Fig. 1 – Portrait photographique de José Lázaro Galdiano en 1912 par Alfonso Sánchez García. Madrid, Biblioteca Lázaro Galdiano. |
Retracer l’histoire de la collection de Primitifs flamands (1) rassemblée par José Lázaro Galdiano (1862-1947) (fig. 1) constitue une tâche relativement ardue (2). L’éditeur madrilène ne semble en effet jamais avoir eu le souci d’enregistrer ses achats au jour le jour. Aucun inventaire de ses acquisitions, tenu de sa main, n’a été retrouvé. C’est pourquoi l’on ne peut reconstituer l’évolution de la collection qu’en confrontant trois états successifs de celle-ci, captés par la photographie, et son état ultime, fixé dans l’inventaire post mortem inédit, par Emilio Camps Cazorla, de ce qui venait de devenir le Musée Lázaro Galdiano (MLG). Cette évolution ne fut point linéaire, la croissance ne fut pas continue. En tant que collectionneur, don José semble avoir été un homme accessible au doute. Il se remettait en question, n’hésitant pas à se défaire d’œuvres acquises antérieurement pour s’en procurer de nouvelles.
Un premier état de la collection est attesté par la série de 90 cartes postales publiées au cours de l’année 1902 par la propre maison d’édition de don José : La España Moderna (3). À l’origine, il avait été prévu d’en éditer 100. Sur chacune des cartes apparaît un numéro d’ordre, accompagné de la mention Cien obras artísticas del Director de ‘La España Moderna’, Sr. Lázaro [Cent œuvres d’art du directeur de ‘La España Moderna’, Monsieur Lázaro]. Ce projet de mise en valeur d’une collection par son propriétaire en utilisant le médium moderne, à vocation internationale, de la carte postale présentait une incontestable originalité en 1902 et ne dut pas passer inaperçu dans le petit monde des amateurs d’art. Il ne fut néanmoins pas mené à son terme, le succès financier de l’opération n’ayant apparemment pas rencontré les attentes.
Fig. 2 – Carte postale, R. Van der Weyden. La Virgen de la Leche. Madrid, Biblioteca Lázaro Galdiano. |
Dans la série des 90 cartes effectivement publiées en 1902, on peut identifier, selon les critères actuels en vigueur en histoire de l’art, huit œuvres de Primitifs flamands. Deux d’entre elles seulement sont associées à un nom d’auteur, transcrit à côté de la reproduction sépia. L’une (MLG 3053) est la copie de la Madone de Francfort du Maître de Flémalle (4), présentée sous le nom de Rogier van der Weyden (La Virgen de la Leche [La Vierge allaitant], carte n° 77) (figg. 2 - 3). L’autre (MLG 3026) est une répétition de la Vierge en prière de Quentin Metsys (5), signalée comme œuvre de Metsys sans autre précision (La Virgen en oración [La Vierge en prière], carte n° 8) (figg. 4 - 5). Les six autres œuvres reproduites étaient toutes anonymes en 1902. Il apparaît intéressant de les évoquer brièvement, même si la plupart ont été revendues depuis lors et n’appartiennent donc pas au Musée Lázaro Galdiano.
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Fig. 6 – Carte postale, Entrada en París de Isabel de Baviera (vitela siglo XV). Madrid, Biblioteca Lázaro Galdiano. |
On mentionnera tout d’abord un « velin [du] XVe siècle » représentant l’Entrée à Paris d’Isabeau de Bavière, un épisode historique qui eut lieu en 1385 (carte n° 4) (fig. 6). Le style évoque celui des Primitifs flamands du XVe siècle. L’authenticité de la miniature est pour autant loin d’être évidente, peut-être s’agit-il d’un faux ou d’une copie moderne d’après une miniature ancienne. Il y a aussi le Beso maternal [Baiser maternel], une Pietà à mi-corps (carte n° 10) (fig. 7). Il s’agit d’un exemplaire relativement médiocre, peut-être espagnol, d’une composition à succès de Quentin Metsys (6), dont don José acquit par la suite deux autres exemplaires, très probablement flamands (MLG 2893 et MLG 3055) (figg. 8 - 9). Il y a également une copie partielle, à mi-corps, de la fameuse Madone au chanoine Van der Paele de Jean van Eyck, œuvre achevée en 1436 et conservée à Bruges (carte n° 13) (figg. 10 - 11). Cette copie, probablement brugeoise elle aussi, remonte à la seconde moitié du XVIe siècle. Elle fait aujourd’hui partie des collections du Musée du Petit Palais de Paris, après avoir été remise en vente par don José entre 1913 et 1919 (7). En 1902, ce dernier ignorait manifestement le lien unissant son tableau au prestigieux modèle eyckien car la reproduction est accompagnée d’un titre aussi original que suggestif : La Virgen del Ramillete [La Vierge au bouquet].
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Lázaro Galdiano fit également reproduire en carte postale, avec la seule mention Tríptico, un petit retable de dévotion dont il semble que l’on ait aujourd’hui perdu toute trace (carte n° 47) (fig. 12). Il s’agit d’une représentation panoramique du Calvaire, occupant les trois panneaux. La plupart des figures ont été empruntées au triptyque de la Crucifixion de Rogier van der Weyden, conservé à Vienne, qui comporte une structure panoramique similaire (8) (fig. 13). Don José ne connaissait manifestement pas non plus ce lien avec un prestigieux modèle de l’art flamand. On peut attribuer son petit triptyque anonyme à un peintre bruxellois des années 1500. Il existe en effet, entre des mains privées, au moins deux ensembles similaires (9) (voir fig. 14), inspirés eux aussi par le triptyque de Vienne. Ils portent clairement la marque stylistique du Maître de la Légende de sainte Catherine, un anonyme ayant travaillé à Bruxelles dans le dernier quart du XVe siècle.
