Avant-propos
Annales de la Société royale d'Archéologie de Bruxelles, Tome LXIX, 2008.
Si, aujourd’hui, les historiens de l’art considèrent unanimement Berna(r)t de Aras (Daras, Darias, de Ara) comme une figure clé de l’histoire de la peinture aragonaise du XVème siècle, ce nom n’est pourtant entré que tardivement dans la littérature scientifique. La redécouverte de l’artiste s’est opérée en deux phases. En 1941, au beau milieu de la seconde guerre mondiale, Chandler Rathfon Post propose d’attribuer à la même main le retable marial de l’ancienne église de Pompién (Castillo de Pompién, Pompién Muzo) et un second retable, dit ‘de saint Vincent’, provenant de l’Hôpital de Nuestra Señora de la Esperanza à Huesca (1). À l’heure actuelle, ils sont, l’un et l’autre, fragmentaires. Du premier, celui de Pompién, on conserve quatre panneaux dans les réserves du Museu Nacional d’Art de Catalunya à Barcelone : le Couronnement de la Vierge, la Décollation de saint Jean-Baptiste, un Saint Sébastien en pied et un Martyre de saint Sébastien (2). L’ensemble monumental, qui mesurait plus de trois mètres de haut et était dominé par une représentation de la Vierge à l’Enfant trônant entre quatre anges, aujourd’hui disparue, est cependant bien connu grâce à une photographie Mas prise avant 1936 (fig.1), année où il fut déposé et démembré. Du second retable cité, celui de saint Vincent, le Museo de Huesca possède l’effigie en pied du diacre martyr (fig.2), ainsi que le panneau du Calvaire qui, à l’origine, la surmontait (3). Post baptise l’auteur des deux retables du nom de ‘Maître de Pompién’ et situe son activité à Huesca. En effet, c’est dans cette ville que se trouvait l’Hôpital de Nuestra Señora de la Esperanza. Quant au village aujourd’hui disparu de Pompién, il était situé dans les environs immédiats, à six kilomètres à peine au sud de Huesca (4).
Les auteurs plus récents ont accepté sans réserve le rapprochement stylistique opéré par l’historien d’art américain (5). Il est vrai que la parenté entre les deux retables est manifeste. Les anges qui entourent la Vierge trônant de Pompién (fig.3) sont, en effet, similaires à ceux qui portent les attributs de saint Vincent sur le panneau du Museo de Huesca et constituent comme une signature de l’artiste. Tous présentent le même visage au nez saillant et au menton pointu. Le front est bien dégagé, la chevelure retombe en boucles abondantes, les robes sont animées par des plis verticaux assez raides, souvent parallèles. À la différence d’autres peintres à nom d’emprunt qui, tels les Maîtres brugeois de la Légende de sainte Lucie ou de la Légende de sainte Ursule, ou encore l’anonyme, probablement colonais, du Retable de saint Barthélémy, résistent depuis plus d’un siècle aux tentatives d’identification (6), le ‘Maître de Pompién’ n’est pas demeuré une simple étiquette appliquée de manière conventionnelle à un groupe d’œuvres réuni par la critique de style. Découvert en 1941 par l’œil du connaisseur, l’anonyme va acquérir six ans plus tard une véritable identité historique. En effet, en 1947, l’archiviste de Huesca Ricardo del Arco publie le contrat relatif au retable de Pompién, conservé à l’Archivo Histórico Provincial (7). Ce contrat nous livre le nom du peintre, Bernart de Aras. Il confirme en outre l’hypothèse de Post selon laquelle l’artiste aurait travaillé à Huesca.
