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Peinture - Temps modernes - Belgique - France - Histoire de l'art Delphine Schreuder Le paysage théâtre de la guerre La peinture de bataille topographique à travers les représentations des sièges de la ville de Gravelines au XVIIe siècle
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Reporticle : 125 Version : 1 Rédaction : 21/01/2015 Publication : 23/03/2015

Introduction

Le XVIIe siècle a reçu de nombreuses dénominations au fil du temps comme l’âge baroque, l’Age d’or pour les Pays-Bas du Nord ou encore le Grand Siècle en France. Mais le XVIIe siècle est aussi le siècle de la guerre. Dans le Nord, la Guerre de Quatre-vingts ans, une des plus longues et des plus sanglantes, se fond dans la Guerre de Trente ans qui s’étend à toute l’Europe. La conception même de la guerre évolue : de nouveaux systèmes de fortifications apparaissent en même temps que l’affrontement direct sur un champ de bataille fait place aux sièges des villes faisant de celles-ci les pions les plus importants sur l’échiquier de la victoire.

Ce nouvel art de la guerre influence aussi les artistes qui la représentent. Le modèle de la peinture de bataille « tumultueuse » laisse place au nouveau genre de la peinture « topographique », située entre la cartographie et le paysage, et rendant un véritable hommage à la guerre de siège. Il m’a été permis d’étudier en profondeur ce type de représentation dans mon mémoire de fin d’études à travers les représentations des trois sièges de la ville de Gravelines (France) au XVIIe siècle. Ce reporticle se veut donc un résumé des recherches par lesquelles j’ai pu établir l’étroit rapport entre ces œuvres et le pouvoir en place, mais surtout la manière dont ces tableaux, a priori simples figurations d’un évènement historique, arrivent à exprimer la théâtralité si chère au baroque

Du tumulte à la topographie : évolution de la peinture de bataille au XVIIe siècle.

Loin d’être une invention de l’Ancien Régime – la guerre fait l’objet de nombreuses représentations depuis sa propre existence –, ni une exclusivité de nos régions – de grandes compositions se retrouvent en Italie dès le Quattrocento (1) –, la peinture de bataille devient cependant un genre à part entière dans les anciens Pays-Bas vers la fin du XVIe siècle au même titre que le paysage ou la scène de genre (2). C’est à Bernard van Orley (1488-1541) que l’on doit les premières compositions figurant un évènement historique contemporain, à savoir la Bataille de Pavie, cycle de sept tapisseries, tissées à Bruxelles entre 1529 et 1530, retraçant la victoire des troupes de Charles Quint contre l’armée de François Ier – qui y fut d’ailleurs capturé par les impériaux. Encore ancrés dans la tradition italienne, les cartons de Bernard van Orley comportent toutefois de nombreuses innovations formelles qui vont faire de lui un précurseur et un modèle pour les bataillistes des générations suivantes (3).

De Sebastiaen Vrancx à Pieter Snayers

Bien qu’il ne soit pas le premier à avoir représenté des scènes belliqueuses, Sebastiaen Vrancx (1573-1647) (4) est un des premiers artistes européens à se spécialiser dans ce genre (5). Les thèmes traités – attaques de diligence ou de convoi, pillage de village, combats de cavaliers… – sont continuellement repris avec des variantes. À la fois militaire, orateur et écrivain (6), Sebastiaen Vrancx traite ces sujets comme un conteur. Si les épisodes sont belliqueux, ils restent néanmoins sans grande violence avec juste un soupçon de terreur pour garantir au spectateur le plaisir du frisson (7). Contrairement à ses prédécesseurs qui cherchent à évoquer le fracas des grandes mêlées, les œuvres de l’artiste ne sont pas soulevées par un souffle épique (8). Dans sa note biographique, Francine-Claire Legrand le compare à un illustrateur de récits de cape et d’épée où les scènes sont plus plaisantes que tragiques (9). Nous sommes donc ici pour la première fois dans une peinture de bataille générique (10) représentant non pas un épisode spécifique des guerres des Pays-Bas mais un récit fictionnel inspiré de l’histoire militaire de l’époque. Cette représentation de la guerre fait ainsi naître un paradoxe puisque d’un côté, elle se veut la plus expressive et la plus juste visuellement, mais, d’un autre côté, elle ne figure que des combats fictifs sans se préoccuper des faits historiques (11).

Les scènes traitées par Sebastiaen Vrancx illustrent ce que Jacques Callot intitulera « les misères et malheurs de la guerre » (12). En effet, lors des grands conflits européens comme la Guerre de Trente Ans (1618-1648), apparaissent d’autres formes de violence, en plus des affrontements entre armées, que les appareils politiques et administratifs sont incapables de contrôler. Ceux-ci sont principalement dus à des raisons financières. Devant l’incapacité des états à assumer le financement des armées – soit gérer les recettes et dépenses occasionnées par le recrutement des troupes au printemps, les campements d’été et l’établissement des quartiers d’hiver – survient un autre conflit autogénéré par les troupes qui dévastaient le territoire et continuaient leur chemin dès que les ressources étaient épuisées. Mais ces pillages n’étaient pas la seule œuvre des armées. En effet, certains chefs de guerre s’enrichissaient considérablement sur le dos de la population en instaurant un système de contributions. Celui‑ci consiste en un contrat signé entre le chef de guerre et le prince (parfois l’empereur) autorisant à prélever sur les habitants des contributions en argent ou nature contre la garantie de leur protection. Ces chefs de guerre, vus comme de véritables prédateurs et destructeurs aux exigences toujours plus grandes, rendent leur propre justice et ont recours, en plus du chantage et des incendies de propriétés, aux pendaisons ou décapitations publiques afin de montrer l’exemple. Ce système, généralisé vers 1623-1625, implique la démission de fait du pouvoir politique et fait de l’armée un organe pratiquement indépendant (13). Ainsi, les scènes dont Sebastiaen Vrancx s’est fait spécialiste, d’autant plus qu’il en avait l’expérience en étant lui-même capitaine de milice, constituaient le quotidien de la population de l’époque et marquèrent profondément les esprits (14).

Héritier des paysages atmosphériques de Pieter Breughel (15) dont il connaît bien l’art pour avoir collaboré avec son fils Jan (16), Sebastiaen Vrancx s’oppose à l’effet de masse qui caractérisait les compositions du XVIe siècle en multipliant les figures de petites dimensions bien séparées les unes des autres (17). Francine-Claire Legrand signale que, malgré ce fourmillement de personnages, la composition des œuvres reste ordonnée, la clarté étant sauvegardée par des jeux de diagonales entrecroisées selon le principe de Breughel l’Ancien (18).

Même si elles constituent la majorité de son œuvre, Sebastiaen Vrancx n’a pas réalisé que des scènes de bataille génériques (19). On lui doit notamment quelques représentations de la bataille de Leckerbeetje et Bréauté (20) ainsi que des sièges de ville traités à vol d’oiseau comme le Siège d’Ostende ou la Bataille de Nieuport, iconographie qui deviendra la spécialité de son suiveur le plus illustre, Pieter Snayers (21). Nous ne connaissons pas la date à laquelle celui-ci, né à Anvers en 1592, est entré dans l’atelier bruxellois de Sebastiaen Vrancx mais il est mentionné comme son élève dans la Liste des maîtres et apprentis de la corporation des peintres de Bruxelles publiée par A. Pinchart en 1877 (22). Avant de réaliser les grands tableaux de sièges pour les princes Habsbourg, Pieter Snayers réalisa des œuvres aux sujets génériques proches de celles de Vrancx (23). Dans son ouvrage, Legrand (24) énonce la possibilité d’une collaboration entre l’élève et le maître, ce qui était chose courante à l’époque, notamment pour le Choc de cavalerie conservé aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (inv. 6627). Cependant, dans un article de 1998, Joost Vander Auwera, conservateur de ce même musée, explique que si leur manière était fort similaire, au point que certains tableaux de l’un étaient attribués à l’autre et vice-versa, leur collaboration n’est pas du tout évidente (25).

Ce qui est clair en revanche, c’est l’influence des œuvres plus tardives de Sebastiaen Vrancx comme le Siège d’Ostende vu du camp espagnol, déjà cité ci-dessus, sur celles de Pieter Snayers. Joost Vander Auwera fait, par exemple, le rapprochement entre la Bataille de Nieuport peinte par Vrancx dans les années 30 et la Visite de l’archiduchesse Isabelle au siège de Breda peinte par Snayers plus ou moins au même moment (26). Cependant, le tableau de Pieter Snayers est également une de ses trois versions peintes de la carte de siège en six feuilles de Jacques Callot. Commandée en 1628 par l’archiduchesse Isabelle, elle va également inspirer Diego Velasquez pour Les Lances qui figure la reddition de la ville (27). Le Siège de Breda par Callot inaugure aussi ce que l’on va appeler « la peinture de bataille topographique », synthèse entre scène de genre, paysage et cartographie (28)

Contrairement aux batailles tumultueuses dont le plan rapproché plonge le spectateur au cœur du combat et dont l’intérêt est centré sur les actions individuelles, cette représentation topographique est plus adaptée pour décrire les actions militaires d’un évènement historique. Elle propose ainsi une approche analytique basée sur les indications des experts militaires, qui se traduit par une nouvelle conception du paysage où le premier plan, légèrement surélevé et présentant un fourmillement de petites figures, est vu de face et où le deuxième mélange savamment la vue à vol d’oiseau et la représentation cartographique de la ville assiégée, telles des cartes de campagnes militaires. La composition se termine par un horizon à nouveau vu de face et élevé réduisant considérablement le ciel (29). Ces compositions sont ainsi la traduction picturale des cartes de siège.

Les cartes de siège constituaient une grande partie du marché de la gravure hollandaise et bénéficiaient d’un véritable mécénat de la part du gouvernement et des officiers. Certains documents plus luxueux étaient même dotés d’un « copyright » des États Généraux, qui garantissait ainsi l’achat d’une série d’exemplaires (30). Leur grande popularité nonobstant leur aspect technique s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, l’attrait esthétique qu’elles suscitaient par le mélange des genres picturaux que sont le paysage, la cartographie, la fortification, la topographie et la procession. Plus tard, elles seront également complétées par des scènes de genre, des allégories ou les portraits des commandants en avant-plan. Ce type de gravure demandait l’intervention de plusieurs hommes de métier : l’ingénieur, le dessinateur, les graveurs de paysage et de figures, un auteur de textes et un éditeur, tout comme l’opération militaire du siège demandait un haut degré de collaboration préparatoire.

Ensuite, contrairement à la bataille tumultueuse qui mêlait colère, peur, cruauté, furie et douleur, le siège constituait un spectacle attractif pour le public. En montrant le comportement discipliné des armées qui laissaient sortir les garnisons sans dommage, les gravures de siège faisaient oublier les frictions représentées dans les images de pillage et rassuraient par l’impression de rationalité qui en ressortait. Chaque siège, régi par la coordination mathématique dans le positionnement des armées et l’alignement des tranchées et fortifications, faisait office de modèle intellectuel. Pour reprendre les mots de David Kunzle qui consacre un chapitre aux cartes de siège dans son ouvrage From Criminal to Courtier : The soldier in Nederlandish Art 1550-1672 : « Math not Mars was the god of siegecraft » (31).

Mais cette élimination du hasard et du risque dans la représentation du siège se faisait au prix de sa déshumanisation. En effet, si le graveur se fait un point d’honneur à représenter chaque soldat ou du moins chaque pique ou mousquet, les hommes ne sont pas plus grands que des fourmis et sont généralement agglutinés en une masse compacte qui laisse à peine voir leurs armes. Le commandant en chef est difficile à localiser et lorsqu’il est figuré, c’est grâce à un portrait incrusté à l’avant-plan. Cette déshumanisation de la carte de siège ne s’applique pas qu’aux militaires. En effet, elle élimine aussi l’idée de dégât chez les civils et tous les facteurs humains accidentels en général. David Kunzle explique ainsi que, quand ils demandent la démolition des maisons, l’incendie des cultures et l’évacuation des fermes, les ingénieurs militaires drainent « cartographiquement » l’espace qu’ils occupent, ne gardant que les données minimales pour une carte militaire – de la même manière dont les cartes topographiques ne gardaient que les caractéristiques géographiques et les quelques structures urbaines évidentes comme la ville elle-même ou les églises. « Les cartes militaires ne facilitent pas seulement la conduite technique de la guerre, mais pallient aussi le sentiment de culpabilité qui surgit de sa conduite : les lignes silencieuses du paysage de papier promeuvent la notion d’un espace socialement vide » (32).

