Les retables sculptés dans les anciens Pays-Bas (XVe-XVIIe siècles). Raisons, formes et fonctions
Célébration d’une messe devant un retable. Miniature extraite de La fleur des histoires de Jean Mansel attribuée au Maître dit de Jean Mansel, avant 1467. |
Ce texte est l'un des chapitres d'une étude intitulée Les retables gothiques sculptés dans les anciens Pays-Bas. Raisons, formes et usages, publiée en 2008 par l'Académie royale de Belgique (Classe des Beaux-Arts, Tome XXVI, n°2053). Une étude aux ambitions multiples, puisqu'elle entend retracer l'histoire de ces tableaux d'autel dans une longue séquence diachronique (XI-XVIe siècles), tout en s'inscrivant dans une perspective d'anthropologie historique qui entend réévaluer la question de leur statut et de leurs usages.
Succédant aux "retables reliquaires", les retables gothiques - dont il sera ici question (XIVe-XVIe siècles) – se caractérisent, et c'est leur spécificité, par le fait qu'ils sont exclusivement constitués d'images, et c'est à l'appréhension de ce catalogue d'œuvres, du contexte qui les a vus naître, de leurs modalités d'usage et de leurs évolutions formelles, comme du nouveau statut qu'elles se virent reconnaître, que ce texte est consacré.
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Des retables d’images
Le catalogue, extrêmement limité, des retables du XIVe siècle ne permet pas de restituer un schéma chronologique détaillé du processus d’émancipation des images à l’égard des reliquaires qui ont longtemps cautionné leurs présences sur l’autel.
Retable des saints et des martyrs sculpté par Jacques de Baerze pour la Chartreuse de Champmol à Dijon, vue d’une partie de la huche et d’un des volets sculptés, après 1391-1392. |
Les plus anciens retables d’images conservés sont, pour nos régions, les deux polyptyques réalisés par le sculpteur Jacques de Baerze (après 1391-1392) de Termonde, pour la Chartreuse de Champmol à Dijon (Dijon, Musée des Beaux-Arts). Dédiés l’un à la Passion du Christ et l’autre à des saints martyrs, ces tableaux d’autel prolongent manifestement les formules initiées par les retables reliquaires de la première moitié du XIVe siècle. Nous y retrouvons, en effet, une même manière de rythmer les surfaces grâce à la répétition de motifs architectoniques, constitués de baldaquins et de colonnettes, sous lesquels s’abritent des statuettes. Cette fidélité aux formules idéographiques des productions antérieures apparaît toutefois limitée aux volets puisque les reliefs narratifs, jusque-là essentiellement restreints aux niches médianes de la huche, gagnent ici l’ensemble de la partie dormante du retable. Le retable d’Hakendover, daté par R. Didier et J. Steyaert des années 1400-1405, et celui du maître-autel de la Reinoldikirche à Dortmund (vers 1415), que le premier attribue à un même sculpteur probablement actif à Bruxelles (1), constituent d’autres jalons importants dans l’histoire de ces retables d’images réalisés aux Pays-Bas. Nous y retrouvons le rôle structurant assuré par le compartimentage architectural, ainsi que l’extension progressive des reliefs narratifs qui gagnent dans le retable d’Hakendover tout le registre inférieur, caisse et volets compris. Ce retable témoigne, en outre, d’une recherche novatrice dans l’articulation des espaces sculptés en inaugurant la formule des « reliefs en chapelle » (Kapellenschrein) (2) qui caractérisera l’ensemble de la production retablière des Pays-Bas jusqu’au milieu du XVIe siècle.
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Les sculpteurs flamands et brabançons du premier tiers du XVe siècle progressèrent rapidement dans l’affinement des moyens artistiques mis au service de cette nouvelle typologie de retable, comme en témoignent les retables de Grönau (Lübeck, St. Annen-Museum) (vers 1400) (3), de Neetze-Bokel (Hanovre, Niedersächsisches Landesmuseum) (vers 1415-1420), de Santibanez-Zarzaguda (Espagne) (vers 1430) (4), de Rieden (Stuttgart, Landesmuseum) (vers 1440) (5), et de Schwäbisch Hall (vers 1440-1445) (6), ainsi que les retables de la Passion de Ternant (France) (1454-1455) et des Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles (retable dit de Brimo de Laroussilhe) (1460-1470).
Ces formules fondatrices furent fidèlement répétées, à partir des années 1460, dans une série d’œuvres dont R. Didier s’est attaché à affiner les rapports d’influences et la chronologie jusque-là assez aléatoire (7). Comme en attestent notamment les retables de l’Unterlimpurger Marienkirche de Schwäbisch Hall, d’Ambierle (1466) et de Claudio Villa (Bruxelles, Musées royaux d’Art et d’Histoire) (vers 1470), nous voyons alors se généraliser une uniformisation des structures architectoniques, l’extension des scènes narratives à l’ensemble des compartiments du retable et l’essor d’un réalisme qui est non seulement un « réalisme de la forme », c’est-à-dire des volumes et des espaces, mais également une « forme de réalisme » en raison de la densité psychologique apportée au traitement des scènes.
Mais si les principes stylistiques qui régissent ce nouveau type de retables sont généralement bien identifiés (8), rares sont, par contre, les études qui entreprennent de requalifier le statut des images qui les constituent.
Héritière de la conception initiée par A. Grabar et E. Kitzinger, nous entreprendrons ici de requalifier le statut et les compétences de ces images en nous appuyant sur un courant de recherche, extrêmement fécond qui, depuis quelques années, s’est attaché à reconsidérer l’image religieuse médiévale. Grâce, entre autres, aux travaux de J. Hubert (9), H. Belting (10), de J.-C. Schmitt (11), de J. Wirth (12), de S. Ringboom (13), S. Sinding-Larsen (14), J.-M. Sansterre (15), C. Harbison (16), B. Decker (17), F. Boespflug (18), J.-F. Hamburger (19) et G. Wolf (20), pour commettre ici l’injustice de ne citer qu’eux, nous sommes maintenant à même de retracer les grandes phases d’une évolution qui modifia radicalement la nature des rapports consentis avec l’image religieuse dans l’Occident médiéval (21) et qui aboutit à ce que J. Wirth a appelé, non sans intention polémique, un « amour des images » (22). Un processus, lent et complexe, dont nous rappellerons ici rapidement certains jalons essentiels.
Promotion des images religieuses en Occident
L’image chrétienne s’est, on le sait, constituée entre le IIIe et le VIe siècle, par l’adoption et la transformation progressive des images païennes (23) dont l’usage fut légitimé par la théologie de l’Incarnation (24).
Dans la zone d’influence de l’Empire où subsistait un culte de l’image impériale (25), le ius imaginum, initialement réservé aux chefs de familles patriciennes, fut, comme l’a rappelé J. Wirth (26), élargi au Christ et à ses saints dont les images firent bientôt l’objet de pratiques d’hommage apparentées à celles dues aux figurations de l’empereur (27). Au nord des Alpes, par contre, l’image religieuse paraît être restée marginale, et la question de savoir s’il fallait ou non importer ce système figuratif se posa dans le courant du VIIIe siècle (28), dans un contexte marqué par les troubles opposant dans l’Empire d’Orient iconoclastes et iconodoules. La réprobation de cet iconoclasme (726-787 et 815-843) fut unanime en Occident; il y eut sur ce point « accord parfait entre la papauté et l’Église franque », fidèles, l’une comme l’autre, à la via média définie par Grégoire le Grand qui établissait qu’il « était licite de faire des images et de les garder dans les églises, à condition de ne pas les adorer, mais qu’il était, en revanche, interdit de les briser » (29).
Cette solidarité fut ébranlée à la suite du concile de Nicée II (787) qui vit la victoire momentanée des positions iconophiles dans le milieu pontifical. Dans un premier texte, aujourd’hui perdu, le Capitulare adversus synodum de 788-789 (30), bientôt relayé par les Libri carolini ou Capitulare de imaginibus, rédigés entre 791 et 794 sous la responsabilité d’Alcuin et de Théodulfe d’Orléans, les Carolingiens entreprirent de dénoncer les décrets de ce concile, affirmant ainsi une opposition qu’ils confirmèrent lors du synode de Francfort (794) (31).
Les Francs reconnaissaient aux images l’aptitude à être des outils d’enseignement (32), des supports pour la mémorisation de l’Histoire sainte ainsi que des ornamenta (33), mais ils leur déniaient toute compétence à pouvoir assurer un contact (transitus) avec les prototypes figurés (34). Considérant, en effet, que « les formes sensibles ne transmettent pas ce qui est essentiel au modèle » puisqu’elles ne possèdent rien de sa « substance », les Carolingiens refusèrent aux images la capacité à désigner ceux qu’elles re-présentaient (35). La vénération ne pouvait donc pas, pour eux, transiter par l’image; seul leur paraissait admissible un transitus par une « matière sainte », celle notamment des corps saints et des reliques (36). Une position qui les amena, nous l’avons dit, à soustraire les « images » aux pratiques d’adoration et de vénération et à leur substituer des « signes », tels que la croix ou des « objets », comme les livres saints et les reliques auxquels ils reconnurent une valeur d’emblème (vexillum) du Christ ou de ses saints (37).
Cette position théorique qui, comme l’a rappelé C. Chazelle (38), ne fut pas toujours unanime, évolua. Le sacre de 800 établit les termes d’une « nouvelle alliance » entre la papauté et Charlemagne, que renforça l’apparition de mouvements iconoclastes en Occident, influencés par les thèses adoptianistes (39). Les critiques virulentes de Claude de Turin (40) à l’encontre des objets médiateurs, tels que la croix ou son « image », les reliques et les offices ecclésiastiques (41), contraignirent, en effet, les évêques à réaffirmer la valeur de l’ensemble de ces objets transitionnels (42), et les images bénéficièrent de cette défense commune.
Mais le rapport aux images fut rapidement amené à évoluer, comme en attestent diverses pratiques, répertoriées notamment par J.M. Sansterre (43). Et parmi celles-ci, il convient évidemment de situer l’apparition des statues reliquaires dont la présence est attestée à partir de 879-887 dans le centre de la France (buste reliquaire de saint Maurice (cathédrale de Vienne) (44), statue reliquaire de sainte Foy de Conques (45) ) ainsi qu’en Allemagne (Essen) et en Angleterre (Élie) (46). Cautionnés par la présence de « matières sacrées », ces reliquaires anthropomorphes (47) ont, en effet, suscité des pratiques dévotionnelles semblables à celles qui étaient alors en usage pour les reliques. Nous savons, par exemple, grâce notamment au fameux Liber miraculorum de Sainte-Foy de Conques, commencé au XIe siècle par le moine Bernard d’Angers (48), que la statue de Conques était le but d’un pèlerinage, qu’elle était transportée en procession et qu’elle constituait pour tous ceux qui recherchaient son contact « une présence réellement présente et agissante ..., fascinant de son regard ... soulageant ceux qui avaient foi en elle ou qui recherchaient son contact physique » (49). Les reliques intégrées aux statues opérèrent donc comme les agents d’un véritable transfert de dévotion (50), dont les conséquences furent sans doute essentielles pour l’instauration d’un culte des images en Occident.
