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Gravure - Peinture - Moyen Age - France - Histoire de l'art Didier Martens De l'art du réemploi au XIIe siècle Deux images de Notre-Dame de Liesse éditées à Paris par Jean Messager
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Reporticle : 212 Version : 1 Rédaction : 01/02/2017 Publication : 02/11/2017

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait de : Annales d’Histoire de l’Art & d’Archéologie de l’Université libre de Bruxelles, 33, 2011, pp. 99-136

Première partie

Fig. 1 – Liesse Notre-Dame, Basilique Notre-Dame de Liesse, extérieur.
Photo : carte postale ancienne.Fermer
Fig. 1 – Liesse Notre-Dame, Basilique Notre-Dame de Liesse, extérieur.

Située entre Saint-Quentin et Reims, à 150 kilomètres de Paris, la petite bourgade picarde de Liesse Notre-Dame (Aisne) et sa basilique de pèlerinage en style gothique flamboyant (fig. 01) sont peu connues du grand public (1). Le site ne saurait faire concurrence à Laon, toute proche, dont la cathédrale de style lancéolé, plus ancienne, mieux préservée et bien plus monumentale, attire chaque année des centaines de milliers de visiteurs. À l’heure du tourisme culturel, Laon a en quelque sorte supplanté Liesse. Dans l’ancienne économie du tourisme de dévotion, il en allait tout autrement. Pendant des siècles, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, Liesse fut sans doute le lieu de pèlerinage le plus fréquenté de France. Même le roi et la reine firent à de nombreuses reprises le déplacement.

Ce succès, la bourgade le devait à une statue de Marie, une Vierge noire en bois. Selon une tradition légendaire fixée dès la fin du XVe siècle (2), elle aurait été remise par des anges à trois frères croisés d’origine picarde, détenus en Égypte. C’est grâce à cette image que les trois chevaliers réussirent à amener au christianisme la propre fille du sultan, Ismérie. La conversion obtenue, ils prirent ensemble la fuite. S’étant endormis sur les bords du Nil avec la statue, ils se réveillèrent le lendemain en Picardie. La précieuse image, qu’ils avaient emportée, fut alors installée dans une chapelle, où elle ne tarda pas à produire de nouveaux miracles. En dépit de ses pouvoirs surnaturels, elle ne résista pourtant pas aux flammes du fourneau dans lequel deux ‘patriotes’ particulièrement zélés la jetèrent durant la Révolution française. Au XIXe siècle, une nouvelle effigie fut confectionnée, dans laquelle auraient été insérés quelques restes carbonisés de l’ancienne. Le pèlerinage reprit, mais à une échelle bien plus limitée que durant l’Ancien Régime.

Fig. 2 – Duval, Le parvis de Notre-Dame de Liesse. Illustration de J. De Saint-Pérés, Histoire miraculeuse de Nostre-Dame de Liesse […], Paris, 1657, p. 76.
Photo : Musée de la Basilique (Liesse).Fermer
Fig. 2 – Duval, Le parvis de Notre-Dame de Liesse. Illustration de J. De Saint-Pérés, Histoire miraculeuse de Nostre-Dame de Liesse […], Paris, 1657, p. 76.

Dans l’Histoire miraculeuse de Nostre-Dame de Liesse […] du Sieur de Saint-Pérès, publiée à Paris en 1657, figure une gravure sur bois représentant les lieux (3) (fig. 02). La vue est prise depuis l’ouest. Sur le parvis se pressent pèlerins, mendiants et marchands d’objets de dévotion. Toutes les classes de la société sont représentées, on distingue même un carrosse. L’édifice de culte proprement dit, qui occupe une position centrale dans l’image, est reproduit assez fidèlement, bien que le dessinateur, suivant en cela le ‘bon usage’ esthétique de son temps, ait remplacé les arcs brisés gothiques du transept et de la grande baie de la façade occidentale par des arcs en plein cintre (4) (fig. 1-2). À l’arrière-plan, on aperçoit la montagne de Laon, surmontée de la cathédrale aux cinq tours. C’est bien Notre-Dame de Liesse qui domine l’image. Notre-Dame de Laon apparaît en tout petit dans le fond. Le graveur s’est livré à un collage de vues, l’ancienne cité épiscopale se situant en réalité au sud-ouest de Liesse, et non dans le prolongement du chœur orienté de sa basilique.

Fig. 3 – Graveur français, Notre-Dame de Liesse. Liesse, Musée de la Basilique.
Photo : Musée.Fermer
Fig. 3 – Graveur français, Notre-Dame de Liesse. Liesse, Musée de la Basilique.

On comprend que, vu son succès de masse, le pèlerinage de Liesse ait suscité une production figurée abondante, en particulier dans le domaine de la gravure et de la médaille. À partir du milieu du XVIIe siècle, les images isolées de Notre-Dame de Liesse -on laissera ici de côté les représentations à caractère narratif et les ex-voto- reproduisent en règle générale l’effigie miraculeuse. La Vierge est debout, en vue frontale, et porte son Fils. Tous deux sont couronnés. La statue est habillée, selon un usage qui, sous l’influence espagnole, se généralise dans l’Europe catholique après le concile de Trente (5). L’Enfant peut se trouver dans l’axe de symétrie vertical du corps de sa Mère. Il peut également occuper une position décentrée vers la droite ; dans ce cas, Marie est représentée tenant un sceptre dans la main droite. La première formule s’observe notamment sur le frontispice, gravé sur cuivre, d’un formulaire d’admission de la « Confrerie de la Sainte Vierge » établie en « la Chapelle de N(otre) Dame de Liesse » (6) (fig. 03), la seconde dans une gravure sur bois éditée par Jean-Baptiste Letourmy à Orléans (fig. 04). L’image de Notre-Dame de Liesse est presque toujours accompagnée d’une inscription qui la désigne comme telle. C’était là une nécessité, vu l’existence, en France comme dans les pays voisins, de nombreuses autres statues mariales habillées aux pouvoirs miraculeux…

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    Si l’image plus ou moins fidèle de la vénérable effigie a pendant longtemps constitué la norme pour les représentations isolées de Notre-Dame de Liesse, il n’en fut pas toujours ainsi.

    Avant le milieu du XVIIe siècle, celle-ci se signale par une iconographie très ouverte. Ainsi, les deux gravures sur cuivre portant la légende « Nostre Dame de Liesse » qui ont été éditées par Jean Messager (1572-1649), l’un des principaux marchands d’estampes parisiens de la première moitié du XVIIe siècle (7), n’évoquent en rien la vénérable statue. En outre, malgré leur intitulé identique, elles ne se ressemblent nullement. Elles vont être soumises, dans les lignes qui vont suivre, à une étude approfondie, visant à comprendre les choix iconographiques et esthétiques de l’éditeur, ainsi qu’à mettre en évidence les sources figurées qu’il a utilisées.

    Deuxième partie

    Fig. 5 – Jean Messager (1572-1649), éditeur, Notre-Dame de Liesse. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
    Photo : BnF (Paris).Fermer
    Fig. 5 – Jean Messager (1572-1649), éditeur, Notre-Dame de Liesse. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.

    La plus grande des deux gravures -elle mesure 20 cm en hauteur- représente la Vierge à l’Enfant assise sur un siège que dissimulent entièrement sa robe et son manteau (8) (fig. 05). Derrière elle est suspendu un drap d’honneur. L’Enfant Jésus, installé sur le genou droit de sa Mère, tend affectueusement les bras dans sa direction. Deux dévots sont représentés agenouillés à même le sol, dans un format beaucoup plus petit. Seules leurs mains jointes empiètent sur le groupe marial, évoquant ainsi, de manière métaphorique, le contact avec la Mère de Dieu censé s’établir par la prière. La scène d’adoration est située dans une loggia. Deux baies en plein cintre ouvrent sur un fond de paysage, un résumé du monde opposant la ville, du côté gauche, à la campagne, du côté droit. Sur le rebord de ces baies, on remarque deux vases.

    Fig. 6 – Blaise Boutart, éditeur, Notre-Dame de Liesse. Illustration de Giacomo Bosio, Histoire de Nostre Dame de Liesse […], Troyes, 1602.
    Photo : BnF (Paris).Fermer
    Fig. 6 – Blaise Boutart, éditeur, Notre-Dame de Liesse. Illustration de Giacomo Bosio, Histoire de Nostre Dame de Liesse […], Troyes, 1602.

