Introduction
Partant des monnaies trouvées lors de fouilles archéologiques dans les provinces orientales de l'Empire romain, nous allons dans cet article parcourir tout le chemin menant à leur interprétation. Plus on avance dans l'identification, puis dans la mise en contexte des monnaies de fouille, plus on soulève de questions. Les monnaies elles-mêmes, leurs contextes et la mise en oeuvre de documents épigraphiques et littéraires permettent de répondre assez largement à ces questions.
Comme tout document archéologique, les monnaies trouvées en fouille sont indissociables de leur contexte. En ce qui concerne les monnaies, ce principe n'a pas toujours été mis en application. Les monnaies sont largement collectionnées, depuis des siècles, et font l'objet d'un commerce à grande échelle. Les marchands se soucient rarement des contextes, et certains collectionneurs ne visent qu'à amasser de beaux objets. En découlent le pillage, le trafic, et la problématique des détecteurs de métaux : faut-il les interdire, les autoriser, en encadrer l'usage par un système de déclaration des trouvailles, comme en Angleterre et au Danemark ? Les monnaies sont longtemps restées les parents pauvres de l'archéologie, et elles étaient publiées sous forme de listes, à la fin des rapports de fouille ou des publications de site. On apprenait que les monnaies figurant sur telle liste provenaient de tel site, sans mention des structures ou des unités stratigraphiques où elles avaient été exhumées. À titre d'exemple, voici, en marge de ce texte, un extrait de la publication des monnaies de fouille de Hama, en Syrie du nord. Il n'y a pas de photo, l'auteur renvoie à des ouvrages de référence où l'on trouvera des photos de monnaies du même type. Il n'y a ni numéro d'inventaire, ni description. La fouille de Hama date de 1931-1938, les monnaies ont été identifiées en 1969-70, et finalement publiées en 1986. L'ajout d'un numéro d'inventaire constitue un premier progrès, dans la mesure où ces numéros font référence à des contextes de découverte précis. Encore faut-il que le code permettant de comprendre les numéros d'inventaire soit détaillé dans la publication, ce qui n'est pas toujours le cas.
Après l'enregistrement des monnaies dans leur contexte archéologique, il convient de les nettoyer. Le but du nettoyage n'est pas d'obtenir de beaux objets de collection, mais de tirer du matériel numismatique un maximum d'informations. Les monnaies de fouille sont rarement belles. En réalité, il s'agit le plus souvent de petites dénominations de bronze, de cuivre ou de billon, usées par des années ou des décennies de circulation, et à la surface corrodée par un long séjour dans le sol. Les monnaies de métaux précieux, or et argent, qui se trouvent aujourd'hui dans les collections publiques et privées, proviennent généralement d'ensembles monétaires dissimulés dans l'Antiquité pour diverses raisons et non récupérés, que l'on appelle des trésors. Il arrive que l'on en découvre sur des sites, pendant les fouilles. C'est le cas des dépôts de fondation, des monnaies que l'on trouve en contexte funéraire, des trésors des temples, ou encore de caisses militaires, d'économies cachées, etc.
Les monnaies des fouilles d'Apamée sur l'Oronte
Notre enquête commence sur un site longtemps fouillé par les archéologues de l'Université Libre de Bruxelles, Apamée sur l'Oronte, dans le nord de la Syrie actuelle. Apamée était une ville importante, capitale de province au Bas Empire, et elle a connu une très longue occupation. La cité antique fut fondée par Séleucos Ier au début de la période hellénistique, en 300/299 avant notre ère, elle fut habitée jusque sous le califat abbasside, et connut une brève réoccupation byzantine au XIe siècle. On y trouve des monnaies grecques, romaines, byzantines et arabes. Pendant la fouille, les monnaies sont enregistrées en place et reçoivent un numéro d'inventaire comprenant les deux premières lettres du nom du site, l'année de découverte, le secteur et l'unité stratigraphique (US) de découverte, et un numéro d'objet dans cette US. Par exemple, AP-09.II.24.757 signifie : Apamée, mission archéologique de 2009, secteur II - c'est à dire le quartier Nord-Est, où des thermes et une palestre ont été fouillés -, unité stratigraphique 24, objet 757. Ce numéro rattache l'objet à son contexte de découverte. Les monnaies sont ensuite nettoyées, photographiées et identifiées lorsque cela est possible. Toute une série de renseignements peuvent être tirés d'une monnaie, et ces renseignements sont rassemblés dans une notice. Il convient d'y indiquer :
- Le pouvoir émetteur : empereur, roi, cité...
- La date d'émission si elle est connue, la fourchette de datation si ce n'est pas le cas (dates de début et de fin d'un règne, par exemple)
- Le lieu d'émission (l'atelier monétaire)
- La description du droit et du revers, en commençant par la légende telle qu'elle subsiste sur la monnaie
- Les données métrologiques : masse, diamètre, axes des coins
- La référence aux outils bibliographiques (par exemple SC = Houghton (Arthur), Lorber (Katherine), Seleucid Coins: a comprehensive catalogue, New York-Lancaster-Londres 2002, 2008)
- Le numéro dans l'inventaire original de la fouille.
Les monnaies de fouille d'Apamée nous ont réservé deux surprises. D'abord, les monnaies hellénistiques y sont très rares : 5 sur environ 400 monnaies nettoyées sur place pendant la campagne d'été 2010. C'est peu, si l'on se rappelle qu'Apamée fut le lieu de casernement de l'armée des rois séleucides, et que selon Strabon, ses écuries abritaient 500 éléphants de guerre et 30000 chevaux ! Ensuite, les monnaies du Haut Empire frappées à Rome, et que l'on trouve en grandes quantités sur les sites des provinces occidentales, Bretagne, Gaule, Espagne, Italie, Sicile, Afrique du nord, en sont absentes. D'Auguste à Trébonien Galle, de 27 BC à 253 AD, les fouilles n'ont livré ni denier, ni sesterce, ni as. Les monnaies impériales semblent apparaître à Apamée avec Valérien, Gallien et Probus, et devenir nombreuses à partir de Constantin. Il y a par contre dans les monnaies de fouille une série de monnaies à légendes grecques portant au droit le portrait d'empereurs du IIe et du IIIe siècles, parmi lesquels nous avons pu identifier Trajan et Lucius Vérus.