Mais cette réanthropomorphisation des formes de re-présentation du sacré ne se limita pas, ainsi que H. Belting l’a souligné (51), aux saints et aux martyrs dont on conservait des reliques directes. Elle s’appliqua aussi - peut-être par une sorte d’indispensable compensation - aux figures du Christ et de la Vierge dont la résurrection des corps excluait toute possibilité de relique directe (52). L’apparition, à cette même époque, des premières représentations de la Vierge en Sedes Sapientiae (53), et la transformation de la croix en crucifix, évolution symptomatique d’un « signe » du Christ (signum) en une « image » qui figurait son corps attaché sur cette croix (imago crucifixi) (54) attestent, en effet, de cette même tendance à re-figurer le sacré, à le représenter par son image.
Cette évolution, décisive, des attitudes envers les images suscita des réactions diverses et de nombreuses oppositions émanant tant du clergé catholique (55) que de certains mouvements qui furent, pour la plupart, déclarés hérétiques au XIe siècle (56). Mais ces contestations eurent le mérite de susciter une contre-argumentation qui constitua la «première assise théorique de ce nouveau culte des images» (57).
La position développée par Rupert de Deutz (58), au début du XIIe siècle, fut à cet égard tout à fait décisive, car elle permit une « première intégration de la notion d’un transitus » (59) alors strictement limitée à la seule image du Christ qui bénéficia longtemps d’un statut tout à fait particulier. Considérant, en effet, que les images du Christ en croix permettaient aux dévots de « s’assimiler » au Christ souffrant, Rupert leur reconnut une fonction quasi sacramentelle, qu’il définit en recourant au concept, très fort, d’adoptio (60).
Cette réflexion théorique sur la nature et les fonctions des images religieuses prit une nouvelle ampleur, sous l’influence conjuguée d’une théologie mystique - dont Suger fut le plus remarquable représentant - et d’une théologie rationnelle nourrie de nominalisme qui trouva dans la pensée scolastique du XIIIe siècle son expression la plus aboutie. Le réinvestissement du néoplatonisme chrétien, élaboré par Boèce (480-524) et Denys l’Aréopagite (61), fut, on le sait, l’outil auquel recouru Suger pour légitimer a posteriori (62) des pratiques religieuses déjà bien implantées. En reconnaissant la participation de toute création à l’émanation divine, cette pensée établit, en effet, une « relation de semblance » (63) entre l’image et son prototype divin qui contribua à fonder théologiquement le transitus entre Dieu et les hommes. Suger posa donc un jalon essentiel de cette théologie de l’image en réhabilitant la matière comme signe du spirituel.
Le dispositif mental qui consacra le retournement des attitudes occidentales à l’égard des images fut complété par une réflexion systématique sur la sémantique des termes servant à la représentation, et ce dès le XIe siècle. La querelle des universaux cristallisa les opinions en présence (64) suscitant des positions diverses qui, toutes, attestent cependant l’évolution subie par la notion de signe (65). « Après avoir bâti le symbolisme sur une relation orientée des signes aux choses, puis sur une relation entre signes et enfin sur une relation allant des choses aux signes, le Moyen Âge inventa, au XIIe siècle, un symbolisme basé sur une relation entre les choses » (66) qui offrit aux images une nouvelle légitimité.
Ce processus de promotion des images religieuses connut sa consécration avec l’institution, à Rome, d’un culte à la «vraie image» du Christ (vera icona) (67). Image miraculeuse qui évoquait l’apparition du Christ lorÌs d’une messe célébrée par le pape Grégoire, cette vera icona se vit en effet dotée, en 1216, d’un bénéfice d’indulgence (68) : quiconque réciterait certaines prières devant cette image miraculeuse était assuré de se voir attribuer des grâces. La capacité de certaines images à pouvoir faire « transiter » les grâces inhérentes à tout contact abouti avec le sacré fut de ce fait officiellement reconnue, et ce bénéfice fut par la suite élargi à d’autres images (69) et à d’autres thèmes iconographiques qui, tel celui de la Messe de saint Grégoire, s’en virent gratifiés de manière générique (70). Ces images cessèrent, dès lors, d’être considérées comme de « simples évocations » et furent progressivement reconnues comme des «images d’action» (71), comme le lieu d’une possible hiérophanie permettant un contact avec le sacré.
Ce nouveau statut progressivement reconnu à certaines images religieuses fut explicité par différents qualificatifs plastiques qui attestent, dans la tradition culturelle propre à cette époque, de la qualité particulière de ces images, comme de leur légitimité à assurer ce transitus. Formes et fonctions s’ajustèrent donc pour manifester les nouvelles compétences désormais reconnues à ces images.
L’adjonction, très fréquente à partir du XIVe siècle, de volets aux huches des retables nous paraît, en effet, être un indice explicite du statut désormais acquis par les images qui les constituaient. De même, nous considérons le recours au relief et à la dorure comme d’autres indicatifs formels qui témoignent et garantissent la vocation de ces « nouvelles images » à être le moyen d’un contact réversible avec le sacré. L’adjonction de volets permettant de clore le retable, ou au contraire, d’en dévoiler ostensiblement la partie centrale témoigne, en effet, du glissement de statut qui affecte les images de ces retables dans le courant du XIVe siècle.
Trop longtemps, on a essentiellement évoqué des raisons pratiques et matérielles pour expliquer l’apparition de ces vantaux. Mais ces raisons nous paraissent restrictives. Nous pensons, en effet, que les volets n’ont pas pour unique raison de protéger les sculptures de l’intérieur du retable, leurs ors et leurs polychromies, mais que leur enjeu essentiel est rituel. Il s’agissait, en effet, d’établir une régulation des accès à l’image, d’organiser une alternance des pratiques d’ostentation et d’occultation qui conférèrent au retable un statut d’exception, un statut sacralisé. Précédé d’une période d’occultation, c’est-à-dire de privation visuelle, le geste qui découvre l’image placée au centre du rituel implique une dimension de ré-vélation. Il établit la nature exceptionnelle de ce qui est alternativement caché et dévoilé. Car le sacré est par définition « ce qui doit être tenu à distance », « ce qui doit être caché » (72); l’étymologie même du terme « sacré » en hébreu (Qadosh) dit clairement cette nécessité, puisque son sens littéral signifie « ce qui est séparable » ou « séparé » (73), ce qui, en tout cas, ne peut être mis en contact avec le croyant qu’à des moments particuliers et durant un laps de temps nécessairement réduit. La présentation adéquate du sacré, dont l’image d’autel est une des figurations les plus explicites, suppose donc une alternance des pratiques d’ostentation et d’occultation, de ces « rites positifs » et « négatifs » dont E. Durkheim a dit l’importance structurante pour la constitution même de la notion de sacré (74).
Le geste d’ostentation, qui découvre l’image et qui présuppose sa précédente occultation, nous paraît donc être un des ressorts essentiels de la définition du statut particulier des images proposées à la dévotion des fidèles, car en même temps qu’il établit la nature particulière de l’image qu’il occulte (75), il encourage les pratiques de vénération à laquelle cette figuration s’offre une fois les volets écartés (76). Nous considérons dès lors l’adjonction, extrêmement fréquente, à partir du XIVe siècle, de vantaux aux huches des retables comme un qualificatif formel explicite du nouveau statut acquis par ces images.
Le relief, sous sa forme de ronde-bosse ainsi que dans ses expressions de haut- ou moyen-relief qui concernent plus particulièrement les retables ici étudiés, peut également être reconnu comme un adjuvant formel traditionnellement associé, au nord des Alpes, aux représentations du sacré.
Ce mode de figuration est né, nous l’avons rappelé, de la méfiance manifestée à l’égard des icônes en deux dimensions développées dans la tradition byzantine. Soucieux d’éviter le développement sur leur territoire de certaines pratiques suscitées par ces images, les Francs ont investi une série « d’objets », auxquels ils ont affecté une fonction de représentation du sacré. Le relief peut, dès lors, être considéré comme un qualificatif formel fondant le caractère « d’objet » des supports proposés à la médiation avec le sacré dans la tradition religieuse occidentale du nord des Alpes. Et la pérennité de cette formule plastique, qui continue à caractériser un très grand nombre de retables d’autel de l’époque gothique, montre que son utilisation n’est pas tombée en désuétude à la fin du Moyen Âge, mais que, par un retournement paradoxal, le relief a été ensuite affecté à la mise en forme de ces images qu’il avait eu pour fonction initiale de « déclasser ».
Nous considérons donc à la suite de H. Belting (77), B. Decker (78) et J.-C. Schmitt (79) que la tridimensionnalité est un moyen affecté, dans la tradition culturelle de l’Occident médiéval ultramontain, à l’explicitation du caractère sacré de certaines représentations religieuses.
L’or et les couleurs, que les hommes du Moyen Âge associaient à la dorure dans la mesure où ils considéraient la lumière visualisée par l’or comme un principe de couleurs (80), sont d’autres déterminants formels dont la valeur « surqualifiante » spontanée fut systématiquement développée par les tenants de la mystique de la lumière (81) dont l’empreinte fut décisive sur tout le XIIIe siècle.
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Dans ses fameuses Études d’esthétique médiévale (82), Edgar de Bruyne a restitué toute l’ampleur de ce courant de pensée, fortement imprégné de néoplatonisme, en montrant que les penseurs du XIIIe siècle ne se contentèrent pas d’admirer la lumière et de jouir de ses effets, mais qu’ils s’attachèrent aussi à démontrer que la lumière est la source de toute beauté (83). « Source énergétique de toute activité ne supposant aucune condition antécédente dans l’ordre sensible », la lumière fut, en outre, considérée comme spontanée et « substantielle » (84). « Or se multiplier soi-même et agir sur n’importe quel mouvement constituent au sens strict des activités créatrices », et comme seul « Dieu était assez puissant pour multiplier l’être et influer sur l’agir universel », Il fut associé à la lumière, et même considéré comme « la Lumière à l’état pur » (85).