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On mentionnera encore un panneau flamand remontant au deuxième quart du XVIe siècle, une œuvre bruxelloise ou anversoise. La carte postale correspondante porte le titre de Dama leyendo [Dame lisant] (carte n° 79) (fig. 15). Il s’agit en réalité d’un volet droit de triptyque, représentant sainte Barbe. Elle tient en main un livre ouvert. Derrière elle se trouve la tour, qui permet de l’identifier. Enfin, sous le titre Coronado de espinas [Couronné d’épines] (carte n° 86) (fig. 16) est reproduit un Christ à mi-corps flamand du XVIe siècle, inspiré par un modèle de Thierry Bouts (10). À la différence de la Sainte Barbe, ce panneau est demeuré dans la collection de don José (MLG 2818) (fig. 17).
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C’est l’anonymat qui caractérise fondamentalement la perception de la peinture flamande des XVe et XVIe siècles, telle qu’elle peut être reconstituée au travers des Cien obras artísticas éditées en cartes postales. Dans cet ensemble d’images, un tableau de Primitif septentrional n’apparaît qu’exceptionnellement comme l’œuvre d’un peintre connu. Avant tout, c’est un sujet, le plus souvent un sujet chrétien, illustré par un artiste dont on ignore le nom. La série des cartes reflète ainsi l’idée, largement cultivée durant tout le XIXe siècle, d’un art du Moyen Âge tout à la fois anonyme et catholique, un art entièrement dévolu au service de la Foi et non encore affecté par la recherche profane de gloire artistique personnelle. Cette valorisation du seul sujet représenté, par définition religieux, émerge de manière particulièrement manifeste dans certains titres accompagnant les photographies, des titres qui ressortissent davantage au monde de la dévotion qu’ils n’obéissent à une stricte nomenclature iconographique. Ainsi, la Pietà à mi-corps dérivant de Metsys est désignée sous l’appellation pathétique de Baiser maternel, une formule que l’on s’attendrait plutôt à trouver sous une Vierge à l’Enfant. Son association à une représentation macabre comme la Pietà permet de mettre en évidence de manière hyperbolique l’identité maternelle de la Vierge Marie, laquelle reste une mère pleine de tendresse pour son Fils, même quand il n’est plus qu’un cadavre sanguinolent. Quant à l’intitulé Couronné d’épines, par l’omission du nom du Christ et de celui de l’artiste, il apparaît davantage comme un commentaire dévot de l’image reproduite, mettant en exergue le martyre terrestre du Fils de l’Homme, que comme le titre d’un tableau ancien.
L’appellation Madone au bouquet semble également avoir été inspirée par la piété mariale. Elle fait ressortir un détail de l’image susceptible de susciter, auprès d’un public pieux, une certaine émotion maternelle. Si l’on en croit la légende de la carte postale, le tableau pourrait représenter l’Enfant ayant offert un bouquet de fleurs à sa Mère, un bouquet qu’il a sans doute lui-même cueilli… Sous le titre moderne de Madone au chanoine Van der Paele (copie d’après), le même tableau ne saurait assurément éveiller le même attendrissement chez les spectatrices…
On peut se faire une idée précise des transformations subies par la collection de Primitifs flamands de don José entre 1902 et le début de la Première Guerre Mondiale en confrontant la série des cartes postales aux deux fascicules des Referencias fotográficas de las obras de arte en España publiés en 1913 par le photographe madrilène Joseph Lacoste. Dans ces fascicules destinés non seulement à des amateurs de photographies mais aussi aux chercheurs et aux bibliothèques d’instituts universitaires d’histoire de l’art, on trouve des reproductions en format miniature des tableaux de la collection Lázaro Galdiano, accompagnées d’un numéro d’ordre, d’un titre, des dimensions et, souvent, d’un nom d’auteur. À la demande, ces reproductions pouvaient être tirées en grand format sur papier photo. Les œuvres sont regroupées par école nationale, selon un usage largement répandu dans l’Europe des États-nations des XIXe et XXe siècles. Les attributions sont celles communiquées par le propriétaire (11).
Fig. 18 – Disciple de Hans Memling (ca 1430 – 1494), Vierge à la poire. Madrid, Museo Lázaro Galdiano. |
Il apparaît immédiatement que, depuis 1902, la pratique de l’attribution a gagné du terrain dans le domaine de l’art flamand des XVe et XVIe siècles. Dans les Referencias fotográficas, la Vierge au bouquet figure sous le nom de Jean van Eyck (n° 11302), plusieurs nouvelles acquisitions sont associées à des noms d’artistes septentrionaux de la fin du Moyen Âge et du début des Temps modernes. Certaines de ces attributions ne sont pas dépourvues de pertinence, aujourd’hui encore. Ainsi, le panneau MLG 3050, la Vierge à la poire, est présenté comme un Memling (n° 11310) (fig. 18). Cette attribution, certes, n’a pas été retenue par les spécialistes et on chercherait en vain le tableau dans les monographies consacrées à cet artiste. Néanmoins, l’œuvre doit être attribuée à un peintre brugeois proche de Memling, peut-être même à l’un de ses disciples. Il est à noter que le même tableau fut reproduit par la suite dans le grand catalogue de la collection sous le nom de Dirk Bouts, artiste avec lequel il ne présente en réalité aucune affinité. Le progrès, en histoire de l’art, n’est pas toujours linéaire…
C’est en 1926 et 1927 que don José fit imprimer le catalogue illustré en deux volumes qui vient d’être mentionné. Chacun des tableaux lui appartenant est reproduit en pleine page, en noir et blanc. Semblable monument de papier glacé élevé à la gloire d’une collection du vivant même du collectionneur ne constitue pas un phénomène isolé dans les années 1920. Il relevait d’une tradition propre, qui ne se confond pas avec celle des catalogues de vente illustrés.
À l’ère de la photographie imprimée, l’un des tout premiers exemples de catalogue illustré d’une collection fut publié en Angleterre en 1889, à l’initiative de son heureux propriétaire, le comte de Northbrook, sous le titre A Descriptive Catalogue of the Collection of Pictures belonging to the Earl of Northbrook (Londres et Sydney, 1889). Dans ce lourd in-quarto relié à l’ancienne, seules 25 des 262 peintures recensées sont reproduites. Par la suite, l’usage s’imposera d’illustrer toutes les œuvres cataloguées. Dans le volume consacré en 1907 à la collection Bachofen-Burckhardt de Bâle (Katalog der Gemäldesammlung von Frau Prof. J.J. Bachofen-Burckhardt, Bâle, 1907), ce n’est pas encore le cas, même si la proportion de tableaux reproduits par rapport à ceux qui sont simplement décrits a considérablement augmenté.
