Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait des Annales d'Histoire de l'Art et Archéologie (Université libre de Bruxelles, T. 13, 1991).
Manet raconté par lui-même
Remerciements
La présente étude a été rendue possible par une bourse de la Fondation Samuel H. Kress à l'Institut d'Études Avancées de Princeton (U.S.A.) en 1990. Son style et son contenu ont bénéficié de l'aide importante de Mme Geneviève Nunn et de M. Thierry Lenain. Ici, encore une fois, mes remerciements.
Introduction
Le titre de cet article est emprunté à un livre, qui, publié en 1926, recueillait les propos de Manet et les souvenirs de ses amis (1). L'emprunt n'a cependant que la valeur d'une image, car le but de ma recherche ne consiste pas à évoquer la personnalité de Manet. Elle se propose plutôt de déceler, à partir des œuvres mêmes, les traces du processus créateur dans l'image plastique et la signification de ces traces. Une telle démarche se heurte sans doute à plusieurs difficultés. La première d'entre elles concerne le caractère « objectif » de la création de Manet. L'aspect autobiographique ne joue chez lui – en comparaison surtout avec le « subjectivisme » de l'époque romantique – qu'un rôle secondaire. La relation affective de l'artiste avec le monde de ses images est même effacée d'une manière qu'on pourrait qualifier de programmatique. L'un des critiques les plus en vogue à l'époque considérait déjà que « Manet est une personnalité curieuse: comme peintre il a de l'œil, mais pas d'âme » (2).
Le manque de participation affective ne saurait pourtant être considérée comme marque exclusive de la création de Manet. Plus symptomatique me semble être la façon dont l'image -fruit réifié d'une activité productrice -conserve, plus ou moins apparente, la trace de son auteur. Il semble aussi que nous ayons affaire ici à un point important, puisque c'est justement dans le jeu entre l'absence et la présence de l'auteur que l'œuvre de Manet révèle-son caractère inaugural pour toute l'époque dite « moderne ». Je me propose, dans les pages qui suivent, d'analyser trois aspects du rapport de l'artiste avec son œuvre: le point de vue d'où se réalise la production de l'image, les modalités de l'autoreprésentation figurative (les autoportraits) et, enfin, les modalités de l'insertion nominale matérialisée par la signature d'auteur (3)
Le point de vue
La définition originale, personnelle, de l'endroit d'où se fait la prise d'image est une constante de la « nouvelle peinture » dont Manet fut le chef de file. L'essai d'Edmond Duranty intitulé justement La Nouvelle Peinture (1876) faisait le point à ce sujet : « Notre point de vue n'est pas toujours au centre d'une pièce avec ses deux parois latérales qui fuient vers celle du fond; il ne ramène pas toujours les lignes et les angles des corniches avec une régularité et une symétrie mathématiques : il n’est pas toujours libre non plus de supprimer les grands déroulements de terrain et de plancher au premier plan ; il est quelquefois très haut, quelquefois très bas, perdant le plafond, ramassant les objets dans les dessous, coupant les meubles inopinément (…). Si l’on prend à son tour le personnage soit dans la chambre soit dans la rue, il n’est pas toujours à égale distance de deux objets parallèles, en ligne droite (…). Une autre fois, l’œil l’embrasse de tout près, dans toute sa grandeur, et rejette très loin dans les petitesses de la perspective tout le reste d'une foule de la rue ou des groupes rassemblés dans un endroit public. Le détail de toutes ces coupes serait infini, comme serait infinie l'indication de tous les décors (4). »
Dans cet éloge de la multiplicité des points de vue possibles, éloge dont la composante polémique à l'égard de la peinture perspective ne pourra échapper à personne, une chose est claire: les images de la « nouvelle peinture » impliquent une instance regardante dont la présence dans la « prise de vue » sera inébranlable. Face à l'objectivité, à l'omniscience et à l'« omnivoyance » de la peinture classique, la « nouvelle peinture » se réalise d'un point de vue personnel et occasionnel, voire accidentel. L'un des grands problèmes que l'histoire de l'art devrait aborder est celui d'établir la manière dont la subjectivité du « point de vue » se manifesta dans les œuvres des différents peintres « impressionnistes ». Une étude de ce genre manque malheureusement, et nous nous voyons confrontés avec une situation paradoxale: le problème du point de vue, problème proprement « visuel », a été traité en profondeur par l'histoire et la théorie littéraires (5) mais est resté, inexplicablement, négligé par l'histoire et la théorie de l'art (6). Cette lacune ne pouvant pas être comblée d'un seul coup, je me limiterai à quelques observations concernant le point de vue chez Manet.