Concevant la lumière comme « la source et l’essence de toute perfection » à l’intérieur des corps particuliers, les hommes du Moyen Âge considérèrent que « plus un corps était brillant, c’est-à-dire plus sa matière indifférente était dominée, irradiée et intrinsèquement déterminée par la forme lumineuse », « plus celui-ci était beau et noble, et plus il se rapprochait de la splendeur divine » (86). La figuration de l’éclat resplendissant des ors est donc, dans la logique médiévale, un moyen d’afficher le caractère sacré, sacralisé de certains objets. L’éclat resplendissant d’un être ou d’une œuvre d’art a, dans cette logique, une dimension métaphysique puisque, pour la sensibilité médiévale, la lumière des ors manifeste le reflet du monde supérieur. Les dorures, qui se caractérisent par leur abondance dans les retables sculptés des Pays-Bas, explicitent la participation de ces représentations à la splendeur du divin. Allégorie de la transcendance divine, elles témoignent des reflets du feu de l’inintelligible qui traversent et constituent ces images et qui deviennent, en rejaillissant sur les fidèles, le détonateur d’une réaction sensitive qui matérialise l’ineffable du divin et dote la relation à ces images d’une forte connotation émotive.
Il apparaît donc au terme de ces quelques rapides considérations que l’image s’appuya sur une tradition théologico-esthétique pour garantir le nouveau statut qui lui fut consenti et asseoir les diverses fonctions qui lui furent désormais assignées.
Dans le jeu changeant des éclairages, l’éblouissement des ors et le grouillement des figures, l’alternance des phases d’exposition et d’occultation, les images des retables du Nord étaient, tout à la fois, données et refusées. En empêchant une lecture globale et articulée de leurs programmes, ces retables obligaient le fidèle à procéder au remembrement successif de vues partielles dont l’addition ne rendait jamais compte de la totalité de la représentation. L’ambiguïté fondamentale de l’image sacrée trouvait là une expression originale et particulièrement efficace, car « en cachant pour mieux révéler », ces tableaux d’autels excitaient l’imagination, aiguisaient le désir de voir davantage et de se perdre dans une contemplation dont l’incomplétude constitue, sans doute, une des litotes les plus expressives de la notion d’infini.
Modalités d’usage de ces images
Après avoir identifié le statut conquis par ces images, il nous faut maintenant préciser la nature des ressorts qui paraissent avoir été mobilisés pour les investir et établir, à travers elles, de nouvelles formes de relation avec le sacré.
Une comparaison avec les pratiques byzantines permet de mettre en évidence la spécificité de ces usages dans le nord de l’Europe à la fin du Moyen Âge.
Si, sans vouloir réduire la diversité des positions byzantines, nous nous basons sur les interprétations de Jean Damascène (650-749) et de Théodore le Stoudite (759-826) qui paraissent pouvoir en synthétiser les fondements, l’opinion est que lorsque le fidèle s’adresse à l’image du Christ, il s’adresse directement à Lui. « Le dévot atteint le but figuré et le but réel en visant un seul et même objet, l’icône, au lieu de viser, comme il aurait à le faire dans le rite romain, au-delà de l’image pour trouver le but réel » (87). Il semble, en effet, qu’il y ait dans la pensée de Damacène, l’idée d’une participation « entative » du corps du Christ avec son effigie, argument qui justifie que l’icône puisse devenir « médiatrice de grâces » (88). Allant plus loin, Théodore le Stoudite dit qu’on « peut sans crainte parler de la présence du prototype dans son image », mais une présence entièrement hypostatique (89).
Dans l’église occidentale, la pratique de l’image s’énonce selon des règles différentes. Son principe veut que la vénération adressée à l’image ne concerne pas l’image elle-même, mais qu’elle renvoie, au-delà de celle-ci, à la personne sainte qui y est représentée (90). Le transitus opère dans ce cas à l’aide de la représentation artistique, mais cette dernière n’est en elle-même investie d’aucune puissance sacrée. La démarche de vénération tend, en effet, à être in-volutive (91) : ne pouvant concentrer sa piété sur « un foyer idéal et objectivé de l’espace physique et conceptuel », le fidèle s’essaie à trouver Dieu au-delà du miroir de l’image par une mobilisation de ses capacités mentales et affectives sur le thème que celle-ci représente. La démarche consiste à faire naître la sensation de Dieu par l’en-stase que le fidèle cherche à réaliser entre lui-même et son créateur (92). L’image est, dans la théologie occidentale, moins le support d’une révélation objective, que le moyen d’une persévération (93) qui déplace le lieu du transitus jusque dans l’individualité mentale, imaginative et affective de chacun des fidèles.
Le duc agenouillé au pied de la croix. Miniature en grisaille extraite du Livre d’Heures de Philippe de Bourgogne attribuée à Jean le Tavernier, vers 1434-1460. |
La perception de Dieu opère, dès lors, non par la valeur intrinsèque de l’image, mais par le « rejeu », pour reprendre le concept développé jadis par M. Jousse (94), mental et fusionnel qu’elle organise. En « rejouant » les grandes scènes de l’Histoire sainte, le fidèle réalise, en effet, les conditions d’une confusion entre « voix actives et passives » (95), moyen très efficace de conjurer une absence, celle ici en l’occurrence de Dieu, en donnant corps à une perception, physique et mentale, de Son existence et de Sa présence. L’image assume dans ces usages une fonction spéculaire; elle suggère un univers au-delà des limites du plan de la représentation, un univers à la fois différent et semblable, dont le spectateur est enjoint, comme Alice (96) à contourner le reflet. Suggérant un « au-delà » paradoxal et métaphorique, les images spéculaires ont été (97) de tout temps utilisées pour répondre à des attentes religieuses ou mystiques; elles sont le moyen d’introduire l’expérience de ces « ailleurs » au sein même du quotidien (98). Une expérience qui a, il importe de le souligner, le mérite essentiel de ne pas suspendre l’identité de soi, le sentiment d’exister, mais qui s’appuie, au contraire, sur l’intraitable exigence de cette conscience de soi que le miroir toujours renvoie, pour donner à cette expérience une intensité inégalée, associant les ressentis physiques et les propriétés excitantes de l’imagination (99).
Cette conception qui propose l’image comme un tremplin pour atteindre la divinité et se ressourcer à son contact, apparaît très tôt dans l’histoire du Christianisme.
J.-C. Schmitt a, par exemple, montré que, dans sa célèbre lettre à l’évêque iconoclaste Serenus de Marseille (600) (100), Grégoire le Grand reconnaissait aux images les fonctions classiques d’instruction et de mémorisation de l’Histoire sainte, ajoutant qu’elles pouvaient également apprendre aux fidèles à « se transporter dans l’adoration » (transisse in adorationem) (101).
Déniée par les Francs, cette conception dynamique et affective de la relation à l’image s’est pourtant progressivement développée en Occident, comme en témoignent notamment les propos de l’évêque Gérard de Cambrai au synode d’Arras en 1025 (102). Évoquant le crucifix, celui-ci déclare en effet que, comme saint André a appliqué ses membres sur le bois de la croix pour s’identifier complètement au Christ, la vue de l’« image visible » du Sauveur crucifié « excitera l’esprit intérieur de l’homme » et viendra « s’inscrire sur la membrane du cœur » (103).
Plusieurs témoignages nous apprennent que, dans les milieux monastiques, l’image fut très tôt utilisée pour soutenir des expériences contemplatives. Ainsi, dans son De Institutione inclusae (104), composé vers 1160-1162 à l’intention d’une recluse, le cistercien anglais Aelred de Rievaulx recommandait la contemplation de l’image du Christ en croix, expliquant que « cette image te mettra à l’esprit sa Passion pour que tu l’imites et que ses bras étendus t’inviteront à l’embrasser et ses seins nus te nourriront du lait de la douceur pour te consoler » (105). On notera toutefois que ce type d’expérience mystique basée sur une méditation affective (106) de l’image était alors, semble-t-il, essentiellement limitée aux milieux ecclésiastiques et à la seule image du crucifié à laquelle la tradition occidentale a longtemps reconnu un statut tout à fait particulier (107).
Le répertoire des images affectées à ces pratiques spiritualistes et émotionnelles s’est, comme son public, progressivement élargi. Bernard de Clairvaux (1090-1153) (108) fut l’une des figures qui joua un rôle décisif dans l’élargissement de ces pratiques en adoptant un ton nouveau, largement affectif, dans ses rapports avec le Christ. Dans ses Cantica (XX, 6), il a, en effet, recours à des images « de Dieu venant au monde, allaité par sa mère, enseignant, mourant, ressuscitant ou montant au ciel » (109), et il s’appuie sur celles-ci pour susciter un sentiment de profonde empathie à l’égard du Christ en incitant le dévot à « ressentir » ce qu’avaient pu être ses sentiments comme ses sensations. Mais si Bernard s’appuie sur des images, il rappelle toutefois que leur seule justification réside dans le fait que le Dieu invisible a revêtu une enveloppe charnelle pour permettre à ceux « dont l’amour ne peut être que charnel », de s’attacher à Lui et de s’élever ainsi graduellement jusqu’à l’amour spirituel (110). La légitimité qu’il confère à ces nouvelles images, qui sont chez lui d’essence essentiellement verbale, est pour ainsi dire « rachetée » par le fait qu’il inscrit leur pratique dans un processus d’initiation dont la finalité est, comme le diront plus tard Tauler et Suso, bildlosigkeit. Le recours à l’image n’est dans sa conception qu’une étape qu’il faut nécessairement pouvoir dépasser pour atteindre la vraie communion avec l’Esprit saint (111).
Saint François d’Assise (1182-1226) joua, à son tour, un rôle essentiel dans la diffusion de ces pratiques basées sur des rapports projectifs, affectifs et émotionnels avec le sacré impliquant le recours à des images plastiques ou mentales. L’épisode célèbre de l’« invention » de la crèche est, à cet égard, tout à fait significatif, puisqu’en installant une véritable crêche devant les fidèles, saint François créait les conditions matérielles et concrètes d’un « rejeu » participatif de tous à l’épisode de la Nativité (112).
Cette modification progressive des rapports entretenus avec des images mentales et artistiques connut une accentuation au XIVe siècle dont Henri Suso (1295-1366) (113) fut l’un des protagonistes efficaces. Marqué par une tendance personnelle à transposer les thèmes de la mystique spéculative de son maître Eckhart (vers 1260- vers 1327) dans une perspective empirique et concrète (114) lui permettant de s’adresser à tous les fidèles, « quel que soit leur état » (cuiuslibet status) (115), le dominicain tendit à remplacer les exempla et les métaphores du discours scolastique par une série d’images visuelles ou verbales. En encourageant l’usage des images dévotionnelles, qu’il compara aux reliques et même aux signes matériels donnés par Dieu au peuple d’Israël, et en les considérant comme des moyens d’édification spirituelle aussi significatifs que les mots écrits ou parlés, Suso créait un précédent décisif (116). Dans l’Exemplar (117), en effet, il ne prône pas seulement le recours aux images, mais il se pose également en exemple de la manière dont celles-ci doivent être utilisées (118), conférant de ce fait une nouvelle légitimité à une pratique qui n’était plus seulement considérée comme une concession nécessaire aux novices et aux idiotae (119).