Ce type de gravure se fait ainsi le portrait du siège et non celui des hommes. C’est un véritable hommage que les artistes rendaient à l’évènement en le représentant comme une action héroïque en elle-même, à défaut de pouvoir montrer l’héroïsme individuel. Par ailleurs, les cartes de siège constituent la seule trace restante de ces entreprises incisives et éphémères. A l’époque, elles avaient un véritable pouvoir politique en remplaçant la bannière comme trophée triomphal. Produites avant la victoire, ces cartes deviennent une sorte d’appropriation du territoire désiré en incarnant sur papier la place que le commandant cherche à conquérir. De ce fait, qui possède la carte, possède déjà symboliquement la ville et, inversement, ne pas avoir de carte signifie ne pas vraiment désirer le territoire.

Cette représentation du champ de bataille est déjà recommandée dans la première partie du Schilder-boeck (1604) de Karel van Mander intitulée Principe et fondement de l’art noble et libre de la peinture (Den Grondt der Edel vrij Schilder-const). En effet, dans son chapitre consacré à l’ordonnance et l’invention des histoires, il recommande aux artistes de préférer un horizon élevé pour représenter le champ de bataille afin de pouvoir mieux ordonnancer les groupes de petites figures (33).

L’artiste pour la gloire du monarque

L’apparition de la nouvelle forme de bataille topographique n’est pas sans rapport avec le développement de la guerre de siège au XVIIe siècle. Désormais, le but n’est plus de détruire l’armée adverse mais bien de la priver d’un maximum de places fortes afin d’annexer les territoires ennemis. Plus lente, cette guerre demande aussi plus d’hommes, plus de canons, et, par conséquent, plus d’argent. Elle se compare à une partie d’échec où il est nécessaire de garder le plus grand nombre de pièces jusqu’aux négociations de paix afin de les utiliser comme monnaie d’échange. Le siège d’une ville devait obliger l’ennemi à sortir de ses lignes et combattre. Ainsi, les batailles en dehors des enceintes de la place n’ont lieu que pour porter secours à la forteresse ou pour l’empêcher d’en recevoir. Si, avec cette nouvelle conception de la guerre, le prince ne se jette plus bravement au cœur de la mêlée, il ne reste pas moins présent à la tête de ses armées, donnant ses ordres depuis son campement. Avec Louis XIV, la guerre de siège devient l’occupation royale par excellence, « la guerre théâtrale d’un "roi-héros" dont la gloire ne peut rejaillir que sur lui seul » (34). C’est ainsi que les peintres de batailles topographiques comme Pieter Snayers, peintre officiel de la cour des Habsbourg à Bruxelles, ou Adam-François van der Meulen, au service du Roi Soleil, avaient bien pour but de glorifier le souverain par la figuration de ses grandes conquêtes.

La date d’arrivée de Pieter Snayers à la cour de Bruxelles est incertaine. Une inscription sous un portrait gravé par Cornelis Van Caukercken (35) le qualifie de « peintre de l’archiduc Albert » (36) mais il est encore mentionné dans les registres de la corporation d’Anvers jusqu’en 1627-1628. Il ne deviendra officiellement un citoyen de Bruxelles que le 16 juin 1628, soit six ans après la mort de l’archiduc (37). Selon Edouard Fétis, ce serait Rubens qui conseilla à ce dernier d’engager Pieter Snayers pour « reproduire les épisodes les plus remarquables des guerres soutenues par les armées de l’Espagne et dont les Pays-Bas étaient souvent le théâtre » (38). Sans doute le peintre travailla-t-il pour l’archiduc sur commande depuis Anvers avant de s’installer à Bruxelles sous la régence de son épouse, l’Infante Isabelle (39) pour laquelle il réalisa plusieurs travaux dont Le Siège de Breda et Le Pèlerinage de l’Infante à Laeken (40). Pieter Snayers aurait également réalisé une série de vingt‑et‑un tableaux pour le général Ottavio Piccolomini, duc d’Amalfi (1599-1656) (41), relatant ses exploits militaires d’abord sous la gouvernance du Cardinal Infant Ferdinand d’Autriche, neveu et successeur d’Isabelle, puis sous l’archiduc Léopold-Guillaume, gouverneur des Pays-Bas espagnols entre 1647 et 1656 (42). Ferdinand fait de Snayers son « peintre domestique », signifiant que, désormais, l’artiste appartient directement à la maison du prince. Commandes à sujets militaires ou scènes de chasse, privilège de la royauté et haute-bourgeoisie, se multiplient alors afin d’exalter la puissance des souverains habsbourgeois (43).

La gouvernance de Léopold-Guillaume marque la période la plus prolifique de l’artiste en tant que peintre de cour (44). C’est en effet pour lui qu’il représenta le plus grand nombre de tableaux de batailles topographiques, principalement conservés au Musée national du Prado à Madrid (45), et dont fait partie le Siège de Gravelines que nous aborderons dans la deuxième partie de notre étude. Dans son article de 2005 sur la Bataille de Honnecourt, Pavel Hrncirik dresse la liste de tous les tableaux de Snayers figurant un siège ou une bataille historique (46). Parmi ceux-ci, nous pouvons citer : le Siège de Landrecies et le Siège d’Armentières en 1647 – et Affrontements entre soldats devant le siège d’Armentières –, le Siège de Courtrai de 1648, le Siège d’Ypres et celui de Saint-Venant de 1649, le Siège de Gravelines en 1652 et le Siège de la Motte-au-bois en 1649 comme ayant été réalisés pour l’archiduc.

La cour de Bruxelles n’était pas une cour royale à proprement parler, puisque le souverain se trouvait à Madrid, mais elle était le siège du maiestas – qui, dans le cas de Léopold-Guillaume, était aussi prince de sang – et calquée sur le modèle madrilène. Frère de l’empereur, Léopold-Guillaume est très à cheval sur le protocole et les aspects cérémoniaux sans compter que ses deux fonctions d’évêque et de Grand Maître de l’ordre teutonique font de lui un grand défenseur de la Contre-Réforme (47). Cependant, comme nous le signale Hans Vlieghe (48), il ne faut pas réduire Léopold-Guillaume à son image de « miles christianus qui dévoua sa vie à la prière et à la méditation qui lui donnèrent la force de défendre le catholicisme et les intérêts des Habsbourg d’une menace extérieure » (49). L’archiduc était également un homme hautement cultivé reconnu pour son amour du théâtre et de la musique, ainsi que pour la composition de divers poèmes. Il est par ailleurs passé à la postérité pour son impressionnante collection de peintures – la plus importante en Europe – de quelques 880 tableaux d’artistes des Pays-Bas et d’Allemagne et 517 œuvres italiennes. Celle-ci est connue par l’inventaire détaillé que le chapelain Jan-Anton van der Baren dressa en 1659 et par la série de gravures et tableaux réalisés par David Teniers le Jeune figurant l’archiduc dans ses galeries de peinture. Cette collection marquait également, par l’érudition et le luxe qu’elle représentait, la supériorité et le pouvoir du gouverneur. Ce système d’expression du pouvoir est répandu depuis la Renaissance italienne et fortement développé au XVIIe siècle par les différents princes d’Europe (50).

Si Léopold-Guillaume était un grand collectionneur, il était également un grand mécène. En 2005, Hans Vlieghe y consacre un article (51) dans l’ouvrage Sponsors of the Past : Flemish Art and Patronage 1550-1700 (52) dans lequel on trouve, en plus de Jan van den Hoeck et David Teniers, les deux peintres de cour permanents, une série de peintres d’histoire et portraitistes anversois ou bruxellois qui réalisèrent une série d’œuvres pour l’archiduc. Nous pouvons citer, entre autres, Gaspar de Crayer (1584-1669), qui possède le titre et les privilèges financiers du peintre « domestique », Gérard Seghers (1591-1651), Cornelis Schut (1597-1655), Théodore van Thulden (1609-1669), Jan Boeckhorst (1604-1668), Erasme II Quellin (1607-1678), Pieter Thijs (1624?-1677) ou encore Philippe de Champaigne (1602‑1674).

Pieter Meulener, autre artiste suiveur de Pieter Snayers et annonceur de l’art de van der Meulen, est probablement le seul artiste à s’être exclusivement consacré à la peinture de bataille. D’abord, il réalise des tableaux à sujets historiques proches de ceux de son maître comme la Bataille de Nordlingen mais il ne va pas systématiquement choisir une vue panoramique du champ de bataille se rapprochant ainsi de Sebastiaen Vrancx quand Pieter Snayers s’en éloigne (53).

Adam-Frans – où Adam-François – van der Meulen naît à Bruxelles en 1632 et se forme dans l’atelier de Pieter Snayers, dans lequel il entre en 1646 à l’âge de 14 ans. En 1651, il est reçu maître à la guilde des peintres de Bruxelles. Bien que sa carrière bruxelloise soit rapidement occultée par les années passées au service de Louis XIV, il ne faut pas négliger la période flamande d’Adam-François van der Meulen puisque c’est grâce à la qualité de ses premières œuvres qu’il fut choisi pour travailler comme peintre historiographe de Louis XIV. Dans un catalogue d’exposition consacré à l’artiste, Joost Vander Auwera met en évidence les influences de ses maîtres, Sebastiaen Vrancx et Pieter Snayers, de même que celle des paysagistes brabançons et de la tapisserie bruxelloise. L’auteur rapproche également certaines œuvres du peintre de celles de David Teniers le Jeune (1610-1690), conservateur des collections d’art de l’archiduc Léopold-Guillaume arrivé à la cour de Bruxelles en 1651, la même année où Van der Meulen obtint sa maîtrise. Le peintre est ainsi profondément marqué par la tradition flamande et brabançonne et son départ pour la France ne marque pas, comme il a souvent été énoncé, une rupture totale avec cette période. Nombreuses sont les continuités entre les pratiques de Vrancx ou Snayers et la manière dont Van der Meulen ordonne ses tableaux jusque dans sa production française (54).

En 1664, Jean-Baptiste Colbert est nommé surintendant des Bâtiments du Roi et entreprend d’organiser la propagande royale – à laquelle étaient dédiés tous les Beaux-arts depuis la prise du pouvoir personnel de Louis XIV en 1661 – avec Jean Chapelain dans le domaine de la littérature et Charles Le Brun dans celui des arts plastiques. Ce dernier, premier peintre du roi et directeur de la Manufacture des Gobelins – dans laquelle sont réunis les arts somptuaires comme l’ébénisterie, l’orfèvrerie, la gravure et la tapisserie – depuis 1662, conçoit le projet d’un ensemble de tapisseries relatant l’histoire du roi. Afin de l’aider dans sa tâche, il se met en quête d’un artiste capable de représenter « les lieux des principaux exploits militaires du souverain » (55). Comme à cette époque peu d’artistes français étaient capables de s’acquitter d’une telle tâche, Le Brun se tourna vers les Pays-Bas dont les artistes venaient régulièrement chercher du travail en France malgré que ceux-ci fussent gouvernés par les Espagnols (56). C’est ainsi qu’Adam-François van der Meulen, dont la réputation comme peintre de bataille et paysagiste était bien établie, arriva à Paris en 1664 et entra au service du roi de France (57). Citer ici tous les travaux de la période française de l’artiste serait trop long et fastidieux surtout que la littérature sur le sujet ne manque pas (58). Mentionnons tout de même le cycle de tapisseries L’Histoire du Roy, la décoration de l’Escalier des Ambassadeurs du château de Versailles et ce que l’on nomme les Conquêtes du château de Marly.

Louis XIV est, depuis son plus jeune âge, épris de gloire militaire. Il le dira lui-même à son arrière-petit-fils, futur Louis XV, sur son lit de mort : « J’ai trop aimé la guerre ». Pour comprendre cet intérêt pour la guerre et sa représentation, il me faut revenir quelque peu sur le contexte de l’époque. Dans les trente premières années du règne du Roi Soleil (1661‑1691), l’idée d’une hégémonie française sur l’Europe et de la suprématie du roi de France sur les autres souverains européens domine. En effet, le royaume de France est alors l’Etat le plus peuplé, les campagnes prospèrent et la paix intérieure règne depuis la fin de la Fronde. Cependant, celui-ci est encerclé par les Habsbourg d’Espagne, d’une part, et d’Autriche, d’autre part, sans compter que la frontière nord avec les Pays-Bas espagnols est très proche de la capitale royale. Ainsi, comme Richelieu et Mazarin avant lui, Louis XIV décide de desserrer l’étau habsbourgeois et d’élargir les frontières de la France (59).

