendard belge, loin de là. Elle est principalement citée comme l’appartenance des peintres mentionnés, sans plus amples descriptions. Le fait qu’elle ne soit pas plus utilisée par les Belges lorsqu’ils vont défendre leur modernité à Paris constitue un indice intéressant sur la place qui lui est accordée en Belgique. Quelle qu’importante que soit l’ambiguïté de cette École, une fois considérée la situation belge des années 1860-1880 l’on devrait s’attendre à ce que les critiques la mentionnent bien plus, en Belgique et à l’étranger. D’abord, la Belgique est dans ces années en pleine construction de son identité, elle se constitue un patrimoine moderne propre (35) et le paysage, dans ce processus, joue un rôle important (36). Ensuite, avec la construction de l’État, la période voit naître les premiers écrivains belges et ceux-ci, pour établir leur valeur et légitimité, utilisent l’assise de la culture artistique belge, séculairement picturale (37).
Camille Lemonnier, critique d’art avant de devenir écrivain, est l’auteur de cinq des douze mentions de Tervueren en France entre 1874 et 1904, dans les journaux étudiés. Ce n’est cependant qu’en 1879 qu’il parle de la fondation, à Tervueren, d’une école (38). En 1874 et en 1876, Tervueren est dans ses lignes un lieu artistique, comparable à Anseremme (39). Cette présence importante du critique en France lorsque Tervueren est évoquée relève sans-doute davantage de la célébrité et l’ambition de Lemonnier (40), qui cherche à s’ancrer à Paris et y est fort présent lorsqu’il s’agit de présenter l’art belge, que d’un intérêt marqué de sa part pour Tervueren. L’hypothèse se justifie d’autant plus qu’en Belgique Lemonnier ne mentionne pas davantage cette École de Tervueren qu’à Paris, ni dans ses articles, ni dans ses critiques des Salons, lorsqu’il en cite pourtant des membres (41).
S’il est important de s’attarder ici sur Camille Lemonnier, c’est parce que ce dernier sert de référent en grande mesure aux écrivains qui mentionnent l’École de Tervueren dans leurs ouvrages. En citant Lemonnier presque systématiquement, les auteurs du 19ième et 20ième donnent involontairement l’impression que le critique s’était attelé à défendre la petite École avec verve. La comparaison entre eux des textes de Lemonnier révèle une réalité différente. Recourir à Lemonnier au 19ième siècle semble normal, vu la pratique de l’histoire à l’époque, et ne mérite sans doute pas plus ample examen. Il n’est par contre pas incohérent de s’interroger sur l’objectif des auteurs qui au 21ième citeront Lemonnier comme le grand défenseur des peintres de Tervueren, et de considérer les conséquences qu’une telle proposition entraîne.
Les ouvrages
Le premier auteur à mentionner l’École de Tervueren n’est pas Camille Lemonnier mais Lucien Solvay, lorsqu’en 1881, dans L’Art et la liberté, il retrace l’histoire du paysage en Belgique (42). Solvay parle du début anecdotique de l’École mais la considère bien comme une école (au sens d’un regroupement volontaire et soudé) et note que la mort de sa figure de proue, Boulenger, consacre sa réputation (43). La même année paraît le troisième volume de Cinquante ans de Liberté, dans lequel Camille Lemonnier a rédigé son Histoire des Beaux-Arts en Belgique (44). Lemonnier, qui pourtant parle d’Hippolyte Boulenger à Tervueren, ne fait à aucun moment référence à une école. Tervueren est une bourgade, où Boulenger prend pour seul maître la nature. Figure majeure, il n’est pas le chef d’une école à Tervueren, il est un acteur de la modernité qui, en Belgique, s’exprime à travers les paysagistes (45).