    Messager a signé l’image en tant qu’éditeur : « Iean Messager ex(cudit) ». La volonté d’évoquer Notre-Dame de Liesse en particulier, et non pas simplement la Vierge Marie, se manifeste à plusieurs niveaux. Le spectateur qui parcourt la gravure du regard à partir du haut rencontre tout d’abord l’inscription « Nostre Dame de Liesse », inscrite sur une plaque de métal en trompe-l’œil. Ensuite, il a l’attention attirée par les deux vases qui entourent la figure mariale. Ils contiennent des bouquets de lys combinés à la lettre S, suspendue à la tige centrale. C’est là un rébus qui se lisait ‘li-es’ (9), car ‘lys’ pouvait se prononcer anciennement ‘li’ (10). Le rébus en question est attesté dès le XVe siècle par des enseignes de pèlerinage en plomb trouvées dans la Seine à Paris (11). On notera que les anses en forme de volutes des deux vases évoquent également des S. Le graveur qui a œuvré pour Jean Messager a pu trouver le modèle de ces récipients dans le frontispice d’une Histoire de Nostre Dame de Liesse, publiée à Troyes en 1602 (12) (fig. 06).

    Enfin, la référence à Liesse est encore rappelée dans la prière inscrite en contrebas, où Marie est associée au lys. Le texte peut être traduit comme suit : « Avé, Vierge glorieuse, étoile plus resplendissante que le soleil, Mère influente du Fils, plus douce qu’un gâteau de miel, plus écarlate que la rose, d’un blanc plus éclatant que le lys, tu es parée de toutes les vertus et tous les saints t’honorent. Amen » (13). C’est certainement la présence de l’expression « lilio candidior » appliquée à la Vierge qui a fait choisir cette hymne mariale.

    Marie et son Fils, tels que représentés dans la gravure, ne peuvent être rapprochés d’aucune autre effigie connue de Notre-Dame de Liesse. Et pour cause : le groupe dérive, indirectement, d’un tableau flamand des années 1490-1500, une Vierge à mi-corps. Ce tableau, qui peut être attribué au fameux peintre anversois Quentin Metsys (vers 1465-1530), a disparu. Il est cependant possible d’en reconstituer l’aspect grâce aux témoignages relativement concordants de trois copies peintes du premier tiers du XVIe siècle (14). Toutes trois ont été réalisées à Anvers.

    L’exemplaire du Musée des Beaux-Arts de Varsovie est celui dont le style apparaît le plus proche de Quentin Metsys (15) (fig. 07). Il a peut-être été peint dans son atelier. La version du Musée de Saragosse doit être portée au crédit d’un imitateur contemporain, dénommé le Maître de la Madeleine Mansi (16) (fig. 08). Enfin, le troisième exemplaire, qui appartenait à la duchesse de Talleyrand avant d’être mis en vente à Paris en 1907, est une œuvre anonyme dans laquelle on reconnaît un écho affaibli du style de Metsys (17) (fig. 09).

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      Toutefois, c’est non par l’intermédiaire d’une copie peinte, mais par une version gravée que Jean Messager connaissait la composition. Il existe trois gravures sur cuivre signées par l’Anversois Jérôme Wierix (1553-1619), qui reproduisent de manière assez fidèle, en particulier dans le drapé, le groupe marial des panneaux de Varsovie, de Saragosse et de l’ancienne collection de la duchesse de Talleyrand. Dans ces trois versions gravées, la position originelle de l’Enfant a été quelque peu modifiée, de façon à suggérer un lien sentimental avec Marie. Alors que, dans les trois peintures, Jésus regarde devant soi, tout occupé à jouer avec un rosaire, comme dans la version de Varsovie, ou avec un oiseau, comme dans celle de Saragosse, Jérôme Wierix a préféré représenter le Fils tendant les bras vers sa Mère. Or, la même solution se retrouve dans l’estampe éditée par Jean Messager. C’est donc au graveur anversois, dont il a d’ailleurs copié plusieurs autres plaques (18), que le Parisien est redevable de sa connaissance du modèle.

      Fig. 10 – Jérôme Wierix (1553-1619), Vierge à l’Enfant. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes.
      Photo : KBR (Bruxelles).Fermer
      Fig. 10 – Jérôme Wierix (1553-1619), Vierge à l’Enfant. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes.

      Les trois gravures de Jérôme Wierix diffèrent. Dans l’une, l’artiste anversois a adjoint au groupe marial deux anges stéphanèphores et un fond de nuées (19) (fig. 10). Dans une autre, il a reproduit le même groupe sans anges et l’a installé dans une loggia qui s’ouvre par deux baies sur un fond de ville, la Vierge étant assise devant un drap d’honneur sans décor (20). De cette seconde interprétation de la composition attribuée à Metsys, il existe une variante comportant un drap d’honneur orné de motifs floraux. Elle est insérée dans un grand cuivre auquel Jérôme Wierix a donné le titre « Typus castitatis (Modèle de chasteté) » (21) (fig. 11). Il s’agit d’une image complexe constituée de neuf ‘tableaux’, chacun représentant un modèle de chasteté. Marie occupe le centre de la feuille. C’est cette image complexe qui, selon toute apparence, a servi de modèle au graveur parisien. On ne peut toutefois exclure que ce dernier ait eu entre les mains un tirage isolé de la seule Vierge à l’Enfant du Typus castitatis (22) (fig. 12), ou une découpure, comportant le drap d’honneur orné.

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        Si l’image de Notre-Dame de Liesse aux deux vases de lys a pour source directe une Vierge à l’Enfant de Jérôme Wierix, nous ne sommes toutefois pas en présence d’une simple copie, mais bien d’une élaboration nouvelle, dans un format plus grand. Le graveur parisien a en effet redessiné le groupe. Il a notamment modifié l’orientation du modelé. Dans les trois gravures de Jérôme Wierix, comme dans les trois panneaux anversois du premier tiers du XVIe siècle, la lumière vient de la gauche, comme le veut l’usage dominant dans l’art occidental depuis la fin du Moyen Âge. En revanche, dans la gravure éditée par Jean Messager, elle procède de la droite. Ce renversement partiel du modèle se constate également à l’arrière-plan : l’édifice de style roman, précédé par un escalier, se trouve à droite de la Vierge dans l’estampe du Typus castitatis. Dans celle représentant Notre-Dame de Liesse, il est passé du côté gauche et a en outre été retourné. Les raisons de ces changements ne sont pas évidentes, le groupe marial gravé par Jérôme Wierix ayant été reproduit dans le sens originel.

        Le graveur parisien a augmenté la portion visible des deux baies de la loggia, en les rapprochant de l’axe de symétrie vertical de la feuille. Il a dû, de ce fait, réduire la largeur du drap d’honneur. Il importait visiblement de gagner de la place pour insérer, de part et d’autre de la Madone, les deux vases aux lys de Notre-Dame de Liesse, lesquels, vu leur caractère d’attribut iconographique, ne pouvaient être interrompus sans dommage par la bordure de l’encadrement.

        Le buriniste français a soigneusement copié le manteau et la robe de la Vierge. C’est dans cette partie de l’image que le lien avec le modèle attribuable à Quentin Metsys demeure le plus évident, à un siècle de distance. Tout en laissant de côté la doublure de fourrure, dont il n’avait peut-être pas remarqué l’existence sur le modèle gravé, l’imitateur parisien a correctement reproduit les plis complexes de la manche gauche de la robe de la Vierge. L’extrémité est doublement rabattue, une première fois vers le coude puis, en sens inverse, vers la main, selon une formule typique de Quentin Metsys.

        Le graveur parisien a été moins heureux dans sa représentation du manteau marial. Sur les trois peintures du premier tiers du XVIe siècle et sur les trois gravures de Jérôme Wierix, la bordure de ce manteau est dissimulée à la hauteur du coude gauche par un pan rabattu. Le buriniste français interrompt brutalement la frise décorative marquant le bord -une succession de triangles aux contours dédoublés-, en avant de la zone où le pan est rabattu. Une telle interruption est aberrante. Il est clair que le graveur au service de Jean Messager ne comprend pas parfaitement l’image qu’il entend suivre. Peut-on lui en tenir rigueur ? Il se trouve en réalité dans la situation du faussaire moderne imitant un modèle gothique. La gravure du Typus castitatis reproduit un tableau déjà ancien et, de surcroît, en noir et blanc. La distance chronologique, combinée à la réduction chromatique, devait nécessairement susciter le malentendu.