C'est le moment de rappeler très brièvement le système monétaire du Haut Empire romain. Mis en place par Auguste au début de son règne, ce système a fonctionné sans changement majeur jusqu'au milieu du IIIe siècle. Il comprenait 7 dénominations : l'aureus, le denier, le sesterce, le dupondius, l'as, le semis et le quadrans. Toutes ces monnaies étaient échangeables entre elles, à des taux fixes : un aureus valait 25 deniers, un denier 4 sesterces, un sesterce 4 as, un as deux semisses ou 4 quadrans.
Ces monnaies romaines impériales sont absentes de notre échantillon de monnaies de fouille. Les monnaies à légendes grecques devaient donc les remplacer dans la circulation monétaire du Haut Empire. Jean-Pierre Callu a publié en 1979 un premier lot de monnaies de fouille d'Apamée : 1100 monnaies romaines. En consultant sa liste, nous faisons la même constatation : les légendes lisibles sur des monnaies du Haut Empire, d'Auguste à Philippe l'Arabe, tué en 249, sont, à une exception près, en grec. Et aucune de ces monnaies ne provient de l'atelier de Rome. Callu a écarté de son échantillon les 38 monnaies les plus anciennes, considérées comme "hellénistiques". En tant que spécialiste des monnaies romaines, il n'a pas voulu en faire l'identification et les a confiées à un spécialiste des monnaies grecques. Ces monnaies n'ont jamais été publiées et une tentative récente pour les retrouver s'est soldée par un échec. On voit là les conséquences d'une hyper-spécialisation, qui distribuait le matériel archéologique en fonction de changements politiques dont on ignore totalement dans quelle mesure ils ont affecté les populations. Callu a commencé sa liste avec une monnaie à l'effigie d'Auguste, mais il a oublié que la Syrie fut conquise par Pompée en 66 avant notre ère, et que durant les 35 années qui séparent cette conquête de la bataille d'Actium et du début du règne d'Auguste, les monnaies circulant en Syrie furent frappées sous l'autorité de la République romaine. Il est certain que parmi les 38 monnaies "hellénistiques" qu'il n'a pas reprises dans son catalogue se trouvaient des monnaies qu'aujourd'hui nous appellerions, comme nous allons le voir, des "monnaies provinciales romaines".
Les outils bibliographiques
L'étape suivante, avant d'aller voir à des fins de comparaison les monnaies trouvées sur d'autres sites de Syrie et du Proche-Orient, consiste à repérer et utiliser les outils bibliographiques où ces monnaies à légendes grecques, ou plus rarement latines, circulant en Orient sous l'autorité romaine, étaient décrites. Le catalogue de Callu mentionne le BMC et le SNG Copenhague. Le BMC, ou British Museum Coins of the Roman Empire, a vieilli, et on ne l'utilise plus guère aujourd'hui. Il a été remplacé, pour les monnaies impériales, par un corpus beaucoup plus complet, bien que toujours sujet à révisions, le RIC ou Roman Imperial Coinage. Les monnaies à légendes grecques ont d'abord été publiées dans une série toujours en cours, les Sylloge Nummorum Graecorum ou SNG. Ces monnaies étaient jusqu'à il y a peu considérées comme des "monnaies impériales grecques", ce qui explique leur présence en grand nombre dans cette série de publications. On tend aujourd'hui à les considérer plutôt comme des "monnaies provinciales romaines", et elles sont également en cours de publication sous cette appellation.
Certains auteurs distinguent les monnaies civiques, qui n'ont circulé que sur le territoire d'une cité, et les monnaies provinciales, frappées dans des capitales de province et qui ont connu une distribution assez large. Antioche, capitale de la province romaine de Syrie, frappa sous le Haut Empire de grandes quantités de monnaies d'argent et de bronze que l'on retrouve aujourd'hui en fouille dans tout le Proche-Orient et au-delà. On parle dans ce cas de monnaies provinciales. Apamée frappa peu de monnaies, de façon sporadique, que l'on retrouve sur peu de sites. La plupart des monnaies d'Apamée trouvées en fouille proviennent de la ville la plus proche, Hama. On parlera dans ce cas plutôt de monnaies civiques. Les Sylloge Nummorum Graecorum rassemblent les monnaies grecques des grandes collections du Monde entier. Inaugurée en 1931, c'est la première collection numismatique où les planches de photos sont placées en vis-à-vis des pages de notices. Les monnaies y sont classées en suivant l'ordre de la Géographie de Strabon, qui fait le tour de la Méditerranée dans le sens des aiguilles d'une montre, du sud de l'Espagne au nord du Maroc. C'est l'ordre utilisé pour toutes les collections de monnaies grecques, dans les musées comme dans les publications. De nouveaux volumes du SNG sortent tous les ans. Le Roman Provincial Coinage rassemble toutes les monnaies frappées dans les provinces romaines et n'appartenant pas au système monétaire impérial mis en place par Auguste. La plupart de ces monnaies ont des légendes grecques et ont été émises dans les provinces orientales, Grèce, Macédoine, Thrace, Bythinie, Cappadoce, Asie Mineure, Crète et Chypre, Syrie, Arabie, Mésopotamie et Égypte. Sous les Julio-Claudiens, des monnaies provinciales ont été également frappées en Gaule, en Espagne et en Afrique du nord. Les monnaies du RPC sont classées par période, puis géographiquement. La série est en cours de publication, certains tomes étant en ce moment en ligne afin que les numismates puissent faire des remarques et proposer des ajouts. Le RPC commence à la mort de César, en 44 BC. Cela veut dire que les monnaies frappées sous l'autorité de la République romaine dans les provinces avant 44 n'y sont pas répertoriées, et que la série des SNG reste incontournable. Les index, planches et descriptions des ouvrages de référence permettent d'identifier les monnaies de fouille lisibles et d'en établir les notices.
Monnaies d'autres sites du Proche-Orient
Nous devons ensuite nous tourner vers un contexte plus large, et aller voir les monnaies de fouille des autres sites de la région. Plusieurs sites des provinces orientales de l'Empire ont fait l'objet de fouilles publiées. Sur tous ces sites, sous le Haut Empire, les monnaies à légendes grecques sont beaucoup plus nombreuses que les monnaies frappées à Rome. Sur la plupart des sites, ce sont les monnaies du Bas Empire qui forment le gros des trouvailles. Apamée, Hama, Antioche et Alexandrie connurent une occupation importante au Bas Empire. Zeugma fut prise et pillée par les Sassanides en 256 puis ravagée par un tremblement de terre, et sa population décrut sensiblement, ce qui explique le petit nombre de monnaies tardives dans les fouilles. Alexandrie et Antioche, capitales des Lagides et des Séleucides, produisirent de grandes quantités de monnaies tant à l'époque hellénistique qu'à l'époque romaine, ce qui se reflète également dans les monnaies de fouille. Si l'on concentre nos recherches sur le Haut Empire, on peut ajouter à notre échantillon le site de Doura Europos, une cité grecque conquise par les Parthes, mais qui fut intégrée dans l'Empire romain à la fin du IIe siècle et détruite en 256 par les Sassanides. On voit que pour la période comprise entre la conquête de la Syrie par Pompée et la fin du IIIe siècle, les monnaies produites localement représentent selon les sites de 73 à 99 % des trouvailles.