Sept ans plus tard, en 1888, paraît La Belgique (46), où Lemonnier tient vis-à-vis de Tervueren un propos nouveau (47) : « vers 1880, un jeune peintre [Hippolyte Boulenger] allait fonder […] une libre académie d’art qu’il appelait l’École de Tervueren » (48). Par libre académie d’art, Lemonnier distingue ici le regroupement de nos quelques peintres de Tervueren des autres lieux analogues, tel Anseremme et son auberge Au Repos des Artistes (49), ou Brasschaet, « qui a aussi sa colonie d’artistes en quête d’impressions sauvages » (50), qui ne sont pas apparentés par l’écrivain aux termes école ou académie. Lemonnier note donc en 1888 une structure particulière à Tervueren. Cependant, l’écrivain, qui s’annonce ami proche des peintres de Tervueren (51), semble omettre avec l’épisode de la plaisanterie la date même de celle-ci, et retient 1880 et non 1866 pour date de fondation de l’académie.
L’attitude ambigüe de Lemonnier, quelle qu’en soit la raison, n’est pas relevée par les auteurs qui recourent à ses témoignages pour étayer leurs lignes sur l’École de Tervueren. Ainsi, le prochain ouvrage à reprendre le terme d’École de Tervueren est celui d’Edmond-Louis De Taeye, en 1894, qui cite la description que donne Camille Lemonnier des journées de l’École, dans Le Progrès en 1887 (52). C’est également ce que fait Jules Du Jardin en 1899 dans son chapitre l’École de Tervueren (53). Le grand nombre d’ouvrages aujourd’hui consacrés à Lemonnier témoigne de son importance dans le monde littéraire et artistique. Son renom semble lui donner, au 19ième, le crédit suffisant pour être cité comme témoin de l’École de Tervueren. Au 21ième siècle c’est ce renom qu’utilisent Herman De Vilder et Maurits Wynants pour asseoir la valeur des peintres de Tervueren : Lemonnier avait l’œil clairvoyant […] Il ne cessa de soutenir Boulenger et ses amis et consacra de nombreux articles à l’École de Tervueren (54).
En réalité, outre le fait que Lemonnier parle assez peu et tard de l’École de Tervueren dans la presse, en termes de contenu il écrit très peu de textes différents sur Tervueren ou ses peintres : sept ouvrages reprennent en fait trois écrits différents, tels quels ou détaillés. Lemonnier mentionne Hippolyte Boulenger dans son Salon de Bruxelles (55) de 1866 sans allusion à une École de Tervueren. Les Peintres de la vie (56), en 1888, reprend le texte du Salon de Bruxelles de 1866 et du Salon de Paris (57) de 1870, toujours sans École de Tervueren. Un long article sur Boulenger paru dans la Gazette des Beaux-Arts de Paris en 1879 (58) sert à la fois pour l’Histoire des Beaux-Arts en Belgique (59) en 1880 et l’École belge de peinture en 1906. La Belgique (60), en 1888, se distingue par un discours curieusement différent des autres, annonçant à Tervueren une académie libre, avec une date de fondation inexpliquée.
Les expositions
Peu nombreux sont les ouvrages sur l’art belge à la fin du 19ième siècle, moins nombreux encore ceux qui mentionnent l’École de Tervueren (61). Lucien Solvay ouvre la voie en 1881, suivi par Camille Lemonnier dès 1888, Charles de Taeye en 1894 et Jules Du Jardin en 1899. Quelle que soit sa récurrence, le terme est désormais accepté et le concept consolidé par sa présence dans des ouvrages de référence ; conscients de l’origine légère du terme, les auteurs n’en conçoivent pas moins qu’il existe à Tervueren une « École célèbre» (62). Les mentions de l’École de Tervueren, au début du 20ième, sont encore plus rares qu’au 19ième mais elles pénètrent un nouveau média : l’exposition. En 1905, dans le catalogue de l’exposition consacrée à Joseph-Théodore Coosemans par le Cercle artistique et littéraire de Bruxelles (63), Charles Tardieu insiste sur le caractère très large qu’il faut conférer à l’appellation École de Tervueren (64) :
L’École de Tervueren ne fut jamais une école au sens littéral du mot, l’individualité du sentiment étant en quelque sorte le principe et la foi, sinon la loi, des artistes qu’elle groupa. Aujourd’hui elle n’existe plus même au sens local du mot. Mais il y a mieux, elle est partout. […] Tout paysagiste est de l’École de Tervueren.
