Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait du livre publié à l’occasion de l’exposition Elie Borgrave. L’équilibre des contraires, présentée au Musée d’Ixelles. Pour un complément d’information, le lecteur se référera à l’ouvrage suivant : Laoureux (L.)(Dir), Spiegeler (A.), Elie Borgrave, Gand, Snoeck Publishers, 2017, 224 pages. ISBN-13 : 978-9461613806
Vers l’ordonnance du geste
« Le rien est la mère de toutes les chances » (1), cette assertion de Trinh Xuan Thuan symbolise à elle seule le passage qui s’opère tout au long de la vie d’Elie Borgrave ; elle cristallise d’une part sa volonté de s’affranchir des diktats familiaux, de repartir au degré zéro, mais également de porter aux cimaises son cheminement vers les idées de progrès et de perfectibilité de l’homme (2). D’un point de vue formel, au début des années soixante, l’artiste se dirige vers une abstraction de plus en plus radicale, quitte définitivement la représentation du réel pour se tourner vers l’expression de ses paysages intérieurs. À une époque où de nombreux artistes se cherchent dans le chaos, Elie Borgrave défend l’ordre et l’harmonie. Pour ce faire, il place dans ses compositions des éléments énigmatiques, des relais que d’aucuns doivent lier pour accéder à la lecture de son œuvre.
Au début de cette décade, Borgrave utilise un nouveau répertoire formel qui aura pour rôle de sublimer la lumière et les couleurs. La relation entre celles-ci l’obsède et le pousse à tenter un syncrétisme permettant, selon lui, de toucher à la perfection et à l’émotion (3). Conscient des réalités, il fait la synthèse de ses influences et rédige, dans sa correspondance et dans ses carnets de croquis, les impressions théoriques de ses explorations artistiques. Dans ces notes, Borgrave commente ce qui le porte aux troubles et précise le rôle impérieux qu’a l’abstraction — et ses principaux représentants — dans la recherche de la vérité : « Le symbole donne à l’esprit une forme dans la matière. Symboliser. Géométrie donne la paix à l’esprit [sic]. L’artiste donne à l’esprit et à l’idée une forme dans la matière. C’est cette forme appréhendée par les sens qui transmet la vérité qu’a trouvée l’artiste sans l’ingérence du concret » (4). De Georges Braque à Bram et Geer Van Velde, de Vassily Kandinsky à Nicolas de Staël, tous ont participé, grâce à leurs apports, à la construction de sa grammaire visuelle. La libération de la ligne, l’indépendance des formes et l’autonomie de la couleur sont autant d’éléments qui apparaitront à la suite d’un lent processus de compilation de styles. Enfin, consubstantielle aux révolutions de l’histoire de l’art, la liberté devient une dominante dans ses choix plastiques ; elle a pour ambition d’ouvrir sa pratique pour induire une forme de méditation spirituelle. Ces sources d’inspiration donnent à Elie Borgrave les moyens d’accéder à la maîtrise de son geste.
Des formes méditatives à la recherche symbolique
En 1962, armé de cette assurance visuelle, l’artiste souhaite quitter les mécanismes de la fulgurance pour l’ordonnance, en d’autres termes : il cherche l’accord parfait, souhaite créer l’harmonie à l’aide d’une nouvelle esthétique. Dans cette quête de plénitude, il apparaît logique qu’il s’installe en pleine campagne, à Zuidzande, près de Sluis, à proximité de la frontière belge. Comme le définit Willem Enzinck dans sa biographie : « Les horizons lointains du plat pays sous la lumière de la mer, illuminant les rares éléments qui ponctuent le paysage, se confondent avec ses aspirations intérieures. (…) L’espace, le vide qu’il aspire maintenant par les yeux et par les poumons, rejoint, après de longues années, cet espace et ce vide intérieur en lui » (5). Charmé par ce climat, il achète une ancienne grange et la transforme en un atelier où le calme et les instants privilégiés de la vie dominent. De larges vitres placées sur les flancs de la maison filtrent délicatement la lumière ; celle-ci offre au peintre les moyens de travailler. Ayant un projet clair, Elie Borgrave apaise sa main et crée de nouveaux effets de reliefs ; des cris au silence, le va-et-vient des pâtes complémentaires disparait. Loin des querelles sémantiques inhérentes à la myriade de courants abstraits qui pointe dès l’immédiat après-guerre (6), il joue de sa complicité avec le non-objet