Bernart de Aras a laissé de nombreuses traces dans la documentation historique. Attesté principalement à Huesca, mais aussi à Saragosse, entre 1433 et 1472, il semble s’être spécialisé avec succès dans la peinture de retables (8). Les documents d’archives en mentionnent six. Ceux-ci étaient destinés à des sanctuaires situés à Huesca et dans les environs : Barbastro, Apiés, Pompién, Embún et Ayera. À ces ensembles s’en ajoute un, réalisé pour une église de Tardienta avec un autre artiste établi à Huesca, Pedro de Zuera. Hormis le retable de Pompién et, peut-être aussi, celui peint en collaboration avec Pedro de Zuera (9), aucune des œuvres documentées de Bernart de Aras ne nous est parvenue.
Fig. 4. – Bernart de Aras (?) : dessin accompagnant le contrat pour le retable de Pompién ; Huesca, Archivo Histórico Provincial. |
Le 26 janvier 1461, maître Bernart s’engage devant notaire à réaliser un retable pour l’église Saint-Jean-Baptiste de Pompién. Le commanditaire de l’œuvre est le seigneur du lieu, Gilbert Redón. Outre une description du programme iconographique et des précisions quant aux couleurs et aux matériaux que l’artiste devra utiliser, le contrat comporte, selon un usage maintes fois attesté en Aragon, une « muestra », c’est-à-dire un dessin de l’objet à réaliser (fig.4). Il est prévu que l’ensemble comprendra un tabernacle, orné des figures du Christ de pitié, de la Vierge et de saint Jean l’Évangéliste (« aya en medio de la custodia huna Piedat, e de hun cabo San Juan e del hotro Santa Maria »). La prédelle sera décorée d’effigies de saints et saintes: Pierre, Vincent, Laurent, Quitterie, Agathe et Catherine (« en la seis estaciones del piet [...] ayan de meter Sant Pedro, Sant Lorenz, e Sant Vincent, Santa Quiteria, Santa Agueda, Santa Quatallina »). Le panneau principal du retable devra représenter la Vierge à l’Enfant trônant entourée d’anges (« a de aver en la pieza de medio la Virgen Maria con su Fillo en el brazo aconpanyada de angeles entorno della, ella posada en una gentil cadira »). Elle sera flanquée des effigies de saint Jean-Baptiste et de saint Sébastien (« a de aver al costado a la dita ymagen en la huna ystoria mayor la ymatgen de senyor San Juan Bautista e de la hotra part la ymatgen de senyor Sant Sebastian »). Le second étage du retable sera occupé par un Couronnement de la Vierge (« a de aver en somo de la ymagen de la Virgen Maria la coronazion como coronava a la Virgen Marya nuestro senyor Ihesu Christo »). L’image sera insérée entre deux scènes de la vie des saints Jean- Baptiste et Sébastien. À l’époque de la signature du contrat, le choix de ces deux scènes n’était pas encore arrêté. Il est toutefois précisé que l’épisode de la vie du Précurseur qui sera finalement retenu devra être du goût de Gilbert Redón (« a de aver en somo de senyor Sant Juan huna estoria del dito santo aquella que al senyor del conzello sera bien vista e ansima [a]ver hotra estoria de la hotra parte de senyor Sant Sebastian »). Le 27 février 1463, Bernart de Aras déclare avoir reçu la totalité des sommes dues.
Il ne saurait y avoir de doute quant à l’identité du retable évoqué dans le contrat et celui qui se trouvait, jusqu’au début de la Guerre civile, dans la petite église de Pompién, un mononef roman dont il barrait l’abside (10). La description du programme iconographique et le projet dessiné concordent avec l’œuvre reproduite sur le cliché Mas. Sans doute, entre 1463 et 1936, celle-ci a-t-elle subi diverses transformations, conséquences d’une ou de plusieurs restaurations qui furent autant de mises au goût du jour. Le retable gothique des origines en est venu à ressembler superficiellement à un ensemble du XVIIIème ou du XIXème siècle.
