L’art belge. Entre rêves et réalités
James Ensor, René Magritte, Pierre Alechinsky, Jan Fabre ou Wim Delvoye… autant d’artistes belges parmi les plus connus du grand public à l’échelle internationale – si l’on écarte de nos propos les maîtres locaux anciens, tels Van Eyck, Breughel ou Rubens – illustrant la richesse, la variété et la fécondité de l’art belge, depuis la création du pays en 1830 jusqu’à nos jours. Cependant, au-delà de ces individualités remarquables, rares sont les manifestations dédiées à l’art belge, en dehors de nos frontières, si l’on excepte quelques expositions monographiques et thématiques ciblées (surréalisme, symbolisme, fin-de-siècle…). Cette rareté, entraînant la méconnaissance du grand public étranger à l’égard de l’art belge, vient-elle, peut-être, de la difficulté de relater un art proprement « belge » dans la mesure où ce jeune pays n’a eu de cesse, depuis sa création, de réfléchir et de problématiser son identité, notamment au contact de ses puissants voisins qui se distinguent par la longévité de leur culture et leur rayonnement artistique. Les relations de la Belgique avec les principaux foyers artistiques étrangers – et principalement la France – sont incontournables dans l’approche de l’art belge. Celles-ci ont d’ailleurs fait l’objet d’un intérêt approfondi depuis une vingtaine d’année. L’exposition et le catalogue éponyme Paris-Bruxelles. Bruxelles-Paris, en 1997, puis Bruxelles, carrefour de culture, en 2000, ont notamment permis, dans ce cadre, de mieux définir la place de la Belgique, et de sa capitale, à l’échelle internationale et aussi de dessiner leurs spécificités. Le statut de plaque-tournante, doté d’une capacité d’ouverture et d’accueil aux tendances nouvelles, affichant un dynamisme et un soutien constant à l’égard de l’audace créative, ont été démontrées. Fort de ces qualités, l’art belge a naturellement équilibré les apports extérieurs avec l’entretien de spécificités locales traditionnelles précédant la création de la nation. Nous pourrons déceler, au gré de cette publication, ces balancements particuliers.
L’opportunité de présenter un aperçu de l’évolution artistique en Belgique nous est donnée aujourd’hui à travers un choix d’œuvres de la collection du Musée d’Ixelles situé au cœur de Bruxelles. Notre ambition ne peut viser, dans le cadre limité de l’exposition et de cet ouvrage, offrir un panorama exhaustif de 150 d’art belge. En effet, si la sélection proposée se donne à lire sur un mode chronologique, elle ne peut assumer – en une centaine d’œuvres – être complète. Elle vise humblement à permettre au grand public d’apprécier les principales qualités de l’art belge et d’en cerner les spécificités, notamment la propension à osciller entre un ancrage réaliste et une liberté d’esprit et une certaine inclination à la poésie.
Cet ouvrage propose donc une découverte de l’art belge, un art entretenant, d’une part, un attachement constant à la réalité et à la matérialité de la peinture et, d’autre part, une sensibilité aigue pour des voies chimériques : un art entre rêves et réalités.
REALITES SUBLIMEES
Romantisme
Avec la création de la Belgique en 1830, émerge la question de l’existence et de la légitimité d’un art spécifiquement national. Tandis que les grands courants artistiques européens nourrissent traditionnellement l’art de belge – et ne cesseront d’ailleurs jamais de l’alimenter avec plus ou moins d’intensité –, la construction d’une identité artistique spécifiquement nationale animera sans discontinuer les artistes du pays, jusqu’à l’actuelle vague de la « belgitude ».
Au cours des deux premières décennies d’existence du pays, cette question constitue une motivation importante pour la création artistique. En effet, le courant romantique qui se déploie durant la première moitié du XIXe siècle privilégie la mise en scène des épisodes glorieux des provinces de la future Belgique dans l’objectif d’échafauder une identité et de participer activement à l’instauration d’un sentiment national dans le jeune pays. La peinture d’histoire domine alors le paysage artistique, notamment aux salons officiels triennaux (organisés en alternance à Gand, Anvers et Bruxelles). Didactique, narrative et descriptive, elle représente les héros d’une Nation en germe dans un style académique et classique soulignant, de la sorte, la filiation avec les plus grandes heures de l’art local telle l’époque des primitifs flamands (Jan Van Eyck, Hans Memling, Rogier Van der Weyden) ou de l’époque baroque (Peter Paul Rubens, Jacob Jordaens).
L’école romantique en Belgique est dignement représentée par Louis Gallait, Henri Leys ou Henri de Braekeleer dont le Musée d’Ixelles, fondé en 1892 et directement orienté vers l’art contemporain, ne possède toutefois que très peu d’œuvres à ce jour. Dominant la scène artistique durant la première moitié du siècle, le romantisme perpétue une tradition normative de l’art : il se doit d’être figuratif, potentiellement pédagogique et de belle facture.
La redéfinition du statut de l’art, de l’artiste et l’émancipation de la pratique artistique comme système autonome sans finalité se construira de manière fulgurante et irréversible tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle, au gré d’expériences artistiques audacieuses et inédites.
Réalisme
L’année 1851 constitue un moment charnière dans l’évolution artistique en Belgique. Gustave Courbet expose alors ses Casseurs de pierres au Salon de Bruxelles, ébranlant la critique et le public. Son choix thématique bouleverse les conventions établies : il ne s’agit plus de représenter ni de mettre en scène des héros mythologiques ou historiques, de traiter des scènes de genre ou de démontrer son hardiesse dans la représentation mimétique du sujet mais de dépeindre, plutôt, une scène quelconque relatant la vie « vraie », dans un style pictural franc et assumant sans complexe la matérialité de la peinture et une gestuelle libre.
Courbet introduit et nourrit activement, au gré de séjours successifs en Belgique, une donnée fondatrice de la modernité qui se déploiera tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle : l’aspiration au réalisme. Dans la lignée de la philosophie positiviste d’Auguste Comte, un renversement inéluctable et capital s’opère : l’art n’est plus le reflet d’un Idéal mais l’expression de l’ici et maintenant, le prolongement direct de l’expérience de l’artiste dans le monde. Une franchise inédite dans le choix des sujets et leur traitement pictural animent désormais les artistes les plus audacieux de Belgique. Aux premières heures du réalisme belge, nous trouvons les noms de Joseph et Alfred Stevens ou Charles Degroux. A l’instar de Courbet, tous trois introduisent, dans leur peinture, des thématiques du quotidien, notamment des milieux populaires, ou des paysages de proximité – orientation pérenne jusqu’à la fin du siècle –, et soumettent palettes et pinceaux à des recherches inédites révélant sans fards la matérialité de la peinture et le travail de l’artiste.