Dans les mêmes années que les deux volumes consacrés à la collection Lázaro furent publiés deux autres catalogues de collection entièrement illustrés, comportant de nombreuses reproductions de Primitifs flamands : celui de la collection Von Pannwitz conservée à la Huis Hartekamp, près de Haarlem (Die Sammlung Von Pannwitz, Munich, 1926) et celui de la collection Renders de Bruges (Les peintures primitives des XIVe-XVe et XVIe siècles de la Collection Renders à Bruges […], Londres / Bruges, 1927). Il est à noter que don José possédait un exemplaire de ce dernier ouvrage, reçu l’année même de sa parution (12). Le lien entre les catalogues qui viennent d’être cités et la nouvelle historiographie de l’art, celle qui dorénavant est pratiquée par des conservateurs de musée diplômés et par des professeurs d’université, et non plus par des peintres cultivés, des critiques au talent littéraire plus ou moins affirmé ou des collectionneurs éclairés, apparaît évident. C’est à ces professionnels de la Kunstwissenschaft, organisés en réseaux internationaux, qu’en règle générale les propriétaires ont confié la tâche d’attribuer et de décrire les œuvres en leur possession. Ainsi, dans le catalogue des peintures du comte de Northbrook, les notices consacrées aux écoles flamandes, hollandaises et françaises ont été rédigées par le fameux James Weale. De même, les tableaux de la collection Von Pannwitz furent étudiés par Max Friedländer, ceux de la collection Renders par Georges Hulin de Loo et Édouard Michel. Ces noms connus et reconnus sur la scène internationale de l’histoire de l’art étaient censés apporter une caution scientifique à la collection, en établissant sa valeur sur la base de critères scientifiques.
Fig. 19 – Frontispice de J. Lázaro Galdiano, La colección Lázaro, de Madrid, I-II, Madrid, 1926 – 1927. |
À la différence du Lázaro Galdiano des cartes postales de 1902, il ne fait aucun doute que celui des années 1920 avait fort bien perçu la récente émergence d’une histoire de l’art professionnelle et son importance croissante dans la société moderne. Cet homme, attentif aux changements et aux évolutions, se voulait un homme de son temps. Dès la Première Guerre Mondiale, il a entretenu une correspondance avec de nombreux historiens d’art étrangers. À la même époque, le Musée du Prado développe une politique systématique d’accueil à leur égard. Les opinions formulées lors de leurs visites seront soigneusement archivées (13). Don José, qui fut membre du patronato du Prado de 1912 à 1918 (14), a pu s’inspirer de cette nouvelle manière de faire. Cependant, il ne vit nullement la nécessité de confier la rédaction de son catalogue à une autorité scientifique. Aurait-il eu le sentiment d’abandonner une part de l’autorité qu’il entendait bien exercer sur sa collection, si un expert engagé par lui s’était permis de contredire les attributions qu’il tenait pour fondées ? En ce qui concerne les tableaux, il se borna à publier des photographies, accompagnées le plus souvent d’une simple légende comportant un numéro d’ordre, le nom du peintre et le titre de l’œuvre. Néanmoins, par un artifice étonnant que certains contemporains ont pu juger naïf, il voulut donner l’impression que les deux volumes consacrés à sa collection avaient bel et bien été rédigés par un collège de spécialistes. Sur la page de titre figure en effet, en tant qu’auteurs, tout le gratin de l’histoire de l’art professionnelle des années 1920 (fig. 19). Le choix des noms est on ne peut plus international : on relève notamment les Belges Pierre Bautier et Georges Hulin de Loo, les Français Charles Diehl et Louis Gillet, le Néerlandais Nicolaas Beets, l’Allemand August Mayer, les Américains Bernard Berenson et Chandler Rathfon Post…
Ce n’est que lorsque l’on parcourt d’un œil attentif les deux volumes que le subterfuge se révèle. Les autorités conviées en page de titre sont simplement les auteurs de quelques mots de remerciement généralement stéréotypés, inscrits à la main sur les pages d’un livre d’or, un guest book dans lequel les visiteurs de la collection étaient invités à consigner leurs impressions (15). Don José a pris soin de faire reproduire ces remerciements autographes sous la forme de fac-similés, accompagnés d’une traduction espagnole. Ils se trouvent du même coup associés, si pas assimilés aux lettres de grands artistes du passé, tels le Greco, Rubens, Murillo et Goya, lettres que Lázaro Galdiano, amateur de manuscrits, éprouva également le besoin de faire reproduire en fac-similé dans son double catalogue illustré. Rarement l’histoire de l’art n’avait fait l’objet d’une telle reconnaissance publique… En même temps, cette valorisation répond à une stratégie avant tout rhétorique car rien n’autorise à supposer que les grands noms de la Kunstwissenschaft qui ont visité la collection aient avalisé les attributions consignées par don José.