C’est ainsi que les montants surmontés de pinacles ont cédé la place à des pilastres cannelés de goût classique. Au guardapolvos primitif saillant, on a substitué un encadrement plat qui assure la liaison entre le retable et la paroi de l’abside. Les baldaquins surmontant les deux scènes narratives du haut ont été éliminés. À leur emplacement, on a peint deux volutes symétriques de style rococo, qui renforcent l’unité de l’ensemble. La prédelle a été démontée ; le tabernacle a dû être remplacé par un exemplaire de style baroque ou classique. Enfin, le manteau de la Vierge et la robe de l’Enfant Jésus ont été repeints (fig.5). L’actuel drapé aux plis arrondis trahit complètement le dessin original de Bernart de Aras. Les deux figures étaient vraisemblablement endommagées et un restaurateur moderne (est-ce celui qui a peint les volutes rococo?) n’aura pas estimé nécessaire de rétablir les plis cassés et écrasés caractéristiques du XVème siècle. Il aura préféré actualiser l’image, en donnant aux figures un drapé plus souple, modelé par un jeu contrasté d’ombres et de lumières quasi baroque. Le manteau de la Vierge semble avoir été orné, à l’origine, de motifs de brocart dont, me semble-t-il, on discerne encore quelques restes à la hauteur du genou gauche. Marie aurait donc porté le même manteau bigarré que dans le Couronnement de la Vierge. On devine qu’une telle profusion ornementale, typique du Gothique final aragonais, ne fut guère appréciée par le restaurateur moderne, lequel aura mis un point d’honneur à en libérer le panneau principal du retable.
En combinant les informations fournies par le contrat, le projet dessiné et la photographie Mas, on peut se faire une idée précise de l’agencement original des panneaux du retable. Dans la prédelle dont, en 1942, selon Ricardo del Arco, les propriétaires de l’église conservaient encore quatre panneaux (11), saints et saintes étaient séparés et disposés de part et d’autre du tabernacle. Selon l’usage héraldique, les saints occupaient vraisemblablement le côté gauche (dextre), les saintes le droit (senestre) (12). Quant à l’effigie de saint Jean-Baptiste, elle se trouvait à gauche du grand tableau médian. Cette situation particulière s’explique par le fait que, si l’on en croit les termes du contrat de 1461, l’église était alors consacrée à saint Jean-Baptiste (13). C’est donc à ce dernier que, tout naturellement, revenait, dans ce système hiérarchisé d’images qu’était le retable gothique aragonais, la place la plus éminente juste après le tableau central, lequel était occupé, comme il se devait, par le groupe de la Vierge à l’Enfant. Le Précurseur était ainsi placé ‘à la droite du Seigneur’, une position qui rendait bien visible son élection (14). En outre, il désignait de la main droite non seulement l’Agneau de Dieu, mais aussi l’Enfant, situé exactement dans le prolongement de son index, au centre du retable. L’identité entre l’Agneau et l’Enfant était ainsi rendue manifeste pour le fidèle.
Si la forme générale du retable, le style des peintures et la disposition des panneaux ne détonnent nullement dans le contexte artistique aragonais de la fin du Moyen Âge, en revanche, le choix du modèle utilisé par l’artiste pour le tableau médian est plutôt inattendu. Il ne semble pas que l’on ait remarqué que Bernart de Aras s’est inspiré d’une œuvre célèbre de Rogier de le Pasture (1399-1464), la Madone Durán, dite aussi Madone en rouge (fig.6), conservée aujourd’hui au Prado (15). La composition créée par le maître tournaisien est d’une grande simplicité. Marie, que s’apprête à couronner un ange voletant, tient sur ses genoux l’Enfant Jésus. Le nourrisson est représenté chiffonnant de la main droite les pages d’un grand manuscrit relié, un détail qui met en évidence son humanité. La Vierge porte un long manteau rouge ainsi qu’un surcot, également de couleur rouge. Elle est assise dans une niche gothique; les pieds reposent sur une console en arc de cercle, faisant saillie sur une paroi verticale que le spectateur tend à identifier avec le panneau lui-même. Il en résulte, pour le groupe marial, un effet illusionniste de présence réelle. Même si la Madone trônant du retable de Pompién n’est plus connue, à l’heure actuelle, que par la photographie, il n’est guère difficile de discerner, dans cette peinture, l’empreinte de la Madone Durán. La figure de l’Enfant, l’inclinaison vers la gauche de la tête de la Vierge, l’agencement de ses mains et la retombée du manteau sur son genou gauche ont été repris au modèle rogiérien. Du même modèle procède aussi le plissé du surcot marial, qui se présente sous la forme de tuyaux verticaux rayonnant à partir du col. En revanche, dans son état actuel, le drapé du manteau diffère de celui imaginé par le maître hennuyer. Dans son souci de mettre au goût du jour la peinture de Bernart de Aras, le restaurateur moderne a probablement effacé une partie du lien qui unissait celle-ci à l’art de Rogier de le Pasture.