Tardieu brouille les contours du concept d’École de Tervueren en l’ouvrant à tout paysagiste talentueux mais affirme en même temps l’appellation : « Et c’est pourquoi nous saluons l’École de Tervueren et Joseph Coosemans, un de ses plus glorieux représentants » (65). C’est la première fois que le terme est utilisé dans la présentation d’une exposition, et cela, en plus de son origine ambigüe, amène sans doute Charles Tardieu à l’avancer avec précaution ; il ouvre tant le domaine couvert par l’expression qu’il n’y a plus lieu de la récuser.
Le 31 mai 1924 s’ouvre à Tervueren une exposition intitulée « L’École de Tervueren » (66). Les guillemets font partie du titre et dès la première ligne de l’introduction du catalogue, l’auteur met les choses au clair : « Il n’y a jamais eu, à proprement parler, une École de Tervueren » (67). L’entrée en jeu se nuance par la suite ; il n’y a pas d’école au sens strict, mais il y a bien un groupe de peintres aux pratiques artistiques proches, réunis au Renard par l’amitié. Il y a une école, donc, mais elle n’est pas classique ni structurée. Annoncer qu’il n’y a pas d’École de Tervueren sans revenir sur son affirmation eût rendu l’exposition incohérente et dès la seconde ligne de son introduction, l’auteur note que la notion « née d’une bravade, appartient pourtant à l’histoire de notre peinture ». En fait, cette exposition elle-même participe à l’entrée de l’École de Tervueren dans l’histoire de l’art.
Après 1924, l’œuvre d’Hippolyte Boulenger s’est vu consacrer une exposition rétrospective dans la galerie Georges Giroux en 1931 (68). Gustave Vanzype (69), à qui l’on peut sans doute attribuer le texte introductif du catalogue de 1924 cité ci-dessus (70), mentionne ici encore le débat qu’a suscité l’appellation École de Tervueren dès sa naissance mais ajoute sans explication claire que « cette expression : “École de Tervueren” est autre chose qu’une boutade » (71). La proposition n’est pas plus développée, l’École de Tervueren c’est bien, dans le chef de Vanzype, une entité réelle, mais l’auteur ne s’engage dans aucune définition plus précise. Vanzype caractérise les peintres de Tervueren par le paysage et la sincérité du sentiment qui le traite (72) mais ces traits sont facilement attribuables à bon nombre de peintres de l’époque, qui ne sont pas pour autant repris dans l’École. Gustave Vanzype reprend visiblement la conception de l’École de Tervueren qu’en ont donné les premiers auteurs et celle-ci, via ce texte introductif à l’exposition, s’affirme encore davantage.
L’étude que nous livre Paul Colin (73) d’Hippolyte Boulenger en 1934 (74), soit soixante ans après la mort de ce dernier, est plus détaillée que tous les écrits antécédents. Après avoir mentionné l’épisode de l’inscription d’École de
Tervueren dans le catalogue de 1866 et les réactions déclenchées, Colin s’attèle à « dissiper un malentendu » (75) :
L’École de Tervueren n’est ni une émanation ni un reflet de celle de Barbizon. […]. Peut-être les gens du ‘Renard’ ont-ils rempli, dans les cadres de l’école belge la mission que ceux de Barbizon avaient accomplie en France. Mais en tout cas, ce serait avec des moyens d’expression si différents […].
Le « malentendu », pour Colin, n’est pas l’École de Tervueren en soi, c’est son assimilation à celle de Barbizon. Volontairement ou non, en détournant l’attention du problème initial (c’est contre le fait que se prétende exister une école à Tervueren que se serait insurgé Victor Joly, en 1866) pour la poser sur ce problème secondaire (le rapport d’influence ou non entre Barbizon et l’École de Tervueren) Colin présuppose et donc corrobore l’existence d’une École de Tervueren.