Manet réalise le plus souvent ses « prises d'image » d'une manière apparemment encore traditionnelle. Ce traditionnalisme (trompeur) se manifeste surtout dans le centrage auquel il soumet ses compositions. Seuls les Cafés-Concerts des années 1878-1879 sont construits selon un point de vue très rapproché, comme un gros plan, et le caractère de « fragment » de ces images donne lieu à une certaine « perte du centre ». S'il y a une caractéristique concernant la « prise d'image » qui peut être considérée comme une constante de son œuvre, elle se situe à un niveau différent, qu'on pourrait qualifier de méta-représentationnel: la plupart des tableaux de Manet contiennent des signaux qui intègrent l'image dans un flux de communication. Le plus important de ces signaux est le regard qui, de l'espace du tableau, est dirigé vers l'espace qui se trouve en deçà de la surface de l'image. Dans toutes ses grandes œuvres, du Déjeuner sur l'herbe et de l'Olympia jusqu'à Nana et au Bar aux Folies-Bergère, le « Blick aus dem Bilde » est présent (7). Quelle est sa signification?
La première vient d'être nommée : l'œuvre est considérée comme un objet faisant partie d'un flux de communication. Devant une toile de Manet, le spectateur se voit lui-même visé (8) : ce n'est pas seulement lui qui regarde le tableau, mais c'est aussi le tableau qui le regarde (fig. 2, 3, 7). Cette situation de la réception de l'œuvre n'est pourtant qu'un reflet de la situation de production. La position du spectateur devant l' œuvre accomplie n'est que la répétition de la position du peintre devant l'œuvre en train de se faire. En même temps qu'il opère une inscription du spectateur dans l'espace de l'œuvre, le « Blick aus dem Bilde » révèle la présence invisible de l'instance créatrice. En ce sens les œuvres de Manet ne sont jamais « finies », puisque leur accomplissement se manifeste seulement dans l'acte de la réception qui réitère celui de la création. L'invocation de Baudelaire – « hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » (9) – aurait pu être prononcée par Manet lui-même. Ce fait démontre sans doute une conception assez originale du « tableau ». Tout au long de son histoire, le tableau a toujours impliqué, d'une façon ou d'une autre, le spectateur (10), mais n'a jamais joué, jusqu'à Manet, avec tant d'obstination sur les rôles interchangeables du producteur et du récepteur d’image. Le tableau de Manet est un objet englobant: il intègre le créateur, le spectateur et même – dans ses moments culminants et à un autre niveau – l'« Histoire de l'art ». Pour faire ressortir avec plus de clarté le côté « auctorial » des images de Manet, l'analyse de quelques exemples sera nécessaire.