A l’heure de l’essor du médium photographique, assumant désormais les fonctions mimétiques de la représentation du réel, la pratique artistique s’ouvre à des perspectives inédites : la libre représentation et interprétation de la vie telle qu’elle se donne à voir mais aussi telle qu’elle est ressentie par l’artiste. Le réalisme se déploie autour de ce principe tout en explorant une multitude de recettes personnelles. Les œuvres de Guillaume Vogels ou de Louis Dubois font état de cette aspiration commune tout en nuançant respectivement leurs effets.
Dans le sillage direct de ces préoccupations réalistes, les artistes réinvestissent également le genre du paysage.
Paysagisme
L’aspiration à une relecture vraie et sincère du réel se manifeste avec éclat dans l’importante vague paysagiste. Certes, la réhabilitation du paysage n’est pas issue exclusivement de l’avènement du réalisme. Elle est également le fruit d’un réinvestissement progressif du genre depuis le XVIIIe siècle. L’art du paysage – issu d’une longue tradition – occupe d’ailleurs une place honorable au salon officiel. Mais son évolution se fait sentir tandis que le nomadisme artistique s’accentue, instaurant une nouveauté significative : le travail de l’artiste – désormais sorti de l’atelier – peignant sur le motif, en plein air. Une inversion capitale s’opère alors dans la pratique artistique : le peintre n’est plus extérieur à la scène dépeinte mais se place en son cœur, l’œuvre relatant les impressions qu’il y éprouve. Il intègre le paysage pour y produire, plus rapidement qu’en atelier, pochades ou études et pour gagner en liberté de perception et d’interprétation. Durant la première moitié du XIXe siècle, notamment avec Constable et Turner, les paysagistes approfondissent les voies de la liberté d’expression et d’interprétation de la nature. Au gré des paysages explorés et des variations atmosphériques captées, leurs peintures se libèrent dans le traitement de la lumière, de la couleur et des techniques picturales qui se font plus déliées, souples et spontanées. Progressivement, le caractère pittoresque, narratif et anecdotique du paysage s’éclipse au profit d’une recherche d’expression des sentiments, de contemplation, ou de prouesses techniques visant à rendre la fugacité et l’évanescence des lumières, des couleurs et des matières des paysages et des ciels observés.
L’Ecole de Barbizon, en France, scelle ces aspirations. A la suite de Courbet quelques années plus tôt, Corot, Rousseau, Millet ou Daubigny exposent régulièrement aux salons de Belgique et confirment la tendance au réalisme à travers le paysage. Dans leur sillage, une importante vague paysagiste se déploie en Belgique autour, d’une part, l’Ecole de Tervueren et, d’autre part, des artistes privilégiant les sujets inspirés de la côte belge, en bord de Mer du Nord.
C’est à partir de 1863 qu’Hippolyte Boulenger, Joseph Coosemans et Alphonse Asselbergs se retrouvent à l’orée de la forêt de Soignes, à Tervueren, afin d’arpenter les sentiers des sous-bois et les plaines environnantes de Bruxelles. En 1866, Hippolyte Boulenger « officialise » leur filiation au groupe français en faisant apposer à son nom, dans le catalogue du Salon officiel, « Ecole de Tervueren ». Durant plus d’une décennie, à l’aube de l’impressionnisme, prolifèrera une production paysagiste mettant au cœur de ses préoccupations les jeux de lumières, de couleurs, de matières et les effets – souvent dramatiques – traduisant l’émotion individuelle suscitée par le paysage dépeint. Les atmosphères enveloppantes, changeantes et subtiles de la côte belge inspirent également nombre d’artistes, tels Louis Artan ou Guillaume Vogels.
L’attachement et la sensibilité à la nature, à la réalité, se nourrissent également, en Belgique, d’une tradition spécifiquement locale, issue de l’époque des primitifs flamands. La prédilection pour la matière, les transparences et les effets plastiques ainsi que l’inclination réaliste pour les sujets dépeints perpétuent les pratiques picturales locales anciennes et confirment l’existence d’un art spécifiquement belge. Dans son essai critique daté de 1865, intitulé Pauvre Belgique, Charles Baudelaire évoque notamment cette spécificité de la tradition picturale flamande, marquée par la matérialité : « La peinture flamande ne brille que par ses qualités distinctes des qualités intellectuelles. Pas d’esprit, mais quelquefois une riche couleur, et presque toujours une étonnante habileté de la main ». Il souligne encore la connivence éloquente entre Courbet et les réalistes belges : « Philosophie des peintres belges, philosophie de notre ami Courbet ».
C’est au sein de La Société Libre des Beaux-Arts que se fédèrent les expériences réalistes et le courant paysagiste qui se développent en Belgique. Fondée en 1868 par le peintre Camille Van Camp avec une vingtaine d’artistes, la Société Libre pose les bases de la modernité artistique en Belgique au gré de ses multiples expositions et de la parution régulière de la revue L’Art Libre parue entre 1871 et 1872 sous l’égide de l’écrivain Camille Lemonnier. Le programme est simple et limpide : prôner la liberté d’expression, « l’interprétation libre et individuelle de la nature » et renouveler les pratiques picturales. Evoquant ces années fondatrices dans son ouvrage de 1906 intitulé L’Ecole belge de peinture, Camille Lemonnier soulignera ces préoccupations d’alors : « Faire de la peinture saine et forte, sans jus ni recette : en revenir au sens vrai du tableau, aimé non pour le sujet mais pour sa matérialité riche, comme une substance précieuse et comme un organisme vivant ; peindre la nature dans sa réalité, sa franchise, son accent, dans un détachement des maîtrises et des systèmes connus ».
Le mouvement est dense et prolifique. Diverses initiatives prônant l’appel au réalisme et, de manière plus générale, à la liberté créatrice, se développent durant le dernier quart du XIXe siècle. Ainsi, notamment, la revue Uylenspiegel animée par Félicien Rops et Charles De Coster entre 1856 et 1863.
En quelques années seulement, à l’instar des principaux foyers artistiques européens, les jalons d’un art moderne sont posés en Belgique. Le jeune pays s’illustre d’ailleurs de manière exemplaire dans cette voie en devenant, à la fin du XIXe siècle, l’un des foyers les plus importants de l’art moderne sur la scène internationale.