Le 15 avril 1967, Tervueren accueille à nouveau une exposition qui fait date : L’École de Tervueren (76). Cette fois, les guillemets sont absents du titre et de fait, même s’ils encadrent encore le terme dans le texte du catalogue, l’exposition affirme bien l’École. André A. Moerman, attaché auprès des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, est l’auteur du texte introductif à l’exposition, pour la rédaction duquel il se base en grande partie sur les auteurs mentionnés ci-dessus. Après avoir introduit l’École de Tervueren par une mise en parallèle avec celle de Barbizon : « Rousseau déclarait : “Notre art ne peut atteindre au pathétique que par la sincérité”. Cela aurait pu être aussi le mot d’ordre des maîtres de l’“École de Tervueren” » (77), Moerman continue son étude de ce « groupe qu’on a appelé, pour la commodité, “l’École de Tervueren”» considérant pleinement qu’il y a à Tervueren « une école de paysage ».
Sans avancer pour autant que Moerman utilise le concept d’une École de Tervueren pour justifier une exposition, force est de noter qu’encore une fois, comme dans le cas de l’exposition de 1924, nier l’École eût ôté toute valeur à l’exposition. Jusqu’ici, l’École de Tervueren ne sortait pas du cadre privé de la galerie, le fait que cette fois l’École soit exposée « en collaboration avec les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique » (78), institution scientifique, n’est sans doute pas insignifiant dans le processus de son ancrage dans l’histoire de l’art. D’autres ouvrages et expositions reprenant l’École de Tervueren suivront, par exemple en 1974, pour le centenaire de la mort d’Hippolyte Boulenger (79).
Dans le catalogue de l’exposition sur Georges Le Brun tenue d’octobre 2015 à mars 2016 au musée Félicien Rops (80), Jean-Marie Klinkenberg (81) introduit une nuance bienvenue sur la définition du terme « école » (82) :
On peut en effet distinguer deux conceptions de l’école, l’une étroite, l’autre large. Pour la première, une école est un groupe organisé de personnes […] “qui se réclament d’un même maître ou professent les mêmes doctrines”(Le Petit Robert) ; pour la seconde, c’est un ensemble de producteurs que l’on peut s’autoriser à rapprocher en raison de leurs origines communes ou de leur parenté stylistique.
À Verviers, les artistes désignés sous le terme école n’en ont pas lancé l’expression (83). À Tervueren, ce seraient Raeymaekers et Boulenger qui auraient ouvert la voie en indiquant École de Tervueren dans le catalogue de l’exposition de 1866. En fait, ces derniers, de même que leurs amis de l’Auberge du Renard, n’en ont pas pour autant souhaité se démarquer en tant qu’école. Tout comme l’idée de l’école de Verviers « prend corps après la disparition de Le Brun » (84), c’est à la mort de son représentant, Boulenger, que démarre réellement l’idée d’une « École de Tervueren ».
Il n’y a pas eu, au sens strict, d’école de Tervueren. Les premiers écrivains en sont conscients et en témoignent dans leurs ouvrages. Si l’on s’attèle néanmoins depuis le 19ième siècle à regrouper une poignée d’artistes qui peignent, entre-autres, à Tervueren, c’est en se justifiant par leur unité en matière d’idéal : « n’accepter pour maître que la nature » (85), de style : un réalisme lyrique (86), d’influence : Barbizon (87), et de méthode : un semipleinairisme. En fait, ces caractéristiques pourraient s’attribuer à bon nombre de peintres modernes de l’époque (88) ; Tervueren n’est pas le foyer de cette mode qui balaye l’Europe (89) et déjà en 1905 Charles Tardieu le souligne en gardant cette dénomination École de Tervueren à condition de l’étendre à tout paysagiste, « qui demande à un site […] l’adaptation émue du lyrisme intime de l’artiste » (90). Si Tervueren n’est pas le foyer d’une spécificité, il n’y a donc pas non plus d’école au sens large, comme l’entend Klinkenberg.