L’emprunt est parfaitement reconnaissable, mais il serait injuste de taxer pour autant de servilité le maître espagnol. Bien au contraire, on constate qu’il a adapté la Madone Durán aux traditions locales, opérant une véritable ‘inculturation’ aragonaise de sa source flamande. C’est ainsi qu’il a doté les figures de Marie et de l’Enfant de nimbes en relief, constitués de plusieurs anneaux concentriques, là où Rogier, fidèle en cela à l’esprit du nouveau naturalisme flamand, avait renoncé à toute auréole. En outre, il a pourvu le manteau et la robe de la Vierge d’un ourlet doré, lui aussi en relief. On sait combien ces éléments saillants étaient appréciés du public aragonais. Ils produisent une illusion de présence réelle obtenue par des moyens qui ne sont pas intrinsèquement picturaux, mais relèvent plutôt de l’art du relief. Le contraste est net avec la saillie partielle, hors du panneau, de la figure mariale dans la Madone Durán. Ici, l’effet résulte de la mise en œuvre de moyens spécifiquement picturaux.
Enfin, Bernart de Aras a remplacé les yeux baissés et mi-clos de la Madone Durán par des yeux grands ouverts, qui cherchent à croiser le regard du spectateur. Dans le retable de Pompién, Marie trônant observe le fidèle, selon une tradition byzantine, qui prend ses racines dans l’art romain du Bas-Empire (16) et qui se maintient en Aragon jusqu’à la fin du XVème siècle. Nous sommes bien loin ici de l’expression rêveuse, plus intérieure, que les peintres du Nord, au même moment, aimaient donner à leurs Madones, même lorsqu’ils copiaient un modèle oriental (17). Typiquement aragonais est aussi le trône marial à baldaquin. On peut toutefois se demander si le détail du soubassement semi-circulaire n’a pas été inspiré par la console de forme analogue sur laquelle la Madone Durán pose les pieds.
Le goût pour les surfaces ornementales, caractéristique des peintres de l’Aragon durant tout le XVème siècle, apparaît bien dans le drap de brocart orné de motifs végétaux, qui a pris la place de la surface nue du fond de la niche rogiérienne – à l’heure actuelle, dans le panneau du Prado, cette paroi concave est dissimulée par des ombres opaques, qui ne sont pas d’origine (18). On a vu que, selon toute vraisemblance, le manteau de la Vierge, tel que l’avait peint Bernart de Aras, était, lui aussi, recouvert de motifs ornementaux. En outre, le carrelage que l’on distingue de part et d’autre du trône est représenté dans une perspective à ce point redressée qu’il donne l’impression d’un plan décoratif vertical, parallèle à la surface du panneau. À l’austérité des surfaces monochromes de la Madone en rouge, le maître de Huesca oppose une richesse ornementale héritée du Gothique international.