pour fluctuer entre les codes traditionnels. Du lyrisme, Borgrave transite, sous une rationalisation aux allures métaphysiques, vers l’abstraction géométrique. Son cas n’est pas isolé, d’autres artistes belges comme Louis Van Lint ou Gaston Bertrand opèrent au même moment cette évolution méthodique vers des formes méditatives. En effet, la volonté de s’affranchir des conventions imposées par l’école de Paris apparaît pour ces artistes comme une nécessité ; le temps est à l’expérimentation et au dépassement de l’abstraction. Pour Borgrave, cela se traduit par l’effacement progressif des matières vibrantes qui caractérisaient ses œuvres jusqu’alors. Le procédé est simple : il réduit sa palette chromatique et multiplie les variations, laisse à de larges plages colorées la possibilité d’exister. Comme on réduit le temps, les formes explosives s’étirent pour devenir des signes mouvants où le rythme et la dynamique s’imposent. L’artiste se détourne de ce qu’il nomme la doctrine de l’instantané, fait fi de la représentation, pour s’exprimer à travers une série de relations entre les éléments plastiques (7). Il place sur ses compositions des symboles auxquels il confère, d’autorité, un caractère ineffable : « Il y a un rapport nécessaire entre la géométrie, l’esthétique et la métaphysique. Pas la géométrie purement mathématique, mais une géométrie symbolique et poétique qui touche à l’expression de l’éternel » (8). Comme Kandinsky, il a la volonté de créer une « méthode » qui lui permettrait de ne jamais épuiser son langage abstrait (9) ; cela explique le caractère sériel de son œuvre mais également l’absence de limites picturales. Ces dernières sont importantes car elles démontrent, par leur absence, une volonté de sortir du cadre. Borgrave souhaite aller vers un au-delà matérialiste, conférer à son travail une grande sonorité ; il affirme rapidement son goût pour les toiles monumentales et la mise en espace d’un discours où les contradictions internes sont placées en évolution constante.
À la poursuite d’un but, Borgrave fait de son atelier zélandais un espace où tout est organisé de façon à se tourner vers un art plus intériorisé. Il développe donc de nouvelles formes abstraites ; des cercles ouverts et pénétrés sont placés en lévitation, ils volent au-dessus d’une composition quasi spatiale, ouvrent les voies de la rêverie. En apposant un jeu de variations tonales sur ses cercles, l’artiste crée des œuvres qui puisent leur poésie dans le registre de l’orphisme. Démiurge, Borgrave construit un monde où les corps célestes se rencontrent sous une constellation lumineuse. Des œuvres comme Le couple ou Moment présent attestent de cette volonté de révéler l’immatériel. Influencé par la philosophie et les religions orientales, l’artiste, esthète, est interpellé par le symbolisme qui peut découler de la géométrie. Au milieu des années soixante, la recherche de la perfection et de l’infini devient un leitmotiv, un catalyseur d’actions. Devenue obsession, la métaphysique module cette récente nécessité introspective ; l’artiste cherche à créer l’équilibre, il tente de mettre en relation, par l’ascèse, des éléments naturellement opposés. Borgrave combat l’hermétisme d’une abstraction stérile en créant, à l’instar de Kasimir Malevitch, des icônes qui permettent d’intégrer de facto d’autres forces vitales : « Le but de l’art, si but il y a en dehors de la délectation ou du choc, est de découvrir des vérités non encore formulées en langage discursif. Douter de la capacité de l’art de nous transmettre des connaissances sur l’univers n’accuse que la tyrannie de l’intelligence cartésienne » (10). Les titres qu’il donne à ses œuvres confirment cette volonté de dépasser une mathématique de l’esprit en vue de révéler un « ailleurs » ; Les Dieux dans le temps, Cosmos, Chute de la Lune noire ou Croisée des chemins résument à elles seules ce destin prophétique, quasi ésotérique, qui stimule son travail. À la limite du religieux, son symbolisme touche à la conscience collective, il n’est pas à déchiffrer ou à comprendre comme on lirait une démonstration scientifique ; au contraire, Borgrave place ses recherches au-dessus de toute confession, il s’agit, selon lui, d’un nouveau langage que le spectateur doit déchiffrer par l’osmose bien plus que par l’intellect (11).