La fin de siècle
La fin du XIXe siècle constitue, en Belgique, un moment d’exception. Entre 1880 et 1914, le pays encore jeune – et plus particulièrement Bruxelles – devient l’un des centres les plus importants de l’avant-garde européenne. Fort d’un contexte économique florissant – le pays est alors la seconde puissance économique mondiale après l’Angleterre –, un bouillonnement culturel et artistique culmine alors, soutenu et nourri activement par une bourgeoisie avide de progrès et de modernité. Celle-ci donne le ton : elle tient non seulement le rôle de commanditaire et d’amatrice d’œuvres audacieuses mais aussi d’organisatrice de la scène artistique moderne. Dans ce cadre, la figure d’Octave Maus est capitale. Avocat de profession, son goût pour l’art et son sens critique aiguisé livrent l’une des plus belles pages de l’histoire de l’art en Belgique. Avec l’aide d’Edmond Picard, également juriste, il se voue à la promotion et la diffusion des courants d’avant-garde en animant notamment la revue L’Art Moderne, périodique d’actualité artistique parue de 1881 à 1914, relatant les événements de l’avant-garde locale et étrangère. L’esprit d’ouverture et de liberté constitue l’axe principal de l’entreprise. Les missions de la revue vont explicitement dans ce sens : « s’occuper de l’Art dans tous les domaines : littérature, peinture, sculpture, gravure, musique, architecture, costume etc. […] sans parti pris d’école, sans préoccupation aucune de règle, de code ou de formule ». Entre 1883 et 1893, Octave Maus, visionnaire et entreprenant, rassemble autour de lui les artistes les plus enclins à la modernité pour former le cercle des XX – ils sont alors vingt aux premières heures du groupe – et présenter, au gré d’expositions, de conférences, de concerts ou de lectures, les expressions les plus novatrices de l’époque tant sur la scène belge qu’internationale. Ce cadre ouvert et stimulant, excluant tout manifeste ou toute forme de jury, rassemble notamment James Ensor, Willy Finch, Fernand Khnopff, Théo van Rysselbergye ou Guillaume Vogels. Fort d’une grande habileté à tisser des réseaux, Maus et son groupe font aussi exposer à Bruxelles les artistes étrangers les plus radicalement novateurs de l’époque tels que Auguste Rodin, James Abott McNeillWhistler, John Singer Sargent, Camille Pissarro, Claude Monet, Georges Seurat, Paul Gauguin, Paul Cézanne ou Vincent Van Gogh.
Après dix ans d’expositions et afin de maintenir l’objectif d’ouverture qu’il s’était fixé, mais aussi dans le but d’enrayer des dissensions internes, le cercle des XX est dissout au profit de la formation d’un nouveau groupe ressourçant les ambitions modernistes : La Libre Esthétique, actif de 1893 à 1914. Dans cette nouvelle structure, Octave Maus écarte volontairement les artistes de tous les aspects organisationnels pour les confier, plutôt, à des critiques, amateurs et collectionneurs. Les expositions annuelles poursuivent les objectifs de représentation des tendances modernistes et de la pluridisciplinarité – permettant d’ailleurs, de la sorte, une large représentation des arts décoratifs alors en plein épanouissement, mais de manière plus structurée. Thématisant les expositions, toutes les tendances les plus radicalement novatrices de l’étranger et de Belgique sont alors présentées à Bruxelles : impressionnisme, néo-impressionnisme, symbolisme…
Durant trente ans, la Belgique est ainsi au cœur de la modernité artistique et des expériences alternatives. Sous l’impulsion d’Octave Maus et de ses acolytes, Bruxelles devient une capitale artistique incontournable, y invitant les artistes les plus avant-gardistes et hissant la capitale belge au plus haut rang de la scène artistique internationale. Les artistes progressistes, tous horizons confondus, trouvent alors à Bruxelles le cadre parfait pour faire valoir leurs idéaux : ils peuvent y exposer, bénéficier d’une critique ouverte et particulièrement aiguisée, intégrer un réseau dynamique de collectionneurs et de marchands audacieux...
Dans le sillage du groupe des XX, de La Libre Esthétique et de la revue L’Art Moderne, de nombreux autres associations et périodiques progressistes émergent simultanément. Mentionnons notamment, à titre d’exemples, le groupe L’Essor (1871-1891), l’édition La Jeune Belgique (1881-1897), le cercle Pour l’Art (1892-1939) ou Van Nu en Stracks (1893-1894 ; 1896-1906). Quelques soient les formules adoptées, ces initiatives visent communément un seul et même objectif : soutenir l’essor de la liberté et de l’individualité artistiques, soutenir l’intégration de l’art et des artistes au cœur de la société.
Impressionnisme
Le développement de l’impressionnisme en Belgique s’entremêle naturellement aux expériences réalistes et paysagistes évoquées précédemment. C’est dans leur continuité directe que les impressionnistes ancrent leurs propensions aux modulations de couleurs, de lumières et aux techniques picturales libérées ainsi qu’au libre choix de sujets, sortis des conventions classiques. A partir des années 1880, et dans le sillage de l’impressionnisme français émergeant à partir de 1874 lorsque Claude Monet révèle Impression. Soleil levant, ces orientations se radicalisent. Le traitement de la couleur et de la lumière est régénéré, les thématiques sont très largement diversifiées, les pinceaux s’affranchissent du traitement méticuleux et policé requis par le classicisme. En 1885, Octave Maus consacre deux articles au sujet de l’impressionnisme dans les pages de L’Art Moderne et invite les figures de proue du mouvement à venir exposer à Bruxelles. Ainsi Monet en 1886 et 1889, Renoir 1886 et 1890, Morisot en 1887, Pissarro 1889, Sisley 1890 et 1891, Whistler en 1884, 1886 et 1888.
Si chaque artiste développe sa propre gamme stylistique, des aspirations communes structurent le courant : peindre sur le motif – notamment en plein air – ; rechercher les variations d’effets colorés et lumineux au gré de la nature changeante et la fugacité de l’instant ; libérer les modalités techniques de la pratique picturale ; s’ouvrir à tout type de sujets, même si une prédilection pour la figure humaine et les effets d’instantanéité sont récurrents. Le cas de la Belgique est évidemment en phase avec ces orientations. Toutefois, une propension particulière au matiérisme et aux empâtements généreux, révélant la matérialité de la peinture, est notable malgré l’éclaircissement significatif de la palette, un travail des transparences et de la fragmentation de la touche. En dépit du partage de ces grands principes, l’impressionnisme belge offre une grande liberté de facture. Il convient dès lors d’appréhender le courant dans sa diversité. En effet, des recherches fougueuses, expressives et éclatantes d’un James Ensor, à la délicatesse et la volupté d’un Guillaume Van Strydonck, en passant par les vibrations lumineuses et subtiles d’un Théo Van Rysselberghe, la touche ferme et empâtée d’un Willy Finch ou les frémissements de la touche de Juliette et Rodolphe Wytsman, l’impressionnisme belge affiche une richesse et une variété remarquables.