        Une autre erreur de transcription peut être détectée dans la gravure éditée par Messager : le manteau marial est clairement coupé, du côté droit, par la bordure du décolleté en V. Ce n’est pas une pièce d’étoffe quadrangulaire simplement posée sur les épaules, comme la représentaient les Primitifs flamands, mais bien plutôt une cape fixée sous l’encolure de la robe de Marie. Néanmoins, du côté gauche, à la hauteur des mains de l’Enfant, le graveur a dessiné, correctement cette fois, le manteau marial passant par-dessus l’encolure.

        Une troisième incohérence trouve son origine dans le fait que le graveur français a souhaité représenter la Vierge en pied, peut-être par souci de faire référence, un tant soit peu, à la fameuse statue de Notre-Dame de Liesse. Dans le modèle figuré auquel il a eu recours, Marie est vue à mi-corps, l’image étant coupée à la hauteur des genoux. Le graveur a donc dû compléter la figure (23). Il a prolongé le manteau marial à droite jusqu’au sol, sur lequel le tissu retombe en dessinant une courbe rentrante. Le buriniste français n’a visiblement pas compris que, dans le modèle choisi, un pan de ce manteau est rabattu sur le genou gauche de la Vierge.

        Dans les trois peintures du premier tiers du XVIe siècle, comme dans les trois gravures de Jérôme Wierix, on retrouve le même motif de bordure, aussi bien au-dessus du bras gauche de Marie que sur le genou gauche. Cette bordure correspond à un seul et même manteau. Par contre, pour le graveur employé par Jean Messager, la pièce d’étoffe qui couvre le genou gauche de la Vierge n’appartient manifestement pas à son manteau. Elle présente une bordure constituée de triangles aux contours simples, et non pas dédoublés. Le graveur français ne semble pas avoir su précisément à quelle partie de l’habit de Marie il convenait de rattacher le pan de tissu recouvrant son genou gauche.

        Dans l’art de la fin du Moyen Âge et des Temps modernes, le recours à un modèle comportait souvent une dimension critique (24). Pour l’artiste emprunteur, il ne s’agissait pas simplement de reprendre à son compte une composition inventée par un devancier souvent prestigieux, il importait de se mesurer à lui et, si possible, de le dépasser. Les changements apportés au modèle constituaient comme une ‘critique en acte’.

        Fig. 13 – Jean Messager (1572-1649), éditeur, Notre-Dame de Liesse (montage photographique). Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
        Photo : BnF (Paris) ; Montage photographique Alexandre Dimov.Fermer
        Fig. 13 – Jean Messager (1572-1649), éditeur, Notre-Dame de Liesse (montage photographique). Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.

        C’est ainsi que le graveur engagé par Jean Messager a souhaité créer une image plus équilibrée. Les têtes de la Vierge et des deux dévots correspondent aux angles d’un triangle isocèle posé sur la base, un triangle dans lequel l’Enfant s’intègre presque parfaitement (fig. 13). Marie est en outre flanquée de deux vases, qui sont disposés à égale distance de la pointe de son décolleté et occupent chacun l’axe de symétrie vertical d’une baie. La dissymétrie du groupe marial, qui caractérisait la composition attribuée à Quentin Metsys, est ainsi résorbée en grande partie. On observe une même recherche de symétrie dans le décor du drap d’honneur dessiné par le graveur parisien. Le contraste est net avec les motifs floraux décentrés de la gravure du Typus castitatis.

        Le buriniste parisien a en outre renforcé le lien entre Jésus et Marie, considérant sans doute que, dans l’expression des sentiments de tendresse filiale et maternelle, il pouvait faire mieux qu’un Jérôme Wierix. Il a rapproché le Fils de sa Mère, non seulement en diminuant la distance qui les sépare, mais aussi en agrandissant la tête de l’Enfant. Celui-ci peut presque toucher de ses mains la poitrine et la joue droite de Marie. Une telle proximité fait que leurs auréoles se recouvrent en partie, un détail qui ne s’observait pas dans les trois gravures flamandes. En outre, la Vierge pose dorénavant la main gauche sur la jambe droite de son Fils, au lieu de saisir presque furtivement l’extrémité d’un pied.

        La confrontation des versions successives, de Quentin Metsys à Jean Messager permet de dégager une évolution linéaire. Dans le modèle pictural, le Fils ne se préoccupait guère de sa Mère. Cette image d’un Enfant Jésus autonome, si fréquente chez les Primitifs flamands, n’a pas plu à Jérôme Wierix, qui a préféré le faire pivoter vers Marie. Le graveur qui travailla pour Jean Messager a accentué encore cette correction.

        Fig. 14 – Jean Messager (1572-1649), éditeur, Notre-Dame de Liesse. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
        Photo : BnF (Paris).Fermer
        Fig. 14 – Jean Messager (1572-1649), éditeur, Notre-Dame de Liesse. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
        Fig. 15 – Jérôme Wierix (1553-1619), Vierge à l’Enfant. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes.
        Photo : KBR (Bruxelles).Fermer
        Fig. 15 – Jérôme Wierix (1553-1619), Vierge à l’Enfant. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes.

        Il existe une seconde image de Notre-Dame de Liesse éditée par Jean Messager. Signée Messager ex(cudit), elle est un peu plus petite que la précédente -elle ne mesure que 12 cm de hauteur-, mais tout aussi atypique (25) (fig. 14). La Vierge, que couronnent deux anges, est assise sur un trône aux accoudoirs en forme de volute végétale. L’Enfant, qu’elle enserre de ses mains, se tient debout dans son giron, les jambes écartées, et embrasse sa Mère. Le trône repose sur trois degrés. En contrebas se trouvent quatre personnages agenouillés, les mains jointes. Agencés en deux groupes symétriques, ils sont représentés en format réduit par rapport à la Vierge et à son Fils.

        La gravure est surmontée de l’inscription en capitales romaines « Nostre Dame de Liesse au S(ain)t Esprit 1614 ». Cette inscription permet d’identifier le commanditaire de l’image et de préciser ses motivations. En effet, le titulus fait référence de manière explicite à la confrérie de Notre-Dame de Liesse, fondée à Paris en 1413 par Charles VI et établie dans l’église de l’hôpital du Saint-Esprit-en-Grève (26). Seuls ceux qui avaient effectué le déplacement pouvaient prétendre à devenir membres. Charles VI fut le premier roi de France à se rendre à Liesse, en juin 1414 (27). La pieuse confrérie aura pris l’initiative de faire réaliser la gravure pour le bicentenaire de ce pèlerinage royal. Elle était probablement destinée à ses membres, que les quatre personnages en habit contemporain, agenouillés au premier plan, représentent par métonymie (pars pro toto).

        La gravure de 1614 dérive, elle aussi, d’un modèle flamand. Il s’agit à nouveau d’un cuivre signé par Jérôme Wierix. Dans le New Hollstein, ce cuivre, dont il existe deux versions portant la même légende, est prudemment situé « avant 1619 », date du décès de Jérôme Wierix (28) (fig. 15). La gravure commandée par la confrérie de Notre-Dame de Liesse permet de ramener à 1614 le terminus ante quem d’au moins une des deux versions.

        Fig. 16 – Peintre flamand, Vierge à l’Enfant, seconde moitié du XVIe siècle, huile sur panneau, 86 x 70 cm. Londres, vente Sotheby’s Parke Bernet, 8 novembre 1978, n° 69.
        Photo : Sotheby’s.Fermer
        Fig. 16 – Peintre flamand, Vierge à l’Enfant, seconde moitié du XVIe siècle, huile sur panneau, 86 x 70 cm. Londres, vente Sotheby’s Parke Bernet, 8 novembre 1978, n° 69.

        Cette gravure de Jérôme Wierix a également suscité des échos en peinture. On peut citer un panneau flamand, mis en vente à Londres en 1978 (29) (fig. 16). Il serait toutefois bien étonnant que le buriniste engagé par Jean Messager se soit inspiré d’une version peinte plutôt que d’une image gravée, plus facilement accessible. On observera que le voile de Marie, tel qu’il apparaît sur l’estampe parisienne, présente le même plissé que dans celle de Wierix. En revanche, dans le tableau, il diffère.

        Le graveur parisien a repris à Jérôme Wierix le groupe de la Vierge à l’Enfant, qu’il a certes inversé, mais dont il reproduit fidèlement le dessin. Pour le reste, il s’est efforcé de transformer son modèle en une image suggestive de Notre-Dame de Liesse.