Les entrelacs de la forme ou l’entrechoc des couleurs
À la fin des années soixante, Elie Borgrave jouit d’une reconnaissance dans les institutions publiques et privées, il expose pour la deuxième fois à titre individuel au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (12) et présente ses travaux récents aussi bien dans les galeries bruxelloises (13) qu’au musée Dhondt-Dhaenens de Deurle (14). En dehors de la Belgique, il participe à des actions collectives d’envergure dans le pavillon belge des Expositions Internationales de Montréal et d’Osaka ; il rejoint également les artistes du Salon de Mai de Paris — encore engagés pour l’heure contre le concept d’art dégénéré (15). Cette période est riche en activités mais également en renouvellement artistique. En effet, au fil des années, les cercles cosmiques disparaissent pour laisser place à des formes syncopées. Le temps est à la création d’autres rythmes comme dans Le Passage où il raye ses surfaces et joue sur l’impression de vitesse. Rapidement, l’artiste structure son propos et calme l’émancipation des formes volatiles. Les grands plans colorés se voient traversés d‘éclats lumineux. Borgrave crée des effets optiques qui chargent la composition d’une nouvelle présence spirituelle. Dès 1970, des bandes verticales prennent possession de l’espace et surplombent les fonds aux promesses d’éternité. Au départ indépendantes, puis cohabitantes, ces créations géométriques deviennent jumelles pour mettre en exergue l’idée de complémentarité ; la découverte de cet équilibre ouvre la voie à une nouvelle série où, de manière systématique, comme le symbole du Ying et du Yang, deux formes similaires s’entrelacent. Influencé par le bouddhisme, et peut-être plus encore par la tradition zen, Elie Borgrave développe un programme symbolique précis où le cercle signifie le temps cyclique ; la verticale indique la direction du ciel ; l’horizontale montre l’étendue de la terre ; la croix exprime le caractère universel de l’homme ; trois formes incarnent la perfection là où deux figures mettent en évidence le couple (16). En utilisant un langage plastique dépouillé mais harmonieux, l’artiste souhaite faire de ses toiles des avatars de paix. Afin d’augmenter la charge émotionnelle qui émane de celles-ci, le peintre fragmente sa touche et varie les teintes ; cette technique permet d’intégrer des effets d’ombre et de lumière en vue d’exprimer un calme intérieur. Et Borgave de préciser : « La mélodie est l’entrechoc des couleurs, alors que l’harmonie vient des différentes valeurs d’une même couleur. Pour un profane, le brun est une couleur. Pour moi, le brun est la somme du rouge et de l’orange. C’est pourquoi mes peintures sont monochromes, c’est-à-dire des recherches de variante sur une couleur » (17). Influencé par le minimalisme, Borgrave ne franchira pas le cap du monochrome sériel, il préfère explorer les possibilités de la forme en suscitant la rencontre et les jeux de tensions entre les corps étrangers. Jusqu’à la fin de sa vie, il épuisera les possibilités de cette complémentarité.
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Vers l’équilibre infini
En 1989, l’artiste quitte son atelier néerlandais pour Bruxelles ; il y occupera, jusqu’à son décès trois années plus tard, un appartement et un atelier situés sur l’avenue Winston Churchill. Alors âgé de quatre-vingt-quatre ans, il prolonge ses expériences spatiales et reste exigeant envers ses formes symboliques ; inexorable, le message doit rester clair et se doit de transcender l’être de manière immédiate. Peu à peu, les friselis qui caractérisaient sa pratique se font plus lisses ; à présent, il peint sa joie de vivre dans une sérénité intense. Sa vie durant, il aura forcé son destin en combattant les dogmes et les choix qui lui étaient imposés. Autodidacte, solitaire et idéaliste, il ne rejoint aucun groupe et refuse de participer aux querelles portées par les théoriciens de l’art. De Bruxelles à New-York, de Paris à Zuidzande, le schème est identique : toucher l’essence des choses. En ne cherchant ni la reconnaissance ni à profiter des mécanismes marchands des métiers de l’art, Borgrave aura poursuivi ses idéaux avec force. Les « choses » qui l’occupent sont plus importantes, il laisse rêver les lignes et libère les formes muettes. Passionné, il a à cœur d’organiser l’ordre des objets qu’il observe en traduisant, fidèlement, les beautés de son monde onirique ; in fine Borgrave aura consacré sa vie à un seul projet : la découverte de l’équilibre infini.
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