Les représentations de la guerre, en plus de répondre à la tradition princière de la soif de gloire militaire, traduisent aussi la vision politique du roi. Les artistes sont chargés de mettre en scène les conquêtes afin de mettre en valeur l’héroïsme du souverain et renforcer son pouvoir. Rassembler la noblesse pour défendre le pays est aussi une manière pour Louis XIV de la contrôler et ainsi prendre sa revanche sur la Fronde qui l’a profondément humilié. La représentation des conquêtes est enfin l’expression d’un rapport renouvelé aux héros de l’Antiquité. Car si le Roi Soleil aime se représenter en Apollon, il n’hésite pas non plus à s’assimiler au dieu Mars ou à Alexandre le Grand (60).

Si van der Meulen s’inspire des modèles de batailles topographiques établis par Jacques Callot, le deuxième plan figurant la ville assiégée n’est plus aussi cartographique que dans les œuvres de Pieter Snayers, et le point de vue est moins surélevé artificiellement. L’artiste opère une synthèse entre le réalisme de la description topographique appuyée sur un travail documentaire minutieux – le peintre accompagnait autant que possible les armées du roi lors des différents sièges et se renseignait probablement auprès de Paul Pelisson (1624-1693), historiographe du roi, pour les actions auxquelles il n’assistait pas – et un souci d’élégance. Les œuvres de van der Meulen, par leur panorama s’étendant devant le roi, donnent un sentiment de domination de l’espace et l’impression que la ville est à portée de main, en plus de mettre en valeur l’armée dont Louis XIV tirait une grande fierté. Désordre et tumulte sont bannis pour laisser la place à des scènes parfaitement orchestrées dont le roi est le maître autant que de lui-même et du monde (61). Nous pouvons mettre en parallèle ces tableaux, qui se voulaient une vision panoramique précise du site, avec l’usage systématique des plans en reliefs pour lesquels le Roi Soleil avait une passion et qui répondaient au même souci du détail (62). Grâce au succès de l’art d’Adam-François van der Meulen, la représentation topographique de la bataille va connaître une diffusion dans toute l’Europe comme en Suède avec Johann Philipp Lemke (1631-1711) et va se prolonger jusqu’au XVIIIe siècle avec notamment Pierre Lenfant (1704-1787) (63).

Dans le domaine de la peinture de bataille au service du pouvoir, nous devons également mentionner l’œuvre de Joseph Parrocel (1646-1704), artiste originaire de Provence et élève de Jacques Courtois à Rome qui consacra également la majorité de sa carrière au service du roi de France. Toutefois, malgré la protection de Louvois – qui dirigera l’Académie Royale de peinture et sculpture après la mort de Colbert – et des commandes prestigieuses telles que le décor d’un des quatre réfectoires de l’Hôtel des Invalides ou les nouveaux appartements du roi à Versailles, ses compositions « tumultueuses » héritées de Courtois et sa liberté constante de facture l’éloignent de l’idéal de l’Académie si bien représenté par Van der Meulen. Jamais ne il ne parviendra à égaler son prédécesseur dans l’expression de la gloire du roi et la grandeur de ses armées (64).

Cette volonté des artistes de représenter la puissance guerrière du monarque donne naissance à une variante à la représentation topographique, la bataille de « commandement » (65), où les personnages du premier plan sont de grande taille et figurent des portraits équestres ou en pied des chefs de guerre. Cette superposition des plans héritée du maniérisme et des compositions de Tempesta se retrouve par exemple dans la Prise de Brisach de Juseppe Leonardo, peinte pour le décor du salon des Royaumes au palais du Buen Retiro à Madrid, tout comme les Lances de Vélasquez (66), dans la Bataille d’Arques de Rubens et Snayers, qui fait partie d’un cycle sur l’histoire du roi Henri IV, et dans le cycle de L’Histoire du Roy par Le Brun et van der Meulen. Cette nouvelle composition se veut une image symbolique de l’évolution des sociétés européennes vers une construction étatique moderne (67). Le message des Lances, par exemple, était très clair pour ses contemporains. Le roi catholique accordera son pardon aux vassaux « rebelles » du Nord s’ils choisissent de revenir sous l’autorité du « roi légitime et seigneur naturel ». Un roi pardonnant à ses ennemis lorsqu’il a le pouvoir de ne pas le faire, au même titre que Dieu, voit sa gloire et grandeur renforcées. Ainsi, par sa composition Velasquez exalte l’autorité royale, la réputation de la dynastie et du royaume (68).

Notons toutefois que si la peinture de bataille topographique remplit son rôle de propagande royale, elle n’atteint plus le statut de la peinture d’histoire, en regard du discours d’André Félibien qui fait la claire distinction en termes de dignité entre « ceux qui travaillent à l’Histoire, d’avec ceux qui ne font que des portraits, ou des batailles, ou des païsages, ou des animaux, ou des fleurs, ou des fruits » (69) et cette décadence critique continue au XVIIIe siècle. La peinture de bataille moderne, qu’elle soit tumultueuse ou topographique, ne cherche qu’à documenter un évènement et est donc dépourvue de la grandeur poétique des affrontements épiques. En d’autres mots, elle ennuie, comme en témoigne ce texte de Diderot : «  Il n’y a rien de si ingrat que le genre de Van der Meulen. C’est qu’il faut être un grand coloriste, un grand dessinateur, un savant et délicat imitateur de la nature ; avoir une prodigieuse variété de ressources dans l’imagination ; inventer une infinité d’accidents particuliers et de petites actions, exceller dans les détails, posséder toutes les qualités d’un grand peintre, et cela dans un haut degré, pour contrebalancer la froideur, la monotonie et le dégoût de ces longues files parallèles de soldats, de ces corps de troupes oblongs ou carrés, et la symétrie de notre tactique. Le temps des mêlées, des avantages de l’adresse et de la force du corps, et des grands tableaux de bataille est passé » (70).

Le tableau de siège : une source historique ?

Si la peinture de bataille topographique avait pour but de reconstituer géographiquement et historiquement un évènement militaire précis nous pouvons légitimement nous poser la question : de telles peintures peuvent-elles être utilisées comme sources historiques telle une photographie moderne ? Dans son article du catalogue d’exposition Le Peintre et l’Arpenteur (Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, 2000), Joost Vander Auwera considère qu’en ce qui concerne le statut de l’œuvre d’art, au sens large de l’image et au sens strict de la représentation militaire, comme source historique, tant les historiens que les historiens de l’art se basent sur des préjugés qui faussent leur interprétation. Les historiens d’art ont tendance à oublier que certaines œuvres contiennent des détails historiques réels et documentés par d’autres sources prétextant que la liberté de l’art et de l’artiste sont plus importantes et que la fidélité historique et topographique est incompatible avec la qualité artistique. Les historiens quant à eux partent du principe qu’un tableau ne nécessite pas la même critique historique qu’un document et peut être lu comme une représentation fiable de la réalité telle une photographie mais oublient par là que même une photographie de guerre moderne est sélective et doit être strictement analysée (71).

Selon l’auteur, notre regard est trop influencé par les photographies et reportages modernes. Dans l’Ancien Régime, les tableaux avaient une valeur historique propre, indépendante de celle attribuée aux autres documents et, en plus de cela, les intentions et les normes de l’époque ne correspondaient pas aux idées modernes de fidélité historique (72). Par ailleurs, les peintres de l’Ancien Régime avaient pour habitude de travailler selon une tradition picturale existante si bien que les œuvres proposaient plus un rendu conventionnel qu’une illustration historique précise (73). La continuité des thèmes depuis le Moyen Age semble de ce fait indiquer qu’il existait un répertoire de compositions et de thématiques préétabli duquel les artistes s’inspiraient même quand la campagne était particulièrement bien documentée (74). De plus, la théorie de l’époque favorisait l’imitation des œuvres passées. En effet, les théories en application depuis la Renaissance sur l’imitation de la Nature comme point de départ de toute œuvre d’art prônent aussi bien l’observation prise de première main que l’imitation de la tradition visuelle existante car toutes deux étaient considérées comme des aspects valides de la nature qui méritaient d’être copiés (75). Ainsi, même si on sait que beaucoup d’artistes voyageaient avec les troupes afin de rendre graphiquement ce qu’ils observaient, leurs représentations restaient fondées sur des manuels d’entrainement et d’autres modèles de grande diffusion. Par ailleurs, les peintres modifiaient fréquemment la représentation du terrain par rapport à la topographie réelle pour pouvoir davantage montrer les détails du champ de bataille (76).

Dans un autre article paru dans le Peintre et l’Arpenteur, Joost Vander Auwera signale également qu’il était conseillé aux artistes réalisant des œuvres topographiques d’orner d’éléments fictifs la scène historique à la condition qu’ils n’affectent pas le noyau de l’historia. Lors de nos recherches, nous avons pointé le parallèle existant entre ce type d’œuvre et la cartographie (77), basée sur les mathématiques et qui se veut donc scientifique et objective. Toutefois, même les cartes pouvaient être considérées artistiquement valables alors qu’elles étaient imprécises au niveau militaire. Il faut ainsi distinguer les esquisses et projets strictement militaires des œuvres artistiques figurant des faits de guerre ou des fortifications dont la fonction était essentiellement soit commémorative soit esthétique. De même qu’il faut distinguer l’artiste de l’ingénieur militaire. Tous deux n’avaient pas le même statut professionnel (78), ce qui ne les empêchait pas de collaborer (79).

Il ne faut pas non plus oublier que les artistes pouvaient réaliser des tableaux figurant des faits historiques et ce parfois plus de trente ans après le dit évènement. Ceci s’explique par le contexte économique de l’époque. En effet, la guerre de Quatre-vingts Ans a eu un effet ruineux sur l’économie, ne permettant pas à un marché de production d’œuvres d’art de se développer. Il a donc fallu attendre de meilleures conditions de marché avant qu’une production durable de peinture de bataille puisse voir le jour (80). Tout ceci nous montre donc qu’il faut être prudent lorsque l’on analyse un tableau de bataille en tant que source historique. Si elle donnera toujours des informations indirectes sur les techniques militaires, sa valeur comme document historique reste douteuse.

Les sièges de la ville de Gravelines au XVIIe siècle

Après ce retour sur le contexte artistique, venons-en maintenant aux représentations des sièges de Gravelines proprement dit. La ville, véritable place-forte depuis Charles Quint, située entre Calais et Dunkerque, se voit au XVIIe siècle assiégée trois fois en moins de quinze ans. Ces trois sièges font l’objet de quatre tableaux dont le premier, figurant la prise de la ville par les troupes de Gaston d’Orléans a été attribué aux frères Gillis et Bonaventure Peeters, artistes originaires d’Anvers. Celui-ci, sujet principal de notre étude, est aujourd’hui conservé au Musée de Gravelines. Le siège de 1652 par Léopold-Guillaume est quant à lui représenté dans deux œuvres différentes. L’une, réalisée par Pieter Snayers se trouve dans les collections du Musée du Prado à Madrid tandis que l’autre, attribuée à Lambert de Hondt, autre artiste de nos régions, appartient à une collection privée. Le dernier tableau, figurant la reprise définitive de la ville par les troupes françaises du maréchal de La Ferté en 1658 et conservé au musée du château de Versailles, reste à ce jour non attribué.

Gravelines dans la Guerre de Trente Ans

Si au départ la guerre dite de Trente Ans voit l’affrontement entre catholiques et protestants, des enjeux politiques viennent vite s’y ajouter. Les évoquer ici serait trop long et peu utile pour notre analyse. Retenons simplement que, après des années de guerre dite « fourrée », la France, dirigée par Louis XIII et surtout le cardinal de Richelieu, déclare la guerre ouverte à l’Espagne en 1635 après avoir signé une alliance avec les Provinces-Unies et la Suède, nations protestantes. Après la mort de Richelieu en 1642 – suivie de près par celle du roi qui succombe à la maladie en 1643 –, le cardinal Mazarin, son successeur au Conseil et premier ministre de la régente Anne d’Autriche, poursuivra la conduite du conflit jusqu’à la signature de la paix de Westphalie en octobre 1648 (81).

A l’entrée de la France dans la guerre contre les Habsbourg, Gravelines occupe une place stratégique importante. Non seulement elle commande la frontière entre les territoires français et espagnols mais elle protège également Dunkerque et un port est en construction. Un plan d’attaque de la ville est alors directement établi par les Français en 1636. Ce Mémoire de Gravelines (82) , dont l’auteur est inconnu mais dont la précision du propos permet de se rendre compte de la situation de la place à l’aube du XVIIe siècle, était accompagné d’un plan mais celui-ci n’a pas été retrouvé (83). Cette même année 1636, les troupes espagnoles se renforcent dans la châtellenie de Bourbourg et le gouverneur de Gravelines, Philippe Triest, seigneur du pays très influent, est remplacé par l’espagnol don Pedro de Léon. Par ailleurs, 1636 annonce aussi l’arrivée de la peste qui fera des ravages jusqu’en 1638 (84).