Dans le domaine des Primitifs flamands, l’attribution, précisément, est désormais devenue la règle. Le Moyen âge flamand anonyme de la série des cartes postales a en grande partie disparu. On relèvera une coïncidence : de juin à octobre 1902, l’année même où elles furent publiées, se tint à Bruges la fameuse exposition des Primitifs flamands (16). Don José l’a visitée, comme le démontre la présence d’un catalogue annoté de sa main dans la bibliothèque du Musée Lázaro Galdiano (17). Cette exposition se trouve à l’origine d’une dynamique scientifique qui va amener les chercheurs à ‘désanonymiser’ en profondeur la peinture flamande de la fin du Moyen Âge et du début des Temps modernes. Les historiens d’art du XIXe siècle s’étaient en effet avant tout efforcés de reconstituer la vie et l’œuvre des seuls Primitifs flamands dont le nom a été conservé par Vasari, Van Mander et Descamps : à savoir Jean van Eyck, Rogier de le Pasture, Thierry Bouts, Hugo van der Goes et Hans Memling. Ce petit groupe d’artistes était représenté à l’exposition de 1902 par des œuvres qui aujourd’hui encore leur sont associées. De très nombreux tableaux flamands des XVe et XVIe siècles demeuraient cependant anonymes ou catalogués de façon manifestement abusive sous le nom de l’un ou l’autre ‘grand’ maître. Dans son compte-rendu de l’exposition de Bruges, publié en 1903 dans le Repertorium für Kunstwissenschaft, Max Friedländer, désireux d’attribuer scientifiquement toujours plus d’œuvres, va recourir de manière systématique aux maîtres à nom d’emprunt ou de convention (18). Il s’agit d’artistes dont le style personnel peut être reconnu dans plusieurs peintures, sans qu’il soit possible d’identifier leur auteur dans les documents d’archives contemporains. Les maîtres à nom d’emprunt occuperont une place importante dans les quatorze volumes de l’Altniederländische Malerei, publiés par Friedländer entre 1924 et 1937, d’abord à Berlin, puis à Leyde. On signalera que don José possédait les sept premiers volumes de la série (19).
L’un de ces maîtres à nom d’emprunt semble avoir retenu tout particulièrement l’attention de l’éditeur madrilène, qui en fut le premier collectionneur systématique : le Maître des Demi-Figures féminines. Sous ce nom sont reproduites non moins de six œuvres dans les deux volumes du catalogue illustré :
-n° 869 (MLG 3012), Adoration des Bergers (fig. 20)
-n° 931 (MLG 3007), Vierge en prière (fig. 21)
-n° 989 (MLG 3044), Vierge à l’Enfant (fig. 22)
-n° 734 (MLG 2684), Repos pendant la Fuite en Égypte (fig. 23)
-n° 1007 (l’œuvre a été vendue avant 1947 et ne fait donc pas partie du Musée Lázaro Galdiano), Vierge à l’Enfant (fig. 24)
-n° 1046 (MLG 3013), Vierge à l’Enfant au livre ouvert (fig. 25).
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De ces six attributions au Maître des Demi-Figures, cinq peuvent être considérées comme toujours fondées à l’heure actuelle. Seul le Repos pendant la Fuite en Égypte est à l’évidence l’œuvre d’un autre peintre. Il est à noter que la Vierge en prière et la Vierge à l’Enfant au livre ouvert figuraient déjà dans le répertoire illustré de Lacoste (n°s 11245 et 11388), l’un comme anonyme espagnol, l’autre comme anonyme flamand. Leur rattachement au Maître des Demi-Figures semble donc postérieur à 1913 (20). Après 1926-1927, don José s’est défait d’une Vierge à l’Enfant attribuée à l’artiste mais en a acquis une autre : un panneau marial miniature (MLG 2778) (21) (fig. 26).
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Comment expliquer la présence, au sein de la collection Lázaro, d’un véritable Museo español del Maestro de las Medias Figuras – je paraphrase ici le titre d’un article de Jesús Hernández Perera publié en 1962 dans Goya (22) ? À en croire le témoignage d’une photographie publiée en 1927, se trouvaient rassemblés, dans un coin du Salon gothique de la demeure, non moins de quatre peintures attribuées à l’artiste par le collectionneur (23) (fig. 28). Cet intérêt manifeste pour le peintre pourrait avoir été suscité non seulement par la forte disponibilité de son œuvre dans l’Espagne du début du XXe siècle, mais aussi par les publications de Friedländer, qui auraient fait naître chez don José l’intérêt pour les maîtres à nom d’emprunt.
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Fig. 29 – Maître des Demi-Figures féminines (actif dans le deuxième quart du XVIe siècle), Concert Harrach. Schloss Rohrau, Graf Harrach’sche Familiensammlung. |
Pourtant, le Maître des Demi-Figures n’est pas à proprement parler une création du grand historien d’art allemand. Il s’agit même d’un des rares peintres flamands à nom d’emprunt à avoir été identifié comme personnalité stylistique avant 1900. Signalé par Friedrich Waagen dès 1866, lequel affirma, à propos du Concert Harrach du château de Rohrau (fig. 29), le chef-d’œuvre du maître, connaître au moins onze autres œuvres dues à la même main (24), le peintre intéressa rapidement un autre historien allemand : Carl Justi. C’est lui qui, en 1886, va pour la première fois attirer l’attention sur les œuvres du maître conservées en Espagne. Selon Justi, le Maître des Demi-Figures aurait été un disciple de Gérard David et aurait travaillé à Bruges. Il ne serait pas seulement l’auteur « de figures à mi-corps coquettes, peintes de manière lisse », mais aussi de l’Adoration des Mages du Prado (n° 1919) et de la Déposition d’Úbeda, disparue durant la Guerre civile (25) (fig. 30). Ces deux attributions sont aujourd’hui acceptées par tous les spécialistes.
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En 1903, dans le compte-rendu déjà cité, Friedländer consacre tout un paragraphe au Meister der weiblichen Halbfiguren, dont trois œuvres figuraient à l’exposition de Bruges. Selon lui, celui-ci aurait œuvré à Anvers dans les années 1540 (26). Il rejette l’identification avec le Français Jean Clouet, peintre de Cour de François Ier, proposée peu auparavant (27). À propos du Concert Harrach, il relève certaines caractéristiques du peintre, notamment « l’imprécision du dessin, qui échoue dans tous les raccourcis, la faible individualisation, l’exécution soignée évoquant l’émail » (28), autant de caractéristiques qui peuvent s’observer également dans les tableaux du peintre réunis par don José.
Friedländer reviendra en 1909 sur le maître, à l’occasion d’une conférence prononcée devant la Société d’Histoire de l’Art de Berlin (29). Il fait alors état de non moins de 82 œuvres qui peuvent lui être attribuées. Il insiste sur une localisation de son activité à Anvers dans les années 1520. Par la suite, en 1935, dans le XIIe tome de l’Altniederländische Malerei, il proposera de voir dans le Maître des Demi-Figures un artiste formé à Bruges qui aurait émigré à Anvers (30). C’est dans ce tome qu’il publiera un catalogue de l’œuvre comportant une septantaine d’œuvres, dont trois seulement seront illustrées (31).