Fig. 1 – Etude pour Moïse sauvé des eaux, 1860-1861, huile sur bois, 35,5 x 46 cm., Gallerie Nationale, Oslo. |
Une œuvre de jeunesse, la Nymphe surprise (1861, fig. 2), a tout le caractère d'un « tableau-laboratoire » (11). On connaît aujourd'hui, grâce à des témoignages écrits, à des photographies et à une étude préparatoire (Galerie Nationale d'Oslo), toutes les phases par lesquelles le tableau est passé (12). Nous avons encore à faire ici à un jeune peintre aux prises avec l'art des maîtres. Sa première idée fut celle d'un tableau d'histoire représentant Moïse sauvé des eaux , « qu'il n'a jamais achevé, et dont il ne reste qu'une figure qu'il a découpée dans la toile, et qu'il a intitulé la Nymphe surprise » (13). La Nymphe surprise est en effet le résultat d'une destruction. Entre le tableau actuel et le tableau initial se place pourtant une phase intermédiaire documentée par des photographies d'époque qui montrent qu'après avoir découpé l'une des figures féminines du Moïse sauvé, Manet y a ajouté (en haut, à droite) une tête de satyre qui a disparu depuis. Envoyé à Saint-Pétersbourg en 1861, le tableau y fut en effet exposé sous le titre Nymphe et satyre. Six ans après, dans le cadre de la première exposition personnelle de Manet (Pont de l'Alma, 1867), le tableau figurait déjà sous son titre actuel: Nymphe surprise. Si nous cherchons le sens de ces transformations successives, nous réalisons que le découpage et la suppression sont mis au service d'un détournement de l'image.Moïse sauvé des eaux était un « tableau d'histoire », une image-récit, dans la tradition classique. Nymphe et satyre marque le renoncement à l'histoire biblique et aborde le thème du regard indiscret. Celui-ci est représenté dans l'image même (la tête du satyre). Dans la Nymphe surprise le satyre a disparu et le regard indiscret vient d'en deçà de la surface de l'image. S'il subsiste encore, dans le tableau final, des traces narratives, celles-ci se cristallisent dans un mini-récit qui est la mise en scène d'une intrigue visuelle. Dans la version définitive, c'est donc la création/réception d'image qui fait récit. Si, dans Moïse sauvé, Manet était encore un « narrateur » de type classique (il racontait en images une histoire du passé avec laquelle il n'avait aucune relation personnelle), dans la Nymphe surprise il est un narrateur qui raconte un événement en entrant dans la peau d'un des personnages (le satyre) (14). Mieux encore: les rôles invisibles du personnage, de l'auteur et du spectateur interfèrent, si bien que l'on saurait très difficilement dire où finit l'un et où commence l'autre. Dans l'usage « classique », le regard porté par les figures hors du tableau ne constituait qu'un moyen d'impliquer le spectateur, dans l'image et la Nymphe de Manet reste, typologiquement parlant, à l'intérieur de ce cadre traditionnel. Seule l'analyse des œuvres ultérieures permet de dire qu'il y va en réalité déjà d'autre chose, d'une autre thématique: celle de l'implication du processus producteur dans le produit fini. Et seule une interprétation rétrospective de cette œuvre de jeunesse peut justifier l'affirmation que le Satyre constitue un relais du peintre (plutôt que du spectateur) dans le tableau.
Fig. 3 – Mlle Victorine en costume d'espada, 1862, huile sur toile, 165,1 x 127, 6 cm., Metropolitan Museum of Art, New York. |
La mise en question de la coupure entre l'image et son auteur peut être suivie chez Manet pas à pas, surtout dans ses œuvres des années '60. Si la Nymphe marque le chemin vertigineux qui mène du tableau d'histoire à la mise en récitde la production/réception, les étapes suivantes ne se feront pas attendre longtemps. Une aide inespérée nous vient cette fois-ci de Manet lui-même, et plus précisément des titres qu'il a donnés à certaines de ses œuvres. Une année après la Nymphe surprise, Manet créa le tableau intitulé Mlle Victorine en costume d'espada (15).