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Le moment est venu de commenter la date choisie pour la fin de la période que nous avons appelée jusqu'ici le Haut Empire. Cette date, 296/7, n'a rien d'arbitraire. En 294, Dioclétien ordonna une réforme complète du système monétaire romain, qui avait été mis à mal par les empereurs-soldats des années 260-280. En 296/7, cette réforme amena l'arrêt de la production de monnaies à légendes grecques dans le dernier atelier à frapper des monnaies provinciales, l'atelier d'Alexandrie. À partir de cette date, tous les ateliers de l'Empire frappèrent les mêmes séries de monnaies, distinguées seulement par l'abréviation du nom de la ville à l'exergue du revers.
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La date choisie pour le début de la frappe des monnaies provinciales n'est pas aléatoire non plus, puisque c'est en 66 avant notre ère que Pompée ajouta la Syrie aux provinces de la République romaine. En Égypte, nous aurions dû prendre 30 avant notre ère, en Asie Mineure 133, date à laquelle Attale, roi de Pergame, légua son royaume à Rome.
L'exception égyptienne et la continuité avec l'époque hellénistique
Il nous faut revenir un instant sur les quantités de monnaies de fouille, et auparavant faire une remarque méthodologique. Les monnaies sont des objets produits en très grandes quantités, d'une façon que, pour l'atelier de Rome en tout cas, et très probablement pour les ateliers d'Alexandrie et Antioche sous le Haut Empire, on peut qualifier d'industrielle. Sur certains sites, les monnaies de fouille se comptent par dizaines de milliers. Ces grands nombres autorisent un classement chronologique fin et un traitement statistique des données. Les chiffres obtenus, pourcentages, moyennes, etc, permettent ensuite de raisonner. Cela donne aux numismates une impression de confort intellectuel (1). Mais il ne faut pas oublier que, travaillant sur des périodes éloignées, nous ne disposons jamais que de données fragmentaires. Dans quelle mesure les monnaies "survivantes", que nous découvrons en fouille, sont-elles représentatives de la production et de la circulation monétaires du passé ? Nos échantillons sont certainement biaisés. Il suffit de se rappeler que nous exhumons presque exclusivement des monnaies de faible valeur, de métaux communs. Dans la circulation monétaire antique, la place de l'or et de l'argent était beaucoup plus importante que ce que nous révèlent les fouilles. Un site comme Pompéi, où l'éruption du Vésuve a figé la circulation monétaire un jour de 79, a livré beaucoup plus d'or et d'argent que des sites qui ont connu une occupation ininterrompue. Il convient donc de garder à l'esprit que les quantités de monnaies trouvées en fouille ne donnent que des ordres de grandeur, et que ces ordres de grandeur ne valent, sauf exceptions, que pour la petite monnaie de bronze, cuivre ou billon.
Ces réserves faites, les chiffres des différents sites d'Orient examinés ici convergent, et nous pouvons être assurés que les monnaies d'argent, de bronze et de billon produites localement, dans les cités et les capitales de province, y circulaient en beaucoup plus grandes quantités que les monnaies produites à Rome. À Alexandrie, les deux monnaies impériales trouvées en fouilles sont clairement des exceptions. On sait par ailleurs que l'Égypte formait depuis les Ptolémées un système monétaire fermé. Un unique atelier monétaire, situé à Alexandrie, produisait les monnaies utilisées en Égypte, et seules ces monnaies locales y avaient cours (2). Sous les Ptolémées comme sous l'Empire romain, il était obligatoire de faire le change en entrant en Égypte, et la taxe sur le change allait dans le trésor royal puis provincial. Les monnaies de fouille confirment cette situation particulière. L'atelier monétaire d'Alexandrie n'a pas été retrouvé, mais la continuité apparaît dans les monnaies elles-mêmes, qui utilisent les mêmes types et marques de valeur, et il est très probable que l'administration romaine se soit contentée de reprendre cet atelier tel qu'il était, avec son personnel, afin de l'utiliser à son profit.
Les dénominations monétaires, tétradrachme, drachme, obole, auxquelles la population était habituée, ne changèrent pas, jusqu'à la réforme de Dioclétien. C'est un premier exemple de continuité du monnayage entre la période hellénistique et la période romaine. La même continuité se remarque en Asie Mineure. Le royaume de Pergame utilisait une unité monétaire originale, le cistophore, ainsi nommé parce qu'il portait au droit le ciste (panier) mystique de Dionysos, d'où sortait un serpent. Cette monnaie était frappée dans différentes cités du royaume. Suite au legs d'Attale III en 133 avant notre ère, les autorités romaines ne virent pas de raison de changer un système monétaire auquel les habitants de la nouvelle province étaient habitués. Ce n'est que tardivement, près de 80 ans après le legs d'Attale, que les questeurs, responsables des finances de la province, inscrivirent leur nom sur ces monnaies.
Marc Antoine ajouta son portrait au droit, et c'est sous Auguste que le ciste fut remplacé par une gerbe de blé. Le poids originel de ces monnaies ne changea pas. Nous avons là un second exemple de continuité du monnayage de la période hellénistique jusqu'au IIe siècle de notre ère. On pourrait multiplier ces exemples, mais nous conclurons avec deux exemples syriens. Après la conquête de la Syrie par Pompée, l'administration romaine provinciale continua à frapper, à Antioche, des monnaies d'argent à l'effigie et au nom du dernier souverain séleucide, Philippe Philadelphe. La seule chose qui distingue ces monnaies est le monogramme du proconsul, puis du fonctionnaire romain en charge du trésor public. Le type du tétradrachme syro-phénicien, qui était frappé à Tyr, Sidon et Berytos (Beyrouth), fut également repris, et utilisé à Antioche jusque sous Philippe l'Arabe.