La mystique féminine (120) a, elle aussi, joué un rôle de premier plan dans l’essor et la diffusion de ces nouvelles pratiques émotionnantes de l’image. Nous savons par exemple que sainte Catherine de Sienne a vu son expérience visionnaire nourrie par des images peintes ou sculptées (121), et que certaines visions des nonnes du haut Rhin ou de sainte Brigitte (122) furent également influencées par des représentations figurées (123). Images vues et images mentales s’associaient, s’accréditaient et se confondirent en un rapport fécondant révélant l’importance acquise dans les pratiques par ces modes d’appréhension de l’invisible.
Les pratiques dévotionnelles, qui consistaient à prendre appui sur des représentations figurées pour développer une méditation affective articulée sur un imaginaire religieux caractérisé par une extrême humanisation du sacré, furent encore alimentées par toute une littérature qui, de Suso à Saxe, s’appliqua « à mettre la matière de l’Histoire sainte en images de méditation » (124). Parmi les ouvrages, nombreux, qui jouèrent un rôle de premier plan dans cette problématique, il faut citer les Meditationes vitae Christi (début du XIVe siècle) (125) dont le succès fut considérable, ainsi que la Vita Christi de Ludolphe de Saxe († 1377-1378) (126) qui eut un impact décisif sur les sensibilités religieuses de la fin du Moyen Âge. Ces textes confèrent, ainsi que l’explicite l’auteur des Meditationes, un rôle essentiel aux images, mentales et plastiques, puisqu’il s’agissait, à chaque fois, de rendre le lecteur « présent aux paroles et aux gestes (du Christ) comme s’il les entendait de ses propres oreilles et les voyait de ses propres yeux » (127).
Se détournant à la fois des disputes scolastiques, de l’extase transcendantale et du ritualisme liturgique, la piété de la fin du Moyen Âge réalisa, durant les XIVe et XVe siècles, une extraordinaire « vulgarisation » de certaines formes de spiritualités mystiques, restées jusque-là essentiellement limitées aux milieux conventuels et ecclésiastiques. Grâce à l’action missionnaire de plusieurs mouvements religieux, parmi lesquels il faut citer les mendiants et les chartreux (128) qui essaimèrent dans les milieux laïcs une revitalisation religieuse réussie dans certains monastères, cette spiritualité pénétra des couches très larges de la population et généralisa la pratique d’une piété qui s’appuyait sur une contemplation et une méditation des images.
Ces diverses impulsions, qui marquèrent le développement d’une tendance à la personnalisation des pratiques religieuses dont les fondements remontent au moins à saint Bernard (129), furent relayées, dans nos régions, par le mouvement de la Devotio Moderna (130) fondé par Geert Grote (1340-1384) (131).
La diffusion rapide et très large de ce mouvement aux Pays-Bas (132) durant le XVe siècle est attestée par quelques chiffres très évocateurs : en 1450, les Sœurs de la Vie commune possédaient, en effet, quatre-vingt-sept couvents, tandis que les Frères (133) avaient des maisons à Bruxelles, Anvers, Cambrai, Gand, Grammont, Louvain et Liège. La Congrégation de Windesheim regroupait , en 1475, quatre-vingt-quatre monastères pour hommes et treize couvents de femmes (134) auxquels s’ajoutaient les quelques trois cents couvents de femmes qui ne purent jamais s’affilier officiellement à la Congrégation en raison d’une décision pontificale de 1436, mais qui vivaient sous son influence (135).
Religion du siècle, spécifiquement urbaine, christocentrique et individualiste, la Devotio Moderna, assura la promotion d’un idéal de vie « ambidextre » (136), associant vie active et contemplative, qui offrait un cadre adapté et progressivement très structuré à une pratique à laquelle les laïcs adhérèrent massivement.
Considéré parfois comme un mysticisme pratique (praxis pietas), ce courant de rénovation spirituelle était basé sur trois principes fondamentaux : résignation humble à la volonté de Dieu, connaissance intime de la vie du Christ considérée comme l’origine de toute vertu et la source de toute sainteté, et restructuration morale de la personnalité du dévot conçue sur le modèle d’une « imitation » de l’exemple christique. La pratique que ce mouvement proposait était, dès lors, centrée sur la connaissance, la méditation et l’imitation de la vie du Christ. Son ambition était celle d’une identification de l’âme au Dieu incarné, aux pas duquel le fidèle devait s’attacher grâce à un « rejeu » impliquant l’esprit, mais aussi le corps, avec tout son registre de sensations (137). Il s’agissait de connaître le Christ, de tendre à rentrer en « communion » avec Lui et de se sanctifier au travers de cette démarche mimétique.
La méditation (mentis exercitio), considérée par Grote comme une praeparatio indispensable à la prière et à l’imitatio (138), était organisée à partir d’un investissement imaginatif d’images, mentales ou plastiques, qui fournissaient au dévot le moyen de se transporter dans le lieu et le temps du mystère et de s’y associer par un effort de projection et d’identification personnelle. Grote consacra une partie importante de son Sermon sur la Nativité, intitulé aussi Traité des quatre genres de méditation (139), au rôle des images dans la prière et la méditation, aux moyens de leur mise en œuvre, comme aux limites de cette pratique (140). Définissant d’abord les thèmes à méditer, il enseigne que le principal sujet de méditation doit être la naissance, la vie et la passion du Christ qu’il s’agit « d’avoir dans notre cœur, dans notre bouche et dans nos œuvres » (141). Justifiant le recours aux images par référence à la tradition dyonisienne (142) et par l’usage qu’en fit le Christ lui-même, notamment dans ses paraboles, il souligne l’utilité de ces représentations en considérant qu’elles éclairent notre intelligence et suscitent en nous des émotions propres à alimenter notre vie spirituelle (143) :
« Salomon (dans le Cantique des cantiques) emploie souvent des mots qui désignent formes et couleurs ainsi que des objets remarquablement colorés et qu’on peut à peine évoquer sans images dans les esprits simples, afin que le désir nous entraîne plus personnellement, plus intensément et plus près de l’aimé. C’est avec joie que l’esprit se salit les pieds pour se diriger vers le sommet de l’amour » (144).
L’image est donc explicitement présentée comme l’incitant efficace d’une méditation qui implique le cœur comme le corps, à la recherche d’un contact avec Dieu. Mais si l’image peut être utilisée pour « les petits » qui éprouvent des difficultés à s’absorber dans une méditation totalement abstraite, lignes et formes doivent toutefois pouvoir se dissoudre à un certain stade pour laisser l’âme s’élever aux « genres, aux espèces et aux essences » (145). Cette méditation imaginative ne pouvait donc être considérée comme une fin en soi.
Après Grote, la plupart des auteurs de la Devotio Moderna développèrent cette dévotion imaginative (146) dont ils s’attachèrent à préciser les thèmes et les modalités pratiques. Ils détaillèrent, entre autres, les moments les mieux adaptés pour s’y consacrer (147) et les matières à méditer qui firent bientôt l’objet de diverses tentatives de systématisation (148). Leur souci était d’armer la conscience religieuse d’un réseau d’association d’idées et de formules commodes, qui stimulaient les ressources psychologiques du dévot en s’appliquant à constituer une série d’images mentales « médiatisant le rapport réciproque de la sensibilité et de l’imagination » (149).
Ainsi, pour Florent Radewijns († 1400), « la méditation n’est pas tant un exercice particulier de la vie spirituelle que la pratique même de cette vie » (150), et il conseille à chacun de choisir des moments privilégiés pour s’y livrer. Dans ses Generales materie de passione Christi secundum evangelia, il indique les thèmes à méditer pour chaque jour de la semaine, tandis que dans son Libellus (151), il regroupe un ensemble de sujets de méditation qu’il répartit en quarante-six chapitres, dont vingt-sept sont consacrés à la vie du Christ. Faisant une distinction entre les cogitationes, qui sont de brèves pensées ou de courtes prières et les meditationes qui sont des « exercices spirituels » nécessitant une plus longue implication, Gérard Zerbolt de Zutphen († 1398) rassembla dans le De Spiritualibus ascensionibus et dans le De Reformatione virium animae, un ensemble de matières à méditer assorties de conseils sur la manière de s’y attacher (152). L’anonyme de l’Epistola de vita et passione D.N. Jhesu Christi (153) précise le concept d’exercitium spirituale, essentiel dans la Devotio Moderna, insistant sur le fait que l’exercice spirituel est un entraînement qui crée peu à peu une familiarité, une habitude (geoeffenheit). Il recommande donc de méditer chaque jour la Passion du Christ en suivant un certain nombre de points qu’il explicite. L’auteur insiste également sur la diversité des voies et des grâces de chacun, encourageant chacun à méditer tel ou tel point selon ce qui « convient le mieux » (154). Les consuetudines des maisons des Frères de la Vie Commune de Deventer et de Zwolle consacrèrent, elles aussi, un de leurs chapitres aux De materiis meditandi. La méditation y est décrite comme une ruminatio et différents sujets sont proposés pour les différents jours de la semaine. Elles recommandent, en outre, de méditer la Passion durant les célébrations eucharistiques et fournissent des Meditaciones et exercitia spécifiques pour la célébration de la messe, comme pour chacune des grandes fêtes de l’année liturgique (155).
Thomas a Kempis († 1471), autre auteur majeur de ce courant spirituel, s’attacha dans ses Orationes et meditationes de vita Christi (156), aux matières à méditer, tandis que dans les Sermones de vita et passione Domini, il développa un embryon de méthode de méditation, sorte de moyen mnémotechnique qui envisage chaque sujet sous sept aspects différents, résumés par ces formules : « quis est qui haec patitur, a quibus patitur, quanta patitur, pro quibus, quam longo tempore patitur, in quibus locis patitur et in quibus membris patitur » (157) . Wessel Gansfort (1420-1489) s’appliqua, quant à lui, à développer le caractère systématique de ces méthodes de prière et de méditation. A la demande des chanoines réguliers du Mont-Sainte-Agnès de Zwolle, il rédigea le Tractatus de cohibendis cogitationibus et de modo constituendarum meditationum, qui Scala meditationis vocatur, un ouvrage essentiel dans l’histoire de la dévotion méthodique (158) dans lequel il proposait d’organiser la méditation sur base d’une échelle de vingt-trois degrés (159). Cette Scala fut reprise par Jean Mombaer (1460-1501) qui en fit le noyau principal de son Rosetum (160), un collectarium de thèmes de réflexion et de méditation qui se caractérise par une division et une articulation très poussées des différents sujets traités, à chaque fois accompagnés de vers mnémotechniques qui résument la matière à méditer (161).
