Ceux qui ont visité l’exposition Amour. Une histoire des manières d’aimer, présentée jusqu’au 21 janvier 2019 au Louvre-Lens, ont eu notamment la possibilité d’admirer le panneau de la Chasteté attribué à Hans Memling (ca 1430-1494), une œuvre appartenant à l’Institut de France, en dépôt au Musée Jacquemart-André de Paris (1) . Une femme au visage quasi frontal est représentée à mi-corps, les cheveux tombant le long des épaules, les mains croisées. Elle est revêtue d’une robe violette, serrée à la taille par une ceinture verte. La figure émerge d’une sorte de montagne, constituée de blocs de rocher terminés par des pointes acérées. Si les blocs, de couleur brune, évoquent le grès, les pointes, quant à elles, avec leurs reflets blancs, représentent sans doute du cristal de roche (2). Au pied de la montagne jaillit une rivière, qui divise le premier plan de manière à peu près symétrique en deux talus recouverts d’herbe. Sur chacun se tient un lion, portant un bouclier en métal attaché à une ceinture. Dans le fond, derrière une barrière constituée d’arbres, on aperçoit, à gauche, une ville et, à droite, un rocher dénudé de forme triangulaire.
Dans l’exposition, le tableau est accompagné d’un cartel sur lequel le visiteur peut lire les explications savantes qui suivent
: « Aux XVe et XVIe siècles, les jeunes nobles reçoivent en cadeau de mariage des œuvres présentant des allégories de la Chasteté. Inspirées des vers du poète Pétrarque, ces images visent à exalter la vertu. Elles associent généralement les dames aux licornes, symboles de pureté. Ce schéma traditionnel cède ici la place à une représentation où la femme est rendue inaccessible par sa position au sommet d’une montagne gardée par deux lions. Intouchable, sa vertu est préservée ». La présente peinture constitue-t-elle vraiment, comme le suggèrent les organisateurs de l’exposition, une visualisation de la chasteté, telle qu’on pouvait la concevoir au XVe siècle?En réalité, la valeur du document est pour le moins sujette à caution. La lecture de la notice très détaillée que Micheline Comblen-Sonkes a consacrée à l’œuvre il y a trente ans, en 1988, dans le volume du Corpus des Primitifs flamands consacré aux collections de l’Institut de France, aurait dû mettre en garde l’équipe scientifique qui a sélectionné les objets présentés à l’exposition (3) . L’auteure observe en effet que, dans le fond du tableau, de part et d’autre de la montagne, on reconnaît des fragments de paysage se retrouvant quasi à l’identique dans d’autres œuvres de Memling (4). Or, dans ses peintures le plus généralement considérées comme autographes, l’artiste brugeois a évité de telles répétitions, tout particulièrement dans les fonds. Il est a priori légitime de voir en elles des emprunts et donc de les imputer à une autre personne qu’au maître lui-même.
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Du côté gauche, on retrouve une partie de la ville représentée à l’arrière-plan du Martyre de saint Sébastien, conservé aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, à Bruxelles (5) . La portion d’espace urbain comprise entre deux hautes tours surmontées d’une toiture en ardoise a été reprise mais, en raison de l’espace plus limité, certains édifices ont été éliminés (figg. 5, 6). Le talus herbeux devant les murs, une partie de l’alignement d’arbres, celle qui n’est pas dissimulée par le bras droit d’un des bourreaux, et le chemin oblique proviennent également de l’arrière-plan urbain du Martyre de saint Sébastien. Le modèle "memlingien" est suivi de manière fidèle, bien que les couleurs ne correspondent pas.
