A propos du retable des saints Crépin et Crépinien. Les deux volets méconnus du Musée des Beaux-arts de Moscou
La publication du volume du « Corpus » des Primitifs flamands consacré aux musées de Pologne a permis de clarifier certains des problèmes stylistiques et iconographiques posés par un important retable flamand, sans doute bruxellois, dont le panneau central appartient au Musée National de Varsovie (1). Ce retable, qui remonte à la première décennie du XVIe siècle, évoque la Légende des saints Crépin et Crépinien . Biaiostocki, l'auteur du volume du « Corpus », a fort justement établi un rapport avec le volet droit d'un autre retable bruxellois, le Triptyque des Miracles (2).Il est clair, en effet, que le panneau avec la Résurrection de Lazare est dû à la même main que le Retable des saints Crépin et Crépinien. Les deux œuvres figurèrent en 1969, à Bruges, à l'exposition des « Primitifs flamands anonymes ». Leur confrontation directe confirma la validité du rapprochement opéré par Biaiostocki.
À la même exposition, on pouvait voir aussi plusieurs œuvres du Maître de la Légende de sainte Barbe, un autre peintre bruxellois. Ces œuvres invitaient à de nouveaux rapprochements. Il apparut clairement, en effet, que le Maître des saints Crépin et Crépinien et le Maître de la Légende de sainte Barbe offraient de nombreux points de contact. Qui plus est, il existait même une quasi-identité de style entre certaines œuvres reprises dans le catalogue peu homogène de ce dernier et le retable partagé entre Varsovie et Bruxelles. On put ainsi constater que les meilleures parties du cycle éponyme du Maître de la Légende de sainte Barbe, scindé entre Bruxelles et Bruges, présentaient de surprenantes affinités avec les peintures du groupe Varsovie-Melbourne et qu'il en allait de même avec une partie du Retable de Job du Musée Wallraf-Richartz de Cologne, une œuvre que l'on donne traditionnellement à ce peintre, bien que d'autres mains encore y soient reconnaissables (3).
Il n'entre pas dans les visées de l'auteur de cet article d'analyser plus en détail cet ensemble de tableaux, ni d'en discuter l'homogénéité, les affinités et les ramifications (4). Je souhaiterais plutôt présenter deux tableaux que j'ai découverts à Moscou il y a déjà un certain temps. Ceux-ci firent partie du Retable des saints Crépin et Crépinien, bien qu'ils n'aient jamais été mentionnés dans les études qui lui furent consacrées (5). Dans le volume du « Corpus » susmentionné, Bialostocki avait attiré l'attention sur deux autres tableaux de format vertical qui se trouvaient alors dans une collection privée parisienne. De par leur thème et leurs dimensions, ils avaient dû constituer le double volet droit du panneau de Varsovie (fig. 2). Ces deux tableaux furent acquis par le Musée Communal de Bruxelles. Comme l'indique une inscription au verso, ils furent transposés sur toile à Saint-Pétersbourg en 1860 par un certain G. Wilcken (6).La surface picturale est usée. Quant au double volet gauche qui complétait aussi le panneau de Varsovie, il n'a toujours pas été retrouvé. Lors d'une visite au Musée Pouchkine de Moscou, en 1977, à l'occasion d'un congrès de l'ICOM, j'eus l'attention attirée par deux tableaux qui, de prime abord, présentaient les mêmes caractéristiques de style que le Retable des saints Crépin et Crépinien, et dont les dimensions me paraissaient correspondre à celles des volets de Bruxelles (7) (figg. 3-7). Cette impression put être confirmée par un examen approfondi des tableaux de Moscou, lequel démontra que ceux-ci n'étaient rien d'autre que le revers scié du double volet droit du polyptyque fragmentaire. Outre les parentés stylistiques, ce sont surtout les analogies matérielles et thématiques qui permettent d'assurer que les volets de Bruxelles et de Moscou formaient bien jadis un seul et unique ensemble.
Une inscription au revers des tableaux de Moscou indique d'ailleurs qu'ils furent eux aussi transposés de bois sur toile en 1860, à Saint-Pétersbourg, par G. Wilcken. Les châssis utilisés à cette occasion mesurent 97,8 x 39,2 cm, ce qui correspond aux dimensions intérieures des volets de Bruxelles (97 x 38 et 97 x 37,6 cm, en tenant compte du recouvrement par le cadre actueI (8) ). Sur les volets de Moscou, les barbes sont encore visibles des quatre côtés, ainsi que la jointure verticale séparant les deux planches dont chacun des panneaux était constitué. À Bruxelles aussi, cette jointure demeure visible même si, sur le volet gauche, suite à la transposition sur toile, elle est devenue moins facilement reconnaissable et présente un tracé irrégulier.
