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Peinture - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Denis Laoureux, Véronique Carpiaux En nature La Société libre des Beaux-Arts. D'Artan à Whistler.
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Reporticle : 60 Version : 1 Rédaction : 05/05/2013 Publication : 20/06/2013

Introduction

Véronique Carpiaux, Denis Laoureux, Emilie Berger

L'exposition consacrée à la Société libre des Beaux-Arts s'inscrit dans la suite des travaux menés depuis de nombreuses années par le Musée Rops sur les aspects méconnus d'un artiste dont l'inépuisable complexité est à la fois un défi intarissable et un stimulant exceptionnel pour les chercheurs. Le catalogue, publié par l’Imprimerie de la Province de Namur, montre qu'aujourd'hui encore, en dépit des nombreuses recherches menées autant sur sa biographie - une œuvre en soi - que sur les multiples facettes de son art, Félicien Rops demeure pleinement insaisissable.

En nature. La Société libre des Beaux-Arts, d'Artan à Whistler fait suite à plusieurs expositions organisées au sein du Musée Rops qui ont tenté de replacer l’œuvre de Rops dans le contexte des sociétés d’artistes ou du tissu artistique de son temps, comme en 2000, avec La Magie de l'encre. Félicien Rops et la Société internationale des Aquafortistes (1869-1877) qui a présenté les eaux-fortes de peintres qui furent également membres de la Société libre de Beaux-Arts (1). En 2010, Pour rire ! Daumier, Gavarni, Rops : l'invention de la silhouette a éclairci la place de Rops dans la caricature en France (2). En 2011, le projet Félicien Rops - Auguste Rodin : les embrassements humains, organisé avec l'appui du Musée Rodin, a présenté une page méconnue de la carrière et du réseau de Rops (3).

La Société libre des Beaux-Arts est fondée le 1er mars 1868, à Bruxelles. Son action s'est prolongée jusqu'en mars 1876 au moins, quand Rops est remplacé par le peintre Édouard Huberti à la Vice-Présidence qui lui avait été confiée en mai 1870 après le décès de Charles Degroux. Disons-le d'emblée, ce catalogue soulève plus de questions qu'il n'apporte de réponses. Il faut dire que la situation de la Société libre des Beaux-Arts dans la réalité institutionnelle, le débat politique et le contexte esthétique des années 1860 et 1870 est relativement complexe à saisir dans sa globalité.

Venus d'horizons divers, les peintres dont il est question dans les pages qui suivent ont en commun de se positionner en faveur de l'expression libre de leur tempérament dans la représentation de la nature tout en explorant, par ailleurs, des thèmes sociaux sur le modèle des Casseurs de pierres de Gustave Courbet qui avait défrayé la chronique et lancé le réalisme en Belgique. Nous nous réjouissons, à cet égard, de mettre côte à côte Un enterrement en pays wallon que Rops a exposé en 1868 et Un enterrement à Ornans de Courbet, dont le dessin préparatoire nous a été aimablement prêté par le Musée des Beaux-Arts de Besançon. L'immersion dans la nature est-elle une alternative aux affres de la réalité sociale ? Que recouvrent, pour les mentalités artistiques de l'époque, les notions de "naturalisme" et de "réalisme" ? La contribution de Ségolène Le Men propose des éléments de réponse en prenant appui sur la figure de Courbet. Elle apporte également un éclairage inédit sur l'horizon de référence de la Société libre qu'elle étudie à travers le réseau relationnel que les sociétaires ont tissé dans la frange artistique parisienne acquise à la cause du réalisme.

La nature que les membres fondateurs de la Société libre des Beaux-Arts interprètent librement et les scènes montrant la réalité de la société belge orientent inévitablement les pratiques picturales de manière singulière. La mise en valeur du paysage national par la peinture n'est pas exempte de l'élan romantique qui avait accompagné la création de la Belgique en 1830. La Campine, la forêt de Soignes, la vallée de la Meuse constituent les paysages de la nation. C'est à l'explication des spécificités du naturalisme et du réalisme en Belgique que se consacre le texte de Bruno Fornari.