Fig. 20 – Tétradrachme posthume au nom de Philippe Philadelphe, avec le monogramme d'Aulus Gabinius, Antioche, 57-55 BC. |
Nous tenons là certainement la première explication des monnayages à légendes grecques en Orient sous administration romaine, à savoir la continuation des monnayages antérieurs. Il était plus simple de ne rien changer, de conserver les mêmes grands ateliers dans les capitales des royaumes hellénistiques, et de laisser aux habitants les monnaies auxquelles ils étaient habitués. Cette continuité n'explique cependant pas tout. Elle explique pourquoi les capitales hellénistiques ont frappé de grandes quantités de monnaies d'argent et de bronze, entre le legs d'Attale ou les conquêtes de Pompée et d'Auguste, et la réforme de Dioclétien. Mais que penser des centaines de cités de taille moyenne ou réduite, qui ont frappé principalement des monnaies de bronze, de façon le plus souvent tout à fait sporadique ? Près de 500 cités ont émis leur propre monnayage durant cette période. Certaines n'ont frappé monnaie qu'à une seule occasion, d'autres à plusieurs reprises, parfois entre de très longues périodes sans émissions monétaires. Ce n'est bien sûr pas sans raison que toutes ces cités ont produit leur propre monnaie, le plus souvent de bronze. Le prix du transport a joué un rôle dans ce choix. Ce prix, si l'on avait fabriqué à Rome de la monnaie de bronze ou de cuivre pour la transporter en Orient, aurait de loin dépassé la valeur de ces monnaies. D'un point de vue économique, il était beaucoup moins coûteux de produire ces monnaies sur leurs lieux d'utilisation. Cela explique pourquoi l'État romain a permis à ces cités d'Orient d'émettre leurs propres monnaies de bronze. Mais quel intérêt ces cités y trouvaient-elles ?
Mise en contexte historique : trois décrets
Un contexte plus large peut être trouvé dans certains textes contemporains de ces monnayages civiques. John Melville Jones a eu l'excellente idée de réunir les textes grecs et latins en rapport avec les monnaies grecques. Il a rassemblé sous différentes rubriques, puis dans l'ordre chronologique, les textes originaux et leurs traductions anglaises. Ces témoignages monétaires comprennent des textes narratifs, par exemple des passages d'Hérodote et de Diodore de Sicile, des essais philosophiques, comme des extraits de Platon et d'Aristote, mais également des textes normatifs, parmi lesquels des décrets qui se trouvaient gravés dans la pierre et affichés sur l'agora ou le forum de différentes cités. Trois de ces documents épigraphiques concernent tout particu-lièrement les monnaies provinciales. Le premier est un décret retrouvé à Sestos, en Chersonèse de Thrace, et daté des années qui ont suivi le legs d'Attale :
"Le peuple ayant décidé d'avoir sa propre monnaie de bronze, afin qu'ait cours la marque-type de la cité, pour que le peuple reçoive le profit d'une telle ressource… Ménas, avec son collègue, a apporté le soin convenable, en suite de quoi le peuple, à cause de la justice et du zèle de ces hommes, emploie sa propre monnaie…" (3) (Traduction française de Louis Robert).
Ce texte nous donne les deux raisons qu'ont eues les citoyens de Sestos de frapper monnaie : le prestige et le profit. Dans le cadre des rivalités permanentes entre cités grecques, la recherche du prestige se comprend aisément. Les monnaies civiques portent la marque de la cité qui les a émises, sous diverses formes : nom des habitants au génitif pluriel - que l'on appelle l'ethnique -, premières lettres du nom de la cité (à Sestos, divinité particulièrement vénérée, héros fondateur...).
Le profit que peut rapporter à la cité la fabrication et la mise en circulation d'une monnaie locale mérite un mot d'explication. Si des centaines de cités frappaient monnaie, il est clair que c'est parce qu'elles y trouvaient des avantages. Et le profit financier est le premier avantage qui nous vienne à l'esprit. Comment peut-on faire un profit en frappant monnaie ? On peut :
- Gagner sur l'émission : le premier profit résulte directement de la production et de la mise en circulation de la monnaie. Une pièce de monnaie possède une valeur intrinsèque, formée de la valeur du métal qui la compose et du coût du travail nécessaire pour la produire. Le pouvoir émetteur, responsable de l'émission monétaire, ici le peuple de Sestos, peut décider que la valeur faciale, ou valeur d'échange, de la monnaie, est supérieure à sa valeur intrinsèque. La différence entre la valeur d'échange et la valeur intrinsèque d'une monnaie, son coefficient de fiduciarité, forme un bénéfice dont profite le pouvoir émetteur.
- Gagner sur le change : afin de faire un second profit, le pouvoir émetteur peut décréter que seule la monnaie qu'il a émise a le droit de circuler sur le territoire qu'il gouverne. Dans ce cas, il fait un profit en levant une taxe lors du change obligatoire des monnaies des étrangers souhaitant commercer sur ce territoire.
- Faciliter les échanges : on peut enfin considérer la simple disponibilité de petite monnaie comme un avantage en soi, puisqu'elle facilite les échanges marchands.
Le second décret reprend une lettre de l'empereur Hadrien, ou plutôt de son administration, adressée à la cité de Pergame. La correspondance échangée entre Pline le jeune, lorsqu'il était gouverneur de Bithynie, et l'empereur Trajan, illustre bien ce mode de fonctionnement du Droit romain sous l'Empire. Un gouverneur de province, une assemblée de citoyens, la curie d'une cité, envoyait à l'empereur une requête. L'empereur y répondait, en reprenant au début de sa réponse la question posée. L'ensemble, la question suivie de la réponse impériale, formait un décret, que l'on gravait ensuite dans la pierre et que l'on affichait dans un lieu public. La correspondance de Pline montre que l'on consultait l'administration impériale sur des problèmes très variés. Ici, un décret d'Hadrien, gravé dans le marbre blanc, et dont le plus grand fragment a été retrouvé en 1900 à l'extrémité est du portique nord du marché bas de Pergame, visait à trancher un litige entre les changeurs et les poissonniers et boutiquiers du marché. Ce texte donne une masse de renseignements sur l'usage de la petite monnaie et la façon dont une cité en tirait un profit. Voici les passages les plus utiles pour notre enquête :
"Leur façon de changer (la monnaie) n'était pas légale, et ils s'étaient permis d'agir d'une façon injuste… Car quand ils auraient dû prendre en bronze 18 assaria par denier aux marchands, boutiquiers et poissonniers habitués à vendre pour du petit bronze, et de faire le change pour ceux qui souhaitaient échanger des deniers au taux de 17 (assaria), ils ne se satisfaisaient pas du change des assaria, mais si quelqu'un voulait acheter du poisson contre des deniers d'argent, pour chaque denier ils exigeaient un assarion… Il nous a plu que quand des petits poissons sont vendus au poids à la valeur fixée par les autorités du marché (les agoranomes), même si des gens en achètent de nombreuses mines, ils doivent payer le prix en petite monnaie (de bronze), de telle sorte que le profit du change soit préservé pour la cité." (4).