Le courant culmine dans les années 1890 avec l’œuvre luministe d’Emile Claus. Par une touche méticuleuse et contenue, évitant l’éclatement du sujet dans la matière picturale, Claus équilibre ses jeux de couleur et de lumière de manière telle qu’il aboutit à une vibration et une irradiation d’une intensité exemplaire. Sans fougue ni débordement, dans un certain respect des propensions réalistes locales, Claus illumine et sublime les campagnes flamandes des bords de la Lys ainsi que la vie villageoise, les travaux des champs ou la vie au bord des cours d’eau pour livrer l’une des œuvres les plus puissantes de l’impressionnisme belge.
Néo-impressionnisme
Tandis que les manifestations impressionnistes se développent en Belgique, le néo-impressionnisme émerge simultanément. Captivé par les expériences divisionnistes découvertes à Paris, Octave Maus invite aussitôt les maîtres du pointillisme – Georges Seurat, Camille Pissarro et Paul Signac – à exposer à Bruxelles dès 1887. Ceux-ci s’appuient notamment sur les études scientifiques d’Eugène Chevreul qui révèle en 1839 dans son ouvrage De la loi du contraste simultané des couleurs qu'une couleur, juxtaposée à l’autre, donne à la couleur avoisinante une nuance complémentaire dans le ton : les complémentaires s'éclairent mutuellement et les couleurs non complémentaires s’éteignent. Ils s’appuient également sur les recherches de l’américain Odgen Rood, publiées en 1879 dans Modern Chromatics, démontrant que la couleur est composée de trois paramètres : la pureté, la luminosité et le ton. Ainsi, dans le sillage de l’impressionnisme quant au choix des thèmes et des recherches relatives à la relation lumière-couleur, les néo-impressionnistes développent leur vision de manière plus scientifique et systématique et l’appliquent grâce à la technique divisionniste. Cependant, même si la touche s’assagit visiblement et que des préceptes rationnels sous-tendent la démarche artistique, la variété des effets ne s’en trouve pas amoindrie. Fascinés par ces nouvelles perspectives offertes à la peinture, stimulés par les aspirations positivistes sous-jacentes au courant, des artistes belges emboîtent le pas à la mouvance néo-impressionniste : Willy Finch, Henry Van de Velde, Théo Van Rysselberghe et Georges Lemmen sont les premiers à s’adonner au pointillisme, Anna Boch, Georges Morren ou Willy Schlobach rallieront le mouvement. En dépit du « système » pictural, des motivations scientifiques et de l’aspiration initiale du mouvement à la Verité, les variations et les effets dans le traitement de la touche et des gammes colorées prennent le pas et offrent une variété de propositions personnelles.
Réalisme social et Art Nouveau
L’aspiration à rééquilibrer les relations entre l’art – dans ses manifestations les plus larges – et la vie réelle est une constante depuis le réalisme. Dans un contexte d’essor industriel fulgurant et, dès lors, de mutations profondes dans l’ensemble de la société (urbanisation massive, essor de la classe ouvrière, modernisation de la vie quotidienne…), les artistes ne peuvent rester indifférents. A l’instar d’Emile Zola avec Germinal ou de Camille Lemonnier avec Un mâle, Constantin Meunier, Eugène Laermans ou Léon Frédéric offrent une vision lucide de la vie ouvrière et rurale de l’époque, témoignant d’ailleurs de leur engagement, tout comme de leur fascination, à l’égard des conditions de travail et de vie du prolétariat. Entre naturalisme – tendant à une description objective du sujet – et idéalisation – visant à sublimer, sur le mode esthétique, les valeurs d’effort, de travail et de collectivité – le réalisme social de la seconde moitié du XIXe siècle peut être considéré comme l’une des expressions les plus symptomatiques de cette époque.
Au-delà du réalisme social, l’engagement de l’art dans la société se conçoit également de manière plus globale à la fin du XIXe siècle. En effet, l’une des principales ambitions des artistes modernistes de l’époque consiste à intégrer l’art dans tout et le destiner à tous. Dans cet esprit, le Parti Ouvrier Belge, fondé en 1885, créée une « section d’art » en 1893 assumant explicitement une mission éducative des ouvriers. Abritée au cœur de la Maison du Peuple, construite par Victor Horta entre 1896 et 1899, cette section propose un programme varié de conférences, lectures, expositions d’art destiné prioritairement aux ouvriers et aux classes populaires.
Cette vision d’intégration de l’art à la vie courante aboutira même à la notion d’art total ambitionnant l’esthétisation complète du cadre de vie de tout un chacun. Parallèlement au renouveau de l’architecture conduit par Victor Horta, un réinvestissement significatif des arts décoratifs, notamment par certains artistes peintres – tels Henry Van de Velde ou Willy Finch par exemple – nourrira des objectifs sociaux. Le style Art Nouveau aux jeux d’arabesques, aux couleurs éclatantes et aux sujets envoûtants (femmes, faune, flore) s’érige alors comme la manifestation exaltée et fantasmée d’un art social et total. Toutefois, il révèle aussi, concomitamment, les limites de ces ambitions : un monde rêvé où l’évasion des réalités et des contingences devient possible, mais uniquement pour la bourgeoisie fortunée. L’aventure artistique explore donc aussi une autre réalité, rêvée celle-là.
REALITES RÊVEES
Symbolisme, idéalisme
Tandis que l’industrialisation suscite la fascination de nombre d’artistes et inspire directement leurs orientations thématiques, celle-ci provoque également, pour de nombreux autres, un certain rejet. Privilégiant un repli sur le monde de l’âme et le retour à un paradis perdu, le courant symboliste qui émerge à la fin des années 1880 s’oppose explicitement au réalisme et au matérialisme dominants et exprime le doute, l’amertume ou le malaise suscités par les mutations de la société. A la « vie moderne », s’offre une alternative privilégiant le confort des Serres chaudes et silencieuses (Maertelinck), la profondeur du recueillement et la nostalgie d’un temps révolu où l’homme vivait comme en suspens dans l’espace et le temps (Georges Rodenbach, Bruges-la-morte ; Verhaeren, Les campagnes hallucinées, Les vies encloses) ou en harmonie avec la nature. Le monde de l’âme et de l’idée devient, dans ce cadre, la voie privilégiée pour accéder à la Vérité et la Sagesse.
Emergeant d’abord dans les milieux littéraires – Charles Baudelaire et Stéphane Mallarmé s’adonnent aux jeux de la suggestion, des correspondances et du mystère –, le mouvement s’étoffe dans l’ensemble des expressions artistiques et culturelles : peinture, musique, théâtre, philosophie… En dépit des sensibilités et des expressions variées que revêtent le courant, une orientation et un objectif commun constitue son axe principal, tel que le synthétise clairement Jean Moréas dans le Manifeste du symbolisme paru dans Le Figaro Littéraire de 1886 : rejeter la description objective du réel, ses détails et ses anecdotes, se détourner de la sensibilité issue de l’observation au profit du symbole propice à la métaphore, l’ellipse, l’analogie ou la suggestion.