C’est justement ce parti ornemental qui permet de comprendre pourquoi Bernart de Aras ne s’est pas préoccupé d’égaler son modèle en matière de raccourci. Rogier de le Pasture a agencé le livre et la main droite de Marie de telle manière qu’ils semblent traverser l’espace de la représentation. Sur le panneau médian du retable de Pompién, en revanche, ils sont à peu près complètement rabattus dans le plan de l’image. Cette volonté du peintre aragonais de limiter les effets de profondeur s’accompagne d’une recherche de symétrie décorative, bien étrangère à l’art du maître hennuyer. Les deux paires d’anges, de part et d’autre du trône, se répondent. Quant au groupe rogiérien de la Vierge à l’Enfant, Bernart de Aras en a subtilement modifié la disposition, de façon à renforcer son adhérence formelle au plan du tableau. Du côté gauche, l’ourlet du manteau enserre désormais l’Enfant et le genou droit de Marie dans un contour d’une grande simplicité, un contour dont on retrouve quasi le symétrique sur le côté droit. Il en résulte une forme fermée en cloche ou en parabole, alors que la Madone en rouge est caractérisée par une nette orientation du groupe vers la gauche.
Comment Bernart de Aras a-t-il pu s’inspirer de la composition rogiérienne? Par quelle voie la connaissait-il? L’hypothèse d’une gravure, qui vient immédiatement à l’esprit de l’historien d’art, peut être facilement écartée. Si c’est à ce médium que les peintres aragonais de la fin du Moyen Âge doivent, en général, leur connaissance de l’art du nord de l’Europe (19), il faut toutefois remarquer qu’aucune estampe reproduisant l’invention rogiérienne n’a pu être identifiée à ce jour. D’ailleurs, les compositions des grands ‘Primitifs flamands’ ne paraissent guère avoir été diffusées par des gravures de reproduction avant la seconde moitié du XVIème siècle, l’époque de Cornelis Cort et des Huys (20).
C’est plutôt par une copie peinte que Bernart de Aras aura eu connaissance de la Madone Durán. L’image a été effectivement reproduite à de nombreuses reprises en peinture (21). En outre, tout indique que l’original lui-même se trouvait dès le XVème siècle dans la Péninsule ibérique, même s’il n’est réapparu officiellement qu’en 1930, lorsqu’il fut légué au Prado par le collectionneur Pedro Fernández-Durán, qui l’avait acquis à Madrid en 1899.
Fig. 7. – Anonyme castillan, vers 1500 : copie de la Madone Durán ; lieu de conservation actuel inconnu. |
Ce départ précoce pour l’Espagne expliquerait pourquoi la composition rogiérienne n’a suscité qu’un nombre très limité d’échos dans l’art des anciens Pays-Bas, les rares copies se signalant, en outre, par leur peu de fidélité. En revanche, dans la Péninsule ibérique, nombreuses sont les œuvres du XVème et de la première moitié du XVIème siècle qui s’inspirent de la Madone Durán. Et si certaines sont de véritables collages d’emprunts, combinant en une seule image des éléments provenant de différentes œuvres flamandes, d’autres peuvent être qualifiées de copies fidèles. C’est ainsi, par exemple, que le panneau aux armes des Mendoza et des Quiñones (22) (fig.7) reproduit non seulement l’encadrement de la niche, mais aussi le visage de la Madone rogiérienne, et ce à une époque où les peintres avaient plutôt pour habitude de donner aux figures qu’ils empruntaient des têtes relevant de leur propre répertoire physionomique. La majorité des échos espagnols de la Madone Durán peut être localisée en Castille, en particulier dans l’entourage du Maître des Luna. Cependant, le retable de Pompién et un panneau de l’ancienne collection madrilène Scholtz-Hermensdorff, attribué traditionnellement à un anonyme de Valence, le Maître de Bonastre (23), démontrent que le modèle flamand n’était pas inconnu dans les territoires dépendant de la couronne d’Aragon. La ‘réception’ de la Madone Durán et les tentatives d’‘inculturation’ auxquelles elle a donné lieu en terre ibérique constituent donc bien une page de l’histoire de l’art espagnol, au sens strict du terme.