        Jérôme Wierix avait représenté la Vierge flanquée de deux vases contenant notamment des roses et des lys. Cette évocation du lys marial a dû paraître insuffisante à son confrère parisien, qui a introduit dans l’image deux anges stéphanèphores brandissant chacun une tige de lys. En outre, une multitude de fleurs de lys tombe littéralement des cieux pour atterrir sur les trois degrés du trône. La pluie de calices et de feuilles constitue ainsi un fond ‘fleur-de-lysé’.

        Les accoudoirs du trône dessinent deux S symétriques. En combinaison avec les lys, ils composent le rébus emblématique ‘li-es’. Selon toute probabilité, c’est en raison de la forme particulière du trône marial que Jean Messager a jeté son dévolu sur cette gravure de Jérôme Wierix. Il existe en effet de nombreuses autres Vierge à l’Enfant dues au burin de l’Anversois.

        Sur le modèle choisi, on lit des paroles empruntées au Cantique des Cantiques (VII, 11), qu’il faut imaginer prononcées par Marie : « Ego dilecto meo et ad me conversio eius (Je suis à mon bien-aimé, et son désir se tourne vers moi (30) ) ». Jean Messager a fait remplacer ce texte. La légende nouvelle de sa gravure provient d’un répons attribué à Fulbert de Chartres (vers 960-1028) : « Super hunc florem requiescit Spiritus almus (L’esprit bienfaisant s’est posé sur cette fleur) » (31). Il était chanté lors de la fête de la Nativité de la Vierge, le 8 septembre. C’est le 8 septembre qu’on célébrait également la fête de Notre-Dame de Liesse (32), à laquelle était associée la promesse de nombreuses indulgences « de tres grande efficace » (33). C’est un 8 septembre qu’aurait été consacrée l’église de Liesse et fondée la confrérie parisienne (34). Le choix de la citation se comprend aisément. Elle combine les références à la fête de Notre-Dame de Liesse, à l’Esprit saint et à une fleur qui ne peut être que Marie. Elle renvoie ainsi, de manière allusive, au commanditaire de la gravure : une confrérie établie en une église consacrée au Saint-Esprit en l’honneur d’une dévotion mariale qui portait une dénomination florale.

        Comme dans la gravure de l’éditeur Messager étudiée précédemment, la Vierge à l’Enfant flamande a été ‘complétée’ par des personnages en prière. La greffe de l’emprunt n’est pas entièrement réussie, le collage demeure patent. Dans le modèle de Jérôme Wierix, la robe et le manteau de Marie retombent sur un sol dallé, sur lequel l’étoffe se froisse. De façon à faire place dans son image aux quatre membres de la confrérie agenouillés au premier plan, Jean Messager a fait surélever le trône marial, posé sur un triple degré. Le manteau de la Mère de Dieu ne se trouve plus en contact avec le sol. Le graveur parisien n’a toutefois pas adapté à cette nouvelle situation le drapé de la figure. L’étoffe de son manteau se ‘casse’ dans le vide de manière inexplicable, alors que les fleurs de lys tombent à la verticale. Il faut toutefois reconnaître qu’au prix de cette incohérence, le buriniste a réussi à créer un effet symbolique suggestif : à l’instar d’une Schutzmantelmadonna, Marie semble étendre son manteau au-dessus du groupe des quatre dévots.

        La partie inférieure de la gravure, comprenant les trois degrés du trône et les figures agenouillées, trahit une main nettement moins habile que celle qui a conçu le groupe de la Vierge à l’Enfant. Là, le graveur qui a travaillé pour Jean Messager était livré à soi-même. Il n’avait plus à disposition, pour le guider, un modèle relevant du haut de gamme de la gravure anversoise. La perspective des trois degrés est rendue de manière pour le moins déficiente : la profondeur semble écrasée. Quant aux dévots, trois d’entre eux présentent un aspect étonnamment archaïque : une tête de profil a été greffée sur un corps vu quasi de face ou de dos. En outre, le modelé est construit en fonction de deux sources de lumière. Les figures de gauche reçoivent le jour par la droite, celles de droite par la gauche. Le contraste est grand avec l’éclairage ‘unidirectionnel’ auquel Jérôme Wierix a soumis le groupe marial et que son imitateur parisien a repris.

        Les deux anges stéphanèphores figurant dans la partie supérieure ont visiblement été empruntés eux aussi à une gravure. Ils sont plus habilement rendus que les quatre dévots agenouillés, aussi bien du point de vue du dessin anatomique que du drapé. Le fait que ces deux anges proviennent d’un autre modèle que la Vierge à l’Enfant demeure parfaitement reconnaissable dans la gravure. Ils reçoivent en effet le jour par la gauche, alors que Marie et son Fils, suite au renversement du modèle de Jérôme Wierix, sont éclairés par la droite. Le graveur au service de Jean Messager ne s’est donc nullement préoccupé d’unifier l’éclairage des différentes sources figurées auxquelles il a eu recours. À l’instar de certains faussaires modernes (35), il a reproduit sans modification le modelé des figures empruntées, opérant un simple ‘copier-coller’.

        Dans les deux représentations de Notre-Dame de Liesse éditées par ses soins, Jean Messager a donc pris pour modèles des gravures de Jérôme Wierix. L’estampe du Typus castitatis dérive d’un tableau perdu, attribuable à Quentin Metsys. Celle qui représente Marie assise sur un trône à volutes procède-t-elle aussi de la tradition des Primitifs flamands ?

        La question mérite d’être posée. Certes, dans cette seconde gravure, la Vierge est installée dans un décor renaissant : on relèvera la balustrade scandée par des pilastres, les pattes de lion du trône ou les lourdes tentures qui entourent le baldaquin. On remarquera toutefois que le drapé marial ne correspond pas à l’époque des Wierix. Les plis sont cassés et écrasés sur le corps, comme dans un panneau flamand du Gothique tardif.

        Fig. 17 – Jan Massys (vers 1509-1573), Sainte Famille. Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten.
        Photo : KMSKA (Anvers).Fermer
        Fig. 17 – Jan Massys (vers 1509-1573), Sainte Famille. Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten.

        Cette anomalie invite à envisager l’hypothèse d’un modèle plus ancien, qui se trouverait également à l’origine de la Vierge au trône à volutes de Jérôme Wierix. Il aurait été mis au goût du jour par le graveur. Il existe une Sainte Famille de Jan Massys (vers 1509-1573), le fils aîné de Quentin, qui pourrait refléter un tel modèle. Signée et datée 1563, cette Sainte Famille est conservée au Musée des Beaux-Arts d’Anvers (36) (fig. 17). Le groupe de la Vierge à l’Enfant offre des ressemblances avec celui représenté par Jérôme Wierix. Les deux Madones enlacent leur Fils de la même manière, les mains sont disposées de façon quasi identique, les visages inclinés de façon similaire. La retombée du manteau marial sur les épaules et le long du corps est également comparable.

        Troisième partie

        Fig. 18 – Jean Messager (1572-1649), Adoration des Mages. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
        Photo : BnF (Paris).Fermer
        Fig. 18 – Jean Messager (1572-1649), Adoration des Mages. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.

        Pour faire représenter Notre-Dame de Liesse, Jean Messager a donc eu recours probablement, non pas à un, mais à deux modèles anciens : des peintures de Primitifs flamands qu’il connaissait par les gravures des Wierix. Il n’était certes pas un historien d’art formé à identifier les styles et à les insérer dans un cadre chronologique. Néanmoins, il percevait certainement le caractère archaïque des deux images reproduites par Jérôme Wierix. Il ne pouvait ignorer leur appartenance au monde des « anciens peintres », pour reprendre le terme utilisé à partir de 1666 par André Félibien pour désigner les Primitifs des XIVe, XVe et XVIe siècles (37). En effet, la longue cotte à manches retroussées de la Vierge devait apparaître pour le moins démodée à un contemporain de Marie de Médicis et de Louis XIII. Jean Messager n’avait vu de tels habits que dans des représentations figurées plus ou moins usées et empoussiérées. En outre, il avait dû être frappé par le drapé des deux Madones de Jérôme Wierix, si différent du ‘bon usage’ moderne. Dans la seule estampe qu’il ait indubitablement gravée lui-même, une Adoration des Mages, les plis des habits, modelés avec énergie, se présentent sous l’aspect de lignes parallèles ou concentriques (38) (fig. 18). C’est ce type de drapé que Jean Messager, qui dut se former à Paris dans la neuvième décennie du XVIe siècle, avait appris à dessiner et qui lui était familier, non les plis cassés et écrasés du Gothique final.