Dans cette mouvance, mythes et légendes se voient également réhabilités ainsi que les sujets en décalage avec la normalité tels les saltimbanques, les fous ou les androgynes. Une prédilection particulière pour une féminité menaçante se manifeste également. Diabolique ou chimérique, fatale ou vampire chez Félicien Rops et Jean Delville, glacée, inaccessible et pétrifiante chez Fernand Khnopff, c’est une femme ensorcelante qui obnubile les symbolistes. La mort, l’au-delà et les sujets sombres font également l’objet d’un intérêt particulier.Le mouvement symboliste offre une richesse et une variété iconographique particulièrement ressourçantes pour l’art de la fin du XIXe siècle. Dans cette voie également, les Belges font preuve d’une maîtrise exemplaire dans l’équilibre délicat entre un attachement visuel à la réalité – les sujets sont majoritairement traités selon une tendance figurative, mimétique – et une plongée dans une dimension surréelle. Rejetant les divagations et la légèreté de l’artiste impressionniste et de son pinceau, les symbolistes privilégient logiquement un traitement méticuleux et raffiné pour leurs sujets, allant même jusqu’à la réhabilitation d’un certain classicisme dans les techniques picturales. En outre, une attention particulière est majoritairement accordée aux effets de clairs-obscurs, aux saturations lumineuses, aux densités colorées et aux matières veloutées permettant d’assourdir et de dématérialiser les sujets dépeints. Si le symbolisme peut être considéré comme une critique et une fuite de la société industrielle, ses œuvres se font silencieuses et introverties.
Au croisement de deux siècles, au faîte de mutations majeures des valeurs de la société, le symbolisme exprime donc à la fois le trouble, la perte de repères et les errements hébétés dans la réalité mais aussi, de façon ambivalente, une foi profonde dans l’âme humaine et dans l’Idéal, voies menant à une possible Vérité… jusqu’à la Première Guerre mondiale qui coupera radicalement court à ces orientations.
REALITEES REINVENTEES
L’épopée artistique au XIXe siècle insuffle une nouvelle liberté sur le plan de l’esthétique, du statut de l’artiste, de ses ambitions, des structures artistiques, ainsi qu’une aspiration à la modernité. Le XXe siècle consolide et porte ces aspirations à maturité.
James Ensor est majoritairement considéré, dans ce contexte, comme l’un des principaux acteurs de la modernité. D’un impressionnisme fougueux à un expressionnisme franc, Ensor synthétise les principales tendances expérimentales pour livrer une œuvre puissante et originale acquérant par là un statut de passeur de la modernité tant pour les artistes du dernier quart du XIXe siècle que pour ceux amorçant le siècle suivant. Son radicalisme, sa dextérité et sa capacité remarquables de renouvellement est propice à l’accomplissement d’une œuvre exemplaire, voire même « modèle », pour les générations suivantes. En effet, sa fantaisie, son expressivité et son audace picturale, sa maîtrise des techniques (jaillissement de la couleur, liberté et franchise de la touche, jeux de lumières….) sont propices à une liberté créative ressourçante et inspirante pour ses contemporains et ses suiveurs, notamment les artistes fauves.
Fauvisme
A la suite des expériences impressionnistes et luministes, le début du XXe siècle est marqué, en France comme en Belgique, par un nouvel investissement dans l’exploitation de la couleur. En effet, la découverte des Fauves à Paris en 1905 par Octave Maus – Henri Matisse, André Derain, Maurice de Vlaminck, Raoul Dufy, Kees Van Dongen –, puis l’exposition de Matisse au salon de La Libre Esthétique dès 1906 suivie de la présentation de Derain et de Vlaminck un an plus tard, offre une voie d’épanouissement intéressante pour les artistes belges épris, comme nous avons pu le souligner, de la couleur aux éclats et aux densités exaltées. Déjà, les recherches radicales d’Ensor et d’Henri Evenepoel – travaillant la couleur dans son intégrité et sa pureté – posaient les fondations d’un affranchissement dans l’usage de la couleur. Ainsi, dans leur sillage et celui des Français, Rik Wouters, Louis Thévenet, Willem Paerels et Ferdinand Schirren renforcent ces propensions coloristes entre 1905 et 1914.
Moins intéressés par les effets d’atmosphère, les sensations ou les impressions que par la franchise et l’authenticité de l’expression, les fauves belges se veulent plus directs et radicaux que leurs prédécesseurs dans l’exploitation de la couleur et dans leur compositions. Ils font état d’une nette prédilection pour l’utilisation des couleurs pures, pour une structuration sobre et claire des compositions, pour des jeux de formes simples et ordonnés – non sans rappeler, d’ailleurs, les recherches cubistes simultanées –, pour des touches lestes et brutes souvent travaillées au couteau.
Si ces pratiques permettent de déceler une abstraction balbutiante, il convient toutefois de noter que les Belges – au contraire d’un Matisse ou Derain – maintiennent fermement leur attachement au réel et ne dissolvent pas leurs sujets. C’est donc bien dans une veine essentiellement coloriste, réaliste et matiériste que l’école fauve se déploie en Belgique, se détournant d’ailleurs explicitement des propensions idéalistes du symbolisme.
Rassemblés autour d’Auguste Oleffe dans son atelier libre L’Effort, ainsi qu’autour de Rik Wouters, représenté et défendu activement par la Galerie George Giroux à Bruxelles à partir de 1912, Edgard Tytgat, Jean Brusselmans, Anne-Pierre de Kat, Ferdinand Schirren, Willem Paerels et Jos Albert donneront toute l’étoffe au courant jusqu’en 1914, année même où Octave Maus les invite à exposer en groupe à La Libre Esthétique. A cette occasion, la force expressive, la sensualité et l’agilité plastique de leur production picturale sont affirmées aux yeux du public comme de la critique.
Mouvement charnière entre deux siècles, le fauvisme peut être vu à la fois comme le point culminant des expériences coloristes développées au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et comme les préliminaires à l’essor de l’expressionnisme et de l’abstraction. Le choc de la Première Guerre mondiale cimentera ces propensions à l’égard d’un art foncièrement plus radical.
Expressionnismes
A l’issue du conflit mondial 1914-1918, le regard et l’implication des artistes se voient profondément bouleversés. Si d’aucun envisage l’engagement actif et la responsabilisation des artistes au sein de la société dans l’objectif, notamment, de contribuer à sa transformation (tels le Futurisme, le Cubisme ou l’Expressionnisme allemand), d’autres s’en détournent volontairement et privilégient des voies propices à une fuite de ce monde où la folie humaine a été capable d’engendrer le pire. Se détachant des divagations littéraires et philosophiques du symbolisme de la fin du XIXe siècle – auquel une première « Ecole de Laethem-Saint-Martin » se rattachait d’ailleurs avant la guerre –, Constant Permeke, Gustave De Smet et Frits Van den Berghe se rassemblent dès la fin du conflit pour former un second groupe, également localisé à Laethem-Saint-Martin, visant la réhabilitation d’une vie et d’un art populaires, simples et authentiques. La vie bucolique dans cette campagne gantoise du bord de Lys se trouve alors à la base d’un ressourcement de l’esprit et des pratiques artistiques : « l’expressionnisme flamand » constitue l’une des réponses et des alternatives à la société marquée par les excès et les dérives.