Jusqu’à aujourd’hui, on a considéré la Vierge trônant du retable des Luna de la cathédrale de Tolède comme le plus ancien écho daté de la Madone Durán (24) . Le contrat remonte au 21 décembre 1488 (25); le peintre castillan a notamment emprunté à Rogier l’ange stéphanophore voletant et la base semi-circulaire du trône marial. L’identification de la source flamande de la Madone trônant de Pompién oblige désormais à considérer que la Madone Durán était connue en terre ibérique dès 1461-1463, c’est-à-dire du vivant même de son auteur, mort en 1464. Cette conclusion renforce l’hypothèse selon laquelle le panneau aurait eu pour origine une commande espagnole, au même titre qu’une autre œuvre de de le Pasture, le triptyque dit ‘de Miraflores’, dont on sait qu’il fut offert en 1445 par le roi Jean II de Castille à la chartreuse de Burgos. Dirk de Vos suggère même que ce triptyque pourrait avoir été inspiré par la Madone Durán (26). On retrouve effectivement, sur chacun des trois panneaux, le motif de l’ange stéphanophore voletant dans l’axe de symétrie vertical d’une arcade gothique. Selon de Vos, le commanditaire espagnol du triptyque, très probablement Jean II lui-même, aurait demandé au maître hennuyer de réutiliser cette formule, dont il avait déjà pu apprécier l’effet dans une autre de ses œuvres, parvenue précédemment dans la péninsule: la Madone Durán.
Si la diffusion précoce de la composition de la Madone Durán en Espagne permet de comprendre comment Bernart de Aras a pu la prendre pour modèle dès les années 1461-1463, il n’en reste pas moins qu’un emprunt à la peinture flamande contemporaine surprend chez un artiste au profil aussi manifestement local. Dans un écrit posthume, Post qualifiera le peintre, avec une sévérité sans doute excessive, d’« incapable » (27). L’activité de Bernart de Aras est principalement confinée à la région de Huesca. En outre, contrairement à ce que pourrait penser un lecteur belge ou français, la famille de l’artiste ne saurait être originaire du nord de l’Europe. Le nom ‘de Aras’, toujours écrit avec un seul r dans les documents, ne fait nullement référence à la capitale de l’Artois. Il renvoie certainement à un village de Navarre dénommé Aras, situé à une quinzaine de kilomètres de Logroño (28). Enfin, le style du peintre plonge ses racines dans la tradition aragonaise. Selon Post, celui-ci aurait subi l’influence de Martín de Soria, un artiste de Saragosse, par l’intermédiaire duquel il aurait eu connaissance du naturalisme gothique du Catalan Jaime Huguet (29). Enfin, si l’on excepte la Madone trônant du retable de Pompién, ses autres peintures ne présentent aucune trace d’influence étrangère. Son Saint Jean-Baptiste en pied (fig.8), par exemple, procède d’un modèle visiblement aragonais dont se sont aussi inspirés, quelque trente ans plus tard, Miguel Ximénez, pour le retable de Sijena, conservé aujourd’hui au Museu Nacional d’Art de Catalunya (30) (fig.9), et l’anonyme qui a réalisé les effigies des Deux saints Jean de l’ancienne collection Valenciano de Barcelone (31) (fig.10).