Structurées par ces minutieux schémas et organisées en échelle, rosaria et septenae, ces techniques de méditation atteignirent bientôt une complexité qui en rendit l’usage assez contraignant. La méthode ignatienne des trois puissances qui s’en inspira largement, s’attacha d’ailleurs, en réaction, à restituer à ces techniques de piété méditative une plus grande simplicité de ses procédures (162).
« Conspice et meditare, delecteris et compatere » (163) : contemple et médite, réjouis-toi et cum-patere – c’est-à-dire « ressens avec », « ressens en symbiose » -, tel est le véritable slogan de cette piété qui associe étroitement, comme l’a souligné C. Harbison, « vision et méditation » (164). La méditation affective et projective des épisodes de la vie du Christ est, en effet, proposée comme le principal ressort d’une vie dévote et comme le moyen de réaliser une « mise en présence » de la divinité qui constitue son aboutissement le plus gratifiant (165). Mobilisées pour ancrer ces méditations, les images plastiques et mentales furent donc progressivement utilisées comme des espaces de communication visuels et spirituels, où le regard contemplateur pouvait, par la méditation, faire affleurer la sensation d’une présence de Dieu. Elles devinrent ainsi une forme d’interlocuteur grâce auquel la prière se soutenait dans l’expérience réitérée d’une « vision réciproque et ubiquitaire » (166).
Cette évolution particulière des formes de la piété qui conféra à la fin du Moyen Âge un rôle, inédit mais essentiel, aux images n’est pas seulement établie par des arguments textuels; elle est également illustrée, ainsi que S. Ringbom et C. Harbison (167) l’ont montré, dans le champ même de certaines images, par la représentation de certaines « visions mentales » suscitées par ces pratiques méditatives.
Les Heures de Boucicaut (Paris, Musée Jacquemart André) (168) mon-trent, par exemple, le maréchal et son épouse en oraison, agenouillés devant un prie-Dieu sur la tablette duquel sont posés deux livres de prières, tandis qu’au-dessus de leurs têtes apparaît, véritable « condensation » de leur concentration dévote, une image spirituelle de la Vierge construite sur le modèle des visions de l’empereur Auguste. Ailleurs, et notamment dans le Livre de prières du roi Jacques IV d’Écosse (Vienne, Osterreichische Nationalbibliothek), la reine Marguerite est représentée en prière devant une « apparition » de la Vierge inscrite dans un soleil, qui se donne à voir comme une espèce de « dilatation » de l’image du retable posé sur l’autel.
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Cette aptitude de l’image à pouvoir faire affleurer la présence du divin est encore illustrée par une peinture sur parchemin, extraite des Heures dites de Marie de Bourgogne, représentant la Mise en croix du Christ (vers 1477-1478) (169) que nous considérons comme un véritable paradigme de la manière dont l’image religieuse a pu être utilisée à la fin du Moyen Âge.
Caractérisée par une stratigraphie très marquée de sa composition, clairement articulée en trois niveaux de profondeur, cette enluminure visualise, en effet, les différentes étapes d’un processus de projection dans l’image. Le premier plan de cette image rassemble divers accessoires destinés à soutenir la méditation du dévot. Nous y apercevons notamment un coussin, sans doute destiné à accroître son confort, ainsi qu’un chapelet et un livre d’heures enluminé, symptomatiquement ouvert sur une image de la crucifixion qui fait donc écho à la scène de la Mise en croix figurée au centre de l’image. Le deuxième plan de la composition est tout entier constitué par un pan de décor évoquant un portail ou une section de retable dont le traitement en grisaille établit le caractère sculpté. Tandis qu’au-delà de ce décor sculpté, se déploie, sur le troisième plan de l’image, la scène de la Mise en croix, traitée cette fois avec un apport de couleurs qui confère à cette partie de l’image un niveau de réalité différent de celui du deuxième plan traité en grisaille. Le groupe de la Crucifixion, représenté au centre de la niche sculptée est donc ici conçu, et c’est là tout l’intérêt du document, comme une figuration sur un mode réel de la scène du Calvaire. On a l’impression que l’image sculptée qui servait ici de support à la méditation d’un dévot s’est, en quelque sorte, « dilatée » sous l’effet de sa concentration, pour céder la place à la scène initiale du Golgotha. L’encadrement sculpté de la niche entourant cette image centrale fonctionne dans ce cas comme une finestra ouvrant, non pas comme celle d’Alberti sur un autre espace, mais sur un autre temps, ici celui de l’Incarnation (sub lege).
L’image manifeste donc ici explicitement sa nature de médium et affirme ses capacités à être l’outil d’une projection permettant au fidèle de participer au rejeu de la scène originelle du Calvaire. Le dévot peut, en effet, grâce au transfert que cette image propose, cesser d’être le spectateur de la représentation d’un épisode historique révolu pour devenir un témoin, voire un acteur susceptible de participer à l’événement représenté. Il est encouragé à franchir le miroir de la représentation, ainsi que semble d’ailleurs l’indiquer le chapelet disposé sur le rebord du cadre sculpté indiquant, comme une trace, la direction à suivre.
Et de fait, en poussant notre interprétation plus loin, nous pourrions nous demander si la propriétaire ou l’utilisatrice de ce livre d’heures n’a pas délaissé les accessoires accumulés sur le rebord de l’image pour rentrer littéralement dans celle-ci. Il est tentant, en effet, de chercher à la reconnaître dans la figure de la jeune femme portant une coiffe à résille qui se retourne à l’avant-plan de la scène, dans le prolongement direct de l’axe marqué par le chapelet. Se retourne-t-elle, dans un souci de prosélytisme, afin d’inciter le spectateur qu’elle fixe des yeux à la suivre dans cette expérience spirituelle ou jette-t-elle un regard rétrospectif, peut-être teinté d’inquiétude, vers un quotidien, sans doute symbolisé ici par le coffret à bijoux, qu’elle délaisse ? Elle se retourne, en tout cas, avant de se joindre aux autres personnages, habillés comme elle de vêtements à la mode de la fin du XVe siècle, qui gravissent la colline en une procession recueillie pour se joindre au groupe compact de ceux qui se serrent pour assister à la «scène initiale», celle de la mise en croix du Christ. Elle se retourne peut-être parce qu’elle n’est là qu’au début d’une expérience initiatique qui l’amènera, par le renoncement progressif à elle-même, à s’associer aux sentiments du Christ avec une intensité toujours plus forte. Une ferveur qui l’amènera peut-être à partager le sentiment d’empathie profonde, de com-passion manifestée par la Vierge, saint Jean et les saintes femmes qui sont présentés, sur la gauche de l’image, comme les modèles les plus aboutis d’une pratique de dévotion affective, mimétique et finalement rédemptrice. L’image se pose ici comme le support efficace d’un transitus, comme un tremplin ou un « véhicule » pour employer un terme traditionnellement associé à d’autres pratiques mystiques, puisqu’elle fait la preuve de sa capacité à soutenir le fidèle, à l’aider à se transporter dans la réalité sensible du vécu du Christ. Opérant comme le focus d’une caméra, cette représentation propose le script d’une histoire dont elle plante les décors et regroupe les acteurs comme les figurants ; elle établit un scénario détaillé auquel le dévot est invité à s’associer le plus intimement possible en mobilisant, par sa concentration, les ressources de son corps comme de son esprit. L’image détermine, en ce sens, les conditions matérielles et psychologiques d’un « rejeu », qui est le moyen choisi par les tenants de la spiritualité moderne pour réaliser certaines des aspirations essentielles de toute religion, puisqu’elle se propose comme le moyen d’une mise en relation, d’une communion avec les figures du sacré et d’une restructuration par ce contact de la personnalité du fidèle.
Image paradygmatique des pratiques de méditation affective et idyosyncratique systématisées dans la piété de la fin du Moyen Âge, la Mise en croix du maître de Marie de Bourgogne n’est pas une représentation isolée, voire atypique. Elle peut, au contraire, être associée à d’autres images (170), aussi nombreuses que célèbres, qui semblent toutes évoquer cette même démarche de persévération mentale des représentations plastiques. Si nous considérons, par exemple, les retables de Miraflores (Berlin, Kaiser Friedrich Museum) et de saint Jean-Baptiste (Berlin, Staatliche Museum, Gemäldegalerie) peints par Rogier Van der Weyden, la Nativité de Petrus Christi (Washington, National Gallery) ou le retable de la Vierge de Dirck Bouts (Madrid, Prado), nous avons, en effet, chaque fois affaire à une image articulée sur deux niveaux de réalité distincts. Un premier plan, souvent traité en grisaille, identifie une image peinte ou sculptée, tandis qu’au second plan une représentation colorée évoque sur un registre plus proprement « réaliste » certains épisodes de l’Histoire sacrée. L’image donne à chaque fois l’impression d’avoir été « traversée » grâce à la concentration méditative du fidèle qui peut retrouver, au-delà de la matière peinte ou sculptée, la réalité historique et vécue d’un épisode de l’Incarnation auquel il peut, dès lors, s’associer.
Élévation des reliques avec figuration du donateur, détail de l’avers peint du retable de saint Étienne, 1522. |
Cette manière particulière d’investir les images de dévotion est également confirmée par l’insertion, fréquente dans les retables de cette époque, des donateurs à l’intérieur même des scènes de l’Histoire sainte (171).
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En effet si, dans certains polyptyques, les donateurs sont figurés dans des espaces périphériques à l’image sacrée, et sur les volets notamment, comme c’est le cas par exemple dans les retables de Saluces et de Ringsaker, de Veckholm, de Valladolid et d’Averbode, dans d’autres retables, non moins nombreux, ces donateurs sont figurés dans le champ même de l’image de dévotion. Ainsi, dans les retables de Ringsaker, de la Passion I de Strängnäs, de Claude de Villa, de la Passion de Ternant, dans le retable de la Passion de Hulshout comme dans les retables de la Sainte Croix de Burgos, de la Vierge de Telde ou dans le grand retable de la Vierge de La Flamengrie, pour ne citer ici que quelques œuvres, les donateurs prennent place à l’intérieur même de l’image sacrée, comme si, résultat effectif d’une projection mentale réussie, ils participaient pleinement et donc physiquement à l’événement représenté.