Dans ce cadre, émerge une production aussi foisonnante que cohérente. En effet, malgré des spécificités individuelles, l’expressionnisme flamand livre un art se caractérisant par une certaine homogénéité : les sujets se rattachent à une vie rurale authentique et simple, aux figures humaines, souvent hiératiques, ou aux scènes empreintes de naïveté ; le style se veut globalement sobre, brut et simple ; les compositions sont architecturées, synthétiques et sculpturales, dans l’esprit cubiste ; les tonalités sont terreuses et sourdes ; la touche est structurée et ample…
C’est essentiellement un sentiment de plénitude et de sérénité qui se dégage de la mouvance expressionniste en Belgique assurant, de la sorte, une large accessibilité auprès du public tandis que la mouvance allemande, fondée, quant à elle, sur une critique plus aigue de la société dépeint et génère plus nettement un sentiment d’angoisse profonde.
Cette quiétude se retrouve également dans les expressions contemporaines en Wallonie. Sans parler d’expressionnisme, le retour à l’humain, l’intime ou le rêve, l’aspiration à la simplicité, la structure ordonnée des compositions et l’usage de tonalités douces sont partagées notamment par Louis Buisseret ou Anto Carte – formant d’ailleurs, autour de ces principes, le groupe Nervia en 1928 – auquel se rallient d’anciens fauves brabançons tels Jean Brusselmans, Edgard Tytgat, Hippolyte Daeye ou Floris Jespers.
Défendu de 1920 à 1931 par la galerie bruxelloise et la revue Sélection, animées par les hommes de lettre Paul-Gustave Van Hecke et André de Ridder, et par la galerie Le Centaure l’expressionnisme constitue l’une des voies les plus épanouies de l’art belge, simultanément au dadaïsme et au surréalisme ainsi qu’à l’abstraction construite émergeante.
REALITES MAGIQUES
Surréalisme
Déjà, les expériences artistiques et littéraire du mouvement Dada, initié dès 1916 par Tristan Tzara, Hans Arp et Sophie Taeuber à Zurich, en Suisse neutre, posent les principes d’un art contestataire, visant à faire table rase des conventions et des normes esthétiques, idéologiques et politiques au profit d’un déploiement, en marge de la raison et de la logique, d’une pensée et d’une expression totalement libres. L’extravagance, l’esprit caustique, l’irrespect et l’illogisme stimulent les dadaïstes et bouleversent les développements artistiques à l’échelle internationale. Leurs audaces esthétiques et leurs pratiques pluridisciplinaires offrent effectivement un renouvellement artistique sans précédant et ouvrent la voie à des explorations créatives inédites. Si le mouvement s’essouffle autour de 1920-1923, c’est en faveur d’une mue propice à la consolidation et la maturation de ses principes avec le surréalisme.
C’est le jeune compositeur Edouard-Léon-Théodore Mesens qui attire l’attention des acteurs culturels belges sur le dadaïsme. Ses contacts avec Tzara, Erik Satie, Marcel Duchamp et Francis Picabia nourriront l’initiative d’une revue au numéro unique – intitulée Œsophage – réalisée avec le concours du jeune René Magritte, séduit par l’orientation radicale et totalement ouverte du courant. Dans leur sillage, la revue Het Overzicht, parue entre 1923 et 1925 sous la houlette de Michel Seuphor, diffuse aussi des textes Dada. L’aventure devient véritablement « surréaliste » avec la parution du Manifeste du surréalisme d’André Breton en 1924 qui définira les grands axes et la philosophie de base du mouvement : n’excluant aucune forme d’expression – littéraire, picturale, musicale, cinématographique… – le surréalisme se fonde prioritairement sur l’expression réelle de la pensée brute, détachée du contrôle de la raison et de quelconques préceptes esthétiques ou moraux. Dans ce cadre, l’imaginaire, le rêve, la folie et l’inconscient constituent les terrains propices aux jeux créatifs où l’étrange, l’illogisme et l’irrationnel se développent librement.
Le mouvement s’avère très rapidement dense et foisonnant en Europe et à l’échelle mondiale. Des figures comme Giorgio de Chirico ou Max Ernst, dont les œuvres sont largement diffusées dès les années 1920, y compris en Belgique, consolident le mouvement et confortent toute une colonie d’artistes animée par cet appel au rêve.
La Belgique occupe, dans ce contexte, un rang de premier ordre. Soutenu par Mesens qui fonde, à partir de 1927, la galerie L’Epoque (puis la galerie Mesens de 1931 à 1938), le jeune René Magritte est propulsé comme l’une des figures de proue du mouvement. Dès 1928, il y présente une série de 23 œuvres – aux côtés de Ernst et Miro – affichant un univers dont l’étrangeté génère la poésie. Agençant sans logique des éléments du monde réel – objets, architectures, personnages… – dans un style méticuleusement réaliste et une esthétique léchée, Magritte et ses acolytes disloquent, sans les redéfinir, les rapports de l’observateur au monde et de la représentation au monde.
Une fois encore dans l’évolution de l’art belge, tandis que les surréalistes étrangers – notamment français – privilégient une libre transposition de l’inconscient pouvant déboucher sur une œuvre abstraite, les Belges restent attachés, quant à eux, au réel. L’opacité et la magie de l’univers créé par Magritte ou Delvaux reposent moins sur des recherches plastiques que sur l’étrangeté d’un système figuratif illusionniste dont il est impossible d’obtenir les clefs de décodage et d’interprétation. Cette opacité se voit d’ailleurs renforcée par une mise en relation arbitraire, courante chez Magritte, des mots et des objets dans ses toiles.
Après un cheminement sinueux l’ayant amené à explorer diverses voies – telles que le post-impressionnisme ou l’expressionnisme, Paul Delvaux – bouleversé par l’œuvre métaphysique de Girgio de Chirico – basculera dans le surréalisme à partir de 1934, année même où Magritte présente une exposition importante au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Ses mises en scènes théâtrales, où ses sujets de prédilection – femme, gares, squelettes – s’affichent, hiératiques, glacials et silencieux, suscitent également l’étrangeté, l’absurdité et le mystère.