Lorsque les armées assiègent finalement Gravelines en 1644, les fortifications et ouvrages de défense n’ont guère changé par rapport à ceux décrits dans le Mémoire de 1636. Cependant, entretemps est construit le chenal conduisant les eaux de l’Aa à la mer, permettant ainsi une navigation plus aisée et une meilleure défense du port, avec les deux forts de protection et les redoutes le long de celui-ci. Conçu vers 1558, lorsque la France manque de reprendre Gravelines à Philippe II d’Espagne, le projet était de creuser un nouveau cours pour la rivière et de construire un bassin à flot au moyen d’une écluse protégée par un fort. Après plusieurs interruptions, les travaux reprennent à la déclaration de guerre de la France en 1635. Les Espagnols construisent alors un bassin accessible par une écluse, fermée à marée basse. Le canal pouvait ainsi maintenir à flot les navires situés dans le bassin tout en permettant l’évacuation des eaux de l’Aa. L’écluse est protégée par le Fort-Philippe et un ouvrage à corne situé de l’autre côté du chenal. Les travaux de construction sont reproduits sur une gravure de Willem Verdussen publié dans le catalogue Gravelines en quête de mémoire de 1998 (85). Sur ce dernier, le chenal est en voie de creusement mais l’écluse n’est pas encore construite de même que l’ouvrage à cornes à hauteur du Fort-Philippe. Une nuit d’hiver 1638-1639, une attaque contre le chantier par une troupe de soldats français réduit les constructions presque achevées à néant. Hommes, chevaux et matériaux sont engloutis par les eaux si bien que le lieu est dès lors nommé « Flaque des Espagnols ». Il faudra attendre 1740 pour que le chenal soit enfin achevé, car seul le Fort-Philippe sera restauré et renforcé par le gouvernement de Madrid après l’attaque. Dans les différents plans du siège de 1644, nous retrouvons tout de même une trace de ce canal ainsi que la série de redoutes le long de celui‑ci (86).

Le siège de Gravelines en 1644

Le 15 mai 1644, Gaston d’Orléans, frère du feu roi Louis XIII, président du Conseil de guerre et « Généralissime des armées de France » (87), quitte Paris avec sa suite – si somptueuse qu’elle sera surnommée « La Dorée » – pour rejoindre en Flandre deux jours plus tard l’armée de 18.000 fantassins et 60.000 cavaliers commandée par les maréchaux de Gassion et de La Meilleraye. Leur but est simple : il faut prendre Gravelines, meilleure protection de Dunkerque (88), aux Espagnols. Alors que les maréchaux préconisent un passage par le territoire français afin d’éviter la rencontre avec les troupes de Piccolomini, Gaston d’Orléans s’y oppose et ordonne le passage par le territoire ennemi afin de gagner du temps et d’éviter aux paysans les ravages que peuvent causer les troupes armées. Après une marche de six jours, les troupes arrivent aux alentours de Calais (89) où se trouve le cardinal Mazarin qui suit attentivement le déroulement des opérations et qui n’hésita pas à débourser plusieurs dizaines de milliers de pistoles pour le siège (90). D’après Georges Dupas, les troupes auraient pillé la châtellenie de Cassel et encerclé Bourbourg pendant quelques jours avant de se diriger vers Gravelines. Ils auraient également détruit Loon, l’église de Mardyck, la ferme de Prehembourg et pris les forts de Bayette, Capelle et Saint-Folquin protégeant l’Aa avant d’arriver à Gravelines le 28 mai (91).Afin d’empêcher le renfort par la mer, des bateaux remplis de pierres sont coulés à l’embouchure de l’Aa et l’accès au port est bloqué par une flotte hollandaise (92) commandée par l’amiral Tromp (93).

Les lignes de circonvallation sont entamées le 1er juin et seront achevées une dizaine de jours plus tard (94). Le 7, le camp est installé (95). Le quartier du duc d’Orléans se situe aux Hems St-Pol, entre le Fort Philippe et l’ancien cours de l’Aa, celui du maréchal de la Meilleraye à côté des fermes des Clairmarais le long de l’ancien chemin de Dunkerque et celui du maréchal de Gassion à St-Georges. Malgré ce dispositif de ligne de défense particulièrement étendu, le duc apprend par deux fuyards que 300 hommes remontent chaque nuit la rivière en bateau afin de guider un renfort de troupes envoyé par Piccolomini. Il charge alors le comte de Rantzau, dont le camp se trouve à St-Folquin, de les intercepter. Ce sera chose faite la nuit suivante quand il surprendra les Espagnols errant dans les watergangs et éclusettes et les forcera à se rendre après un bref combat (96).

La priorité est de prendre Fort Philippe et les redoutes le long du canal. La tranchée vers le fort est ouverte le 8 juin par Gassion. L’ouvrage est attaqué par le Nord. Arrivés aux pieds des bastions le 13, les Français remarquent que le fort est particulièrement silencieux. De fait, un détachement le trouve désert à l’exception d’un soldat espagnol resté sur place pour faire exploser une mine (97). Heureusement pour les Français, seul un sergent perd la vie (98). Trois jours plus tard, les troupes entament les tranchées vers la ville en commençant par le bastion sud-est. La première tranchée est supervisée par La Meilleraye, l’autre par Gassion (99). Piccolimini tente en vain de secourir la place. Devant son impuissance, il décide alors de construire un canal à Mardyck et « y fit construire des forts et des redoutes pour empêcher les Français d’y faire d’autres conquêtes » (100). La place ne se laisse pas prendre facilement. Le fossé la protégeant est renforcé par un chemin-couvert abritant des soldats et entre les deux bastions, cibles des maréchaux, se trouve une demi-lune isolée par les eaux et reliée à la courtine par un pont (101). Les assiégés profitent de la marée montante pour inonder l’ennemi en ouvrant les écluses (102). Les Français doivent impérativement neutraliser la demi-lune. Soldats et mineurs tentent de l’atteindre en barque pour y creuser un logement capable d’accueillir une charge ce qui n’arrivera pas avant le troisième essai et de nombreuses pertes. En désespoir de cause, les Espagnols se jettent sur les assaillants mais ils sont refoulés et beaucoup se noient après s’être jetés à l’eau afin d’échapper à leurs poursuivants. Pour ne pas rester en reste par rapport à La Meilleraye qui a mené cette action, Gassion lance l’assaut final sur la demi-lune et s’empare de celle-ci. Commence alors l’attaque de l’enceinte principale. Des ponts de fascines et sacs de terre sont établis dans les fossés, larges de 72 pieds et profonds de 12 pieds. Les ponts devaient être assez hauts pour dépasser le niveau de l’eau par marée haute et capables de supporter le passage des canons. Le 23 juillet, les Français ordonnent une première sommation. Par l’action des mines, ils tentent de créer une brèche dans les bastions d’Ypres et du Franc et dans la courtine entre ceux-ci mais les deux premiers assauts échouent. Le 27, deux grandes brèches sont ouvertes mais les six assauts qui suivent sont également infructueux. La batterie continue son travail de destruction et, enfin, une brèche pouvant laisser passer 30 cavaliers de front est ouverte (103).

Les Espagnols résistent et refusent de se rendre, espérant toujours du secours (104). Le gouverneur don Fernando de Solis finit cependant par capituler le 28 ou 29 juillet (105). Selon Georges Dethan, le gouverneur serait venu s’agenouiller devant Gaston d’Orléans, à cheval entre ses officiers (106). Pour le récompenser de sa bravoure, le duc l’autorise à sortir de la ville avec ses troupes restantes, soit 800 hommes – 600 blessés et malades étant restés sur place (107) – et ordonne qu’une escorte les accompagne jusqu’à Dunkerque, toujours sous domination espagnole (108). Deux jours plus tard, Gaston d’Orléans pénètre dans la ville et le te Deum est chanté dans la chapelle du couvent des Clarisses à défaut de l’église Saint-Willibrord à moitié détruite.

Cette victoire vaut au duc d’Orléans de nombreux hommages et un grand succès à la cour. Mais ce que l’on retiendra surtout, en plus de sa bravoure, c’est son grand souci pour les blessés, le maintien de la discipline dans les rangs par la diffusion d’un sentiment religieux (109) et le maintien de l’union entre les officiers – nous savons que les maréchaux de Gassion et La Meilleraye ne s’entendaient pas et se retrouvèrent à plusieurs reprises en conflit ouvert mais le pire fut évité entre autres grâce à la diplomatie de Monsieur et de Mazarin (110) – mais aussi son traitement humain des prisonniers et blessés ennemis ainsi que la protection des populations occupées par, notamment, l’interdiction du pillage (111).

Le Siège de Gravelines, juillet 1644 attribué à Gillis et Bonaventura Peeters (Musée de Gravelines)

Bonaventura Peeters est le plus célèbre et le plus prolifique artiste de sa famille, il est aussi le plus documenté. Fils aîné de Corneille Peeters et Catherine van Eelen (112), il est baptisé à Anvers le 23 juillet 1614 et meurt à Hoboken, où il s’était retiré, le 25 juillet 1652. Bonaventura est connu pour son travail de peintre, dessinateur, graveur et poète (113). Nous ne possédons aucune information sur sa formation artistique. Il aurait peut-être travaillé dans l’atelier d’André van Eertveld, seul grand peintre de marine à l’époque, dont on retrouve l’influence dans les œuvres de Peeters (114) et plus tard dans celui de Simon de Vlieger, hypothèse toujours soutenue par les influences entre les deux artistes (115).

En 1634, Bonaventura devient membre de la Guilde de Saint-Luc à Anvers en même temps que son frère Gillis (116) (1612-1653) avec lequel il partage son atelier. En 1638, il reçoit du Magistrat d’Anvers la commande de 22 cartes devant illustrer le siège de Calloo et, l’année suivante, il en réalise un tableau pour l’hôtel de ville avec son frère Gillis. Il se retire ensuite à Hoboken où il passe les dernières années de sa vie avec sa sœur Catherine (Anvers 1615-c. 1676) et son autre frère Jan (1624-1677/1680) (117) qui deviennent ses élèves (118). Bonaventura s’est probablement rendu assez tôt dans les Pays-Bas septentrionaux, en témoignent le réalisme et le naturalisme dans ses représentations de rivière, bateaux et autres villes côtières flamandes ou hollandaises. L’influence de Salomon van Ruisdael ou Jan Porcellis se fait clairement ressentir (119). Cependant, il est peu probable que ses vues de la côte sud-américaine soient réalisées d’après nature. En effet, en plus du fait qu’il n’existe aucun document attestant de ces éventuels voyages, Bonaventura n’était pas doté d’une bonne santé et il est donc plus vraisemblable qu’il se soit inspiré de son frère Gillis, plus voyageur, et qui a réalisé plusieurs œuvres sur le même sujet (120). C’est à ses nombreuses représentations de tempêtes et naufrages au caractère dramatique et fantastique qu’il doit sa notoriété. Dans ses œuvres plus tardives, Bonaventura offre une vision plus apocalyptique que l’on retrouve chez Rubens notamment dans Bateaux pris dans la Tempête près d’une Côte Rocheuse, conservé à Vienne, et qui se marque également dans la poésie de Peeters (121). La grande connaissance du peintre pour les bateaux et leur comportement en pleine mer suppose qu’il a passé du temps en mer dans sa jeunesse (122).

Jan Peeters et le fils de Gillis, Bonaventura II Peeters (1648-1702) se placent directement dans la lignée de l’art de Bonaventura mais aucun n’arrivera à la qualité d’exécution du maître (123). Jan réside à Hoboken jusqu’en 1654 où il retourne s’installer à Anvers. Il est mieux connu pour ses vues de mer déchaînée à haute tension dramatique mais le tableau considéré comme sa plus belle œuvre, Vue d’un Port oriental, conservé à Nancy (124), figure une mer parfaitement calme et paisible (125). On lui doit aussi différents dessins topographiques de villes ou fortifications qui seront gravés par la suite (126).

Gillis Peeters est reconnu comme un peintre de paysage contemporain de Frans de Momper. Son art est défini par Rudolf Oldenbourg : « conformément à sa conception apparentée à celle des Hollandais, il marque une préférence pour des tranches de nature sans prétention et de petit format, qu’il présente avec des couleurs lumineuses, fraîches, et de tonalités douces » (127). Selon Yvonne Thiéry, il aurait subi l’influence d’Adrien Brouwer visible dans le choix des sujets et la composition très simple mais avec un coloris qui lui est propre (128).