La jointure visible sur le volet gauche de Moscou et sur le volet droit de Bruxelles est à peu près parallèle aux bords verticaux (à Bruxelles, la largeur des planches, aussi bien en haut qu'en bas, est de 18,1 et de 19,5 cm; à Moscou, elle n'a pu être déterminée). La jointure du volet droit de Moscou et du volet gauche de Bruxelles est oblique. À Moscou, la planche de gauche est plus large en haut (environ 20 cm) qu'en bas (18,7 cm), tandis que la planche de droite est plus étroite en haut (19,2 cm) qu'en bas (20 cm). À Bruxelles, c'est exactement l'inverse (en haut: 18,5 contre 19,3; en bas: environ 19,5 contre 18,7 cm). Àcondition de prendre en compte la valeur relative de ces mesures (vu le mauvais état des tableaux), on peut dire qu'elles s'accordent parfaitement avec ma proposition de voir dans le volet gauche de Moscou le revers du volet droit de Bruxelles et dans le volet droit de Moscou le revers du volet gauche de Bruxelles. De toute façon, même si ces indices matériels ne suffisaient pas à emporter la conviction, la position des donateurs, qui suggère clairement que les volets de Moscou se trouvaient à droite du panneau dormant, constitue un argument décisif en faveur de la reconstitution que j'avance: les volets de Bruxelles, en effet, se trouvaient eux aussi à droite du panneau dormant. Le premier volet de Moscou représente un saint dans une sorte de loggia ou d'édicule donnant sur le jardin d'un château, visible à l'arrière-plan. Revêtu d'un costume de brocart à fils d'or et d'un grand manteau rouge garance qui lui couvre les épaules, il porte un béret noir sur la tête. Celle-ci est enserrée par une auréole dorée, constituée d'un double cercle. Le saint a été pourvu de deux attributs: une épée et un grattoir en forme de hachette. Il occupe VISIblement la moitié droite de l'édicule et tourne la tête vers une ouverture latérale, située à droite. Sur le second volet apparaissent deux donateurs en prière. Agenouillés à même le sol sur un fond de pelouse, ils sont tournés vers la gauche. Derrière eux, on distingue de nombreux arbres et une construction fortifiée. La présence des deux donateurs explique l'orientation latérale de la figure du saint. Ils sont revêtus d'une longue robe noire; le personnage de l'avant-plan porte en outre une chemise rouge carmin et tient dans ses mains jointes un rosaire couleur corail.
À la hauteur de la cuisse gauche des deux figures a été cousu un blason doré orné d'un aigle bicéphale noir. Un bœuf en or est suspendu au blason, en pendentif. Le tout est entouré par un ruban doré qui dessine d'élégantes boucles et se termine par deux glands. Les donateurs arborent donc le typique habit de gilde décoré d'armoiries parlantes, cousues ou brodées (9). Ce que Bialostocki avait pressenti peut être aujourd'hui confirmé de manière définitive: le Retable des saints Crépin et Crépinien est bien un retable de corporation. Il dut être commandé par une gilde de cordonniers ou de tanneurs. Le double volet gauche, aujourd'hui manquant, évoquait, du côté intérieur, le début de la Légende des saints Crépin et Crépinien. À l'extérieur, on apercevait certainement les deux autres Jurés de la gilde, agenouillés et tournés vers la droite, ainsi qu'une seconde figure de saint, installée dans la partie gauche de la loggia, avec la tête dirigée vers la gauche. En tout, il y avait donc quatre donateurs, deux Maîtres et deux Compagnons. Les deux saints n'étaient évidemment autres que Crépin et Crépinien, représentés avec l'instrument caractéristique de leur profession et l'épée par laquelle ils moururent (10). Il me semble assez clair que le pendentif en forme de bœuf ne peut que faire référence à un métier du cuir, telle la cordonnerie ou la tannerie (11).
Même si, comme je l'avais annoncé, il n'entre pas dans mes intentions d'analyser dans le détaille profil stylistique du Maître des saints Crépin et Crépinien, j'aimerais toutefois attirer l'attention sur certaines caractéristiques frappantes des volets de Moscou. Il y a tout d'abord le paysage et les constructions qui sont rendus avec le même soin et la même science que sur le volet droit de Melbourne (avers et revers) et sur les scènes de la Vie des saints Crépin et Crépinien. La remarquable maîtrise qui se manifeste dans la palette nuancée, dans la représentation précise du feuillage, dans la perspective correctement dessinée des architectures et dans l'étonnante attention portée au monde végétal contraste nettement avec le décor de théâtre rappelant la miniature que l'on rencontre sur toutes les peintures du groupe de sainte Barbe. Si on ajoute le fait que, tant sur le Retable des saints Crépin et Crépinien que sur la Résurrection de Lazare de Melbourne, les figures présentent un modelé subtil inspiré de van-der Goes, avec des reflets parfois argentés dans les lumières des carnations et une mise en évidence expressive des traits du visage, il me semble clair que le niveau du Maître des saints Crépin et Crépinien se situe à tous égards au-dessus de celui du groupe de sainte Barbe (12). Seule, en fait, la main A reconnue par Régine Guislain-Wittermann (13) dans la Légende de sainte Barbe offre un profil stylistique et typologique analogue (14). Bien que les figures des donateurs, à Moscou, aient souffert lors de leur transposition sur toile, elles possèdent encore une certaine douceur de modelé et un clair-obscur nuancé. Ces traits caractéristiques suggèrent qu'elles sont dues à la même main que le reste du retable. Il en va de même du paysage. Quant à la figure du saint, il est difficile d'en dire grand-chose, vu son très mauvais état de conservation. On remarquera toutefois que la main droite présente, semble-t-il, des qualités de modelé comparables à celles des donateurs.
(Traduit du néerlandais par Didier Martens)