L’auteur allemand ne semble avoir eu qu’une connaissance assez vague du Museo español du Maître des Demi-Figures rassemblé par Lázaro Galdiano. Sous le n° 61 du catalogue publié en 1935, il a rassemblé, sous la rubrique « Vierge à l’Enfant à mi-corps sur fond neutre sombre », une dizaine d’exemplaires. Il précise : « Ces panneaux de petit format sont apparus en grand nombre, principalement en Espagne, d’où ils ont abouti sur le marché d’art parisien. Je cite à titre d’exemples : Madrid, collection Lázaro (plusieurs) […] » (32). Friedländer ne s’est pas donné la peine de différencier les exemplaires, mais il n’ignorait pas que don José en possédait « plusieurs ».
La collection d’œuvres du Maître des Demi-Figures rassemblée par l’éditeur madrilène fait de celui-ci l’un des tout premiers collectionneurs à avoir accueilli de manière positive une pratique scientifique récente qui, de manière générale, n’était pas sans susciter un certain scepticisme (33). Il faut rappeler ici que, jusqu’à la fin du XIXe siècle, le domaine d’investigation de l’historien d’art était délimité par l’historien. C’était lui qui, sur la base de documents d’archives, d’inscriptions ou de mentions dans l’historiographie, élisait de manière autoritaire les artistes constituant l’objet de l’histoire de l’art médiéval. Un historien d’art ne pouvait légitimement attribuer des œuvres non signées qu’aux seuls peintres dont l’existence était établie par les sources écrites. Avec la création de maîtres à nom d’emprunt, l’histoire de l’art s’émancipe par rapport à l’histoire. Elle en vient à postuler l’existence de personnages historiques attestés non plus par des sources écrites mais par la seule évidence des regroupements stylistiques. Dans les deux premières décennies du XXe siècle, le phénomène des maîtres à nom de convention touchera aussi bien les études sur la peinture médiévale flamande et italienne que celles ayant trait à la céramique attique à figures noires et rouges.
Fig. 3 – Maître de Flémalle (ca 1378 – 1444) (copie de la seconde moitié du XVIe siècle d’après le), Vierge allaitant l’Enfant. Madrid, Museo Lázaro Galdiano. |
Apparemment, don José eut l’occasion de s’initier à ce nouveau type d’histoire de l’art et s’était convaincu de son entière validité. Il se mit à rechercher de manière systématique les œuvres du Maître des Demi-Figures, à l’égal d’un historien d’art attributionniste, mais en s’appuyant sur des moyens financiers dont normalement ne dispose pas un historien d’art. Il ne négligea d’ailleurs pas les autres artistes flamands à nom de convention et, en particulier, le plus célèbre. Il semble avoir été particulièrement fier de posséder ce qu’il considérait comme une œuvre authentique du Maître de Flémalle (MLG 3053) (fig. 3). Il s’agit en réalité de la copie ancienne à mi-corps d’après la Madone de Francfort du Maître de Flémalle, qu’il avait fait reproduire en carte postale dès 1902. Cette copie est effectivement mentionnée dans le tome II de l’Altniederländische Malerei, en 1924 (34), ainsi qu’il est affirmé dans la légende accompagnant la photographie publiée en 1926-1927 (n° 977).
Fig. 31 – Maître de Francfort (actif dans la dernière décennie du XVe et le premier quart du XVIe siècle), Vierge à l’Enfant. Madrid, Museo Lázaro Galdiano. |
En dépit de son intérêt marqué pour les maîtres à nom d’emprunt, don José ne semble pas avoir pratiqué lui-même de manière active la méthode de Friedländer. Certes, on trouve dans sa collection des œuvres du Maître de Francfort (MLG 3046) (35) (fig. 31) et de celui de la Madeleine Mansi (MLG 3030) (36) (fig. 32), deux des peintres à nom d’emprunt les plus célèbres parmi ceux créés par l’historien d’art allemand. En outre, après 1927, l’éditeur madrilène acquit un Saint Jérôme pénitent du Maître de la Légende de sainte Lucie (MLG 2816) (fig. 33), autre figure importante de la peinture flamande de la fin du Moyen Âge dont on doit la redécouverte à Friedländer. Néanmoins, aucune de ces attributions ne remonte à l’époque du collectionneur. Elles n’ont été proposées que tout récemment par l’auteur du présent texte. On notera par ailleurs que don José possédait à son insu deux autres œuvres assignables au Maître de Francfort, un volet droit de triptyque représentant Saint Antoine de Padoue (fig. 34) et une Pietà avec anges (fig. 35). Il s’en défit avant 1947. Elles sont reproduites respectivement comme « Escuela flamenca. Primera mitad del siglo XVI » et comme « Isenbrant » dans le catalogue illustré de 1926-1927 (n°s 677, 731)…
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Si les nouveaux maîtres flamands à nom d’emprunt ont suscité l’intérêt de don José, celui-ci n’a pas pour autant négligé les peintres identifiés par des documents d’archives. L’un d’eux occupe une place privilégiée dans le catalogue illustré : Adrien Isenbrant. Trois œuvres figurent sous ce nom :
- n° 325 (MLG 2683), Vierge à l’Enfant sur un trône de marbre (fig. 36)
- n° 988 (MLG 3424), Calvaire (fig. 37)
- n° 731 (l’œuvre, qui doit en réalité être attribuée au Maître de Francfort, vient d’être mentionnée), Pietà avec anges.
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En outre, dans la même publication, un quatrième tableau est étiqueté « ¿ Isenbrant o Gerard David ? » (n° 1032). Il s’agit d’une Vierge à l’Enfant sur fond doré (MLG 3037) (fig. 38). Cette présence de quatre Isenbrant revendiqués comme tels mérite d’être relevée. Comme il va apparaître, elle constitue, au même titre que les œuvres du Maître des Demi-Figures, un véritable marqueur chronologique qui ancre la collection dans l’évolution de l’histoire de l’art en tant que discipline scientifique au commencement du XXe siècle.