        Si l’éditeur français avait donc une idée de l’âge des modèles qu’il a utilisés, il devait également connaître leur provenance septentrionale. Tant la gravure du Typus castitatis que celle de la Vierge au trône à volutes sont signées en toutes lettres par Jérôme Wierix, un graveur qui, à l’occasion, a copié des planches italiennes, mais dont l’essentiel de la production s’inspire de modèles flamands, contemporains ou non.

        On peut ainsi admettre que c’est de manière délibérée et en connaissance de cause que Jean Messager a eu recours, pour représenter Notre-Dame de Liesse, à un et sans doute même à deux Primitifs flamands. Quelles furent les raisons de ce choix ?

        Tout d’abord, il faut noter que l’art des anciens Pays-Bas antérieur aux années 1530 passait, à l’époque où furent éditées les deux gravures, pour particulièrement apte à susciter et à entretenir la ferveur religieuse. Le jugement prononcé par Michel-Ange vers 1538 avait apparemment érigé les peintres septentrionaux en parangons de vertu chrétienne.

        « La peinture flamande [...], affirmait celui-ci, procure généralement à un dévot, quel qu’il soit, plus de satisfaction que la peinture italienne ; cette dernière ne lui arrachera pas une larme, alors que celle des Flandres lui en fera verser en abondance [...] » (39). Elle plairait beaucoup, ajoutait-il, « aux femmes, en particulier aux femmes très âgées, ou très jeunes », ainsi qu’« aux moines » et « aux religieuses ». On constate en tout cas que, dans le dernier tiers du XVIe, comme dans le premier tiers du siècle suivant, les chefs-d’œuvre des Primitifs flamands furent particulièrement prisés comme objets de dévotion. Des rois et des princes donnèrent l’exemple de cette valorisation nouvelle, qui prit l’aspect d’une mode esthétique passéiste. En voici quelques exemples.

        Fig. 19 – Lerme, Église Saint-Blaise, chœur avec copie partielle de l’Agneau mystique.
        Photo : R.J. PAYO HERNANZ, Lerma, Lerme, 2004.Fermer
        Fig. 19 – Lerme, Église Saint-Blaise, chœur avec copie partielle de l’Agneau mystique.

        En 1563, Philippe II d’Espagne fit placer une copie à l’échelle 1/1 du retable de l’Agneau mystique des frères Van Eyck sur l’autel de la chapelle de l’Alcazar royal de Madrid (40). La copie en question, due à Michiel Coxcie, fut décrite par le peintre Juan Pantoja de la Cruz dans un inventaire post mortem des biens de Sa Majesté dressé en juillet 1600 (41). Elle demeurera sur l’autel de la chapelle jusqu’en 1663. Vers 1616, le Premier Duc de Lerme, favori de Philippe III, fit insérer dans le maître-autel de l’église du couvent dominicain de Saint-Blaise à Lerme (Burgos) une copie partielle du même Agneau mystique, réalisée en Espagne (42) (fig. 19). Elle est toujours en place, à la différence de celle de Coxcie, aujourd’hui partagée entre Berlin, Bruxelles et Munich.

        Dès 1567, le monumental Calvaire peint par Rogier de le Pasture pour la chartreuse de Scheut située à Anderlecht (fig. 20), aux portes de Bruxelles, se trouvait à l’Escorial, où il avait dû être transféré à la demande de Philippe II (43). Plusieurs auteurs du XVIIe siècle, parmi lesquels le père José de Sigënza en 1605, signalent qu’il servait de retable sur l’autel de la sacristie (44). Il demeura à cet emplacement jusque dans les années 1650.

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          Fig. 21 – Jan van Eyck (ca. 1390-1441), Madone au chanoine Van der Paele. Bruges, Groeningemuseum.
          Photo : Musée.Fermer
          Fig. 21 – Jan van Eyck (ca. 1390-1441), Madone au chanoine Van der Paele. Bruges, Groeningemuseum.

          La même faveur rétrospective pour les Primitifs flamands s’observe dans le nord. La Madone au chanoine Van der Paele de Jan van Eyck (fig. 21), qui se trouvait initialement dans la nef de Saint-Donatien à Bruges et qui, en 1584, devant la menace iconoclaste, avait dû être mise en sûreté chez un particulier, fut installée peu avant 1599 sur le maître-autel (45). Pour l’occasion, le peintre local Pieter Claeissens II restaura le panneau et le dota apparemment de deux volets, comportant chacun une figure d’ange (46). Dans les premières années du XVIIe siècle et jusqu’en 1627-1629 (47), le maître-autel de la cathédrale Saint-Donatien de Bruges, le premier sanctuaire de la ville, s’ornait donc d’une peinture de 1436, convertie en triptyque. On notera le changement de fonction : à l’origine, la Madone au chanoine Van der Paele constituait une image-épitaphe.

          En 1601, l’archiduc Albert acquit de l’abbé de Saint-Adrien de Grammont (Oost-Vlaanderen) la monumentale Adoration des Mages signée par Jean Gossart (fig. 22), aujourd’hui conservée à la National Gallery de Londres (48). L’œuvre, qui remonte probablement aux années 1510-1515 et aurait été réalisée en collaboration avec Gérard David (49), fut installée sur le maître-autel de la chapelle de la Cour de Bruxelles (50). Elle serait restée à cet endroit jusqu’à la destruction du palais du Coudenberg par un incendie en 1731 (51). Le sujet à connotations royales du tableau convenait parfaitement, il est vrai, au maître-autel d’une chapelle de cour.

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            Enfin, on signalera, à l’autel de la chapelle privée de l’archiduchesse Isabelle au palais du Coudenberg, une Madone trônant qui, si l’on en juge par la description contenue dans un inventaire rédigé en 1639-1640 (52), doit être identifiée avec un panneau de Quentin Metsys conservé à Berlin (53) (fig. 23). C’est donc devant une œuvre de l’artiste anversois que la pieuse gouvernante des Pays-Bas, arrivée à Bruxelles en 1599, faisait ses dévotions. Apparemment, au XVIIe siècle, la peinture était encore associée au nom de Metsys (54). L’archiduchesse la légua au chapitre de Sainte-Gudule, mais cette volonté ne fut pas exécutée.

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              Fig. 24 – Willem van Haecht (1593-1627), Cabinet d’amateur de Cornelis van der Geest. Anvers, Rubenshuis.
              Photo : Wikimedia Commons.Fermer
              Fig. 24 – Willem van Haecht (1593-1627), Cabinet d’amateur de Cornelis van der Geest. Anvers, Rubenshuis.

              Le nom de Quentin Metsys était très en vogue dans les Pays-Bas espagnols au début du XVIIe siècle (55). L’intérêt que portaient les Archiducs à son art est mis en scène de manière spectaculaire dans le Cabinet d’amateur de Cornelis van der Geest, qui se trouve aujourd’hui au Rubenshuis d’Anvers (56) (fig. 24). L’œuvre, signée par Willem van Haecht en 1628, conserve le souvenir d’une visite des archiducs Albert et Isabelle en 1615, à l’occasion de laquelle ils purent admirer les trésors artistiques rassemblés par le marchand anversois. La collection, qui remplit toute une salle, comprend essentiellement des peintures contemporaines, remontant à la fin du XVIe siècle ou à l’époque de Rubens. Beaucoup ont un sujet profane. Toutefois, le tableau que Cornelis van der Geest montre fièrement aux Archiducs assis et que maintiennent deux jeunes pages agenouillés est une Madone à mi-corps de Quentin Metsys : la Vierge aux cerises (fig. 25). De cette composition, que l’artiste anversois a dû réaliser dans la troisième décennie du XVIe siècle, on conserve aujourd’hui plusieurs copies, à Sarasota notamment (57) (fig. 26). Si l’identification de la version qui appartenait à Cornelis van der Geest demeure hypothétique, on peut en revanche affirmer que Willem van Haecht a mis en scène, au premier plan de son tableau, le goût passéiste d’Albert et Isabelle.

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                Les exemples qui viennent d’être cités concernent le monde espagnol au sens large, y compris les Pays-Bas méridionaux. L’orientation passéiste en matière d’art religieux dont ils portent témoignage n’est pas attestée, à ce qu’il semble, à la cour de France. En revanche, elle est bien présente dans la gravure parisienne du XVIIe siècle (58). Il existe une gravure éditée par Thomas de Leu (ou Le Leup) (1560-1612) (59) (fig. 27), qui copie la Descente de croix à mi-corps de Hugo van der Goes, reproduite par Jérôme Wierix en 1586 (60). De même, Michel Lasne (1595-1667) a donné une version gravée (61) (fig. 28) d’une Vierge à l’Enfant dont on attribue le modèle à Bernard van Orley (62).