C'est la première fois que nous rencontrons le terme assarion - au pluriel, assaria. Le taux de change de ces monnaies locales de bronze - 17 ou 18 pour un denier selon qu'on soit vendeur ou acheteur - est très proche de celui des as impériaux - 16 pour un denier. C'est pourquoi l'on considère généralement l'assarion comme l'équivalent oriental de l'as de Rome. C'est dans cette monnaie locale que les prix du marché devaient être fixés par les agoranomes.
Les poissonniers et boutiquiers du marché se sont plaints d'abus faits par les changeurs. Leur envoyé, Calvisius Glyco, a demandé à l'administration impériale de "dire le Droit", de telle sorte que ces abus cessent. L'empereur opine : les changeurs ont abusé de leur position en demandant des frais de change même lorsqu'il n'y avait pas de change. Il confirme ensuite le monopole du change des changeurs officiels, garantissant ainsi aux changeurs et à la cité cette source de revenus. Comment était utilisée la petite monnaie frappée à Pergame ?
Le change selon l'édit de Pergame :
L'acheteur est obligé de faire ses achats au marché avec la monnaie de bronze locale. Un édit d'Hadrien affiché à l'entrée du marché rappelle cette obligation. L'acheteur doit donc changer sa monnaie d'argent impériale auprès d'un changeur officiel de la cité. Avec un denier, il achète 17 monnaies de bronze. Les marchands ne peuvent accepter que cette monnaie de bronze. La monnaie de Pergame n'ayant cours que sur le territoire de la cité, les marchands doivent se procurer des deniers pour pouvoir payer leurs fournisseurs. À la fin de leur journée de travail, les marchands doivent échanger leur monnaie locale de bronze contre des deniers auprès du changeur officiel, au taux de 18 pièces de bronze pour un denier. Cela veut dire qu'à la fin de la journée :
- les changeurs ont encaissé la différence entre les taux d'achat et de vente de la monnaie de bronze, et ils partagent ce bénéfice avec la cité : soit ils sont directement employés par la cité, qui encaisse tout le bénéfice et leur verse un salaire, soit ils sont indépendants, et reversent à la cité un pourcentage du bénéfice
- la monnaie de bronze a circulé, mais elle est pour la plus grande part revenue dans la caisse des changeurs, prête à circuler à nouveau lors du marché suivant
- les marchands ont payé une taxe se montant à 1/17e des marchandises vendues, soit un peu moins de 6 pourcents.
Le décret de Mylasa, une cité de Carie, au sud-ouest de l'Asie Mineure, date du règne de Septime Sévère. Ce décret complète celui de Pergame, en donnant les peines prévues pour les citoyens libres ou les esclaves qui changeraient de l'argent au marché noir, sans passer par les changeurs officiels :
"… décidé par le Conseil et le peuple, que si quelqu'un, de quelque manière, qu'il soit libre ou esclave, à l'exception de celui qui a pris à bail ou est en charge de la table (de changeur), est pris en train de changer ou d'acheter de la monnaie, il doit être amené devant le changeur (officiel), après avoir été dénoncé devant le Conseil par tout citoyen qui le souhaite. Et s'il est condamné devant les archontes et le Conseil, s'il a fait cela sans faire de bénéfice, le changeur de monnaie et le dénonciateur doivent saisir son argent… S'il a fait un bénéfice, un homme libre devra payer au trésor sacré de nos divins seigneurs les empereurs 500 deniers, 250 au peuple et 100 au dénonciateur, et l'argent saisi sera confisqué au bénéfice du changeur… Un esclave condamné pour la même raison recevra 50 coups de fouet et sera mis en prison pour 6 mois, à moins que son maître ne paie les amendes mentionnées ci-dessus…" (5)
Le passage devant les changeurs officiels est obligatoire, car il garantit la circulation de la monnaie locale et le profit que la cité en retire. Ces documents montrent comment les cités se servaient de leur production de petite monnaie pour, via le change, encaisser des taxes sur le commerce.
Monnaies civiques et provinciales : l'argent et la guerre
Fig. 23 – Émissions de monnaies provinciales en argent comparées aux émissions de deniers à Rome, du début du règne de Vespasien au début du règne de Trajan. |
Les monnaies à haute valeur intrinsèque semblent avoir rempli d'autres fonctions. Aucune monnaie d'or civique ou provinciale n'a été retrouvée. Il semble bien que la frappe de l'or ait été un monopole impérial. Les aurei frappés à Rome circulaient dans tout l'Empire. Pour l'argent, l'atelier de Rome a frappé des deniers sans discontinuer durant la majeure partie du Haut Empire.
Ce tableau (6) montre la frappe de monnaies d'argent, année après année, sous le règne des Flaviens, de Nerva et les deux premières années de Trajan. Les monnaies sont datées, ce qui permet d'en suivre la production de façon chronologique. Les ateliers provinciaux, en revanche, ne frappent pas chaque année. Il y a des pics de production, où un atelier comme Antioche frappe de grandes quantités de monnaies plusieurs années consécutives, et des années sans production. Pour Alexandrie, la question de la fonction de ces monnaies d'argent ne se pose pas. L'Égypte étant un système monétaire fermé, l'atelier de la capitale devait fournir toutes les monnaies nécessaires au fonctionnement de l'économie de la province, à l'exception des monnaies d'or. Les monnaies d'argent produites sur place devaient servir à payer les dépenses de l'administration romaine, c'est-à-dire principalement la solde des légionnaires, le traitement des fonctionnaires et les travaux publics. L'argent mis en circulation via ces paiements était ensuite utilisé dans le commerce et faisait régulièrement retour à l'administration romaine par le biais de la fiscalité, impôts, droits de douane, amendes. Pour les autres provinces, où des deniers impériaux parvenaient et circulaient en même temps que les drachmes et tétradrachmes produits localement, la question mérite des éclaircissements. On a bien sûr tenté de mettre les pics de production en rapport avec des événements historiques. Cela fonctionne dans certains cas. Par exemple, l'importante production de tétradrachmes à Antioche dans les premières années du règne de Vespasien, a certainement servi à payer les troupes auxiliaires qu'il employa lors de la Guerre de Judée.