Fig. 1 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644, ca 1649-1652, huile sur toile, 100 x 225 cm. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.
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Fig. 1 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.

À ce jour nous n’avons aucune information sur les commanditaires de Le Siège de Gravelines en juillet 1644 ((fig. 01). Ce que nous savons de son histoire, nous le tenons de Madame Géraldine Schimpf, responsable du service patrimoine du Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines. Elle nous a appris que depuis le XVIIIe siècle, le tableau se trouvait au château d’Haroué appartenant aux princes de Beauvau-Craon. Il est ensuite vendu à Monaco en 1988 chez Christie’s mais est alors attribué à Pieter Snayers. C’est en août 2001 qu’il est acquis par la ville de Gravelines lors de la vente à Londres chez Sotheby’s et réattribué aux frères Peeters. Il entre alors dans les collections du Musée du dessin et de l’estampe originale. Si nous ne connaissons pas les commanditaires, nous pouvons cependant nous demander pourquoi des artistes en vue à Anvers, grand centre des Pays-Bas catholiques, auraient représenté une victoire française contre l’Espagne. S’il n’est pas rare que les artistes de cette époque travaillent au-delà de leurs frontières sans se soucier de la confession religieuse, nous n’avons aucune indication sur de quelconques relations entre les frères Peeters et la France. En revanche, nous savons que Bonaventura a séjourné dans les Pays-Bas du Nord et a réalisé de nombreuses représentations de la flotte hollandaise. Or, celle-ci a contribué à la prise de Gravelines, suite à l’alliance entre la France et le prince d’Orange.

Fig. 2 – Frédérik van Langren, Siège de Gravelines, 1649, eau-forte colorée sur vergé (?), 451 x 52 mm. Amsterdam, Scheepvaartmuseum, Atlas Van Loon, XVI, Tooneel der Steeden II, S.1034 (16) carte 046.
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Fig. 2 – Frédérik van Langren, Siège de Gravelines. Amsterdam, Scheepvaartmuseum, Atlas Van Loon, XVI.

Nous avons évoqué plus haut l’importance des cartes de siège au XVIIe siècle et leur influence sur la peinture de bataille topographique. En ce qui concerne le tableau des frères Peeters, il pourrait avoir été fortement inspiré par la carte du Siège de Gravelines {1644} de Frédérik van Langren dit « Le Sieur de Langres » (fig. 02) (129). Celle-ci a d’abord été éditée en noir et blanc dans la version latine de l’ouvrage Theatrum orbium de Blaeu (1649) (130) et figure également en couleur dans l’Atlas van Loon (131), ouvrage de neuf volumes datés de 1663 à 1665 et contenant l’édition Hollandaise du Grooten Atlas de Joan Blaeu mais également les deux livres de villes des Pays-Bas du Nord et du Sud de 1649, ceux des villes de Rome, l’État du Vatican, Naples et la Sicile de 1663 ainsi que les deux volumes de l’édition française du Grooten Atlas de 1663 couvrant la France et la Suisse en plus de deux atlas maritimes par d’autres cartographes (132). Le cartouche en bas à droite, sur lequel on trouve la dédicace du « Sieur de Langres » à Monsieur, est surmonté du blason du duché d’Orléans (133).

Les similitudes entre le tableau et la carte se marquent dans la représentation topographique du lieu, les lignes de circonvallations au tracé identique, de même pour les tranchées et dans la position des troupes. Cependant, et contrairement à la tradition de Pieter Snayers – elle-même héritée de Jacques Callot –, les frères Peeters ne reprennent pas la vision purement cartographique du siège mais redressent le point de vue avec finesse au fur et à mesure que l’on s’éloigne vers l’arrière-plan. Si l’on compare Le Siège de Gravelines en juillet 1644 avec le Siège de Breda, la différence est flagrante. Alors que Snayers alterne trois perspectives différentes – vue à vol d’oiseau pour le premier plan, cartographique pour le second et panoramique pour le troisième – sans pour autant séparer les différents plans par un système de terrasses mais au contraire en les liant par la topographie, dans le tableau des frères Peeters, le changement de point de vue est très léger. Les cavaliers à l’avant-plan – que nous identifierons ci-après – sont séparés du siège par une petite terrasse. Seuls les deux cavaliers qui montent se joindre aux premiers font le lien entre les deux plans. Le tableau des frères Peeters annonce ainsi la peinture de commandement d’Adam-François van der Meulen.

Par ailleurs, le plan du siège de 1644, richement annoté, permet une analyse iconographique précise du tableau des frères Peeters. Premièrement, il indique clairement l’emplacement des différents quartiers installés autour de la ville. Ainsi nous pouvons resituer avec précision ceux-ci sur le tableau. À l’avant-plan, s’étendent les quartiers du maréchal de Gassion à gauche, juste devant les cavaliers, et ceux du maréchal de La Meilleraye à droite. Au second-plan, à l’extrême gauche du tableau, se situe le camp du comte de Rantzau et enfin, à l’arrière-plan, juste derrière le Fort-Philippe, se trouvent les quartiers du duc d’Orléans. Deuxièmement, l’ingénieur a indiqué sur son plan le nom des différentes unités dans chaque camp, unités qui sont, sans exception, toutes représentées dans le tableau. Cependant, dans ce dernier, nous pouvons clairement distinguer les escadrons de cavalerie des compagnies d’infanterie (134) reconnaissables par les rangs de piques au centre entourés par ceux des mousquetaires. Naturellement, la peinture est un peu plus riche en détails que la carte. On y voit en effet, un fourmillement de petites figures autour des différentes formations et des tentes afin de marquer l’agitation qui pouvait régner dans un camp. Remarquons par ailleurs, que par le traitement des couleurs, mélangeant le bleu et le vert, les peintres arrivent à rendre parfaitement l’aspect marécageux des alentours de Gravelines où sont installés les différents quartiers. Gaston d’Orléans en fera d’ailleurs la remarque dans une lettre au duc de Bellegarde : « Ma santé est meilleure, Dieu merci, qu’elle ne l’était à Paris, encore que nous couchions avec les grenouilles » (135).

Fig. 3 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644, détail, ca 1649-1652, huile sur toile, 100 x 225 cm. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.
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Fig. 3 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644, détail. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.

Les quatre cavaliers (fig. 03) pourraient être identifiés comme le duc d’Orléans, les maréchaux de Gassion et de La Meilleraye, et le comte de Rantzau à droite. Le duc est facilement identifiable par son écharpe blanche et jaune et sa décoration de l’Ordre du Saint-Esprit (136) au ruban bleu que l’on retrouve dans son portrait par Antoine van Dyck en 1634. Par ailleurs, commandant du siège, il est le seul à être représenté de face, le regard vers le spectateur, et est mis en évidence par son cheval blanc. Les deux personnages de gauche à la tenue identique pourraient être les deux maréchaux de France, Jean de Gassion et le duc de La Meilleraye. Toutefois, il est curieux que des personnages aussi importants que des maréchaux de France soient représentés de dos. Il pourrait donc tout simplement s’agir de gardes du corps du duc d’Orléans. Enfin, le dernier cavalier pourrait être le comte de Rantzau, pas encore maréchal de France en 1644 (137), ce qui expliquerait la légère différence d’habillement avec les deux autres. Nous savons que le comte de Rantzau avait perdu son œil droit et sa jambe gauche, cependant, ceux-ci sont subtilement masqués par la position de sa tête et celle de son cheval. En revanche, nous ne possédons aucune indication sur l’identité des deux autres cavaliers qui se dirigent vers eux. Peut-être s’agit-il du gouverneur de Gravelines, don Fernando de Solis, qui vient déposer les armes devant le duc ?

Bien que le point de vue du tableau soit plus panoramique que cartographique, il n’est néanmoins pas naturel pour le spectateur. La vue des lignes de circonvallations à l’avant-plan devrait être plus redressée, à la manière du Fort-Philippe à l’arrière-plan et les différentes troupes ne devraient pas autant se distinguer les unes des autres. Nous nous demandons alors si, en plus de la volonté de représenter les actions du siège le plus clairement possible, les artistes n’ont pas voulu nous présenter le point de vue sur le siège que pouvait avoir le duc et ses maréchaux de là où ils sont représentés. En effet, la vue de l’avant-plan à vol d’oiseau qui se réduit au fur et à mesure que l’on s’éloigne correspondrait mieux à leur vision surélevée. Ainsi, le duc d’Orléans par son regard nous inviterait à contempler ses actions avec la hauteur que lui confère sa victoire.

Fig. 4 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644, détail, ca 1649-1652, huile sur toile, 100 x 225 cm. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.
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Fig. 4 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644, détail. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.

En ce qui concerne la flotte hollandaise, à l’extrême droite du tableau, nous pouvons distinguer plusieurs types de bâtiments. Le vaisseau-amiral ((fig. 04) est facilement reconnaissable avec ses trois mâts, les batteries d’artillerie sur ses deux ponts (138) et le drapeau hollandais flottant à l’arrière. Nous pouvons l’identifier comme étant l’Amélia (ou Aemilia) représenté par Willem van de Velde le vieux dans une gravure conservée à Dordrecht (139). Ce bâtiment, construit en 1632, appartenait à l’amiral Tromp lors de la bataille des Dunes contre la flotte espagnole en 1639 (140) et fut vendu en 1647. Il doit son nom à Amalia von Solms, l’épouse de Frédérique-Henri (141), prince d’Orange et stadhouder depuis 1625 dont les armoiries, entourées de deux allégories de la renommée et surmontées d’une couronne (142), sont représentées sur la poupe du bateau. On retrouve également une représentation de l’Amélia dans le tableau de Reinier Nooms dit Zeeman, Avant la Bataille des Dunes, le 21 octobre 1639, vaisseau-amiral de Tromp « Amelia » (National Maritime Museum, Greenwich). Par ailleurs, dans sa notice biographique sur Bonaventura Peeters, le colonel R. Preston signale que la peinture de ce dernier figurant l’Amélia a eu beaucoup de succès et était considérée comme la meilleure représentation du vaisseau-amiral (143). Alors que l’Amélia et les autres vaisseaux de ligne autour de lui sont représentés toutes voiles déployées, quatre vaisseaux à l’arrière-plan sont au repos. Entre ces bâtiments, naviguent des frégates, petites galères découvertes, non pontées au mât unique et à une voile latine (144). La flotte est représentée avec beaucoup de précision ce qui nous donne à penser qu’elle est l’œuvre de Bonaventura, meilleur spécialiste de la fratrie dans la peinture de marine.

Fidèle à la tradition de la peinture de bataille topographique, le tableau des frères Peeters figure l’ensemble des travaux du siège ; cependant, à l’image de la carte de Frederik van Langren, il se concentre sur les actions indiquées par celle-ci à savoir principalement l’attaque des bastions sud-est par La Meilleraye et Gassion entamée le 17 juin et la prise de la demi-lune qui s’ensuivit. Le Fort-Philippe, très calme est déjà sous le contrôle des assaillants tandis que la ville subit les tirs des troupes françaises dont on distingue les petits nuages de fumée blanche. La batterie de 20 pièces reliant les deux tranchées est clairement visible de même que la riposte des Espagnols depuis le bastion, la trajectoire de tir étant figurée par un fin trait jaune. De la fumée s’échappe également des autres bastions, sans doute signe de feux permettant d’allumer les mèches des canons en cas d’attaque. À l’embouchure de l’Aa, on remarque les bateaux coulés au début du siège afin d’empêcher l’accès à la mer. Un léger combat semble également se dérouler en mer, en témoigne la fumée noire qui se dégage de certains vaisseaux (145).

La représentation de la ville en perspective cavalière est fidèle aux autres représentations de l’époque. Celles-ci sont nombreuses depuis le XVIe siècle et le plan conservé aux archives de l’Etat de Turin montre la ville dans sa première enceinte en dur, construite probablement au XIVe siècle, après l’attaque des anglais en 1383 (146) A l’ouest, se distingue le château édifié par Charles Quint entre 1528 et 1536 et le nouveau cours de l’Aa de 1440 (147). Le plan le plus célèbre et sans doute le plus fiable a été réalisé par le géographe Jacques Roelofs, dit de Deventer (148). Celui-ci réalisa un recueil topographique de toutes les villes des Pays-Bas entre 1559 et sa mort en 1575 sur ordre de Philippe II. Les relevés sur le terrain ont été pris entre 1559 et 1564/1570 mais la mise au net n’a pas été achevée avant la mort de Deventer, le plan de Gravelines faisant partie de ceux réalisés après celle-ci (149). L’enceinte est désormais pourvue de six bastions et est légèrement rétrécie. On a également supprimé des anciens flanquements et des tours médiévales qui gênaient la vue depuis les bastions. Le bastionnement de l’enceinte s’est fait en 1558 après la reprise de Calais, alors anglaise, par les Français, faisant ainsi de Gravelines une place forte de première ligne face à l’ennemi (150).