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Isenbrant est en effet une personnalité artistique qui n’est entrée que récemment dans la nomenclature des historiens d’art. C’est en 1902 qu’il fut pour la première fois présenté au public, dans une publication qui, elle aussi, trouve son origine dans l’exposition brugeoise des Primitifs flamands. Le catalogue officiel, rédigé par Weale, avait suscité le mécontentement de ses confrères. Selon l’usage du temps, les tableaux exposés étaient catalogués sous les attributions communiquées par le propriétaire, même quand elles semblaient manifestement infondées (37). Friedländer fit publier par une grande revue allemande d’histoire de l’art, sous la forme d’un compte-rendu, ce que l’on peut considérer comme un catalogue alternatif personnel. Il y a déjà été fait référence (38). Hulin de Loo, pour sa part, rédigea également un catalogue alternatif mais, moins soucieux de ménager les susceptibilités, il n’hésita pas à le faire paraître sous la forme d’un livre qui puisse faire concurrence au catalogue officiel de l’exposition, alors qu’elle n’avait pas encore fermé ses portes. C’est le fameux Catalogue critique, édité dans le même format que l’officiel. La bibliothèque du Musée Lázaro Galdiano conserve un exemplaire de ce Catalogue critique, annoté au crayon par don José lui-même devant les œuvres exposées (39).
Fig. 39 – Adrien Isenbrant (ca 1490 – 1551), Diptyque, Vierge des Sept Douleurs adorée par la famille Van de Velde. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et Bruges, Église Notre-Dame. |
La publication de Hulin de Loo s’ouvre par un texte introductif, intitulé De l’identité de certains maîtres anonymes (40). L’auteur belge propose plusieurs identifications de peintres flamands à nom de convention. L’un d’eux est celui qui était alors dénommé le ‘Pseudo-Mostaert’. Il était connu des historiens d’art principalement pour avoir réalisé le diptyque de la Vierge des Sept Douleurs, partagé entre l’église Notre-Dame de Bruges et les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (fig. 39). Selon Hulin, il peut être identifié avec Adrien Isenbrant, qui devint franc-maître en 1510 à Bruges et y décéda en 1551. L’identification avancée ne repose pas, comme le reconnaît honnêtement l’auteur, sur de véritables preuves mais plutôt sur une série de coïncidences, qui la rendent vraisemblable. Il met notamment en avant le fait que l’historien flamand Sanderus mentionne au XVIIe siècle Isenbrant comme un « disciple » de Gérard David (41). Or, les œuvres attribuées au ‘Pseudo-Mostaert’ portent clairement la marque stylistique de cet artiste. En outre, la grande quantité de tableaux relevant de ce groupe stylistique suggère une assez longue activité, qui s’accorde bien avec la longévité d’Isenbrant attestée par les archives.
L’identification suggérée par Hulin connut un remarquable succès scientifique, en dépit de son caractère hypothétique. Peu de temps après sa publication, elle fut adoptée par Friedländer (42), puis par le Freiherr Von Bodenhausen (43). Ils ne dissimulèrent pourtant pas leurs hésitations, lesquelles demeurent perceptibles même dans les publications les plus récentes consacrées à l’artiste (44).
Dès 1905, Von Bodenhausen publia, en annexe à sa monographie sur David, un premier catalogue, partiellement illustré, de l’œuvre d’Isenbrant, contribuant ainsi à la rapide popularisation de son nom. Il est difficile de déterminer si c’est la monographie de l’aristocrate allemand, dont don José possédait un exemplaire (45) et qui est mentionnée explicitement dans une notice du catalogue illustré de 1926-1927 (46), ou plutôt la relation bien attestée avec Hulin de Loo, qui a éveillé chez l’éditeur-collectionneur l’intérêt pour Isenbrant. On sait que l’historien d’art belge a visité la collection Lázaro, comme le montre une note autographe de sa main dans le livre d’or (47). En outre, il est invoqué explicitement dans deux légendes du catalogue illustré (48). Le marché d’art pourrait également avoir joué un rôle non négligeable. À travers les catalogues de ventes, il a imposé dès les années 1920 le nom du nouvel artiste flamand auprès du public des amateurs d’art.
Don José peut être considéré comme l’un des plus anciens collectionneurs d’Isenbrant. En 1926-1927, il affirmait en posséder trois ou quatre. Il est à noter que les attributions à Isenbrant publiées dans le catalogue illustré demeurent fondamentalement correctes, si l’on excepte celle de la Pietà avec anges, qui semble plutôt devoir être rapprochée du groupe du Maître de Francfort. Le Calvaire MLG 3424 et la Vierge à l’Enfant sur un trône de marbre MLG 2683 sont d’ailleurs repris dans la liste des œuvres d’Isenbrant insérée en 1933 par Friedländer dans le XIe volume de son Altniederländische Malerei (49). En revanche, dans le même volume, l’historien d’art allemand a estimé devoir attribuer à Benson, plutôt qu’à Isenbrant, la Vierge à l’Enfant sur fond doré MLG 3037 (50). Ce choix demeure selon moi discutable : l’hypothèse Isenbrant n’est certainement pas illégitime.
Comme on a pu le constater plus haut, don José ne semble guère avoir essayé d’opérer lui-même des attributions. Il reprenait manifestement celles des historiens d’art qui lui rendaient visite ou des marchands qui lui proposaient des œuvres. Ceci explique sans doute le fait qu’il n’a pas reconnu comme une œuvre pouvant être rattachée au groupe Isenbrant le fragment MLG 3016, qu’il reproduit pourtant dans le catalogue illustré de 1926-1927 (fig. 40). La Virgen del Bello Paisaje (n° 427), acquise après 1913, puisqu’elle ne figure pas dans les albums de Lacoste, est simplement attribuée à un « Primitivo flamenco de principios del siglo XVI », sans davantage de précisions.