Des deniers furent également produits à Antioche à la même époque, et il est tentant de penser qu'ils étaient destinés à payer les troupes de légionnaires amenées d'Italie. Après la conquête de l'Arabie sous Trajan en 106, des drachmes et des tétradrachmes furent frappés, probablement à Bostra, pour fournir à la nouvelle province le numéraire nécessaire. À nouveau, ces monnaies ont dû entrer dans la circulation via les dépenses des autorités provinciales, comme solde des troupes locales, et peut-être également pour financer la construction de la Via Nova Traiana, reliant Bostra à Aïla (aujourd'hui Aqaba) avant de servir au commerce. Le chameau qui se trouve au revers de ces monnaies symbolise la province d'Arabie. Ces drachmes et tétradrachmes à légende grecque, destinés à payer les auxiliaires de Vespasien en Judée, ou à circuler dans la nouvelle province d'Arabie, amènent une nouvelle question : pour les monnaies d'argent, où se situait la frontière entre les monnaies impériales et les monnaies provinciales ? Les drachmes et tétradrachmes n'appartiennent pas au système monétaire impérial mis en place par Auguste. Les légendes des monnaies impériales sont toujours rédigées en latin, et non en grec. Mais lorsqu'un empereur, en campagne dans des provinces éloignées de Rome, frappait monnaie dans un atelier local pour payer ses troupes, ne devrait-on pas parler de monnaies impériales ? Dans les ouvrages de référence, ces monnaies sont généralement classées comme provinciales, mais certains auteurs hésitent. Cela montre une fois de plus qu'il y a des continuités, non seulement entre les périodes, mais aussi entre les catégories que nous utilisons aujourd'hui, et que beaucoup des distinctions et des ruptures que nous croyons percevoir sont le résultat de notre ancrage dans notre époque, et ne voulaient peut-être rien dire pour les hommes et femmes du passé.
Certaines cités ont frappé de l'argent de façon tout à fait exceptionnelle, et l'on peut parler à ce propos de frappes commémoratives. C'est le cas d'Apamée, qui a produit sous le règne de Claude une émission de tétradrachmes. Il n'en a survécu qu'un seul exemplaire, qui se trouve à la Bibliothèque nationale de France.
L'ethnique habituel des habitants d'Apamée, que l'on trouve sur la plupart des monnaies frappées dans cette cité, est ΑΠΑΜΕΩΝ. Ce tétradrachme porte, lui, l'ethnique ΚΛΑΥΔΙΩΝ ΑΠΑΜΕΩΝ, qui indique que la cité a été rebaptisée Claudia Apamea. L'année d'émission est signalée par les lettres ΕΤΒ, abréviation de ΕΤΟΥΣ Β, An II. À une époque indéterminée du règne de Claude, entre 41 et 54, Apamée a été rebaptisée Claudia Apamea, a inauguré une nouvelle ère, et a frappé une monnaie pour commémorer l'événement. Jean-Charles Balty, qui fut longtemps le responsable des fouilles d'Apamée, a posé l'hypothèse que ces changements visaient à remercier et honorer l'empereur suite à un acte d'évergétisme. On sait par Malalas, un chroniqueur byzantin du VIe siècle, qu'un tremblement de terre a touché le Proche-Orient sous le règne de Claude. Les fouilles archéologiques montrent que plusieurs bâtiments d'Apamée, dont un Nymphée monumental, ont été construits sous ce même règne. L'empereur a dû participer au financement de la reconstruction de bâtiments publics après le séisme. Il s'agit de la dernière monnaie frappée à Apamée, et on ne connaît pas d'autre année de cette ère "claudienne".
Datations
Cela nous amène à la question des datations. La première chose que les archéologues demandent aux numismates, c'est de leur donner des dates. De nombreuses monnaies sont en effet datées. Mais il va sans dire que la date portée sur une monnaie nous donne un terminus post quem, et non la datation de l'unité stratigraphique où elle a été découverte. Les monnaies impériales sont datées d'après les années de règne de l'empereur. Mention est faite sur les monnaies des titulatures des empereurs, IMPERATOR, CAESAR, AVGVSTVS, mais aussi des magistratures qu'ils endossaient en vertu d'une fidélité le plus souvent de façade aux institutions républicaines. Parmi ces magistratures, il y a bien sûr le consulat, mais certains empereurs préféraient attribuer cette fonction honorifique à des proches ou des fidèles. La puissance tribunicienne, par contre, est une magistrature qui fut renouvelée annuellement à tous les empereurs depuis Auguste. C'est cette magistrature qui donnait à l'empereur la prééminence sur le Sénat. La puissance tribunicienne, en effet, permettait à l'empereur de poser son veto sur n'importe quelle décision du Sénat. Les légendes des monnaies impériales mentionnent le nombre d'années où la puissance tribunicienne a été attribuée à l'empereur régnant. Marc Aurèle a été associé au règne de son père adoptif, Antonin le Pieux, en tant qu'empereur junior, ou César, en 145/146 de notre ère. La 14e puissance tribunicienne (TR POT XIIII) indiquée au revers du sesterce illustré ci-dessous signale que Marc Aurèle est empereur pour la 14e année, et donc que cette monnaie a été frappée à Rome en 159/160.
Les cités provinciales utilisaient des systèmes de datation tout à fait différents. Quelles inscriptions trouvons-nous sur les monnaies civiques et provinciales ? Les légendes sont souvent écrites sans césures, et il est donc utile de reconnaître les différentes titulatures en grec.
Une fois qu'on a identifié les noms de l'empereur, les titulatures impériales, l'ethnique de la cité, les qualificatifs éventuels de la cité, il reste souvent des petits groupes de lettres. Voici par exemple une monnaie de bronze frappée à Apamée.