Fig. 5 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644, détail, ca 1649-1652, huile sur toile, 100 x 225 cm. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.
Photo Delphine Schreuder.Fermer
Fig. 5 – Gillis et Bonaventura Peeters (attribué à), Le siège de Gravelines, juillet 1644, détail. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.

Les fortifications (fig. 05) représentées dans le tableau sont fidèles à celles décrites dans le plan d’attaque de 1636 et à celles détaillées sur la carte du siège. De gauche à droite, on distingue le Fort de l’Ecluse (A), la Basseville (B), le bastion du château (C) et la demi-lune de la porte de Calais (e), le bastion du roi (D) et la demi-lune de Saint-Omer (a), le bastion de Gand – ou du Moulin – (E), le bastion le Francq – ou du Grand Maître – (F) et la demi-lune de Bourbourg (b), le bastion de Dipre – ou du maréchal de Gassion, nommé ainsi après le siège de 1644 – (G), la demi-lune de la porte de Dunkerque (c) et enfin, le bastion de Bruges – ou de la digue (H). Signalons aussi le canal longé de redoutes (d). Quant à la représentation des différents édifices officiels et religieux, elle est une fois de plus minutieuse. Nous pouvons reconnaître, de gauche à droite, l’hôtel de ville et son beffroi (1), le couvent des Récollets (2), le couvent des Clarisses (3), le couvent des sœurs noires (4) et enfin, l’église Saint-Willibrord (5). Ceux-ci, comme en témoignent également les différents panoramas de Gravelines à la même époque (151), sont les seuls à donner de la verticalité à la ville. En effet, les habitations relativement homogènes et les bâtiments militaires ne dépassaient pas la hauteur de l’enceinte (152).

Les artistes ont représenté le siège sous un soleil couchant permettant ainsi une variation de couleurs entre le jaune, le rose et le bleu et un jeu de contrastes avec les nuages gris qui s’amoncellent au-dessus de la mer. La plaine est plongée dans l’obscurité par un effet de contre-jour, dirigeant de ce fait directement l’attention sur la place-forte assiégée. Nous pouvons toutefois distinguer les silhouettes des bâtiments de la ville voisine, peut-être Calais. Cette expressivité du ciel, maîtrisée par de nombreux paysagistes flamands, accentue l’aspect théâtral de la scène déjà donné par le siège en lui-même. Le soleil se couche sur la victoire française. La pièce est jouée. L’acteur principal – le duc d’Orléans – salue. Rideau.

Les fortes similitudes avec la carte de Frédérik van Langren permettraient de dater le tableau des frères Peeters entre 1649, date de la première publication de la carte, et 1652, mort de Bonaventura. Nous ne connaissons pas la date exacte du départ de Bonaventura pour Hoboken. Le Siège de Gravelines pourrait avoir été peint avant, lorsqu’il partageait encore son atelier à Anvers avec Gillis. Bonaventura aurait alors réalisé la flotte de l’amiral Tromp tandis que Gillis se serait chargé du paysage. Nous pouvons également nous demander quel fut le rôle de Jan Peeters dans la réalisation du tableau ? Suite à la découverte de ses dessins, nous pensons qu’il aurait pu réaliser la ville et ses fortifications. Cette hypothèse reste toutefois à creuser. Il aurait été des plus intéressant de pouvoir comparer le Siège de Gravelines avec le Siège de Calloo de 1639 dont malheureusement, nous n’avons pas retrouvé la trace.

Gravelines entre deux couronnes

Si la signature des Traités de Westphalie met fin à la fois à la guerre de Quatre-vingts ans entre l’Espagne et les Provinces-Unies et à la Guerre de Trente ans, elle ne règle nullement le conflit qui oppose les deux plus grandes monarchies européennes depuis l’entrée en guerre de la France en 1635 (153). La guerre avec la Hollande ayant pris fin, les révoltes anti-espagnoles de Palerme et de Naples (1647-1648) sont étouffées et l’Espagne pense alors vaincre définitivement la France, surtout quand éclate la Fronde en 1648. Alors que la guerre civile éclate, la monarchie française vacille. Gaston d’Orléans reprend ses conspirations, le maréchal de Turenne et le prince de Condé (154) changent tour à tour de camp et bénéficient de la protection de l’Espagne qui ne peut rester en dehors des luttes intestines de son ennemie (155).

Si les Pays-Bas ne sont pas le seul théâtre de la guerre, ils en sont le plus important car le plus proche de la capitale. Turenne, revenu du côté de la France, et Condé, passé à l’Espagne, s’y affrontent sans relâche, tantôt à l’avantage de l’un – Turenne bat Condé à Arras en 1654 – tantôt à l’avantage de l’autre – Condé bat Turenne à Valenciennes en 1656. Si Mazarin suit les campagnes de près et feint de les régler, en vérité, il s’appuie sur le savoir et l’intelligence de Turenne. Régulièrement, il emmène avec lui le jeune roi qui manifeste déjà son amour pour la guerre (156). A nouveau, il ne s’agit pas ici de faire un compte rendu des différents affrontements entre les armées françaises et espagnoles sur le front nord mais bien de nous concentrer sur les deux sièges de Gravelines, qui passera d’une couronne à l’autre, respectivement en 1652 et 1658.

De la France à l’Espagne

La reconquête espagnole de la Flandre est l’office de l’archiduc Léopold-Guillaume, qui comme évoqué ci-dessus était alors gouverneur des Pays-Bas. Entamée dès les premiers mois de son gouvernorat, celle-ci s’achève en 1652 avec la reprise des places maritimes de Gravelines et de Dunkerque qui sont aussi les dernières grandes conquêtes de l’archiduc avant son retour à Vienne. Cette reconquête ne peut pas se faire sans la reprise de Gravelines qui, en tant que ville-frontière et place maritime, assure la sûreté du pays en plus de protéger la route vers Dunkerque et Mardyck (157). Le comte de Fuensaldaña prépare le terrain dès l’automne 1651 en reprenant la place de Furnes en septembre avec celles de Bergues-Saint-Winoc, Lynck et Bourbourg en octobre (158).

La campagne de 1652 s’ouvre en février. Les troupes espagnoles se dirigent vers la Flandre maritime en laissant au prince de Ligne et à sa cavalerie le soin de faire diversion vers Boulogne. Léopold-Guillaume, à la tête de troupes non seulement espagnoles mais également allemandes, italiennes, anglaises et franc-comtoises (159), vise d’abord Dunkerque. Cependant, parvenu devant celle-ci, il apprend que le maréchal de Grancey, gouverneur de Gravelines, a quitté la place pour se rendre en Normandie. L’archiduc décide donc de s’attaquer d’abord à cette dernière (160). Le siège de Gravelines est établi le 11 avril (161). Tandis que des vaisseaux anglais et espagnols bloquent l’accès à la mer par le chenal – à la manière des Hollandais en 1644 – Léopold-Guillaume établit ses quartiers à Bourbourg, Solis sur l’Aa, Sfondrato dans les Dunes, Fuensaldaña au Fort-Philippe et Campi sur le canal de Bourbourg. Contrairement au siège précédent, aucune ligne de circonvallation n’est jugée nécessaire (162). Les Espagnols commencent par battre les remparts avec 40 pièces d’artillerie. À l’intérieur des murs, Valibert, lieutenant du roi, n’a que 600 hommes (163)

pour résister aux 6000 ou 7000 assaillants (164) sans compter le manque d’armes et de vivres. Quelques jours après l’arrivée des troupes ennemies, il envoie un appel au secours au comte d’Estrades, gouverneur de Dunkerque. Devant la gravité de la situation, le comte fait raser Mardyck et confie au capitaine de Villiers la tâche de mener un renfort de 400 hommes à Gravelines (165). Après quelques affrontements avec une arrière-garde ennemie, Villiers atteint la contre-escarpe et prévient Dunkerque en allumant trois feux au sommet du beffroi. Une fois sur place, le capitaine ne lésine pas sur les efforts pour repousser les assaillants. Les différentes sorties vers les ponts les plus menacés lui font perdre la moitié de son effectif mais infligent également des pertes sévères aux Espagnols (166). Léopold-Guillaume dirige l’attaque principale vers la Basse-Ville qui est prise le 10 mai (167). Malgré un manque généralisé – vivres, hommes, munitions... –  (168) les Français résistent mais sont forcés de capituler le 17 mai (169) après 21 jours de tranchée ouverte (170) et quittent la ville avec honneur, en armes et le drapeau flottant (171), par la porte de Calais (172).

La reprise de Dunkerque le 16 septembre 1652 marque la fin de la reconquête des villes flamandes et la dernière grande victoire de Léopold-Guillaume. L’archiduc, vu par la population comme un véritable libérateur, atteint le sommet de sa gloire et plonge le pays dans l’euphorie. Diverses festivités sont organisées à Bruxelles de la Saint-Michel (29 septembre) au Te Deum célébré à la cathédrale le dimanche 15 décembre, suivi le lendemain d’un feu d’artifice grandiose tiré de la Grand Place. Caecilius Jacobus Merstratius rend compte de la campagne et de la joie populaire dans son Oratio Triumphalis (173).

Fig. 7 – Wenceslaus Hollar (1607-1677), d’après Hieronymus Janssens (1624-1693), Siège de Gravelines 1652, eau forte (?), dimensions inconnues. Royal Collection Trust, inv. 805157.
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Fig. 7 – Wenceslaus Hollar (1607-1677), Siège de Gravelines 1652. Royal Collection Trust.

Ces victoires s’accompagnent aussi d’un grand nombre de gravures et peintures à la gloire de l’archiduc. Wenceslaus Hollar (1607-1677) réalise une gravure du siège de Gravelines ((fig. 07) – dont un exemplaire est conservé dans la Royal Collection Trust (n° 805157) d’après une ébauche d’un certain H. Janssens et qui sera reprise pour les représentations du siège par Pieter Snayers et Lambert de Hondt, que nous aborderons ci‑dessous. Le siège de Gravelines est également figuré en arrière-plan du portrait en pied de Léopold-Guillaume par David Teniers le Jeune. David Teniers réalise un autre portrait de l’archiduc, cette fois en prière devant une Vierge à l’Enfant, où les villes reconquises de Gravelines et Dunkerque sont représentées. Malheureusement, celui-ci est aujourd’hui disparu. Par ailleurs, dès la victoire à Dunkerque, la ville de Gand commande la gravure allégorique Flandria Liberata (174) sur laquelle est représenté Léopold‑Guillaume à cheval devant un arc de triomphe avec, à droite, un paysage où les différentes villes conquises sont indiquées par les rayons du soleil. A côté de ces productions iconographiques, nombre d’auteurs dédient leurs ouvrages à l’archiduc comme Sanderus ou Hermans et des pièces de théâtre relatant les prises de Gravelines et Dunkerque sont montées par les jésuites (175).

Le Siège de Gravelines par Pieter Snayers (Musée du Prado)
Fig. 6 – Pieter Snayers (1592-1666), Siège de Gravelines 1652, huile sur toile, 188 x 260 cm. Madrid, Musée national du Prado, inv. 1738.
Photo Madrid, Museo Nacional del Prado.Fermer
Fig. 6 – Pieter Snayers (1592-1666), Siège de Gravelines 1652. Madrid, Musée national du Prado

La première œuvre qui nous occupe ((fig. 06) est aujourd’hui conservée au Musée national du Prado à Madrid (inv. 1738) (176) et appartient à la série des grands (177) tableaux de batailles topographiques que Pieter Snayers réalisa pour l’archiduc Léopold‑Guillaume, alors gouverneur des Pays-Bas espagnols. L’œuvre, dont la récente restauration permet d’en admirer les nombreux détails, était au centre de l’exposition Mapping Spaces organisée par ZKM de Karlshure au printemps 2014 (178). Plus célèbre donc mieux documenté que le tableau des frères Peeters, il aurait déjà été inventorié en 1746 dans la collection d’Isabel de Farnèse à La Granja (n° 589) (179) En 1794, on le retrouve dans la salle à manger du prince au Palais d’Aranjuez grâce à Ponz qui énumère la série complète (180) aujourd’hui conservée au Prado (inv. 1739-1745). Le Siège de Gravelines par Pieter Snayers est ensuite décrit dans l’inventaire de 1849 (n° 1368) (181). On le retrouve encore dans les Catalogues de 1854-1858 (n°. 1368), 1872-1907 (n°. 1666) et 1910-1985 (n°1738) (182).