Cette intégration « transgressive » des donateurs dans le temps et l’espace d’une image historique révolue - sur laquelle C. Harbison (172) a eu le mérite de mettre l’accent -- restitue toute la dimension du volontarisme dévot qui entreprend, en se dotant d’outils figuratifs et de techniques spirituelles adaptées, de franchir lui-même l’infinie distance qui sépare l’homme de Dieu. Des représentations qui, comme le célèbre Homme de Douleur attribué à l’atelier de Geertgen tot Sint Jans (Utrecht, Sint Catherijneconvent), montrent un Christ «sortant» du champ du tableau pour faire l’ostentation des ses plaies à une dévote abîmée dans la compassion, existent certes; mais ce type de rapport à l’image est moins fréquemment représentée que celui qui amène le fidèle à pénétrer lui-même dans l’image. Un choix qui nous paraît significatif : la perception de Dieu est, en effet, dans les milieux dévots de la fin du Moyen Âge, moins le fruit d’une illumination mystique que le résultat d’une pratique spirituelle, méthodiquement organisée et systématiquement exercée (173).
De nouvelles images
L’essor progressif, à partir du XIIIe siècle, de nouveaux rapports avec les images religieuses ne fut pas sans incidence sur la forme même de ces représentations, car, ainsi que l’a rappelé H. Belting (174) : les nouvelles pratiques impliquent de nouvelles images, ou du moins certaines innovations formelles.
Ce rapport d’influence, que nous reconnaissons dans la lignée des courants de pensée sémiologique entre formes et fonctions, n’implique pas que nous ayons ici le noir dessein de porter atteinte au concept de la liberté créatrice de l’artiste. Il s’agit plutôt de comprendre que les choix stylistiques posés ne sont pas seulement fonction d’une subjectivité individuelle, mais que ceux-ci sont également déterminés par la nécessité de soutenir l’efficacité des fonctions dévolues à ces images. Nous considérons, en effet, que les choix formels qui caractérisent une œuvre sont, le plus souvent, la résultante d’un compromis, plus ou moins abouti, passé entre certaines contraintes, définies entre autres par les usages de ces images et les choix délibérés d’un artiste particulier. Nous ne prendrons, dès lors, ici en compte que certaines options formelles génériques et strictement récurrentes, que nous considérons comme autant de morphèmes constitutifs du genre, et qui nous paraissent intimement liées aux raisons d’être de ces objets, réservant à d’autres occasions (175) l’analyse des caractéristiques formelles propres à tel centre de production, tel groupe d’artistes ou telle personnalité particulière.
Deux paramètres formels génériques caractérisent, en effet, cette mutation des images des retables au XVe siècle. Il s’agit, d’une part, d’une généralisation des principes narratifs et, d’autre part, de l’essor d’un réalisme qui s’y révèle être tout à la fois un « réalisme de la forme », c’est-à-dire des volumes et des espaces, et une « forme de réalisme » dans le traitement des sentiments des personnages.
Le « réalisme » est, sans aucun doute, l’option stylistique qui caractérise le plus fondamentalement l’évolution formelle des retables flamands des XVe et XVIe siècles. Ce qui différencie l’art du XVe siècle des productions antérieures, c’est en effet le passage d’un art « idéographique » à une représentation marquée par un souci de restitution « réaliste » des divers éléments de la composition : espace, personnages, décors et sentiments. Les litanies de statuettes alignées sous des galeries d’arcatures, entre le XIe et le XIVe siècle, immobiles et figées, dont les actions réduites à un geste emblématique ou rhétorique condensaient en un trait une histoire, une pratique ou un état d’esprit, cèdent progressivement, nous l’avons vu, la place à des statuettes personnalisées et individualisées, réintégrées dans l’évocation de leurs histoires particulières.
Mais de réalismes, il y en eut tant et tant que la spécificité de ce concept doit, à chaque fois, être redéfinie. Dans le contexte particulier du bas Moyen Âge occidental, le réalisme est, ainsi que J. Wirth l’a souligné, une notion dont la prégnance doit être associée à la réflexion qui se développe, à partir de la fin du XIe siècle, sur le concept même d’existence (existentia), progressivement réservé par la logique nominaliste aux seules choses « particulières » et « contingentes » (176). La querelle des universaux, qui focalisa cette réflexion s’était, en effet, attachée à redéfinir les rapports entre les signes et les choses que ceux-ci représentaient (177) et cette redéfinition a eu pour effet de remettre en cause la distinction précédemment établie entre les notions de « substance » et d’« accident ». Cette réflexion trouva son aboutissement au XIIIe siècle, avec des personnalités comme G. d’Ockham qui « considérait que les substances étaient les choses individuelles et leurs propriétés », Nicolas d’Autrecourt et Richard Billingham qui « défendaient, avec plus ou moins de précautions, l’idée que le monde était entièrement composé d’"accidents" » (178). La révolution nominaliste postulait que la réalité était une qualité appartenant exclusivement aux choses « particulières » (179). Elle inaugure en cela une nouvelle conception de la réalité qui était celle d’un univers dont les signes étaient plus ou moins explicitement exclus (180). Le souci relayé par les artistes de représenter l’« accidentel », le particulier « qui seul individualise » (181), devint dès lors « un principe aussi fondamental que sa négation l’avait été deux siècles plus tôt » (182) dans une tradition idéographique qui visait essentiellement à représenter des types, des « substances ».
Cette recherche de réalisme s’est attachée d’abord, c’est bien connu, à l’organisation des espaces représentés. Le retable d’Hakendover (1400-1405) et celui du maître-autel de la Reinoldikirche à Dortmund (vers 1415) (183) constituent deux des jalons essentiels dans la genèse de ce réalisme spatial caractérisé par une articulation «en chapelle» (Kapellenschrein) des reliefs sculptés. Une formule qui consiste à multiplier les plans de composition par une stratigraphie complexe et très articulée de la profondeur, ponctuée par les multiples excroissances décoratives des décors de la caisse (baldaquins, gables, pinacles...) comme par la dispersion des personnages et des nombreux accessoires pittoresques regroupés dans ces scènes sur un sol dont la pente se relève progressivement dans le fond des niches.
Ces premières recherches de réalisme spatial connurent, avec les sculpteurs brabançons du premier tiers du XVe siècle, un développement rapide attesté, entre autres, dans le retable bruxellois de la Passion de Ternant (France, 1454-1455) dont la Déploration s’inscrit dans le cadre d’une ville minutieusement définie par ses murs, ses portes et ses architectures, ou dans le retable de la Nativité de Rieden (Stuttgart, Landesmuseum), une œuvre bruxelloise des années 1440 qui développe une version naturaliste de cette articulation spatiale, en campant la scène de la Nativité dans un paysage rythmé de pans de rochers escarpés.
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Le recours, bientôt systématique, à la formule des reliefs « en chapelle » n’est donc pas forcément étranger à la vocation particulière de ces images dévotionnelles. Force est, en effet, de constater qu’avec son sol dont la pente se redresse doucement dans le fond de l’image et ses multiples décors, architecturaux et mobiliers qui s’échelonnent sur ses côtés comme autant de coulisses, ce type de relief propose un espace fondamentalement « ouvert », semblable à une scène de théâtre (184), et assure les conditions optimums d’une projection du spectateur à l’intérieur de l’image. Il importe, dès lors, de cesser de considérer cet espace « en chapelle » comme une formule spatiale de « deuxième ordre », dont les auteurs se complaisent trop souvent à souligner l’immaturité et les insuffisances en regard du système italien de la perspective. La formule en Kappelenschrein répond, en effet, à des objectifs très différents de ceux visés par le système perspectif (185), en évitant notamment toute objectivation de la représentation qui fonde ce système. La logique perspective présuppose, en effet, une distinction fondamentale entre le sujet de la vision et l’objet représenté, et cette objectivation établit une césure radicale entre le monde du spectateur et celui de l’image, constituant ainsi un empêchement contraignant à l’établissement d’un rapport de translation, de projection dans le monde figuré de la représentation.
Mais ce réalisme ne se limite pas à la conception de l’espace; il s’attache également à toutes les composantes de ces images, au travers notamment du rendu minutieux des multiples éléments du décor.
Le retable de Lombeek-Notre-Dame peut, sans aucun doute, être considéré comme un des exemples les plus aboutis de cette précision documentaire, presque maniaque, dans le rendu des divers détails. La scène de la Nativité de la Vierge avec son décor d’intérieur bourgeois, scrupuleusement décrit, donne la mesure de ce souci de réalisme, de cette obsession du détail. Le lit à courtines y est décoré de lambrequins minutieusement détaillés, l’oreiller est soigneusement effrangé, la cheminée est enrichie de motifs flamboyants clairement silhouettés, les chenets du foyer sont torsadés, tandis que le panier d’osier est fait de joncs tressés. Et cet esprit d’inventaire minutieux et descriptif se retrouve, même si c’est parfois sous une forme atténuée, dans l’ensemble des retables flamands de cette époque, comme en témoignent notamment les retables de Villers-la-Ville, de Skepptuna, de Sala, de Strängnäs, de Saluces, d’Auderghem et de Geel notamment.
Certains auteurs ont vu, dans cette propension au « pittoresque », les effets d’une tentative d’identification émanant des classes moyennes des milieux urbains, qui se seraient attachées à façonner les personnages sacrés « à leur image et à leur ressemblance » (186). Camper le Christ, la Vierge ou les saints dans des structures qui évoquent une ville médiévale, en les habillant et les coiffant à la mode du temps, en les pourvoyant d’objets, d’armes, de bijoux et d’accessoires divers caractéristiques de cette époque était, en effet, une manière de rendre ces personnages plus proches, parce que plus semblables. La figure de Dieu manifeste toujours, on le sait, un apparentement plus ou moins explicite avec des groupes sociaux qui dominent, à un titre ou à un autre. Après le Dieu féodal, paternel et suzerain, s’est imposée l’image d’un Dieu plus frère, plus proche du commun, que la classe moyenne des milieux urbains a entrepris de faire ressembler à ses attentes particulières et de représenter dans ses images.
D’autres auteurs, s’inscrivant dans une logique de Stilgeschichte, ont, quant à eux, décelé, dans le pittoresque anecdotique de ces décors et de ces accessoires, une espèce d’emballement stylistique inhérent à une logique interne de l’image, caractéristique du travail des «petits maîtres» de la fin du XVe siècle. Une problématique qui doit, comme P. Philippot l’a souligné, être mise en rapport avec la structuration d’un « espace enveloppant qui ne peut se développer, dans les limites où il est contraint, que par une prolifération de détails, en creusant les formes et en multipliant les articulations » (187).