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                  Fig. 29 – Jacques Honervogt (ca. 1583 - ca. 1566), Nativité de Strakonitz. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.
                  Photo : BnF (Paris).Fermer
                  Fig. 29 – Jacques Honervogt (ca. 1583 - ca. 1566), Nativité de Strakonitz. Paris, Bibliothèque nationale de France, Cabinet des Estampes.

                  Surtout, il apparaît que Jean Messager lui-même a fait graver en 1622, par Jacques Honervogt, une version de la fameuse Nativité de Strakonitz, sorte d’‘icône’ gothique de la Guerre de trente ans (63) (fig. 29). Selon la tradition, cette peinture aurait été mutilée par les protestants, qui griffèrent les yeux des figures, n’épargnant que ceux de l’Enfant Jésus (64). Un carme déchaussé, le père Dominique de Jésus-Marie, aurait découvert le panneau abandonné dans la chapelle en ruines de la forteresse de Strakonitz en Bohême. Tel un talisman, il l’aurait porté attaché à son cou durant la bataille de la Montagne blanche le 8 novembre 1620. Cette bataille, dans laquelle s’affrontèrent catholiques et protestants, se conclut par la victoire inespérée des premiers. Le succès fut attribué au tableau profané qui, vengé par le sang des protestants, reçut le titre de Notre-Dame de la Victoire. Il fut transporté à Rome en 1622 et installé sur le maître-autel de l’église des carmes, devenue Santa Maria della Vittoria (fig. 30).

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                    La Nativité de Strakonitz, une peinture allemande où l’on peut détecter tout à la fois l’influence de Schongauer, dans le motif de l’Enfant Jésus étendu à l’horizontale sur un pan du manteau marial (65), et celle de Dürer, dans la voûte en berceau et les arcs en plein cintre curieusement dénudés, a dû être réalisée durant les premières années du XVIe siècle. À en juger par une copie actuellement conservée en l’église Santa Maria della Vittoria -l’original a été détruit par un incendie au XIXe siècle-, elle comportait une auréole et un fond partiellement dorés. La version éditée en 1622 par Jean Messager reproduit avec une fidélité remarquable le style désuet du modèle. Dans l’estampe qu’il fit exécuter par Honervogt, le visage massif de la Vierge, sa bouche étroite et son petit menton rond, tout comme le drapé de son manteau, évoquent de manière convaincante une peinture allemande de l’époque de Dürer (66).

                    Quatrième partie

                    Si Jean Messager était donc tout à fait à même de produire des images dans le style ‘dévot’ des Primitifs flamands et allemands, dont il ne pouvait que difficilement ignorer la revalorisation dans les Pays-Bas espagnols voisins, le recours à un modèle attribué à Quentin Metsys pour représenter Notre-Dame de Liesse demeure surprenant. L’indifférence vis-à-vis de la sculpture miraculeuse, son remplacement, sans autre forme de procès, par une autre image de la Vierge, frappent d’autant plus que la reproduction gravée du tableau mutilé de Strakonitz met précisément en lumière, dans le chef de Messager, une préoccupation de l’authenticité. Pourquoi négliger à ce point l’aspect même de la Vierge noire de Liesse dans deux gravures censées la représenter ?

                    Fig. 31 – Peintre flamand, Repos pendant la Fuite en Égypte. Bruges, Memlingmuseum – Sint-Janshospitaal.
                    Photo : KIK-IRPA (Bruxelles).Fermer
                    Fig. 31 – Peintre flamand, Repos pendant la Fuite en Égypte. Bruges, Memlingmuseum – Sint-Janshospitaal.

                    En réalité, l’attitude de Jean Messager s’inscrit dans une certaine continuité. Avant le milieu du XVIIe siècle, les illustrateurs ne se soucient guère de reproduire la statue miraculeuse de Liesse. Ils cherchent plutôt à rendre visible la Mère de Dieu elle-même, aux grâces de laquelle l’image ramenée de Terre sainte garantissait un accès privilégié. C’est clairement le parti pris dans l’édition de l’Histoire de Nostre Dame de Liesse […] de Giacomo Bosio déjà citée, publiée en 1602 par l’imprimeur Blaise Boutart. En frontispice, on aperçoit non pas la statue, mais Marie et son Fils dans un paysage (fig. 6). La Vierge est assise près d’un arbre sur un talus recouvert d’herbe, suivant un schéma que l’on observe souvent, depuis la fin du Moyen Âge, dans les représentations du Repos pendant la Fuite en Égypte (67), notamment sur un panneau flamand des années 1560 conservé à l’Hôpital Saint-Jean de Bruges (68) (fig. 31). C’est là une référence iconographique implicite qui s’accorde bien à une dévotion associée à une statue que la tradition fait venir d’Égypte.

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                      Dans le même ouvrage figure une deuxième représentation mariale (fig. 32). Elle accompagne une Oraison à la Vierge Marie, destinée aux pèlerins de Liesse. L’image gravée ne reproduit pas non plus la statue, mais bien une Vierge de l’Apocalypse, revêtue du soleil et portant la couronne aux douze étoiles (Apocalypse, XII, 1). En contrebas se trouve le traditionnel croissant de lune.

                      Fig. 33 – Blaise Boutart, éditeur, Exorcisme de Nicole Obry. Illustration de Giacomo Bosio, Histoire de Nostre Dame de Liesse […], Troyes, 1602.
                      Photo : BnF (Paris).Fermer
                      Fig. 33 – Blaise Boutart, éditeur, Exorcisme de Nicole Obry. Illustration de Giacomo Bosio, Histoire de Nostre Dame de Liesse […], Troyes, 1602.

                      Il y a une troisième illustration dans l’ouvrage. Il s’agit de la représentation d’une des séances d’exorcisme auxquelles fut soumise en 1566, dans l’église de Liesse, une certaine Nicole Obry originaire de Vervins (69) (fig. 33). Au cours de ces séances, on aurait expulsé de son corps non moins de vingt-six diables. Le graveur a modernisé dans l’image le chœur du sanctuaire, en lui donnant un aspect classique et des arcs en plein cintre. La possédée de Vervins, maintenue par deux hommes, vient de recracher l’un des démons qui l’oppressaient. Dans le fond, on aperçoit le maître-autel, dont la mensa supporte trois statues. On sait que l’effigie miraculeuse était entourée par deux autres effigies mariales (70). La Vierge noire doit être celle du centre. Dans la seule illustration du livre qui fasse véritablement référence au sanctuaire, la statue qui en constituait pourtant la raison d’être est évoquée par quelques traits à peine déchiffrables. En outre, les trois sculptures représentent des figures debout, alors que la Vierge noire de Liesse était une Sedes sapientiæ trônante (71).

                      Fig. 34 – Graveur français, Notre-Dame de Liesse. Illustration de René de Cériziers, Image de Nostre Dame de Liesse [...], Reims, 1632.
                      Photo : Bibliothèque municipale (Reims).Fermer
                      Fig. 34 – Graveur français, Notre-Dame de Liesse. Illustration de René de Cériziers, Image de Nostre Dame de Liesse [...], Reims, 1632.

                      On constate la même indifférence à l’aspect véritable de la statue dans un ouvrage plus récent que celui de Bosio : l’Image de Nostre Dame de Liesse. Ou son histoire authentique du père René de Cériziers (1603-1662) (72). Ce livre de coche, publié à Reims en 1632 avec force autorisations et approbations ecclésiastiques, s’ouvre par une gravure sur cuivre portant en contre-bas l’inscription en capitales romaines « Causa nostræ lætitiæ » (73) (fig. 34). Cette ‘cause de notre liesse’ n’est nullement l’image gravée d’une image sculptée mais bien, une fois encore, une représentation au premier degré. La Vierge, nimbée, occupe un trône à haut dossier. L’Enfant, lui aussi nimbé, est assis sur un coussin posé sur le genou droit de sa Mère. Il tient un fruit, une pomme ou sans doute plutôt une poire, évoquant le Péché originel, et écarte les bras dans une attitude préfigurant son crucifiement. Marie, les yeux baissés, semble pressentir le funeste destin qui attend son Fils.