Comme précisé ci-dessus, Snayers reprend la gravure du siège de Wenceslaus Hollar (183) pour réaliser son tableau et va même jusqu’à insérer une copie de cette gravure à la droite de la composition. Selon la tradition inaugurée par Jacques Callot, cette dernière présente les armées et les généraux en vue panoramique au premier plan qui s’incline de plus en plus afin de donner une vue zénithale de la ville et ses environs, à l’image des cartes de siège. Le graveur représente les travaux complets d’encerclement, l’emplacement de tous les régiments à l’intérieur de ceux-ci et le tracé des différentes tranchées, le tout avec une grande précision. Il en va de même pour le plan de la ville que l’on peut comparer avec les différentes vues contemporaines.

Cependant, et contrairement à sa représentation du Siège de Breda qui se veut une copie de la gravure de Callot, si la parenté avec la gravure de Wenceslaus Hollar est évidente, Snayers nous donne une représentation plus topographique – à distinguer ici d’une représentation cartographique (184) – du siège. Il présente toujours trois plans aux points de vue différents – à savoir une vue panoramique d’un point surélevé où grouillent de nombreuses petites figures, une vue à vol d’oiseau de la ville et à nouveau une vue panoramique de la mer – et fait le lien entre eux par le cours de la rivière Aa mais donne à sa composition un aspect plus naturel. La vue de Gravelines qu’il nous présente pourrait presque correspondre à une vue réelle d’un spectateur placé sur une colline surplombant la place, à l’exception près qu’il n’existe aucun relief de ce type aux alentours de la ville, située en plaine maritime. Par son système de représentation, Snayers donne également une plus grande importance à la place en elle-même en la rapprochant de notre regard.

Fig. 8 – Pieter Snayers (1592-1666), Siège de Gravelines 1652, détail, huile sur toile, 188 x 260 cm. Madrid, Musée national du Prado, inv. 1738.
Photo Madrid, Museo Nacional del Prado.Fermer
Fig. 8 – Pieter Snayers (1592-1666), Siège de Gravelines 1652, détail. Madrid, Musée national du Prado.

Comme pour le tableau des frères Peeters, nous pouvons identifier très clairement les différents monuments à l’intérieur de l’enceinte de la ville ((fig. 08). De gauche à droite et de haut en bas, nous pouvons reconnaître la Basseville (B), le bastion du château (C) et le château (#), le bastion du moulin (E) et la demi-lune de la Porte de Calais (e), la place d’armes (*) et le beffroi (1), le bastion de la digue (H) et celui du Roi (D), la demi-lune de la Porte de Dunkerque (c) et celle de Saint-Omer (a), l’église Saint-Willibrord (5), le bastion de Gassion (G) et celui du Grand-Maître (F) et enfin, la demi-lune de Bourbourg (b). Signalons aussi la présence des trois couvents : celui des Récollets (2), celui des Clarisses (3) et celui des Sœurs noires (4).

En ce qui concerne les personnages au premier plan, ils présentent la même disposition que ceux de la gravure d’Hollar mais Snayers distingue l’infanterie armée de piques et de fagots, à gauche, des officiers de cavalerie, à droite, dans lesquels ont reconnaît l’archiduc, de face sur son cheval blanc. La représentation, au centre de l’avant-plan, d’une paysanne apportant de l’eau aux soldats et de l’homme au chien rappelle l’aspect pittoresque des premières œuvres de Snayers. Comme dans le tableau du siège de 1644, l’artiste distingue les différents régiments et respecte le même principe d’unité de temps en représentant tous les évènements du siège en une seule composition. On distingue très bien l’attaque de la Basseville et la tranchée vers la demi-lune de Saint-Omer, de même que la flotte anglaise est représentée avec précision.

Léopold Guillaume, héros de Gravelines en 1652 par Lambert de Hondt
Fig. 9 – Lambert de Hondt (attribué à), Léopold Guillaume, héros de Gravelines en 1652, huile sur toile, 144 x 254 cm. (Collection privée).
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Fig. 9 – Lambert de Hondt (attribué à), Léopold Guillaume, héros de Gravelines en 1652. (Collection courte).

Avant d’être publiée dans le catalogue d’exposition Krijg en Kunst, cette deuxième représentation du siège de Gravelines de 1652 ((fig. 09) apparaît dans le catalogue de la vente du 5 novembre 2002 à Amsterdam. Elle est alors répertoriée comme une œuvre de l’école flamande représentant le siège de 1644, tandis qu’une étiquette au dos l’identifie comme « Le Siège de Dunkerque de 1657 ». Le doute n’est pourtant pas possible lorsque l’on observe la topographie de la ville, du cours de l’Aa contournant la Basseville avant de se jeter dans la mer au chenal vers le Fort-Philippe. Les fortifications sont identiques aux autres représentations de l’époque de même que les différents édifices à l’intérieur des remparts sont également reconnaissables. Par ailleurs, l’identification des cavaliers au premier plan nous permet également d’affirmer qu’il s’agit bien du siège de 1652. Sur le cheval blanc se cabrant se tient Léopold-Guillaume, tourné vers la place qu’il vient de libérer. Face à lui – et face à nous – sur le cheval brun, se tient Fuensaldaña qui, par son geste, invite le gouverneur à prendre possession de la ville. Le cavalier avec la plume blanche au chapeau pourrait être Claude‑Lamoral de Ligne, général de la cavalerie (185).

Le tableau ne figure pas le siège à proprement parler puisqu’il ne persiste aucune trace des travaux d’approche ni des affrontements – à l’exception des bateaux coulés dans l’embouchure de l’Aa –, mais bien de la reddition de la place. Nous pouvons déjà apercevoir le drapeau à la croix écorée rouge de Bourgogne sur fond blanc flottant sur le rempart. Dans le coin inférieur gauche, les dernières troupes françaises quittent Gravelines avec leur artillerie, seuls les navires à l’arrière-plan manifestent d’un affrontement.

Si Gravelines nous est présentée sous le même angle de vue que dans le tableau de Snayers, la perspective est différente. En effet, l’artiste utilise également le système de terrasse pour mettre en évidence les protagonistes au premier plan mais abaisse la ligne d’horizon afin de nous donner une vue topographique « classique » de la ville. Par ce procédé, il donne également plus d’importance au ciel qu’il représente avec expressivité. Remarquons également le traitement de la lumière. Le soleil tente de percer les nuages afin d’éclairer les généraux à l’avant-plan, tandis que les soldats français restent dans l’ombre.

Dans la notice du catalogue Krijg en Kunst, Joost Vander Auwera propose d’attribuer ce tableau à l’artiste malinois, spécialiste du genre militaire et suiveur de Pieter Snayers, Lambert I de Hondt (avt 1620-1665). Celui-ci fut probablement élève de David Teniers le Jeune. Peu d’œuvres nous sont parvenues et les rares pièces portant date et signature ne permettent guère une comparaison stylistique avec le tableau qui nous occupe. Cependant, une « Attaque d’un village » publiée par Michel van Maarseveen en 1998 et que l’on retrouve le 17 novembre 1994 à Amsterdam dans une vente chez Christie’s (lot 36), montre de fortes similitudes avec le siège de Gravelines notamment dans les costumes et les figures à l’avant-plan ainsi que dans l’éclairage et la touche picturale des éléments architecturaux de l’arrière-plan. Si cette hypothèse attribuant notre tableau à Lambert de Hondt s’avérait exacte, nous serions « devant l’une des toiles les plus monumentales et belles de ce maître » (186).

Appartenant à une collection privée britannique, Léopold Guillaume, héros de Gravelines en 1652 a été pendant plusieurs années en dépôt au Musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines et constituait, avec le tableau des frères Peeters, une des pièces majeures de l’exposition Batailles en 2012 (187). Il est aujourd’hui retourné chez son propriétaire.

De l’Espagne à la France

Par la signature du traité de Paris le 23 mars 1657, Mazarin s’allie avec Oliver Cromwell (188). Le traité prévoit une campagne commune sur terre et sur mer afin de reprendre Dunkerque et Gravelines. Tandis que la France fournit 20.000 hommes, l’Angleterre se charge d’armer une flotte de grands et petits vaisseaux en plus d’également fournir 6.000 hommes – mais dont la moitié est aux frais de la France. En cas de victoire, la France prend Gravelines, l’Angleterre Dunkerque. Le siège devait commencer en avril 1657 mais c’était sans compter le renfort que les Espagnols apportèrent à ces places. Turenne n’arrivant pas à prendre Cambrai, il assiégea Saint-Venant puis prit Mardyck, devant l’insistance de Cromwell sur le respect du calendrier, et la confia à une garnison anglaise, au grand dam des Français (189).

Avec la prise de Bourbourg en septembre puis celle du fort de Mardyck – que Don Juan décida de reprendre en novembre mais son armée se heurta à la résistance des anglais, sans compter la fièvre qui se répandit chez les soldats – Turenne isole Gravelines (190). La campagne de 1658 s’ouvre par le siège de Dunkerque. Le 14 juin, Turenne défait Condé lors de la bataille des Dunes (191) et la place capitule le 24 juin, suivie par Bergues le 1er juillet. Gravelines se retrouve ainsi encerclée. Le maréchal de la Ferté (192) est alors chargé d’assiéger la place (193) avec l’aide de Clerville, commandant général des fortifications et mentor de Vauban (194), alors âgé de 25 ans (195) tandis que Turenne couvre les opérations depuis Dixmude (196).

Le siège de Gravelines en 1658

Le 17 juillet, un détachement de 800 cavaliers sous le commandement du marquis de Bellefonds se dirige vers Gravelines pour investir la place et est rejoint le 30 par le maréchal de la Ferté à la tête des quelque 11.200 hommes restants (197). La garnison, elle, n’est composée que de 3 à 4.000 hommes (198). Malgré les inondations provoquées par les Espagnols en ouvrant les écluses, Bellefonds s’empare du Fort-Philippe et du fort de l’Ecluse (199) le 1er août (200). Comme pour les deux sièges précédents, des navires – ici anglais, suite à l’alliance entre Mazarin et Cromwell – bloquent l’accès à la mer. Le 8 août, une tranchée est ouverte vers la Basse-Ville et son ouvrage à cornes. Tandis que Bellefonds marche sur le bastion de Gassion, le maréchal de la Ferté marche vers celui de La Meilleraye (201). Afin d’empêcher tout renfort de troupes espagnoles qui commençaient à se rassembler du côté d’Ypres, Turenne établit une ligne de surveillance le long de l’Yser. Les deux corps de cavalerie postés à Mardyck « avaient l’ordre de marcher à Gravelines dès qu’ils auraient langue des ennemis ; et lui avec peu de troupes se tenait près de Dunkerque et avait des troupes logées par petits corps séparés jusque par delà de Furnes. On ne fit presque point de circonvallation à Gravelines à cause que l’armée du roi couvrait le siège et on demeura trois semaines devant la place » (202) . Afin de faire avancer les travaux, les soldats prélèvent les matériaux – surtout du bois pour les ponts – des constructions environnantes, généralement abandonnées : à Bourbourg, le gouverneur doit faire cesser la destruction des maisons à coups de pistolet (203). Le 10 août, les tranchées sont poussées jusqu’à 200 pas du chemin couvert, qui sera pris le 22 août (204).

Entretemps, les Français s’emparent de l’écluse de la mer ainsi que des différentes redoutes mais perdent le lieutenant général de Varennes et le comte de Morez, qui aurait dû prendre le gouvernorat de la place, tous deux emportés par le même boulet. Avec l’occupation du chemin couvert, les Espagnols se retrouvent refoulés dans la place. La nuit du 26 au 27 août, les Français battent la muraille et comblent le fossé tandis que les bastions du château, du moulin et des Dunes sont attaqués à la mine. Le jour venu, les Espagnols battent la chamade pour signaler leur capitulation qui sera signée le 28 par le maréchal de la Ferté et le gouverneur de Gravelines, don Christophe Manrique. Comme le veut l’usage, les Espagnols sortent de la ville avec les honneurs et sont escortés jusqu’à Nieuport (205) et le Te Deum est célébré le 7 septembre (206). Gravelines devient officiellement française le 7 novembre 1659 lors de la signature de la Paix des Pyrénées. Celle-ci accorde au royaume de France, en plus de Gravelines et des forts Philippe et de l’Ecluse, l’Artois – à l’exception de Saint-Omer, Aire et Watten – Hennuin, Bourbourg et sa châtellenie ainsi que Saint-Venant (207).