Fig. 5 – Alphonse Asselbergs (1939–1916), Un jour de mars à la Mare aux Fées. Forêt de Fontainebleau. 1876, 90,5x151 cm. |
Dès les premières mentions, les peintres de Tervueren sont avancés par certains auteurs comme les émules belges de l’École de Barbizon. Les peintres du Renard fréquentent effectivement, comme nombre de contemporains, le domaine royal de Fontainebleau et ses pionniers paysagistes. L’idée que le domaine royal de Tervueren ait porté un petit Barbizon belge, si elle n’est pas toujours suivie, marque néanmoins, opérant par raccourci et participant à dessiner une image. Le terme école utilisé alors est en réalité vague, il indique une communauté symbolique autant qu’un ancrage géographique, marqué par le contexte d’édification nationale.
Tervueren, au 19ième siècle, constitue un des lieux identitaires belges, à l’instar de la Campine ou de la Mer du Nord (91). Comme Anseremme entre la Meuse et la Lesse, il rassemble quelques peintres paysagistes, sans doute liés d’amitié. Leur réunion est libre, non structurée, et sur le plan artistique ils ne se distinguent pas, ensemble, des autres paysagistes contemporains de Belgique. L’École de Tervueren, parce que le terme a été repris par la presse, les ouvrages puis les expositions, est pourtant devenue un objet de l’histoire de l’art, l’exposition de Louvain en témoigne. Ce concept d’École de Tervueren, s’il ne renvoie pas à une réalité au moment de son apparition, renvoie aujourd’hui au moins au long processus de sa construction, voire de son appropriation.
Conclusion : un paradoxe
Les premières années qui suivent l’« épisode 1866 » mentionnent peu l’École de Tervueren, le terme apparaît dans quelques articles qui hésitent à le prendre au sérieux. La mort de Boulenger, en 1874, stimule son acceptation. À partir des années 1880, l’École est reprise par les écrivains d’art tout en accusant, dans la presse, une baisse d’intérêt notable. Elle est acceptée cependant, en général évoquée comme un exemple de l’art dépassé. Entre 1905, où Charles Tardieu lui consacre l’introduction de l’exposition Coosemans, et 1924, il n’y a qu’un pas à franchir : en faire elle-même le sujet de l’exposition. La voie est ouverte, l’École pénètre les expositions, d’abord en galerie, puis dans les musées.
L’École de Tervueren, c’est aussi l’histoire d’un paradoxe. Si elle devient un objet scientifique, c’est malgré l’absence de sources sur son sujet, absence elle-même due au peu de réalité historique que l’École représente. L’absence de sources de première main en interdit l’étude approfondie, demeurent pour ceci les sources de seconde main. Celles-là sont maigres également ; l’on confère alors aux derniers ouvrages sur la question une grande importance. D’une part, donc, le nombre réduit de sources, primaires et secondaires, donne aux écrits contemporains valeur de référence. D’autre part, les auteurs, depuis les premiers jusqu’aux contemporains, se basent les uns sur les autres. Camille Lemonnier, le plus cité d’entre eux, l’est sans doute davantage au nom de sa réputation que de la précision de son témoignage. Tous mentionnent que l’École de Tervueren n’est pas à prendre dans un sens trop strict, et que les peintres s’y rassemblent parfois et par hasard. Pourtant, École de Tervueren continue d’être employé. L’on s’accorde tacitement à considérer comme ses membres le premier noyau décrit par les auteurs du 19ième, élargi au gré des expositions à tous les peintres qui passent par la bourgade. Outre le lieu, un ensemble de critères regroupent ces artistes, critères en réalité autant élargis que l’École elle-même et que l’on peut généralement attribuer au réalisme des années 1860 et 1870 en Belgique.
Quelles qu’en soient les raisons, exposition ou construction identitaire communale, et qu’elles soient conscientes ou non, continuer à la suite des premiers journalistes de réunir des peintres sous ce terme École de Tervueren vient soutenir un concept nommé comme tel, qu’importe si son contenu évolue. Une École de Tervueren est née, non pas de la plaisanterie de quelques amis en 1866 mais d’un long processus de réception et d’historiographie. Devenue un objet de l’histoire de l’art, l’École de Tervueren, sans guillemets, a acquis aujourd’hui une légitimité institutionnelle.