Si l’intention de renouveler l’art et, en conséquence, d’influencer sensiblement l’évolution du monde et de l’homme, est nourrie par une importante pensée politique révolutionnaire chez la majorité des artistes surréalistes, Paul Delvaux se détache volontairement des aspects subversifs et engagés du mouvement pour préférer l’isolement et l’intimité, tels qu’en témoignent si éloquemment ses œuvres.
Le surréalisme en belge, dont le rayonnement mondial assure sa large renommée encore à ce jour, s’étiolera naturellement au fil des années, notamment au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Cependant, l’ouverture au rêve et au surréel offerte par le mouvement connaît une pérennité tout au long de la seconde moitié du siècle – notamment, par exemple dans l’univers de singulier et caustique Marcel Broodthaers ou de l’œuvre fantasque et poétique de Panamarenko – et, d’une certaine manière, aujourd’hui encore. L’esprit surréaliste, dont nombre de Belges se plaisent eux-mêmes à le revendiquer comme symptomatique de l’identité nationale, est entretenu par une certaine frange de l’art actuel travaillant autour du rêve, de l’humour, de l’ironie et d’une aspiration à éviter les codes consensuels, tels Wim Delvoye par exemple.
REALITEES CHIMERIQUES
L’abstraction, entre « raison et sentiments »
L’une des caractéristiques de l’art du XXe siècle, en Belgique comme à l’étranger, consiste dans le foisonnement d’expériences protéiformes simultanées. Nous avons déjà évoqué les mouvances expressionniste et surréaliste, contemporaines, qui proposent des réponses contrastées aux profonds changements de la société. Parallèlement, une voie inédite, fruit d’un processus de maturation esthétique depuis plusieurs décennies, est expérimentée dès après la Première Guerre mondiale : l’abstraction.
En effet, les multiples recherches développées spécifiquement dans l’axe de la plasticité et la matérialité de la peinture (impressionnisme, néo-impressionnisme, fauvisme), aboutissent à l’avènement d’un statut autonome de l’oeuvre et la pleine reconnaissance des qualités intrinsèques à la peinture, détachées du principe de figuration. L’œuvre peut désormais se concevoir par et pour ses seuls jeux de formes, de composition, de couleurs ou de matières. Arrivés à maturité autour des années 1920, les éléments propices à l’émergence de l’abstraction seront explorés en de multiples voies tout au long du XXe siècle. Le processus de libération de l’art des cadres traditionnels de la représentation arrive à terme. Et dans ce contexte, les questions sur le sens, le statut de l’art et de l’artiste sont approfondies.
A l’instar des mouvances internationales, deux principales phases et deux grands types d’abstraction – géométrique et lyrique – se succèdent en Belgique.
La « première abstraction » se développe à la sortie de la guerre 1914-1918. C’est alors une abstraction constructiviste – également évoquée comme « Plastique Pure » – qui se déploie durant l’entre deux guerres. Dans ce contexte de crise et de doute, les principes de représentation réaliste, mis en cause tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle, sont radicalement battus en brèche. L’émergence du cubisme constitue un tournant clef dans cette évolution. Décomposant les sujets pour un redéploiement selon un ordonnancement proprement plastique et formelle, les cubistes posent les bases d’une restructuration tant de la logique interne de l’œuvre que dans celle de sa lecture par le spectateur. Le futurisme, dans son sillage, pousse le principe de fragmentation plus loin. Mais dans ce cadre, la déstructuration du sujet ne vaut pas pour les seuls jeux plastiques ou de redéfinition de l’œuvre et de son statut. Elle est également propice à la valorisation des expressions de la modernité (les machines, la vitesse, les engins motorisés…). C’est dès lors une vision plutôt exaltée et enthousiaste de l’époque moderne que développent les futuristes et c’est dans un esprit d’engagement actif au sein de la société qu’ils envisagent l’évolution harmonieuse des arts.
Ces mouvances, opérant une libération drastique de la peinture – et offrant concomitamment de nouvelles perspectives pour l’architecture et les arts appliqués – est propice à l’avènement d’un statut d’art « pur », ne se destinant pas à la représentation et visant une cohérence plastique propre. C’est notamment au sein du cercle Doe stil voort et de la revue anversoise, animée par Michel Seuphor, Het Overzicht que Victor Servranckx, Josef Peeters et Prosper de Troyer, les premiers abstraits belges, présentent les œuvres agençant avec talent des jeux rythmés d’éléments plastiques géométriques (formes, couleurs, lignes, plans…). Dans l’esprit du purisme français (Le Corbusier, Ozanfant) ou du Bauhaus allemand, la Belgique se trouve de dignes homologues. La revue 7 Arts, parue entre 1922 et 1929 sous l’égide des frères Pierre et Victor Bourgeois, relaie également l’aventure de l’abstraction construite promue avec les artistes Karel Maes, Pierre-Louis Flouquet, Marcel Baugniet, mais aussi René Magritte qui engage d’abord sa carrière dans cette voie, de manière assez engagée d’ailleurs en publiant notamment l’essai « L’art pur – Défense de l’esthétique » en 1922.
Cette première abstraction constructiviste, amorcée dans les années 1920-1930, connaîtra un développement pérenne tout au long du siècle. Une alternative contrastée, au destin tout aussi prolifique émergera toutefois après la Deuxième Guerre mondiale : l’abstraction lyrique.
La Jeune Peinture belge
L’abstraction, durant la seconde moitié du XXe siècle, prend deux orientations distinctes : la tendance géométrique, fondée sur la construction architecturée des éléments formels et colorés de l’œuvre, et la tendance lyrique, visant au contraire à se déployer comme le prolongement d’une expression spontanée des artistes selon une liberté plastique.
Les expériences plastiques amorcées dans les années 1920 avec l’abstraction constructiviste sont confirmées, et même amplifiées, à partir des années 1950. Jo Delauhaut et Pol Bury – lesquels rédigent communément un Manifeste du spatialisme en 1954, exposant les principes de base et les objectifs d’une plastique géométrique – illustrent, également aux côtés de Gaston Bertrand, cette tendance avec éloquence. Le groupe Art abstrait, fondé en 1952, suivi de Formes en 1956 à l’instigation de Delahaut puis Art construit en 1960, consolident le courant en Belgique. En dépit d’une apparente rigidité, cette voie n’est cependant pas dépourvue de finesse, de sensibilité et de subtilité. En effet, si les jeux formels sont issus d’un minutieux travail préparatoire reposant sur une pleine maîtrise de la conscience, une liberté créative et l’expression ne sont pas exclues. Les compositions et les effets varient (légèreté, souplesse, rudesse, contrastes ou harmonies de tons…) et tendent à libérer l’art de la bidimentionnalité pour s’étendre à l’ensemble du cadre de vie pouvant même, dans une voie aboutie, créer des jeux d’optiques suscitant une interaction entre l’œuvre et le spectateur (cinétisme).