Vue à vol d’oiseau des travaux du siège de Gravelines par le maréchal de La Ferté le 30 août 1658 (Château de Versailles)
Fig. 10 – Vue à vol d'oiseau des travaux du siège de Gravelines par le maréchal de La Ferté le 30 août 1658, huile sur toile, 223 x 203 cm. Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. MV599.
Photo RMN-Grand Palais (Château de Versailles), Gérard Blot.Fermer
Fig. 10 – Vue à vol d'oiseau des travaux du siège de Gravelines par le maréchal de La Ferté le 30 août 1658. Versailles, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

La Vue à vol d'oiseau des travaux du siège de Gravelines par le maréchal de La Ferté le 30 août 1658 (fig. 10) à ce jour seule représentation peinte du siège de 1658 – conservée au musée des châteaux de Versailles et du Trianon (MV599), n’a malheureusement pas encore été attribuée. Le musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines en possède une héliogravure sur vélin de Chavane intitulée Prise de Gravelines, 30 août 1658 (fig.11). Avec ce tableau nous revenons à une forme plus « basique » de la peinture de bataille topographique à savoir un premier plan avec personnages surélevés par une terrasse, un deuxième plan cartographique figurant le siège et un troisième plan à nouveau en vue panoramique. Les différents travaux du siège sont visibles autour de la ville qui, contrairement aux autres tableaux étudiés, en est réduite au tracé de ses fortifications. Comme pour les sièges de 1644 et 1652, l’artiste s’est probablement inspiré des cartes gravées existantes ; cependant, nous ne pouvons pas, à l’heure actuelle, citer une source en particulier comme nous pouvons le faire pour le tableau des frères Peeters et la carte de Frédérik van Langren. En ce qui concerne les cavaliers au premier plan, nous pouvons identifier le maréchal de La Ferté, de face sur son cheval gris, mais l’identification des autres protagonistes reste plus incertaine. Nous pouvons nous demander pourquoi l’artiste n’a pas figuré le roi. Sans doute parce que, à cette époque, Louis XIV, toujours sous la tutelle de Mazarin, n’a pas encore lancé sa grande politique de propagande avec Colbert – celle-ci ne prendra son essor qu’en 1661 avec la décision du roi de régner seul – et parce que le roi ne se rendra pas à Gravelines avant 1662 à l’occasion du rachat de Dunkerque à Charles II d’Angleterre (208).

Fig. 11 – Chavane, Prise de Gravelines, 30 août 1658, héliogravure sur vélin, 329 x 242 mm (cuvette), 468 x 299 mm (feuille). Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale, inv. G998 009.
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Fig. 11 – Chavane, Prise de Gravelines, 30 août 1658. Gravelines, Musée du dessin et de l’estampe originale.

La différence majeure entre cette œuvre et les tableaux précédents est son format vertical. Ce choix peut sembler étonnant pour un type de peinture qui avait pour but de présenter l’ensemble des actions d’un siège dans un paysage panoramique. Ici, le panorama est considérablement réduit par la largeur du tableau, tandis que le ciel, habituellement réduit par l’horizon élevé, occupe la moitié de la composition. Cependant, si l’on regarde l’œuvre d’Adam-François van der Meulen, on y trouve également des compositions verticales donnant la part belle au ciel comme La Prise de Condé-sur-Escaut ou La Prise de Naerden avec Jean-Baptiste Martin, toutes deux conservées au Musée de Versailles. Ainsi, s’il peut paraître exceptionnel en comparaison avec les trois autres œuvres étudiées ici, ce format vertical est en réalité plutôt répandu dans la peinture de bataille sous Louis XIV.

Peut-on alors attribuer cette œuvre à Adam-François van der Meulen ? Non. Premièrement, nous l’avons vu, Van der Meulen abandonne la représentation de la ville assiégée sous forme de plan et relègue celle-ci au fond de la composition, sous forme de silhouette, atténuant ainsi la double distorsion de l’espace qui devient presque insensible tandis que le tableau qui nous occupe reprend le système de terrasse pour y placer les principaux protagonistes du siège – dans une composition par ailleurs très animée – devant un second plan incliné présentant une vision cartographique de la place et de ses environs. Deuxièmement, parce que la qualité d’exécution de la Vue à vol d’oiseau des travaux du siège de Gravelines ne laisse guère de doute sur l’infériorité de l’artiste par rapport au peintre du roi. Ainsi, il est beaucoup plus probable que le présent tableau soit l’œuvre d’un élève de Van der Meulen ou de Jean-Baptiste Martin qui reprit son atelier à la mort de celui-ci. Il serait intéressant d’approfondir l’étude de ce tableau afin de déterminer s’il est également inspiré par un document cartographique et d’identifier le peintre.

Paysage-scène ou paysage-décor ? Histoire et paysage dans les représentations des sièges de Gravelines

Après cette analyse des quatre tableaux figurant les sièges de la ville de Gravelines au XVIIe siècle, où pouvons-nous « ranger » la peinture de bataille topographique ? Est-elle peinture d’histoire ? Peinture de genre ? Paysage historique ? Ou simple traduction picturale de la cartographie ? En vérité, elle opère une parfaite synthèse de ces quatre thématiques.

En adoptant une vision descriptive du siège, la peinture de bataille topographique rompt avec l’idéal du théâtre classique et son principe des trois unités (temps – lieu – action) auquel répondait parfaitement la peinture d’histoire en se concentrant sur le moment le plus dramatique de l’action. Ainsi, plus la peinture de bataille est panoramique et cartographique, moins elle peut prétendre au rang de peinture d’histoire. Pourtant les tableaux étudiés ici, qu’ils soient l’œuvre des frères Peeters ou de Pieter Snayers, représentent bien un évènement historique. Certes, mais l’évènement figuré est contemporain de leur temps et non plus un fait glorieux tiré d’un passé lointain ou de la mythologie antique. Désormais éloigné de la démonstration d’un exemple héroïque à suivre, le but des artistes est bien de relater un évènement, ici un siège, et de glorifier le souverain. Cet art de propagande ne veut plus identifier celui-ci à un grand héros antique ou mythique mais plus directement présenter ses exploits militaires et ses nouvelles conquêtes. La peinture de bataille topographique est donc bien de la peinture d’histoire dans la mesure où elle figure un évènement historique mais pas dans le sens du terme généralement admis (209).

Si elle ne répond pas à la définition de la peinture d’histoire, en revanche, la peinture de bataille topographique répond à celle du paysage dit historique (210). A une époque où le paysage tend à être représenté pour lui-même et se voit donc dépourvu de figures humaines, seules les scènes de genre – et une certaine peinture d’histoire – permettent de retrouver de véritables actions figurées dans un cadre naturel. Ce cadre se présente alors comme un théâtre dans lequel évoluent divers acteurs assurant l’intérêt du spectateur. Reste à différencier les « paysages avec figures » des « figures dans un paysage ». Autrement dit, il nous faut établir la « ligne de démarcation entre le paysage-scène et le paysage-décor » (211). La différence se marque principalement par la taille et le rôle des figures. Il s’agit aussi de savoir si le tableau est organisé selon un modèle plutôt dramatique ou plutôt descriptif. Dans le cas où le modèle est plus dramatique, se pose la question des trois unités de temps, lieu et action. Cet idéal du théâtre classique se transpose à la peinture d’histoire par le choix de la figuration du point culminant d’une action dans un espace ordonné par une perspective unique. Les artistes opèrent donc un « resserrement spatial et une contraction temporelle » (212). En revanche, dans le cas d’un tableau descriptif, les artistes vont utiliser un système de compartimentation narrative en accord avec la vision panoramique. La vue à vol d’oiseau permet ainsi de développer plusieurs épisodes annexes autour d’une scène principale.

Appliquons cela au tableau des frères Peeters. Les artistes déploient l’ensemble des travaux et actions du siège dans un large paysage panoramique mais concentrent toutefois l’attention du spectateur sur la prise des bastions sud-est par les maréchaux de Gassion et de La Meilleraye au centre de la composition. Cependant, contrairement aux œuvres figurant un parcours dans le paysage, les différents épisodes du siège de Gravelines, qui se déroulent dans un temps long, ne sont pas distinctement séparés mais bien unifiés par la topographie du lieu. Le paysage devient presque le sujet principal du tableau. Ceci est encore accentué dans la représentation du siège de 1652 par Lambert De Hondt. En effet, par une vision toujours panoramique mais plus rapprochée de la ville et en réduisant les évènements du siège à la sortie des troupes françaises et à l’arrivée des généraux espagnols, l’artiste semble faire de la ville l’objet principal du tableau.

En ce qui concerne le tableau de Pieter Snayers et plus encore celui qui représente le siège de 1658, leur aspect plus cartographique réduit le rôle du paysage. L’importance est donnée ici au premier plan. Bien que nous soyons loin de ses premières œuvres topographiques comme le Siège de Breda, Snayers garde la vue « en plan » de la ville et même si, par le cadrage, il lui donne plus d’importance que dans la représentation des frères Peeters, il concentre l’attention sur l’armée. Si l’on se limite au premier plan, le tableau pourrait très bien illustrer un épisode de la vie quotidienne des soldats en campagne. L’archiduc Léopold-Guillaume et les généraux, à droite, ne sont d’ailleurs guère mis en évidence par rapport aux fantassins, à gauche. Cette dimension « générique » du tableau est accentuée par l’introduction de personnages pittoresques au milieu des soldats. C’est donc Snayers qui va opérer la meilleure synthèse entre la peinture d’histoire – par la figuration des actions du siège – la cartographie – par sa représentation de la ville – le paysage – par les alentours de ville – et la peinture de genre – par les personnages au premier plan.

En revanche, la Vue à vol d’oiseau (...) du siège de Gravelines (...) 1658 donne un bel exemple de la « bataille de commandement ». En effet, l’important ici, ce sont bien les officiers. Le second plan ne sert qu’à situer le lieu de leur victoire. Étrangement, par l’agitation qui règne parmi les cavaliers, l’artiste arrive à mélanger tumulte et topographie, les deux grandes tendances de la peinture de bataille au XVIIe siècle. Si l’attention est d’abord portée sur ces cavaliers, il ne faut pas négliger l’importance donnée au ciel – qui occupe la moitié de la composition – et l’ombre projetée par les nuages sur la plaine de Gravelines. Par cela l’artiste donne plus d’expression au paysage que ne le fait Snayers.

Alors en définitive, ce paysage est-il scène ou décor ? Selon nous, plus le paysage est représenté sous un angle cartographique, plus il est décoratif. En effet, dans les tableaux de Snayers et celui de l’artiste anonyme de Versailles, l’avant-plan fait office de scène où se déroule l’action et, le second, de décor peint derrière celle-ci pour situer l’action. En revanche, dans le tableau des frères Peeters et celui de Lambert de Hondt, enlevez le second plan, il ne reste que quelques personnages interagissant avec le vide. Le duc d’Orléans n’aurait plus rien à présenter, l’archiduc Léopold-Guillaume n’aurait plus rien à admirer. Le paysage au second plan n’est donc plus décor derrière la scène mais bien une scène en elle-même introduite par les acteurs du premier plan. Cette analyse peut toutefois être nuancée car si l’on s’en tient au déroulement de l’action, alors le tableau de Snayers présente un paysage-scène, puisque les évènements du siège y sont figurés et celui de Lambert De Hondt présente un paysage-décor puisque le peu d’action est limité au premier plan. Cependant, contrairement à Snayers qui alterne différentes perspectives, les plans ne se séparent pas aussi facilement chez Lambert De Hondt. Avant‑plan et arrière-plan sont unifiés et ne forment qu’un seul et même paysage.

La peinture de bataille topographique est donc bien porteuse d’une certaine théâtralité car, si elle ne reprend pas l’idéal du théâtre classique et la question des trois unités de temps, lieu et action comme le fait si bien la peinture d’histoire, elle accentue le côté « guerre-spectacle » du siège par le traitement du paysage. Ce n’est donc pas un hasard si les bataillistes flamands du XVIIe siècle sont d’abord des paysagistes, comme les frères Peeters, ou des peintres de genre comme Pieter Snayers, et non pas des peintres d’histoire comme Rubens ou Velasquez qui opteront plutôt pour des compositions tumultueuses et des figures monumentales. « La vie des grands a beaucoup de rapports aux représentations du théâtre » (213) et cette théâtralité est donnée non seulement par l’essence même du siège, véritable « guerre-spectacle » mais également par le traitement du paysage qui devient le théâtre de cette guerre.