Fig. 10. – Anonyme aragonais, vers 1480-1500 : Saint Jean-Baptiste ; lieu de conservation actuel inconnu. |
Il faut d’ailleurs noter que l’Aragon ne s’est ouvert que sur le tard au nouvel art pictural flamand. Alors que, dès le milieu du XVème siècle, des exemples représentatifs de cet art prennent le chemin de la Castille et de l’ancien royaume de Valence (32), tels le triptyque de Miraflores de Rogier de le Pasture (1445), déjà cité, ou le Saint Georges de Jan van Eyck (1444), les quelques peintures flamandes pour lesquelles on admet une ‘provenance’ aragonaise ancienne semblent toutes postérieures à 1490-1500. Il s’agit d’œuvres appartenant ou ayant appartenu au patrimoine ecclésiastique local. Deux d’entre elles ont été attribuées de manière convaincante au Maître de Francfort : le triptyque de San Diego, provenant de Casbas (prov. de Huesca) (33), et celui du Museo de la Seo de Saragosse (34). Ce second ensemble qui, à en juger par son programme iconographique exceptionnel, est certainement une œuvre de commande, est même postérieur à 1512, puisque le peintre s’est inspiré de plusieurs gravures de Dürer, dont les plus tardives, notamment la Résurrection sur cuivre, portent cette date. On signalera encore que, dans le Trésor de la basilique du Pilar de Saragosse, figure une Descente de croix à mi-corps brugeoise, inspirée de Gerard David (35), que le Seminario Mayor de Belchite (prov. de Saragosse) conservait, avant l’époque de la guerre civile, un retable à volets dû au Maître du Triptyque Morrison (36) et que l’église paroissiale de Tauste (prov. de Saragosse) possède une Vierge à l’Enfant de style gossaertien (37). Ces trois œuvres doivent remonter aux années 1520-1530. Enfin, on ne saurait omettre, dans ce bref inventaire des tableaux de ‘Primitifs flamands’ qui ont pu gagner anciennement les terres aragonaises, trois panneaux du Museo de Zaragoza, provenant d’institutions religieuses de la ville ou de la province. Le Saint Jérôme de Colyn de Coter se trouvait à la chartreuse de l’Aula Dei, la Vierge à l’Enfant anversoise au Couvent de Saint-Lambert; quant à celle attribuée traditionnellement à Ambrosius Benson, elle appartenait à l’abbaye cistercienne de Veruela (38). Aucune de ces peintures ne paraît avoir vu le jour avant 1490-1500 (39).
Si l’importation de peintures flamandes en Aragon est donc postérieure à l’époque du retable de Pompién, il en va de même du passage, dans cette région, de Bartolomé Bermejo. On considère généralement que l’art du grand virtuose cordouan, si profondément marqué par l’exemple des maîtres des anciens Pays-Bas, a contribué de manière décisive à la diffusion du naturalisme septentrional en Aragon (40). Mais si Bermejo a vraiment été à l’origine d’une mode ‘hispano-flamande’, que des artistes locaux, tels Miguel Ximénez et Martín Bernat, s’efforceront de prolonger après son départ, celle-ci ne débute pas avant la huitième décennie du XVème siècle. Le maître andalou se serait en effet établi à Daroca au début des années 1470, sans doute peu avant 1474, et est attesté à Saragosse en 1477, puis de manière continue entre 1479 et 1484 (41).
Dans la mesure où Bernart de Aras ne paraît nullement avoir cherché à rivaliser avec les maîtres septentrionaux, il est tentant de considérer que l’idée de reproduire la Madone Durán sur le panneau principal du retable de Pompién émanait non pas de l’artiste lui-même, mais plutôt du commanditaire. Ce serait le seigneur de Pompién Gilbert Redón qui aurait demandé au peintre de prendre pour modèle le panneau rogiérien. Dans les années 1460-1463, celui-ci devait appartenir à quelque famille en vue de la noblesse espagnole. Divers indices convergents suggèrent le nom des Mendoza. On a signalé qu’il existe une copie de la Madone Durán, remontant probablement aux années 1500, qui porte les armoiries de ce lignage. En outre, l’atelier du Maître des Luna, qui a multiplié les emprunts à la composition rogiérienne dans le dernier quart du XVème siècle, a travaillé pour les Mendoza. On attribue en effet de manière convaincante à cet atelier un portrait du cardinal Don Pedro González de Mendoza, flanqué de quatre personnages mitrés, portrait qui faisait originellement partie de la prédelle du maître-autel de San Ginés de Guadalajara (42). Et le retable des Luna de la cathédrale de Tolède, auquel l’atelier doit son appellation conventionnelle et qui comporte plusieurs emprunts à la Madone Durán, fut commandé par María de Luna, dont le mari n’était autre qu’Íñigo López de Mendoza, second duc del Infantado. Associée au nom des Mendoza, qui contrôlaient au XVème siècle différents points stratégiques aux confins des royaumes de Castille et d’Aragon, la composition rogiérienne a pu être parée d’un prestige qui n’était pas seulement de nature esthétique, mais aussi sociale, un prestige dont le seigneur de Pompién se serait estimé en droit de ravir une part...