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Une collection est toujours, à des degrés divers, le produit de l’époque qui l’a vue se constituer. Quand le processus de constitution s’est étendu sur plusieurs décennies, l’évolution de la collection pourra refléter les transformations qui ont affecté la discipline scientifique à laquelle celle-ci ressortit. C’est ainsi que la ‘désanonymisation’ de la peinture flamande de la fin du Moyen Âge et du commencement des Temps modernes, opérée par Friedländer et Hulin de Loo, a marqué profondément don José. Dans un premier temps, il apparaît dépendant d’une conception anonyme et dévote des Primitifs flamands. Son intérêt pour les personnalités artistiques mises récemment en lumière par la Kunstwissenschaft émerge peu après la Première Guerre Mondiale. Don José se mettra alors à rechercher systématiquement les peintures du Maître des Demi-Figures et d’Isenbrant. Il constituera les premiers ensembles cohérents d’œuvres originales de ces deux artistes en Espagne et sans doute même en Europe.
Une collection est également le reflet d’un caractère. On peut y reconnaître comme un autoportrait caché de son propriétaire. Cette dimension individuelle est parfaitement discernable dans l’ensemble de Primitifs flamands réuni par don José.
Le conservatisme artistique de l’éditeur madrilène a été mis en évidence par Ámparo López. Elle relève que celui-ci eut l’occasion de découvrir à Paris, dans les années 1920, les artistes espagnols d’Avant-Garde Juan Gris et Pablo Picasso, mais qu’il ne lui vint jamais à l’esprit de leur acheter la moindre œuvre (51). Même des peintres nationaux nettement moins innovateurs, comme l’impressionniste Joaquín Sorolla ou le naturaliste Ignacio Zuloaga, le laissèrent apparemment indifférent. Pourtant, don José aspirait à contribuer, tant par sa maison d’édition que par ses collections, à la régénérescence moderne de l’Espagne, antique grande puissance sur le déclin qui avait dû abandonner en 1898 les Philippines et Cuba (52). En fait, le seul artiste espagnol vivant qu’il ait jamais soutenu fut Eugenio Lucas Villamil (1858-1918), dont il fit quasi son « peintre de cour », pour reprendre l’expression heureuse de Carlos Saguar Quer (53). Il s’agissait d’un traditionaliste. Lucas Villamil réalisa dans un style néo-baroque des décorations de plafond pour la demeure de Parque Florido, siège actuel du Museo Lázaro Galdiano, y recréant l’ambiance lumineuse d’un palais vénitien du XVIIIe siècle (fig. 41).
Fig. 42 – Peintre maniériste anversois (actif dans le premier tiers du XVIe siècle), Golgotha. Madrid, Museo Lázaro Galdiano. |
Cette valorisation de la tradition, ce faible goût de don José pour l’innovation artistique expliquent une quasi-absence dans sa collection de peintres flamands des XVe et XVIe siècles : celle du Maniérisme gothique anversois. Sur plus d’une trentaine d’œuvres, il n’y en a que deux, en effet, qui illustrent ce courant : un Golgotha à personnages multiples (MLG 3029) (fig. 42) et le triptyque de l’Adoration des Rois (MLG 3022) (fig. 43). Acquis entre 1913 et 1926, ils sont reproduits l’un et l’autre dans le double volume illustré. Si le Golgotha est simplement présenté comme « Anónimo […]. Escuela flamenca. Principios del siglo XVI » (n° 729), en revanche, le triptyque est paré d’une flatteuse attribution à Jean Gossart (n° 735). En réalité, il s’agit d’un objet de dévotion produit en série dans l’atelier anversois de Jan van Doornicke.
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Comme le rappelle Amparo López, don José avait, pour sa collection, des ambitions encyclopédiques (54). Son intention était de créer un véritable musée dans lequel seraient représentées les différentes productions artistiques du passé espagnol et européen. Or, dès le début du XXe siècle, on pouvait aisément trouver des peintures maniéristes gothiques flamandes sur le marché d’art international. Leur quasi-absence dans la collection ne peut être, de ce fait, que l’expression d’une décision délibérée.
L’éditeur madrilène s’est manifestement laissé guider par la conception du Maniérisme gothique comme un mouvement d’Avant-Garde qui fut longtemps en vigueur auprès des spécialistes des Primitifs flamands. Cette conception, foncièrement négative, apparaît en toute clarté dans l’introduction au XIe volume de l’Altniederländische Malerei publié en 1934 (55). Elle s’appuie sur une argumentation.
Pour Friedländer, la Manière constitue en soi un phénomène transhistorique, susceptible d’apparaître à toute époque, dans toute culture. Il la définit comme « du style mis en conserve, le style d’un créateur fatigué et vieilli » (56). La Manière serait le style de simples imitateurs qui, au lieu de s’appuyer sur la nature et sur une vision intérieure personnelle, préféreraient emprunter à leurs devanciers des formules qu’ils répéteraient à l’envi. Le maniériste, toutefois, précise Friedländer, aspire également à l’innovation. Tout en imitant, il serait même, pour reprendre le terme utilisé par l’auteur, « neuerungssüchtig [obsédé par l’innovation] ». « Le désir de faire autrement est particulièrement vif chez une personne sans originalité car elle doit craindre de se voir disqualifiée comme simple copiste » (57). C’est pourquoi la Manière, selon Friedländer, ne se caractériserait pas seulement par « la rigidité, la monotonie, le manque d’unité et de logique », elle serait également marquée par « l’accumulation et la déformation », par « la volonté d’étonner et par l’exagération » (58).