Mais l’approche, que nous avons tentée ici, des techniques spirituelles développées à la fin du Moyen Âge pour dynamiser les rapports à l’image religieuse, nous oblige à ajouter à ces raisons des attendus plus spécifiquement liés à leurs usages. La « composition du lieu » est, en effet, un des moyens mobilisés dans la spiritualité médiévale pour soutenir les fidèles dans leurs méditations en les aidant à visualiser ces épisodes de l’histoire sacrée, comme « s’ils les voyaient de leurs yeux et les entendaient de leurs oreilles » (188) . Il s’agissait, en définissant avec précision le contexte des scènes à méditer, d’enfermer, comme le préconisent les auteurs dévots de l’époque, « nostre esprit dans le mystère que nous voulons méditer, afin qu’il n’aille pas, courant çà et là, ni plus ni moins que l’on enferme un oiseau dans une cage » (189). L’enjeu était d’empêcher, ou du moins de limiter, les effets de la distraction et de fixer la puissance de l’imagination afin que celle-ci donne un sentiment de réalité concrète aux thèmes médités.
La méthode, telle qu’elle était préconisée dans la spiritualité du Moyen Âge, n’avait le plus souvent rien de rigide. Chaque esprit était invité à s’investir dans le sujet assez librement, en fonction de ses dispositions personnelles, de manière à se créer, à « se construire » un milieu imaginatif dans lequel il pouvait se recueillir et se concentrer. S’inscrivant dans la tradition de la doctrine développée dès l’Antiquité par Aristote (190), qui établit qu’un nombre important d’individus pensent avec des images et que plus celles-ci sont « vives » et en « relief » plus leur attention sera fixée et leur réflexion activée, la « composition de lieu » fut donc une des ressources importantes investies par une pratique qui entendait établir la méditation spirituelle, non pas sur l’élimination des capacités imaginatives, mais au contraire sur l’excitation de leurs aptitudes particulières (191).
Il suffit à cet égard de rappeler certains textes, et notamment le Modus meditandi et orandi de Louis Barbo, dans lesquels le « finge te videre » revient d’une manière récurrente (192) ou d’évoquer les techniques préconisées plus tard par le Pseudo-Bonaventure (193), élargies et synthétisées ensuite par Ludolphe le Chartreux, qui enjoignaient à ceux qui contemplaient les mystères du Christ de se représenter la scène en détaillant attentivement tous les détails du lieu (194). Geert Grote, le fondateur de la Devotio Moderna, revint lui aussi souvent, et notamment dans son Traité des quatre genres de méditation, sur le besoin de concret que rencontrent les images (195), soulignant que ces détails servent à « éclairer notre intelligence et à susciter des émotions » (196). D’autres, comme Gérard de Zutphen, accordèrent une importance toute particulière à cette « fabrication du lieu », s’attachant notamment à fournir un catalogue détaillé d’une série de paramètres matériels et concrets susceptibles d’aider les fidèles à se représenter tel ou tel lieu (197). Tandis que Jean Mombaer fit de la « constitution de lieu » un sujet de méditation à part entière, réservant dans son Rosetum (première édition 1494) un échelon particulier de son échelle de Méditation (Scala Meditatoria) à l’examen systématique de cette matière (198) dans laquelle il voyait un préalable indispensable à toute méditation.
Nous comprenons donc que les multiples annotations de contexte qui ancrent l’image dans des lieux et des circonstances spécifiquement définis, ne peuvent être confinées dans une logique de style mais que, relayant des techniques de méditation plus tard systématisées par Ignace de Loyola, ces divers éléments pittoresques ont également servi à « construire » un milieu imaginatif concret, apte à soutenir l’attention du fidèle sur le sujet médité.
Lamentations des saintes femmes, détail de la Descente de croix du retable de la Passion de Strängnas I, vers 1490-1500. |
Ce « nouveau réalisme » s’accompagne également dans les retables flamands ici étudiés d’un « réalisme psychologique » qui s’attache par l’expression des gestes, des visages et des mains notamment (199) à rendre l’atmosphère psychologique des événements évoqués. Certains groupes sculptés constituent à cet égard de véritables catalogues de réactions psychologiques. C’est notamment le cas des groupes sculptés au pied de la croix (retables de Ternant, de Strängnäs I, de Veckholm), de ceux regroupés autour du lit de la Dormition de la Vierge (retables de Boussu, d’Ambierle, de Ternant) ou de ceux encore qui se pressent autour de l’Enfant dans la scène de l’Adoration des Mages (retables de Villers-la-Ville, de Rouen, de Skepptuna, de Jader).
Cette variété de « caractères », de profils psychologiques, voire d’histoires personnelles proposés à l’attention des fidèles a le mérite d’offrir une formidable diversité des rôles qui leur sont proposés. Le choix des personnages et de leur manière de s’impliquer dans les situations évoquées est, en effet, très large. Possibilité est ainsi offerte d’investir l’un des nombreux personnages placés de dos ou de trois quarts à l’avant-plan de l’image qui assument un rôle d’« éclaireurs » permettant aux dévots d’abolir la distance qui sépare le spectateur de l’image. Ces personnages offrent, en effet, à qui entend se projeter dans ces situations, une enveloppe corporelle « neutre », parce que relativement indéfinie, permettant l’immersion physique du dévot dans la situation représentée.
D’autres personnages sont susceptibles, ainsi que F.O. Büttner l’a montré, de servir de relai plus personnalisé, et donc de « modèles » plus contraignants aux dévots, et là encore le répertoire est vaste. Il y a les « grands rôles », ceux envers lesquels le fidèle doit tendre à la plus grande conformitas possible : le rôle de la Vierge, grandiose et magnifique, considérée comme la référence absolue en matière de pietas (200) et de com-passion (201), celui des rois mages (202) et des bergers également perçus comme des exemples de piété, celui de saint Joseph qui a consacré avec humilité toute sa vie au Christ et de Simon de Cyrène qui l’a suivi en portant sa croix (203), ou encore ceux de Nicodème et les saintes femmes. Toutes ces figures sont, en effet, emblématiques des sentiments de « piété-pitié » que la dévotion de la fin du Moyen Âge s’attache à susciter. Et à ceux-ci s’ajoute tout le répertoire des « seconds rôles », souvent plus colorés et plus typés, qui offrent aux dévots des modèles de projection, sans doute plus directement accessibles. Les scènes de la Mort de la Vierge ou du Calvaire offrent, notamment, d’extraordinaires variations sur le thème de la douleur et sur la manière de l’exprimer. Selon leur âge, leur sexe, leur condition ou leur état d’esprit, les dévots pouvaient, dès lors, choisir d’investir telle ou telle personnalité élue pour des raisons qui pouvaient être de conformité ou, au contraire, de différence sublimée.
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Enfin, les images des retables ajoutent, à ces rôles valorisés, un certain nombre de figures «repoussoirs», celles emblématiques des bourreaux dont le physique grotesque et ricanant traduit l’abjection de l’âme, celles aussi de ceux qui crièrent pour refuser la libération du Christ proposée par Pilate, qui lui jetèrent des pierres sur le chemin du Calvaire ou ceux qui, comme les Apôtres au Jardin des Oliviers, se révélèrent incapables de veiller avec Lui. Figures culpabilisantes, dans lesquelles les fidèles pouvaient voir une représentation de leurs insuffisances personnelles, ces « faire-valoir » sont des éléments extrêmement dynamiques de ces « jeux du Christ », que l’image entreprenait de mettre en scène. Ce sont les « contre-modèles » qu’il faut pouvoir dépasser pour pouvoir conquérir le droit de prétendre à un plus beau rôle, les indispensables repoussoirs qui accentuent, par contraste, la valeur des modèles proposés à l’imitation des fidèles.
Nous constatons donc qu’à travers ces catalogues d’attitudes physiques et d’expressions psychologiques, l’image développe une rhétorique apte à nourrir des mécanismes d’empathie conçus pour servir de révélateur, voire d’amplificateur, aux sentiments que l’on attend des dévots en méditation devant ces scènes. Ainsi que F.O. Büttner l’a montré dans un livre remarquable (204), l’image proposée à la méditation se pose comme « une sorte de théâtre didactique où les scènes et gestes n’enseignent pas seulement un fait, mais anticipent également les mouvements de l’âme que ce fait doit susciter » (205).
La structure narrative est le second élément qui caractérise fondamentalement les retables sculptés aux Pays-Bas durant les XVe et XVIe siècles. C’est là un trait bien connu de ces images, sur lequel E. Mâle déjà avait attiré l’attention (206) et dont les procédés furent ensuite précisés par S. Ringbom (207) et J. Marrow (208). L’essor d’une dynamique narrative marque, en effet, au XVe siècle, une rupture manifeste avec le style idéographique des retables du siècle précédent qui alignaient des statuettes isolées, immobiles, détachées de tout contexte, et figées au-delà de toute narration dans une attitude de pure présence. Cette transformation des images du retable s’amorce, nous l’avons dit, dès la fin du XIVe siècle, notamment dans les retables fameux que le sculpteur Jacques de Baerze de Termonde réalisa, après 1391-1392, pour la Chartreuse de Champmol à Dijon (Dijon, Musée des Beaux-Arts) (209), qui associent, à des volets traités dans la tradition idéographique des anciens retables reliquaires, des scènes narratives dans leur huche. Cette intrusion, encore limitée, du narratif se remarque également dans la scène centrale du retable en pierre de la Passion de Geel (Église Sainte-Dymphne) (fin XIVe s.), ainsi que dans le retable (1400-1405) des trois vierges d’Hakendover où ces épisodes narratifs gagnent, cette fois, tout le registre inférieur du retable.
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Longtemps, ce développement du narratif a été interprété comme un indice du caractère populaire de ces représentations et comparaison a parfois été faite avec la bande dessinée contemporaine. Pareilles associations ont eu pour effet de réduire ces images à une vocation purement informative, celle traditionnelle d’une Biblia pauperum, et de leur dénier toute aptitude à pouvoir servir de « véhicule » dans l’établissement d’une relation avec le sacré. Car l’image sacrée reste pour beaucoup traditionnellement associée au modèle byzantin des images en « close-up » (210), c’est-à-dire d’images qui représentent des figures sacrées, détachées de tout contexte, et figées au-delà de toute narration dans une attitude de pure présence et de totale disponibilité à l’écoute des fidèles. Cependant, contrairement à cette opinion encore largement répandue, nous croyons qu’il faut rendre à ce ressort narratif son aptitude particulière à soutenir l’établissement d’un contact avec la divinité, et réinterpréter son succès dans une perspective qui tienne compte des fonctions assignées à ces images à la fin du Moyen Âge.