La Société libre des Beaux-Arts est une pièce essentielle dans le puzzle que constitue, à ce moment, le champ artistique belge. Elle est ainsi imbriquée dans la Société internationale des Aquafortistes créée par Rops en 1869. Cette implication active dans deux Sociétés peut sans doute s’expliquer par le fait que, pour Rops, l'eau-forte joue un rôle de diffusion de la peinture. En outre, la Société libre des Beaux-Arts est liée, par ses membres, au cercle La Chrysalide que forme Rops - encore lui - en 1876. Les trois expositions montées par La Chrysalide en 1876, 1878 et 1881 poursuivent ainsi ce qui a été entrepris par la Société libre de Beaux-Arts. Sans doute y a-t-il entre ces associations un jeu de vases communiquant que la recherche devra un jour éclaircir.

Les documents dont nous disposons indiquent que la Société libre des Beaux-Arts a fonctionné comme un groupe de pression. Le chapitre "Rops ou l'art d'être libre en société" montre que, pour les peintres qui se reconnaissant dans l'héritage de Courbet, il s'agit de s'organiser face à l'hostilité des milieux académiques organisant les Salons triennaux. Le premier signe de changement significatif apparaît avec le Salon de 1869 quand deux amis de Rops, Constantin Meunier et Louis Artan, sont primés. L'orientation paysagère au sein du réalisme s'impose peu à peu pour finir par être perçue comme un genre national au tournant des années 1870 et 1880. Le lien à la littérature a joué un rôle dans cette évolution propre à la Belgique. En 1875, la bataille semble gagnée quand Charles Hermans présente À l'aube qui n'entraîne aucune opposition au Salon de Bruxelles auquel participent tout de même vingt-sept membres de la Société libre des Beaux-Arts. La participation des sociétaires aux Salons triennaux, et la place de plus en plus importante du paysage en tant que genre diamétralement opposé à la peinture d'histoire, sont analysées par Apolline Malevez sur base du dépouillement des catalogues d'exposition.

L'accrochage aux cimaises des Salons triennaux d'une peinture puisant son argument dans l'expression subjective de la nature et dans la réalité la plus quotidienne n'a pu se faire sans le soutien de la presse, en particulier L'Art libre créé le 15 décembre 1871 et L'Art universel qui fait suite en février 1873 sous la houlette de Camille Lemonnier. Le chapitre rédigé par Hélène Bruyère s'est attaché à montrer que, dans ce contexte où émergent des figures telles que Lemonnier, Henri Liesse et Léon Dommartin, la critique d'art apparaît en Belgique. Ces hommes de lettres ne sont pas les seuls à prendre la plume puisque Louis Dubois contribue aux colonnes de L'Art libre sous le pseudonyme de Hout. Rops fut également très sollicité, mais déclina autant que possible. La Société libre des Beaux-Arts se croise ainsi avec la nécessité, pour les artistes, d'éclaircir la nature de leur position à travers des écrits.

Les quatre expositions organisées à l'enseigne de la Société libre des Beaux-Arts entre 1868 et 1872 constituent aussi l'amorce d'un renouvellement dans la façon de présenter publiquement des peintures. Au sein de L'Art libre, Henri Liesse fait ainsi explicitement la différence entre Salon et exposition. L'absence de jury d'admission, l'aération de l'accrochage, l'approche non hiérarchique des cimaises, la réduction du nombre de tableaux présentés, le placement cohérent et harmonieux des œuvres entre elles sont autant de paramètres nouveaux qui se mettent en place dans la conception de l'exposition comme langage et comme dispositif.