Friedländer considère que l’impact de la Manière sur la scène artistique des Anciens Pays-Bas, en particulier à Anvers, fut éphémère. Il situe en effet les œuvres relevant du Maniérisme gothique flamand entre 1505 et 1525 environ, n’accordant ainsi à ce style qu’une floraison relativement limitée (59). Son succès trouverait son origine dans deux causes fondamentales. D’une part, au commencement du XVIe siècle, sous l’influence de la peinture italienne, la vénérable tradition artistique flamande serait entrée en « crise » (60). Cette crise aurait touché tout particulièrement Anvers, une ville dont le passé artistique était relativement pauvre par rapport à celui de Bruges ou de Bruxelles. D’autre part, à la même époque, « des bouleversements sociaux et économiques », et notamment le développement du commerce international à Anvers, auraient amené les artistes à se détourner des bonnes pratiques artisanales d’antan et notamment à abandonner le genre du portrait (61). Les anciennes relations individuelles avec les commanditaires auraient fait place à un marché anonyme. Dans ce nouveau contexte, les artistes maniéristes gothiques auraient avant tout cherché à complaire au « goût commun de masses anonymes composées de différentes nations » (62).
Selon l’interprétation de Friedländer, le Maniérisme gothique serait donc le produit d’une crise de la tradition artistique flamande, combinée à un phénomène de commercialisation à grande échelle. Ce sont ces deux facteurs qui auraient entraîné, chez certains artistes du début du XVIe siècle, une vaine recherche de l’originalité comme fin en soi et de la nouveauté à tout prix. Un tel modèle d’explication, on l’aura deviné, porte clairement la marque de l’époque où il a vu le jour, à savoir le premier tiers du XXe siècle. Friedländer a perçu le Maniérisme gothique anversois comme un mouvement artistique d’Avant-Garde ante litteram, sur le modèle de ceux qui s’imposaient alors sur la scène artistique européenne de son temps. Il juge négativement Jan de Beer et Jan van Doornicke, comme il rejette Picasso et les cubistes.
Dans ses Essais sur la peinture de paysage et d’autres genres picturaux, publiés pour la première fois en 1947, l’auteur allemand semble inconsciemment avoir fait sienne la doctrine nazie de l’art dégénéré, ce qui peut sembler paradoxal, vu ses origines juives. Il condamne en effet sans appel un art moderne « confus, changeant avec les modes, animé par le snobisme, se révoltant contre le passé ». Il n’y voit qu’un « effort convulsif pour produire quelque chose de propre, de nouveau, d’étonnant ». Les ressemblances avec la définition de la Manière qu’il avait proposée en 1934 sont patentes. L’auteur reproche explicitement à Picasso « le type le plus primitif d’originalité », à savoir la déformation arbitraire de la nature, ainsi qu’une tendance à la « Manier » (63). Le choix de ce terme particulier est on ne peut plus révélateur.
On ignore par quelles voies don José a pu prendre connaissance du discours de Friedländer sur le Maniérisme gothique anversois. Il ne lisait pas l’allemand et ne possédait pas, semble-t-il, le XIe volume de l’Altniederländische Malerei. Grâce à ses contacts avec le gratin de la Kunstwissenschaft internationale, il devait toutefois avoir entendu parler des conceptions de l’historien d’art allemand sur le Maniérisme gothique flamand, exposées pour la première fois dans un article de 1915 (64). Il a manifestement partagé ces conceptions. Elles ont d’ailleurs marqué en profondeur le discours académique sur l’art flamand jusqu’à la fin du XXe siècle (65). Il est à noter qu’elles étaient également partagées par les faussaires : ni Joseph Van der Veken, ni le Faussaire de Valls Marín ne semble s’être inspiré, dans leurs pastiches, de peintures ressortissant au Maniérisme gothique (66)...
Fig. 44 – Quentin Metsys (ca 1466 – 1530), Triptyque, Descente de croix. Madrid, Museo Lázaro Galdiano. |
Fig. 45 – Quentin Metsys (ca 1466 – 1530) (atelier de), La Vierge du rosaire. Madrid, Museo Lázaro Galdiano. |
En privilégiant dans sa collection des artistes comme le Maître des Demi-Figures féminines et Isenbrant, mais aussi Gérard David, don José prit clairement parti en faveur des peintres flamands qui, en plein XVIe siècle, cherchèrent à conserver intact l’héritage de leurs grands devanciers du siècle précédent. Ces trois peintres sont en effet restés à l’écart de la ‘tentation’ maniériste qui touchait alors Anvers. La même réserve vis-à-vis du Maniérisme gothique s’observe chez Quentin Metsys, un artiste auquel don José vouait également – il est peu probable que ce soit fortuit – une grande admiration. Dans le catalogue illustré de 1926-1927, non moins de cinq œuvres sont enregistrées sous ce nom (n°s 389, 828, 868, 930, 976 et 1027). Si, aujourd’hui, seule l’autographie du triptyque de la Descente de croix (MLG 3015) (fig. 44) peut être défendue, les quatre autres œuvres constituent néanmoins des reflets anciens de l’art du grand maître anversois, la Vierge du rosaire (MLG 3056) (fig. 45) et la Madone embrassant l’Enfant (MLG 2730) (fig. 46) pouvant même être considérées comme des productions de son atelier. Enfin, l’attachement de don José aux artistes flamands du XVIe siècle demeurés fidèles à l’héritage rogiérien transparaît dans le petit triptyque signé par Marcellus Coffermans (MLG 2681) (fig. 47). L’éditeur espagnol avait acquis cette œuvre avant 1913, puisqu’elle apparaît déjà dans l’album de Lacoste (n° 11298), et il ne s’en est jamais séparé. Coffermans, devenu franc-maître à Anvers en 1549, est souvent considéré comme le premier peintre néo-gothique flamand (67). Il approvisionna en imitations de Primitifs flamands du XVe siècle et de gravures allemandes le marché espagnol des images de dévotion sous le règne de Philippe II.
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REMERCIEMENTS
C’est un agréable devoir de remercier ici Maryline Assante di Panzillo (Paris), Véronique Bücken (Bruxelles), Alexandre Dimov (Bruxelles), Louise Longneaux (Bruxelles), Amparo López Redondo (Madrid), Nieves Panadero Peropadre (Madrid), Carlos Saguar Quer (Madrid) et Juan Antonio Yeves Andrés (Madrid). Comme de coutume, mon texte a bénéficié de l’esprit critique de Bruno Bernaerts, Jacques De Landsberg et Thierry Lenain.