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Une seconde œuvre-source utilisée dans la Chasteté a été signalée par Micheline Comblen. Il s’agit du diptyque de Jean du Cellier, conservé au Louvre (6) . Cet ensemble comporte, sur le volet gauche, une Virgo inter virgines, sur le droit, un donateur en prière accompagné par son saint patron Jean-Baptiste. Le pic rocheux situé au bord d’un fleuve (ou d’un lac?) que l’on discerne dans le fond du volet gauche a été répété à gauche de la figure allégorique aux mains croisées : il surmonte cette fois la ville fortifiée empruntée au Martyre de saint Sébastien (figg. 8, 9). En avant de cette ville et du chemin oblique, on aperçoit une rivière dessinant une boucle. À l’intérieur de la boucle, s’élève, sur une presqu’île, un petit bois. Cette partie de paysage a été reprise du plan médian du volet droit du diptyque du Cellier (figg. 10, 11). À gauche du donateur et de saint Jean-Baptiste, on reconnaît en effet les mêmes éléments. On remarquera en particulier la couronne peu dense d’un arbre situé vers l’arrière, un peu au-dessus du bois. Le contraste est net avec le feuillage touffu des autres arbres.
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À droite de la montagne occupée par la pucelle, les emprunts au volet droit du diptyque du Louvre sont légion. Le rocher de forme triangulaire, qui sert de toile de fond au combat de saint Georges contre le dragon dans la composition originelle de Memling, a été répété, mais sans la scène (figg. 12, 13). Dans le tableau du Musée Jacquemart-André, il constitue une zone étonnamment vide, comme une sorte de tache. Cette anomalie esthétique à l’intérieur de l’image peut être considérée comme un indice décisif confirmant le fait que c’est bien le diptyque du Cellier qui a servi de modèle. L’imitateur, ne souhaitant pas intégrer un saint Georges dans la Chasteté, a copié un simple décor, vidé de ses occupants, un décor que Memling avait conçu pour accueillir une scène.
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Les arbres situés derrière le rocher triangulaire, ainsi que la colline bleutée en bordure d’un fleuve, proviennent également de la partie supérieure du volet droit du diptyque. De même, une partie du bois situé à droite de saint Jean-Baptiste se retrouve à droite du rocher de la pucelle. On remarque à nouveau, vers l’arrière, la couronne d’un arbre au feuillage moins dense, surmontant d’autres exemplaires particulièrement touffus.
Micheline Comblen avait envisagé, timidement, que les répétitions qui viennent d’être signalées pourraient constituer « un emprunt de restaurateur » (7). Elle relève en outre que les deux paysages situés de part et d’autre du rocher de la pucelle présentent un réseau de craquelures on ne peut plus suspectes (8) . Ces craquelures, qui dessinent des rectangles, s’arrêtent en effet au niveau de la préparation, ce qui suggère qu’elles ont été suscitées de manière intentionnelle, par exemple en posant la couleur sur une couche de gomme arabique. En outre, dans le ciel du tableau, on a retrouvé, précise l’auteure, du bleu de Prusse, identifié en laboratoire (9). Or, ce pigment était inconnu des Primitifs flamands. À l’évidence, nous nous trouvons en présence d’une œuvre largement restaurée et même, pour utiliser un terme qui a fait son entrée depuis quelques années dans le vocabulaire de l’histoire de l’art, « hyperrestaurée ». Par « hyperrestauration », on entend, dans le domaine de la peinture ancienne, des interventions massives de restauration à finalité hautement spéculative, qui visent à augmenter de manière substantielle la valeur commerciale d’une œuvre (10). Un cas particulièrement spectaculaire a été mis en évidence il y a quelques années, suscitant une grande émotion en Belgique : celui de la Madeleine Renders, une copie de la Madeleine du triptyque Braque de Rogier de le Pasture (ca 1400-1464) due, pensait-on, au jeune Memling (11) . En réalité, il s’agit d’un tableau flamand du XVe siècle dont la face a été entièrement repeinte par le faussaire-restaurateur belge Joseph Van der Veken (1872-1964). Celui-ci a habilement dissimulé son travail sous un impressionnant réseau de craquelures prématurées.