Le droit porte la tête laurée de l'empereur Auguste. Au revers, on trouve la tête de Tychè, la divinité grecque de la fortune, de la prospérité, de la cité. Cette divinité a connu une grande diffusion dès l'époque hellénistique, et on la retrouve sur de très nombreuses monnaies provinciales. À droite de la tête de la déesse, on trouve l'ethnique ΑΠΑΜΕΩΝ, à gauche les lettres ΗΚ puis les qualificatifs de la cité : [Τ]ΗΣ ΙΕΡΑ[Σ. Avec tous ces renseignements, la monnaie est facile à identifier. Pour le faire rapidement, on peut se servir d'un raccourci bien connu des numismates. Parmi de nombreux sites internet consacrés aux monnaies, il en est un particulièrement utile, www.acsearch.info. Il s'agit d'une banque de données alimentée par de nombreuses maisons de vente de monnaies qui ont adhéré à un code de déontologie. Sur ce site on trouve toutes les monnaies qui sont passées entre les mains de ces marchands, avec une notice complète, poids, date, références, etc. Le site contient des informations sur près de 2.500.000 monnaies antiques. Il suffit d'entrer les éléments dont on dispose dans le moteur de recherche, puis de consulter les ouvrages de référence mentionnés dans les notices. Deux exemplaires de cette monnaie d'Auguste ont été publiés dans le RPC.
Tous les exemplaires connus portent l'indication ΗΚ derrière la tête de Tychè. ΗΚ représente la date d'émission de cette monnaie. Les Grecs utilisaient leur alphabet pour noter les dates. Une table alphanumérique donne les équivalences entre lettres grecques et chiffres arabes.
ΗΚ (èta kappa), signifie l'an 28. Mais dans quelle ère ? Quel est le point de départ de la chronologie utilisée ? Nous avons ici la date HK, 28, sur une monnaie frappée sous le règne d'Auguste. Auguste régnant de 27 avant à 14 après J.-C., soit 41 ans, une 28e année de règne est probable. Mais quand au juste a commencé ce règne ? Ou plus exactement, quand les autorités d'Apamée estimaient-elles que ce règne avait commencé ?
Regardons les dates d'autres monnaies frappées à Apamée sur l'Oronte : on y trouve par exemple les années 243, 275 et 283, et l'an 2 sur le tétradrachme de Claude. Il est donc clair que la cité d'Apamée a utilisé, selon les époques, au moins trois ères différentes. Si l'on regarde les dates sur des monnaies d'autres cités de Syrie, on trouve la même variété. Et si l'on va jeter un coup d'œil sur les monnaies frappées à Alexandrie, on trouve un tout autre système de datation. Bref, pour dater les monnaies provinciales et civiques, il faut connaître les différentes ères utilisées, ainsi que leurs dates de début et de fin. Cette question a intéressé Henri Seyrig, archéologue, numismate, et qui fut, de 1929 à 1967, directeur général des Antiquités de Syrie et du Liban puis de l'Institut français d'archéologie du Proche-Orient, qu'il avait lui-même fondé. Dans son abondante série d'articles, Antiquités syriennes, Seyrig a publié en 1950 un article consacré aux ères des principales villes de Syrie et du Liban (7). Se basant sur le classement qu'il opéra dans les monnaies, sur les légendes donnant le statut des cités, et sur les événements politiques, il a identifié les dates de début d'ère et les dates où les différentes cités ont changé d'ère. Les dates les plus hautes se réfèrent à l'ère séleucide, déjà utilisée sur les monnaies des rois de cette dynastie, mais qui resta en usage après la conquête romaine dans de nombreuses cités. Cette ère commence le 1er Dios (7 octobre) 312 avant J.-C., jour de la victoire de Séleucos Ier sur Démétrios Poliorcète lors de la bataille de Gaza. En traduisant l'ère séleucide en ère chrétienne, on obtient les dates suivantes pour les trois monnaies de bronze d'Apamée ci-dessous :
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La monnaie au revers à l'éléphant a été frappée en 69/68 avant J.-C., soit avant la conquête de la Syrie par Pompée, alors que la plus grande partie de la Syrie du nord faisait partie du royaume d'Arménie sous le roi Tigrane II le Grand. Cette monnaie ne mentionne cependant pas ce roi, mais seulement l'ethnique des habitants d'Apamée, et elle fut encore frappée plusieurs années alors que la Syrie était devenue une province romaine. Nous voyons ici, une fois de plus, la continuité entre la fin de l'époque hellénistique et le début de l'époque romaine. Il est clair que la monnaie d'Auguste datée de l'an 28 et celle de Claude datée de l'an 2 ne peuvent pas participer du même système de datation.
D'autres batailles ont servi de point de départ à des ères utilisées en Syrie : la victoire de Pompée sur Tigrane en 66, celle de César sur Pompée en 48, celle d'Auguste sur Antoine à Actium en 31. Lors de chacune de ces batailles, les cités syriennes se trouvaient alliées avec l'un ou l'autre des belligérants. Et les statuts des cités changèrent après chaque bataille, selon qu'elles s'étaient trouvées du côté du vainqueur ou de celui du perdant. Ces changements de statut sont visibles dans les légendes des monnaies des cités, où l'on voit le qualificatif ΑΥΤΟΝΟΜΟΥ, autonome, disparaître pour les cités qui avaient la malchance d'être du côté des vaincus. L'utilisation de l'ère séleucide à Damas jusque sous le règne de Néron, sa réutilisation à Antioche lors de la brève occupation parthe de 41/40, et à Apamée de 41/40 à 5/4 avant notre ère, et encore en 14/15 de notre ère sur des monnaies frappées en l'honneur de l'avènement de Tibère, sont autant d'indices supplémentaires d'une continuité en Syrie entre l'époque séleucide (hellénistique) et la période romaine.
Les dates des monnaies d'Alexandrie sont plus faciles à interpréter, puisqu'il s'agit dans ce cas d'un système unique, donnant les années de règne des empereurs. Le revers de la drachme de bronze ci-dessous porte l'inscription L - abréviation démotique de l'année - ΙΖ, c'est-à-dire la 17e année du règne de Trajan, soit 114/115.
Monnaies des royaumes clients
Ce tour d'horizon rapide des monnaies dites provinciales ne serait pas complet si nous n'y mentionnions pas les monnaies des royaumes clients. C'est sous le règne d'Auguste que ces royaumes ont été instaurés ou confirmés. Il s'agissait en Orient d'établir ou de conserver des zones-tampons, gouvernées par des alliés de Rome, entre l'Empire romain et l'Empire parthe. Ces royaumes furent ensuite progressivement absorbés par l'Empire romain, le dernier étant le royaume nabatéen en 106 de notre ère sous Trajan. Le cas de la Judée, qui se révolta contre Rome à plusieurs reprises, est le plus connu et le plus dramatique. Flavius Josèphe nous a conservé le récit de la guerre de 66-70 qui s'acheva par la prise de Jérusalem par Titus et la destruction du Temple. Il est significatif que lors de cette révolte, la Judée ne se contenta pas de frapper des monnaies de bronze, mais surfrappa des deniers romains d'argent à ses types, le calice et trois grenades sur une tige. Il est probable que ces émissions de monnaies d'argent aient constitué une tentative d'affirmer une souveraineté - la monnaie de bronze pouvant être frappée par n'importe quelle cité, sans prérogative spéciale. Ces monnaies d'argent sont datées de l'an 1 à l'an 5 de la Révolte - encore une nouvelle ère.