Le retable de Pompién présente, on le voit, un intérêt aussi bien pour les historiens de l’art espagnol que pour ceux de la peinture des anciens Pays-Bas. Traduction d’un modèle pictural flamand dans un idiome artistique local, le panneau de la Madone trônant confirme l’existence, dès le milieu du XVème siècle, d’une véritable conscience esthétique aragonaise, qui ‘filtre’ de façon systématique les influences extérieures. C’est cette même conscience esthétique qui ‘inculturera’ avec autorité les compositions de Schongauer, en y intégrant, par exemple, des nimbes en relief et des éléments décoratifs mudéjars. Par ailleurs, la Madone trônant de Bernart de Aras jette un éclairage sur l’une des créations majeures de Rogier de le Pasture, la Madone Durán, dans la mesure où elle accrédite l’hypothèse de la présence de celle-ci en Espagne du vivant même de son auteur.
Dans de telles conditions, on ne peut que regretter que le retable de Pompién ait dû quitter en 1936 le lieu pour lequel il avait été conçu (43). Démonté à l’instigation d’un capitaine de l’armée républicaine, il aurait été mis à l’abri dans une caserne peu après la fin de la guerre civile. Enfin, en 1954, un officier supérieur aurait déposé quatre panneaux du retable au Museu d’Art de Catalunya. La Madone trônant ne figure toutefois pas parmi eux. Qu’est-elle devenue? On se plaît à espérer qu’elle n’ait pas été détruite et que le présent article puisse contribuer à sa prochaine réapparition.
Remerciements
C’est pour moi un agréable devoir de remercier ici celles et ceux qui m’ont aidé dans la préparation de cette étude : à Barcelone, Eva Franquero et Rosa Manote ; à Burgos, Marta Negro Cobo ; à Huesca, María de la Paz Cantero Paños ; à Saragosse, Manuel del Diego Invernón, María del Carmen Lacarra Ducay, Pedro Lorente Lorente et Carmen Morte García. Mon manuscrit a bénéficié des remarques de Jacques de Landsberg, Thierry Lenain, François-René Martens et Monique Renault (Bruxelles). Je souhaite également exprimer toute ma gratitude au Centre d’étude de la Peinture du XVème siècle dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège (Bruxelles), où Hélène Mund et Karine Renmans m’ont, comme à l’accoutumée, très aimablement accueilli. Une traduction espagnole du présent article a déjà été publiée : « Una huella de Rogier van der Weyden en la obra de Bernart de Aras, « pintor vecino de la ciudat de Huesca », Archivo español de Arte, 81, 2008, n°321, pp. 1-16. Seules les notes ont été actualisées. J’ai eu le privilège de présenter au public mes recherches sur Bernart de Aras et Rogier de le Pasture dans une communication au 8ème Congrès de l’Association des Cercles francophones d’Histoire et d’Archéologie de Belgique (Namur, Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, 28-31 août 2008) et lors d’une conférence organisée par la Société Royale d’Archéologie de Bruxelles (Uccle, Auditoire Conservart, 18 novembre 2008).