                      Bien qu’elle ne reproduise pas la statue, cette Vierge à l’Enfant vivante ne saurait pour autant être considérée comme un corps étranger dans le livre. L’inscription renvoie en effet à un passage consacré à l’origine de l’appellation Notre-Dame de Liesse. Sous la rubrique « D’où vient le nom de Liesse », le père de Cériziers explique que, suite à la conversion d’Ismérie provoquée par la statue, « une joye si parfaite » s’empara des trois chevaliers, que « le souvenir de leurs miseres, & l’asseurance de leur captivité n’estoit pas une consideration qui les pût troubler : la tristesse sortit alors de leur compagnie, & le plaisir commença de flater leur esprit. Ce fut de cette incroyable joye que le beau nom de LIESSE est venu, par ce que les Chevaliers en reconnoissance de tant de bien-faits, voulurent que la cause s’appellât du nom de son effect, & nommerent l’Image Nostre Dame de Liesse [...] » (pp. 149-150). La gravure illustre donc cette cause de joie, désignée par le nom de son effet. L’image a dû être élaborée en collaboration étroite avec le père jésuite, qui aura composé l’inscription latine. Peut-être a-t-il également suggéré au buriniste (parisien ?) de réaliser une Sedes sapientiæ moderne -d’où le fronton classique- et donc de représenter la Vierge en pied, assise sur un trône à dossier plat, avec l’Enfant regardant devant soi, comme celui de la statue miraculeuse. L’évocation visuelle du prototype demeure, on en conviendra, minimale.

                      La lecture du livre du père de Cériziers permet de comprendre les raisons de ce qui apparaît bien comme une occultation délibérée de la statue elle-même. L’ouvrage est divisé en deux parties, de longueur à peu près égale. La première traite de l’origine de l’effigie miraculeuse, la seconde des miracles qui suivirent son arrivée en Picardie, principalement des guérisons. Entre les deux, l’auteur introduit un développement sur la statue, lequel assure en quelque sorte une fonction de charnière (pp. 221-232). En dépit de son importance dans l’économie du texte, l’effigie n’est ni décrite, ni reproduite ; les dimensions ne sont nulle part indiquées. Tout au plus a-t-on appris précédemment qu’il s’agit d’« une Image de la Vierge, qui tenoit le petit Iesus devant soi, dont les bras étendus, & le visage riant sembloit [...] promettre toute sorte de secours » (p. 147). L’auteur éprouve à l’évidence un certain malaise à parler de la statue. Sa gêne, comme il va apparaître dans la suite de son propos, présente un caractère avant tout esthétique : c’est celle que ressent un homme formé au goût classique du Grand Siècle face à une Vierge noire remontant à l’époque romane ou au premier Gothique (74).

                      De par son aspect, l’image sculptée ne contredit-elle pas son propre mythe d’origine, que l’auteur considère pourtant comme amplement authentifié par les miracles ? « Quelqu’un en voyant la sainte Image de Liesse pourroit bien s’étonner de voir si peu d’art en sa sculpture, & treuver étrange que la Vierge ayt elle mesme donné un si rude crayon de son incomparable beauté. Que si les Anges l’ont faite, qui pourra croire qu’ils ne soient meilleurs ouvriers ; & que les yeux d’une Princesse se soient laissez surprendre à de si foibles attraits » (p. 222) ?

                      Comment concilier, d’une part, l’origine céleste de la statue et le fait qu’elle ait converti une musulmane de haut rang avec, d’autre part, ce que le père de Cériziers ressent comme l’extrême médiocrité de son apparence ? Plusieurs explications ‘positivistes’ sont envisagées par l’auteur. Elles reflètent sans doute un débat contemporain, qui ne se limitait pas à Liesse. La noirceur et la ‘laideur’ de l’œuvre -le père, comme la plupart de ses contemporains, confond en partie les deux notions- s’expliqueraient-elles par le fait qu’elle était destinée à une Égyptienne ? « Il ne serviroit à rien de dire que [la Vierge] a voulu former l’Image d’une beauté sur l’idée de celle[s] de l’Egypte, qui sont ordinairement brunes, car outre que les femmes de ce pays là sont les plus belles de toute l’Afrique, & que l’Italie n’a rien admiré à l’égal d’une Cleopatre, & d’une Berenice, c’est chose asseurée qu’Ismerie demandoit le portrait de la Mere de Dieu, & non pas d’une Egyptienne » (pp. 222-223).

                      Faut-il songer plutôt à une altération du matériau provoquée par le temps ? La statue remonte en effet, selon la tradition, à l’époque des croisades. L’auteur concède « que cinq siecles ont pû user un morceau de bois, & le sechant luy ôter ses proportions, & sa beauté [...] ». Il envisage aussi « que la fumée d’un grand nombre de Cierges, & de Lampes a peut-estre contribué à sa noirceur ». Cependant, il n’en croit rien, sa conviction étant que la statue, « nous l’avons encore toute telle, que les Chevaliers la receurent de la glorieuse Vierge » (p. 224). Ni le relativisme culturel, ni l’état de conservation ne pouvant expliquer selon lui la sombre laideur de l’effigie, le père jésuite a recours alors à une figure rhétorique traditionnelle dans le discours chrétien : « C’est l’ordinaire de nostre Dieu d’employer les petites choses, pour en faire de grandes » (pp. 224-225). L’auteur en donne plusieurs exemples puisés dans l’Écriture. Parlant du Créateur, il écrit : « Une simple baguette, luy a autrefois soumis l’orgueil de Pharaon : il a remply la Iudée de prodiges avec un petit coffre de bois, qui n’estoit plein que de Manne : quand il veut ruiner des Villes entieres ses machines ne font qu’un peu de bruit : pour donter les puissances de la terre, il fait ses armes de guespes, & de moucherons » (pp. 225).

                      Ces exemples donnent l’occasion au jésuite d’opposer, comme dans un prêche, l’action de Dieu dans le monde à celle du diable et d’expliquer comment le fidèle peut différencier l’une de l’autre. Le Créateur se sert d’outils imparfaits, « de ces moyens, qui ne sçauraient faire que des fautes, si la main de Dieu ne les manioit » (p. 225). Par contre, ceux « qui ont voulu faire adorer le Diable dans un morceau de cuivre, ou d’argent, ont employé toute l’industrie de l’Art pour donner quelque perfection à ces divinitez, qui n’avoient rien de precieux que leur matiere » (pp. 225-226). Il en résulte que la perfection technique et esthétique que l’on aurait cru devoir attendre d’une statue sculptée par les anges constituerait fondamentalement un attribut de Satan et de ses suppôts, la main de Dieu usant au contraire d’outils dont la simplicité, si pas l’insuffisance, contrastent avec la prodigieuse efficacité.

                      La médiocrité d’aspect de la statue et sa noirceur trouveraient ainsi leur entière justification dans la volonté de Dieu de se faire reconnaître de l’homme comme étant à l’origine des grâces dont il a comblé Ismérie, les trois croisés et, à leur suite, ceux qui visitent la chapelle de Liesse. Au lieu de contredire l’origine céleste de la statue, sa laideur démontrerait cette origine, en combinaison avec les miracles. « C’est donc une merveille plus digne de nos admirations, que le Ciel fasse tant de prodiges avec un morceau de bois, que s’il se servoit d’un ouvrage, qui pût hazarder sa gloire, & notre salut, & faire des Idolatres au lieu d’acquerir des serviteurs à l’incomparable Marie » (75) (p. 228). Il faut ainsi rendre grâce à Dieu de ne pas avoir offert une idole à Ismérie et aux trois chevaliers.

                      En n’en faisant qu’un vulgaire « morceau de bois », le père de Cériziers dévalorise considérablement l’intérêt visuel de la statue exposée à la vénération des pèlerins dans son sanctuaire picard. On comprend, dans ces conditions, pourquoi, dans un livre consacré à Notre-Dame de Liesse, il a accepté que l’effigie miraculeuse soit remplacée par une représentation moderne, plus ‘belle’, de la Vierge à l’Enfant. Ses devanciers qui procédèrent de manière similaire, tels Blaise Boutart et Jean Messager, n’appréciaient sans doute pas plus l’aspect de la statue.