Simultanément, l’art belge s’épanouit tout autant dans la voie de l’abstraction lyrique. Tirant les leçons du fauvisme et de l’expressionnisme, la mouvance lyrique prend appui sur la libre expression des sentiments et sur la subjectivité de la vision. Dans ce registre, la peinture s’épanouit tel un bouillonnement organique, repose sur une sensibilité et une spontanéité débordantes et tend, majoritairement, à magnifier la matérialité de la peinture au gré d’empâtements denses de formes généreuses. La sensualité et l’expressivité de la veine lyrique trouvent des ambassadeurs de choix, tels Anne Bonnet, Louis Van Lint et, dans une voie plus sobre et tempérée, Antoine Mortier.
Cette double abstraction est représentée au sein de La Jeune Peinture belge, groupe particulièrement dynamique et rayonnant au sein du pays comme à l’étranger. D’abord réunis à l’initiative de l’historien de l’art Robert Delevoy, fondateur dès 1944 de la galerie Apollo, dans le cadre de l’exposition La Jeune Peinture belge, le collectif se structure de manière plus efficace à partir de 1945 en réunissant une cinquantaine de membres ayant à cœur de révéler les multiples potentialités de l’abstraction. Prennent ainsi part à l’aventure : Gaston Bertrand, Anne Bonnet, Louis Van Lint, Jan Cobbaert, Jan Cow, Marc Mendelson ou encore Luc Peire, Pierre Alechinsky, Pol Bury, Jo Delahaut, Lismonde, Antoine Mortier et Roger Somville.
En dépit de la dissolution de l’association de La Jeune Peinture belge en 1950, l’héritage de l’entreprise a connu un destin continu et prolifique puisqu’une fondation éponyme, toujours active à l’heure actuelle, promeut efficacement les arts plastiques à l’échelle internationale notamment grâce à son concours bisannuel dotant des artistes de moins de 35 ans d’un prix prestigieux.
Mais c’est aussi au sein du groupe CoBrA que l’abstraction lyrique trouvera sa forme la plus épanouie.
CoBrA
Né en 1948 du rassemblement de trois groupes développant des recherches comparables – Host au Danemark, Reflex aux Pays-Bas et le Surréalisme révolutionnaire fondé par Christian Dotremont en 1947 à Bruxelles) – l’appellation du groupe est issue de la synthèse des premières syllabes des trois capitales dont sont issues les groupes (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam). Animé par Pierre Alechinsky, Christian Dotremont, Asger Jorn, Karel Appel, Serge Vandercam ou en encore Roel D’Haese et Reinhoud, l’association ancre explicitement ses orientations et ses objectifs dans la voie de l’abstraction lyrique. A leurs yeux, la création artistique doit dépasser les querelles réductrices autour de l’opposition entre abstraction et figuration et doit retrouver une fraîcheur, une naïveté, une spontanéité et une liberté d’expression – rappelant l’art brut développé par Dubuffet ou Chaissac à la même époque – propices à des œuvres puissantes opérant un impact fort sur le spectateur.
Ce principe de liberté et de spontanéité – voire de régression consciente – est hérité en droite ligne du surréalisme qui, déjà, réfutait toute référence intellectuelle, tout code culturel conventionnel. Comme pour leurs aïeux, cette position stimule un intérêt particulier pour le rapport, artificiel, des mots et de l’écriture aux objets et aux humains. Dans ce cadre, Dotremont et Alechinsky investissent la calligraphie non plus sous l’angle de sa faculté de porter du sens mais uniquement selon une orientation esthétique. La même logique sous-tend les « logogrammes » de Dotremont et Jorn qui interrogent les relations entre l’écriture et la peinture.
L’aventure CoBrA est aussi brève qu’intense. Si le groupe est dissout dès 1951, en subsiste toutefois une production foisonnante et ses principaux acteurs poursuivent assidûment, individuellement, leurs recherches dans cette voie et leur assurant, de la sorte, un rayonnement international sur le long terme.
EPILOGUE
En effet, au gré de ce cheminement, nous avons pu souligner la propension des artistes belges à maintenir une certaine fidélité au réel. Au fil des courants expérimentés en Belgique – réalisme, impressionnisme, néo-impressionnisme, fauvisme, expressionnisme – la réalité ne disparaît jamais radicalement en dépit des jeux plastiques et des recherches esthétiques accordant une place capitale à la matérialité de la peinture et, progressivement, à la primauté de la logique interne de la composition. Cet ancrage réaliste constitue un axe fondamental de l’histoire de l’art belge, jusqu’à l’abstraction incluse. Et c’est également dans un rapport privilégié avec le réel qu’oeuvrent les courants développant des univers fantasmés, tels le surréalisme et le symbolisme.
Cet attachement profond au réel n’exclut toutefois aucunement la construction d’un « ailleurs », un monde rêvé se nourrissant des divagations de l’âme et de l’inconscient. Le symbolisme, le surréalisme et l’abstraction – qu’elle soit construite ou lyrique – aspirent finalement à la construction d’une autre réalité. L’artiste belge, s’il a les pieds dans la glaise, a la tête dans les nuages.
En outre, cet équilibre entre rêve et réalité s’imprègne également des multiples expérimentations et innovations qui se succèdent tout au long des XIXe et XXe siècle. A l’instar des développements artistiques à l’échelle internationale durant cette période, l’art belge s’articule autour d’une quête fondamentale, celle de la liberté : liberté d’imaginer, de créer, de pratiquer… Cette valorisation du sentiment, du regard et de l’expression individuels rencontre d’ailleurs un terreau particulièrement fertile en Belgique, terre d’individualités plus que de courants.
Cette épopée de l’art libéré au fil de nombreuses révolutions esthétiques se déploie avec constance, nous l’avons vu, de 1850 à l’avènement de l’abstraction au milieu du XXe siècle. C’est au cours de ces deux siècles que les axes et les orientations de l’art moderne se sont définis et ont ouvert la voie aux expérimentations postérieures – foisonnantes et singulières – au sujet desquelles une lecture scientifique ne pourra être livrée que d’ici quelques décennies. Citons néanmoins, pour clore ce panorama, quelques exemples choisis – Panamarenko, Michel François, Edith Dekyndt, Wim Delvoye, Jan Fabre, Xavier Mary…– qui laissent entrevoir la pérennité des orientations prises par la Belgique depuis 150 ans : un art, empreint d’humour et de dérision, exprimant tout à la fois son attachement et son détachement à l’égard du réel, honorant la factualité de la peinture pour elle-même et cultivant sa liberté et sa fraîcheur par rapport aux courants internationaux pour, finalement, perpétuer, avec originalité, cette habileté si fructueuse à jouer librement l’entre-deux : entre rêves et réalités.