Être libre en société ne signifie pas, pour Rops, ni pour ses confrères, de se retirer de toute vie sociale. La liberté n'est pas une tour d'ivoire. Au contraire la liberté dont Rops est épris tire ses fondements de la société. Rops est un homme de réseau. Sans doute même est-ce pour cette raison que la Vice-Présidence de la Société libre lui échut. Il est le parrain de la fille de Louis Dubois (4) avec lequel il réalise plusieurs œuvres à quatre mains. Son amitié pour Louis Artan, membre important de la Société libre des Beaux-Arts, s'exprime autant à travers une correspondance fournie que par des tableaux communs. Proche de Charles Degroux, Rops fréquente au sein de l'Atelier libre Saint-Luc de futurs sociétaires comme Alfred Verwée, Léopold Speekaert, Hippolyte de la Charlerie, Charles Hermans, Edmond Lambrichs et Théodore Tscharner. En fait, la Société libre des Beaux-Arts cristallise des peintres issus d'horizons multiples, qui vont des profondeurs de la vallée de la Meuse aux landes qui forment la campagne de Kalmthout, au nord d'Anvers. La contribution d'Émilie Berger montre que certaines œuvres emblématiques, comme L'Enterrement au pays wallon (1863) de Rops, et certains lieux de sociabilité situés au cœur d'espaces naturels, comme les auberges « Au Repos des Artistes » et « L’Auberge du renard » précèdent chronologiquement la fondation de la Société libre des Beaux-Arts. Pour les artistes, comme Camille Van Camp, Rops, Louis Artan, être soi à travers une peinture réalisée "sans jus ni recettes", selon une expression de Lemonnier, est un objectif qui conditionnera aussi leur relation à la collectivité. Si l'artiste reste libre de son fonctionnement, son adhésion à la Société libre des Beaux-Arts suppose qu'il soit solidaire des valeurs véhiculées dans L'Art libre. Trente-cinq membres fondateurs forment ainsi la base d'un organigramme qui totalise au final près d'une centaine de noms.

Dans cet organigramme, Rops n'est fidèle qu'à lui-même, c'est-à-dire à son attirance pour ce qui est en marge : il est rarement là où l’on croit le trouver. À l'heure où ses confères militent pour que les cimaises des Salons triennaux leur soient accessibles, Rops conçoit avec Léon Dommartin le très singulier projet de s'enfoncer dans les charniers encore brûlants que la guerre franco-prussienne a laissés derrière elle lors de la bataille de Sedan en septembre 1870. Tel est le sujet du chapitre "Exposition Félicien Rops : Croquis de Guerre 1870-1871". Rops voit la Société libre des Beaux-Arts comme le cadre institutionnel à travers lequel il pourrait organiser une exposition des dessins qu'il réalise face aux plaines ensanglantées par la Guerre de 1870. Pour Rops, l'enjeu est politique puisqu'il montre le désastre auquel conduit le Second Empire de Napoléon III, et poétique, car il met en évidence le caractère éternel des souffrances causées par un conflit militaire.

« L’esprit se trouve en nature et c’est celui-là qu’il faut peindre, l’esprit que vous découvrez comme on découvre une orchidée dans un fouillis d’herbe, sur lequel les bourgeois du dimanche ont dîné, sans rien voir »  (5), écrivait Rops, toujours à la recherche d’un point de vue original sur son époque, son travail et la société dans laquelle il opère.

Notes

NuméroNote
1 Catherine Méneux, La magie de l'encre. Félicien Rops et la Société internationale des aquafortistes (1869-1877), Anvers, Pandora, 2000.
2 Ségolène Le Men, Pour rire ! Daumier, Gavarni, Rops : l'invention de la silhouette, Paris, Somogy, 2011.
3 Auguste Rodin - Félicien Rops : les embrassements humains, Paris, Hazan, 2011.
4 Lettre de Félicien Rops à Louis Dubois, sl, ca 1877-1878. Thozée, Fondation Félicien Rops, CP 65a-b.
5 Lettre de Félicien Rops à Thé Hannon, s.l.n.d., Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML 00026/0188.