                      Le jésuite breton est même enclin à justifier la substitution d’un point de vue théologique. Tout à la fin de son ouvrage, il fait référence au débat ancien sur l’« unicité » de l’archétype marial et l’« individualité » de ses multiples images matérielles (76). Il défend, dans ce débat, une position spiritualiste que l’on ne s’attend pas à rencontrer sous la plume d’un si ardent défenseur du pèlerinage de Liesse. Il développe en effet l’idée selon laquelle le déplacement physique jusqu’au bourg picard n’est nullement indispensable pour recueillir les faveurs de la Vierge. À ceux qui n’ont pas les moyens de se payer le voyage, comme à ceux qui doivent y renoncer en raison d’une santé déficiente, il entend exposer « la façon de visiter Liesse à peu de frais » (p. 500). « Quelque nécessité que vous souffriez, quelque infirmité qui vous afflige, n’avez vous pas de quoy acheter une Image de la Vierge, ny assés de force pour la regarder » (pp. 500-501) ? « Or c’est une vérité, qui ne souffre aucune doute, que la devotion des saintes Images de la Vierge est familiere a toutes les belles ames, & à ceux mesme, qui pourroient en former de plus parfaites idées que le pinceau » (p. 501). Ces citations semblent accréditer la thèse que toute « Image de la Vierge » peut fondamentalement servir de support à la dévotion à Notre-Dame de Liesse.

                      Il ne faudrait toutefois pas conclure que l’indifférence d’un Blaise Boutart, d’un Jean Messager ou d’un René de Cériziers à l’aspect de la Vierge noire de Liesse constituait la seule attitude possible, dans la première moitié du XVIIe siècle, vis-à-vis de la vénérable image. Certains contemporains en ont clairement exigé des reproductions, que l’on imagine fidèles. Le jésuite nantais évoque lui-même le cas d’« un Chevalier de Malte, nommé Mr. de Bellay » : pour « en procurer les graces aux siens, il fit tirer une Image sur celle de Liesse, et bâtit une Chapelle à Malte, laquelle selon l’attestation qu’il a laissée à Liesse l’an 1624. remplit tous les jours cette Isle de miracles [...] » (77) (p. 504). De même, dans la deuxième édition de son Histoire de Notre-Dame de Liesse, publiée à Laon en 1728 (78), le chanoine Étienne-Nicolas Villette (1655-1734) note, à propos d’une chapelle Notre-Dame de Liesse située à Pérignan (aujourd’hui Fleury, Aude) : « Elle étoit autrefois sous le nom de Saint Ginieis, & fut mise au commencement du Siécle dernier sous celui de Nôtre-Dame de Liesse, par un bon hermite, nommé F. Barbier qui étoit venu de ces quartiers-ci [c’est-à-dire de Picardie] s’y établir, & qui y avoit aporté une Image faite à la ressemblance de celle de Nôtre-Dame de Liesse que l’on y conserve encore » (p. 95). On sait que cette chapelle, avec sa nouvelle dédicace, existait déjà en 1618 (79).

                      Il faut observer que, dans les deux cas qui viennent d’être cités, le ‘double’ de la statue est censé assumer, dans une autre église, la fonction même de l’original conservé à Notre-Dame de Liesse, ce qui peut avoir plaidé en faveur d’une copie. Le chanoine Villette signale aussi un ex-voto reproduisant l’effigie miraculeuse : « L’an 1613. au mois d’Août François Bouteur Marchand Gantier & Parfumeur de Paris de la Paroisse de saint Germain le Vieil, vient offrir en action de graces à la sainte Vierge une Image de vermeil, faite sur le modéle de l’Image miraculeuse, qui se voit encore dans la Chapelle. Procez verbaux de la Chapelle » (p. 53). Apparemment, François Bouteur ne partageait pas les préjugés esthétiques de l’éditeur Messager ou du père de Cériziers vis-à-vis des Vierges noires. L’artisan parisien était-il moins sensible que ceux-ci aux conventions esthétiques gouvernant les arts figurés de son temps ? Toujours est-il qu’il fit réaliser à ses frais une copie de la statue de Liesse en argent doré, estimant certainement que la Mère de Dieu goûterait un tel présent. Le matériau précieux, il est vrai, avait fait fort opportunément disparaître la noirceur du prototype...

                      Au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle va s’imposer, dans les représentations de Notre-Dame de Liesse, la solution consistant à reproduire la statue miraculeuse vêtue selon la nouvelle mode post-tridentine. Seuls les visages et, éventuellement, les mains, demeurent visibles, le corps disparaissant sous une structure conique, géométrique. L’image trop peu angélique aux yeux de René de Cériziers se trouve ainsi en très grande partie dissimulée, tout en demeurant présente. De ce fait, il devient possible de concilier, dans les représentations de Notre-Dame de Liesse, l’authenticité avec la décence esthétique.

                      Les deux gravures éditées par Jean Messager correspondent à un moment antérieur dans l’histoire des représentations de Notre-Dame de Liesse. Elles s’inscrivent encore dans une logique de substitution du prototype : la statue miraculeuse est purement et simplement remplacée par une image jugée ‘plus belle’. Néanmoins, on peut sans doute aussi reconnaître, dans ces deux gravures, un premier souci d’authenticité, de vérité documentaire. En effet, si les graveurs qui travaillèrent pour Blaise Boutart et René de Cériziers ont réalisé des Vierge à l’Enfant modernes, plutôt que de reproduire la ‘rude’ Vierge noire de Liesse, ceux qui furent engagés par Jean Messager ont eu recours à des modèles anciens. L’un peut être identifié de manière à peu près certaine avec une composition perdue de Quentin Metsys, l’autre est sans doute aussi un tableau flamand du XVIe siècle. Certes, ces peintures ne datent pas de l’époque des croisades, mais leur ancienneté ne devait pas échapper pour autant aux franges cultivées du public de Jean Messager.

                      Les choix apparemment singuliers de modèles opérés par l’éditeur parisien semblent donc pouvoir s’expliquer : dans ses deux représentations de Notre-Dame de Liesse, il a souhaité rendre compte de l’âge de l’image miraculeuse, sans pour autant devoir en exhiber la ‘laideur’. Pour répondre à ce double impératif contradictoire, il a eu l’idée de remplacer le style roman de la statue par le Gothique tardif des anciens maîtres du nord, dont les œuvres passaient alors pour particulièrement aptes à susciter et à entretenir la dévotion. Il aura ainsi substitué à un Moyen Âge très éloigné, chronologiquement et esthétiquement, un autre qui l’était moins.

                      Dans les premières décennies du Grand siècle, les Primitifs flamands fournirent à Jean Messager un style à la fois désuet et dévot, susceptible de donner de l’une des Vierges noires les plus populaires du royaume de France une image réconciliant esthétique et dévotion.

                      Remerciements

                      Ma reconnaissance va tout d’abord à mon collègue Jean-Marie Sansterre (Bruxelles), qui eut la bonne idée, par un jour de juin 2011, de mettre sous mes yeux un exemplaire du récent ouvrage de Bruno Maes sur Liesse (voir note 1). Il m’a en outre permis d’utiliser le matériel qu’il a rassemblé à ce sujet. Lors de la préparation de cet article, j’ai reçu par ailleurs l’aide de Hanna Benesz (Varsovie), María Margareta Castillo Montolar (Saragosse), Charles De Carvalho (Reims), Gwendolyne Denhaene (Bruxelles), Ann Diels (Anvers), María Jesús Dueñas (Saragosse), Robert Godding (Bruxelles), Carmen Morte García (Saragosse), Géraldine Pattigny (Bruxelles), Maryse Petitfrère (Reims), Vanessa Selbach (Paris) et Hans Storme (Louvain). Enfin, mon texte a bénéficié des observations critiques de Julienne Beghin, Bruno Bernaerts, Georges Hupin, Jacques de Landsberg, Thierry Lenain et Monique Renault. Enfin, je tiens à exprimer mes remerciements à Alexandre Dimov et à Fedora Togni d’avoir assuré avec compétence la transformation de mon article en un reporticle.

                      Addendum

                      Le présent texte était déjà sous presse lorsque Jean-Marie Sansterre attira mon attention sur l’article de Sylvie LEPRINCE, « La dévotion à Notre-Dame de Liesse en Haute-Normandie : contexte, pratiques et objets de culte », Regards sur les objets de dévotion populaire, Arles, Actes Sud, 2011, pp. 53-62. Dans cet article figure la reproduction d’une statue de Notre-Dame de Liesse conservée en l’église Saint-Martin de Crosville-la-Vielle (Eure). L’effigie en bois semble remonter au XVIIe siècle. À l’origine, il s’agissait d’une sainte Anne, comme l’indiquent les longs cheveux de l’enfant assis sur ses genoux. Cette sainte Anne a été insérée avant 1758-1759 dans un retable dédié par une inscription à Notre-Dame de Liesse. Dans son nouvel environnement, la statue est devenue ‘un reflet’ de la Vierge miraculeuse picarde. Le style archaïsant de la statue de Crosville –la figure assise est représentée dans une pose rigoureusement frontale, évoquant l’art roman– a dû faciliter ce changement d’identité.