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Tableau récapitulatif
Fig. 42 – Caractéristiques de monnaies civiques et provinciales, comparées avec les monnaies impériales. |
Pour conclure, voici un tableau récapitulatif des principales caractéristiques des monnaies provinciales et civiques. C'est surtout la très grande variété de ces monnaies qui surprend au premier abord. On ne se trouve pas devant un système unique comme le système impérial, mais devant de grandes quantités de types, de représentations, de poids et de diamètres, de systèmes de datation, et on ignore même le nom de beaucoup de ces monnaies. L'argent a conservé les dénominations de la monnaie grecque, la drachme et ses multiples et sous-multiples. Alexandrie a également conservé la dénomination grecque pour la petite monnaie, l'obole. Dans les autres cités, pour la monnaie de bronze, les publications ont généralisé le terme assarion, allant jusqu'à parler d'hémiassarion, de diassarion, de pentassarion, d'octoassarion, mais il s'agit là d'extrapolations. Certaines pièces ont la taille, le poids, et sont faites du même alliage que les as et sesterces impériaux, et il est probable qu'elles étaient censées circuler à un cours voisin, comme à Pergame. Quant aux représentations, elles vont des bâtiments (le Phare d'Alexandrie, l'acropole de Zeugma, des temples, des portes de villes, des arcs de triomphe) aux divinités en passant par les héros fondateurs, les allégories, les blasons, les animaux et les devises. La galerie de portraits illustrée par la monnaie provinciale est beaucoup plus importante que celle de Rome, puisqu'on y retrouve des membres de la famille et de l'entourage des empereurs qui n'ont jamais été représentés sur des monnaies frappées dans la capitale, comme par exemple le favori d'Hadrien, Antinoüs.
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Bibliographie sélective
Pour une introduction générale à ces monnaies, un petit livre (138 pages) d'un spécialiste des monnaies frappées en Syrie à l'époque romaine :
- Kevin Butcher (Kevin), Roman provincial coins: an introduction to the Greek Imperials, Londres, 1988.
Un volume du SNG où les monnaies provinciales du Proche-Orient sont nombreuses :
- Mørkholm (Otto), Sylloge Nummorum Graecorum, Vol. II (Danish collections) part XXXV-XXXVIII : Syria-Characene, Copenhague, 1959-1961.
La publication du RPC, le Roman Provincial Coinage, qui vise à établir le corpus exhaustif de ces monnayages, est en cours. Sont déjà parus, version papier :
- Burnett (Andrew), Amandry (Michel), Ripolles (Pere Pau), RPC I : From the death of Caesar to the death of Vitellius (44 BC - AD 69), Paris et Londres, 1992.
- Burnett (Andrew), Carradice (Ian), Amandry (Michel), RPC II : From Vespasian to Domitian (AD 69-96), Paris et Londres, 1992, revu en 1998.
- Spoerri Butcher (Marguerite), RPC VII : De Gordien Ier à Gordien III (238-244 après J.-C.) : 1. Province d'Asie, Londres et Paris, 2006.
Deux volumes sont en ligne sur le site http://rpc.ashmus.ox.ac.uk/
- Howgego (Christopher), Heuchert (Volker), RPC IV: The Antonine period (AD 138-192).
- Hostein (Antony), RPC IX, From Trajan Decius to Uranius (AD 249-254).
A paraître version papier en septembre 2015 :
- Amandry (Michel), Burnett (Andrew), Metcalf (William), Bricault (Laurent), Blet-Lemarquand (Marlyse), RPC III: Nerva-Trajan (AD 96-117).
Publications de monnaies de fouilles de sites de l'Orient hellénistique et romain :
- Alexandrie : Picard (Olivier), Bresc (Cécile), Faucher (Thomas), Gorre (Gilles), Marcellesi (Marie-Christine), Morrisson (Cécile), Les monnaies de fouilles du Centre d'Études Alexandrines : les monnayages de bronze à Alexandrie de la conquête d'Alexandre à l'Égypte moderne, Alexandrie, 2012.
- Antioche : Waage (Dorothy B.), Antioch on-the-Orontes, IV, Greek, Roman, Byzantine and Crusader's Coins, Princeton, 1952.
- Apamée : Callu (Jean-Pierre), Fouilles d'Apamée de Syrie. Monnaies antiques (1966-1971). 2 : Monnaies romaines, Bruxelles, 1979 ; Lauwers (Christian), « Les monnaies des fouilles belges d'Apamée sur l'Oronte, Syrie (2005-2010) », in Revue belge de numismatique, 159, 2013, p. 151-186.
- Doura-Europos : Bellinger (A. R.), The excavations at Doura-Europos. Final report, Vol. VI, The coins, New York, 1949.
- Hama : Thomsen (Rudi), « The Graeco-Roman coins », in Papanicolaou Christensen (Aristéa), Hama – fouilles et recherches de la Fondation Carlsberg (1931–1938) 3,3: The Graeco-Roman Objects of Clay, the Coins and the Necropolis, Copenhague,1986, p. 59-69.
- Zeugma : Frascone (Daniel), Zeugma IV : les monnaies, Lyon, 2013.
- Les monnaies de la province romaine de Syrie en général : Butcher (Kevin), Coinage of Roman Syria, Londres, 2004.
Le recueil de toutes les mentions de la monnaie grecque dans la littérature et les inscriptions grecques et latines :
- Melville Jones (John R.), Testimonia numaria : Greek and Latin texts concerning Ancient Greek coinage, Londres, Vol. 1, 1993, Vol. 2, 2007.
Le recueil des inscriptions grecques d'Orient :
- Dittenberger (W.), Orientis Graeci Inscriptiones selectae, Leipzig, 2 vol., 1903-1905 (réimpr. 1970).
Sites utiles :
http://www.acsearch.info/home.html