On sait que la Chasteté a été acquise en 1910 par Nélie Jacquemart-André à l’antiquaire et collectionneur madrilène Juan Lafora Calatayud. On ignore la provenance ancienne. Tout indique que c’est avant 1910 que le tableau a subi une hyperrestauration. Elle a été menée avec un art consommé. Le restaurateur a repeint la composition, après avoir soigneusement gratté une partie de la couche picturale originelle, sans doute en mauvais état. Le tableau, avant restauration, était-il déjà attribué à Memling? Dans la mesure où seul le premier plan, avec les deux lions, peut être considéré comme une peinture à peu authentique du XVe siècle, le nom de l’artiste brugeois était sans doute loin de s’imposer comme une évidence. Les deux lions ne ressemblent guère à celui du Saint Jérôme de Bâle, par exemple, une œuvre d’attribution indiscutable (12) . On a plutôt l’impression que le tableau acquis par Nélie Jacquemart-André a été restauré de telle manière qu’il puisse être restitué à Memling. Le traitement subi aurait visé à rendre manifeste une attribution qui était loin d’aller de soi (13). Quelques années à peine après l’exposition consacrée aux Primitifs flamands à Bruges en 1902, la Chasteté, dans son état présent, attesterait la réception précoce, dans les ateliers de restauration, de la Kennerschaft stylistique à l’allemande, celle pratiquée par un Von Tschudi ou un Friedländer. Et son instrumentalisation à des fins vénales...
Micheline Comblen a considéré que seuls le ciel et le paysage du fond avaient été repeints. L’interventionnisme du restaurateur n’a-t-il pas touché d’autres parties du tableau? Que penser, par exemple, des pointes acérées du rocher suggérant un minéral translucide? Le détail n’est, à ma connaissance, attesté dans aucun autre tableau du XVe siècle. Le peintre suggère la transformation du grès en cristal de roche par des rehauts blancs assez épais et peu structurés que l’on hésite à imputer à Memling
. Tout aussi suspects sont les aplats jaunâtres visibles dans la moitié inférieure du rocher. Si le visage de la personnification semble en partie authentique -le nez a toutefois été refait-, il est clair que le restaurateur a repeint la robe. Ni dans le bas, ni dans la manche gauche, on ne retrouve la marque stylistique d’un pinceau du XVe siècle. En outre, les curieuses bretelles transparentes du décolleté ne sont attestées sous cette forme dans aucune œuvre certaine de Memling.De même, les lions du premier plan ont certainement été retouchés. Dans le lion de gauche, on remarque une oreille particulièrement large. Sa forme diffère de celle de l’oreille visible du lion de droite. Le lion de gauche présente également trois curieuses boucles en spirale
, redressées, qui ne s’observent ni sur celui de droite, ni sur celui associé à saint Jérôme dans le tableau de Bâle. Enfin, au premier plan, on remarque plusieurs fleurs peintes de manière hâtive. On est bien loin de la netteté caractéristique de la végétation memlingienne.1 image | Diaporama |
Fig. 19 – Anonyme flamand, vers 1520-1530, Allégorie de la Chasteté. New York, vente Sotheby’s, 6 juin 2012. |
Dans ces conditions, l’historien d’art est amené à se demander dans quelle mesure il était légitime de convoquer la prétendue Chasteté de Memling dans le but d’illustrer pour le grand public la conception que l’on pouvait se faire de cette vertu dans les anciens Pays-Bas à la fin du Moyen Âge. Le tableau exposé reflète sans doute davantage les idées du XIXe et du début du XXe siècle sur le sujet que celles de l’époque de Memling. Un choix certainement plus judicieux aurait été, par exemple, le panneau vendu chez Sotheby’s à New York en 2012 (14) . Il s’agit d’une représentation de la Chasteté, chevauchant en amazone une licorne au galop. Elle tient de ses deux mains la fameuse colonne mentionnée par Pétrarque (Trionfo della Pudicizia, v. 120). Sous les jambes de la licorne se trouve un Éros renversé, dépourvu d’arc. La flèche qu’il tient en main, dirigée vers le bas, ne constitue guère une menace, on le devine, pour la Chasteté triomphante…
Le tableau, pourvu de vers en néerlandais, a dû être peint vers 1520-1530, sans doute à Anvers. Il ne possède certes pas le paysage suggestif ni l’immobilité hiératique du tableau du Musée Jacquemart-André mais illustre fort bien l’association entre Chasteté et Force, toutes deux symbolisées aux XVe et XVIe siècles par la colonne.
Remerciements : C’est pour moi un grand plaisir de remercier ici Véronique Bücken et Alexandre Dimov, qui m’ont aidé dans la préparation de ce reporticle.