Dans sa remarquable étude sur l’Anthropologie du geste (1949), M. Jousse a reconsidéré l’importance des gestes, des mouvements et des ressorts cinétiques dans la manière dont l’homme établit des rapports avec la réalité. Son hypothèse, qui anticipe certains des acquis fondamentaux de la psychologie récente, postule que les principes qui organisent la structuration des individus et qui régissent, par conséquent, ses techniques de préhension du réel, de connaissance et son système de mémorisation, ne sont ni les « idées » - conceptualisations abstractisées d’une série d’expériences -, ni les « images » dont l’importance a été mise en avant depuis Aristote, mais sont les « gestes » (211). « Le réel s’impose à nous par les gestes qu’il nous inflige » considère M. Jousse (212). L’homme serait dans sa conception « joué par le Réel »; un réel qui s’imprime en lui, malgré lui, l’incitant ainsi à reproduire, à ex-primer et donc à répéter les gestes fondateurs qui structurent sa connaissance et son expérience du monde (213).
Et nous savons que dans le domaine religieux, comme dans bon nombre d’autres pratiques qui requièrent cette compétence particulière à appréhender et à s’approprier le réel, l’homme va se référer à des gestes, à des leçons gestuelles et user des mécanismes de « jeu » et de « rejeu » pour se constituer une conscience, en l’occurrence celle ici d’une Altérité susceptible d’être invoquée. L’homme va jouer et rejouer indéfiniment les épisodes de la Geste fondatrice de sa croyance afin de lui donner présence, consistance et réalité. Il va reprendre chacun des gestes qui l’ont in-formé, chacune des leçons gestuelles de l’Histoire sacrée et les rejouer en en sublimant le sens (214). « Le verbe s’est fait chair », et l’homme va rituellement et dévotionnellement reproduire cette Geste de l’Incarnation. Il va se projeter dans les diverses leçons gestuelles de l’Histoire sacrée (215) pour se donner le moyen d’éprouver une présence.
Ces pratiques de rejeu furent, nous l’avons vu, systématiquement développées dans les pratiques de dévotion de la fin du Moyen Âge et elles devinrent, dans le cadre des pratiques volontaristes de la Devotio Moderna, « Imitation », c’est-à-dire reproductibilité recherchée, maîtrisée et dirigée de mécanismes spontanés qui fondent la connaissance de l’individu.
La structure narrative doit donc cesser d’être considérée comme le qualificatif d’une vocation exclusivement informative et pédagogique de l’image; elle doit pouvoir être reconnue comme le ressort d’une pratique qui ambitionne de créer la sensation de la divinité par la répétition de Ses gestes. Compris dans cette perspective, le ressort narratif traduit le souci de s’adapter efficacement au besoin qu’éprouve l’homme de poser des gestes pour appréhender toutes formes de réel. Il révèle les enjeux d’une stratégie dévotionnelle qui entend créer la sensation de Dieu par le rejeu de sa « Geste ».
Nous retrouvons donc au terme de cette réflexion E. Mâle et l’importance qu’il accordait aux représentations théâtrales des Mystères dans la composition des images religieuses de la fin du XVe siècle. Mais il nous apparaît qu’il faut peut-être repenser les termes de cette relation entre images et représentations théâtrales, cesser, sans doute, de les comprendre en termes de rapports trop étroits d’influence, mais y voir plutôt l’analogie entre deux pratiques qui impliquent chacune un rejeu mimétique. Les Mystères médiévaux sont, peut-être, moins les sources explicites d’une iconographie, qu’une pratique de rejeu du mythe qui ambitionne, comme les pratiques dévotes impliquant l’image, de donner corps à des concepts, à une histoire et à des personnages pour créer une présence, en dépassant l’absence par un rejeu des «agis» qui ont marqué leur existence. Il y a entre ces différentes pratiques une évidente analogie d’intentions et de stratégie.
Nous constatons donc, au terme de ces quelques observations, que les images des retables se transforment, au XVe siècle, dans leur structure comme dans leurs options formelles, afin de pouvoir soutenir les fonctions de médiation avec le sacré qui leur sont désormais dévolues. Formes et fonctions s’ajustent. Par le réalisme de leur contexte spatial et des comportements décrits comme par leurs ressorts narratifs, ces images s’emploient, en effet, à encadrer des pratiques de méditations dévotes et de projections empathiques qui constituèrent le principal ressort d’une dévotion impliquant les images à la fin du Moyen Âge.
Un nouveau statut
Célébration d’une messe. Miniature extraite de La fleur des histoires de Jean Mansel attribuée au Maître dit de Jean Mansel, avant 1467. |
Après avoir reconnu le rôle de médium assumé par certaines images dévotionnelles au cours du Moyen Âge et précisé la nature des rapports les liant aux fidèles, il nous faut maintenant tenter de définir le statut reconnu à ces images médiatrices.
Objets transitionnels permettant d’établir un contact avec le sacré, les images dévotionnelles acquièrent, à la fin du Moyen Âge, un nouveau statut sur lequel H. Belting a eu le mérite d’attirer l’attention (216). Prolongeant ici son souci de requalification, nous proposons de reconnaître à ces images un statut « sacramentel » justifié, selon nous, par le fait que d’aucuns considérèrent ces images comme un mode de présence de la divinité, comme le moyen d’entrer en communion avec Elle, et de se sanctifier par Son exemple (217).
La méditation imagina-tive de l’Incarnation du Christ fut, nous l’avons vu, une technique développée par tout un courant de spiritualité pour susciter la sensation de Dieu, de Son existence et de Sa présence. Cette perception devait naître de l’effort « ubiquitaire » entrepris par le dévot pour essayer de ressentir le plus intensément les sensations et les sentiments qui furent ceux du Christ. Elle opérait par une sorte de redoublement empathique de la personnalité du croyant. La perception de Dieu acquérait de ce fait une dimension existentielle puisque, grâce à l’identification du dévot qui lui prêtait corps, celle-ci se réalisait au travers d’une série de sensations physiques et mentales. Le rejeu de l’image qu’impliquaient les exercices de méditation spirituelle préconisés à cette époque était, pour utiliser des concepts contemporains, le moyen d’un « happening », d’un « jeu virtuel », susceptible de produire l’ineffable delectatio (218) d’une mise en présence de la divinité.
Ces méditations imaginatives étaient, en outre, considérées comme le moyen d’une communion. Une conception aujourd’hui complètement oblitérée, dont il convient de prendre ici la mesure et d’apprécier les conséquences. Dans certains milieux, et notamment dans les cercles proches de la Devotio Moderna, on considéra, en effet, la méditation comme le moyen d’une véritable « communion par l’image ».
L’auteur du livre IV de l’Imitatio Christi, intitulé De Sacramento Altaris fait en effet usage du concept de « communion spirituelle » (manducatio spiritualis) qu’il définit en disant : « on communie mystiquement et on est nourri invisiblement, chaque fois qu’on se remémore dévotement le mystère de l’Incarnation du Christ et sa passion et qu’on s’enflamme ainsi de son amour » (219). Une extension pour le moins radicale du concept de communion qui constitue une reconnaissance explicite des rapports à l’image que nous tentons ici de reconstituer.
D’autres figures importantes de ce mouvement développèrent et accréditèrent cette idée. Ainsi, dans le livre VIII de son traité sur La prière (220), Wessel Gansfort (1420-1489), autre figure majeure de la Devotio Moderna, recourt également à ce concept de « communion spirituelle » qu’il dote d’une légitimité et d’une efficacité remarquable en déclarant que la vraie manière de communier, suffisante et indispensable, consiste à méditer la passion du Christ (221). Cette idée de « communion spirituelle », qui invoqua parfois l’autorité de saint Thomas pour asseoir sa légitimité (222), fut également reprise par Jean Mombaer (1460-1501) qui lui assura une large diffusion en l’intégrant dans ses échelles de méditation (Meditatorium) (223). Mombaer revint à diverses reprises sur la manière dont il convenait d’assister à l’office, recommandant aux fidèles de s’astreindre à faire mémoire de la Passion du Christ, à accueillir la victime sacrée et à terminer l’office par une communion spirituelle (224). Une communion à laquelle il reconnaissait l’aptitude à conférer « tous les avantages de la communion (sacramentelle) et spécialement... la rémission des péchés, la préservation de la mort (éternelle) et la participation au Christ » ajoutant même que « la communion sacramentelle serait peu profitable, et qu’elle nuirait même plutôt, si elle n’était accompagnée d’une méditation attentive » (225).
Support investi pour être le moyen d’une mise en présence de la divinité et l’outil d’une communion avec Elle, la méditation des images était, en outre, proposée comme le moyen d’une sanctification et d’une restructuration morale et spirituelle de la personnalité du dévot.
La méditation, comme la foi, devaient, en effet, se prolonger en actes. Le Christ était pour Geert Grote, comme il l’avait été pour saint Augustin et saint Bernard, un modèle (forma), l’exemple (exemplum) de toutes les vertus (226) auquel le chrétien était ardemment incité à se conformer à son maître pour tendre à « devenir semblable » à Lui. Pour désigner cette idée d’une conformité au Christ, Grote emploie les expressions conformatio ou medeformycheit en moyen néerlandais, mais surtout il reprend à saint Bernard le concept d’imitatio (227) dont il fait un des pivots essentiels de son enseignement. L’Imitatio devint, dans ce contexte, l’outil d’un processus de « construction de soi », d’influence paulinienne - sur lequel A. G. Weiler a eu le mérite de mettre l’accent (228) - qui permettait, comme le dit explicitement G. Grote, « de se renouveler selon l’image de Dieu » (229). Les images qui servaient d’ancrage à ces pratiques d’Imitatio Christi devaient donc par l’ascèse, la méditation et le respect de certaines règles de vie, s’inscrire dans les tréfonds de l’individu et créer, par cette intégration, les conditions d’une « reconstruction de soi », entièrement sous-tendue par cet effort de conformité (conformitas) avec le modèle de référence.
Les images plastiques, mentales ou littéraires, rassemblées dans des traités parfois symptomatiquement dénommés Speculum ou Spieghel, ont donc assuré des fonctions exemplaires et restructurantes (230). Les images de Dieu étaient, en ce sens, pour reprendre l’analyse de D. Sahas, le moyen sanctifiant de s’essayer à une expérience de ressemblance avec Lui dans sa perfection divine (231). Tendre à « être à l’image de Dieu », c’est en effet l’objectif que l’Imitatio de Jésus-Christ, le traité le plus emblématique de la Devotio Moderna, propose à tous (232).
Cette triple aptitude reconnue à certaines images dévotionnelles médiévales d’être tout à la fois un mode de présence, de communion et de sanctification, leur conféra un statut essentiel et inédit qui avait été jusque-là l’apanage des sacrements. Cette nature dynamique de l’image l’établit, pour reprendre ici les termes de M. Faessler (233), comme « le lieu d’une triple intrigue où le visible, le regard et la présence d’une altérité, dont l’évocation dénie toute réduction figurative, tendent (...) à s’articuler à la transcendance inépuisable de l’être qu’ils convoquent à la lumière, dans l’ordre du monde ».