. L'image montre une jeune femme au centre d'une arène, cape et épée à la main. Au second plan, on aperçoit, réduit par une perspective assez bizarre, un picador en plein élan et, plus loin encore, un groupe d'assistants. Le rapport entre la figure centrale et le fond du tableau ne saurait être plus artificiel. On a l'impression que le modèle a posé devant la toile de fond d'un photographe forain. Cette impression n'est pas due au hasard. Manet nous suggère à l'aide des moyens picturaux ce qu'il dit clairement dans son titre: ce que nous voyons n'est pas une scène de corrida, mais une scène de pose. Au « Blick aus dem Bilde », caractéristique désormais de la création de Manet, vient ainsi s'ajouter une indication qui dénonce la « situation d'atelier » de toute la composition. L'auteur fait « personnage », mais, étant donné que le tableau montre un modèle en pose, le personnage invisible que ce modèle fixe de son regard est désigné comme étant un peintreUn dernier exemple suffira à démontrer que même les œuvres « en plein air », où la situation d'atelier est absente, sont conçues à partir d'un scénario qui englobe le processus créateur. Chez le Père Lathuile
est une toile réalisée en 1879. Dans le jardin d'une brasserie, un couple attablé est plongé dans une tendre conversation. Les yeux dans les yeux, ils ont laissé le monde s'évanouir autour d'eux. Les personnages ne posent pas, ne regardent pas au dehors du tableau, le scénario de la représentation semble au premier abord nié. Approchée avec plus d'attention, l'image révèle pourtant une mise en page peu canonique: le couple a une position décentrée, la table est focalisée d'une manière asymétrique par rapport à l'axe du tableau. La raison de cette manœuvre se comprend sans difficulté: dans l'espace resté disponible à l'extrémité droite du tableau, Manet a introduit un personnage secondaire qui vient équilibrer la composition. Mais ce garçon portant un bock dans la main droite a un rôle encore plus important: c'est lui l'incarnation du « Blick aus dem Bilde ». Tel un passant intrigué par le tournage d'un film ou par l'activité d'un photographe, il est entré par mégarde dans le « cadre » en troublant le caractère intime de la scène, captivé par ce qui se passe en deçà de la caméra, ou, plus exactement, par l'activité de l'opérateur de prise de vue lui-même. La présence d'un « cadreur » dans l'espace de la scène vient ainsi d'être dévoilée.Autoreprésentation
Fig. 5 – Autoportrait à la Palette, 1879, huile sur toile, 83 x 67 cm., Collection Particulière, New York. |
La présence du personnage-producteur est, dans la majorité des œuvres de Manet, une présence « en figure »: le créateur de l'image reste invisible, tout en étant suggéré par celle-ci. Nous disposons d'un seul autoportrait indépendant, qui nous montre le peintre à l'œuvre (1879, (16). Celui-ci met pourtant en scène une situation originaire. Le fait que Manet ne se soit pas représenté ici « comme il est », mais « comme il apparaît » nous est révélé par la représentation elle-même. Palette dans la main droite, pinceau dans la main gauche, ce que nous voyons n'est pas « Manet », mais son image renversée. Aucune source ne mentionne le fait que Manet aurait été gaucher, chose d'ailleurs rendue impossible par le type de formation dont bénéficiaient les peintres au XIXe siècle. L'inversion gauche-droite présente dans l'Autoportrait doit donc effectivement être considérée comme signifiante.
. Comme tout autoportrait, celui de Manet est un objet paradoxal. Plusieurs couches d'une rhétorique de la représentation y sont présentes. La première d'entre elles concerne le rapport de cette image avec l'ensemble de son œuvre. Manet a peint beaucoup de tableaux, mais un seul autoportraitTout autoportrait, on le sait, est réalisé à l'aide d'un miroir. Mais tout autoportrait aspire à donner, par le recours au miroir, l'image du peintre. Manet, au contraire, renonce à se représenter « lui-même » et représente le miroir. L'inversion gauche/droite nous dit clairement que ce que nous voyons c'est l'image d'une image, c'est le peintre « en figure ». Si tout tableau de Manet suppose la présence du peintre en figure devant la représentation en train de se faire, cet autoportrait suppose la présence du modèle en train de se faire représenter. Habillé en tenue de ville, chapeau sur la tête, Manet est ici le peintre de la vie moderne par excellence. Son regard fixe le modèle, de même que, dans les tableaux déjà mentionnés, c'était le modèle qui fixait le peintre. Manet reprend ici une solution de la peinture classique, dont les Ménines de Velazquez – « tableau extraordinaire » d'après sa propre opinion (17) – marque le sommet. A la différence de Velazquez, cependant, Manet exclut les modèles et l'espace de l'atelier de sa représentation, qui se focalise exclusivement sur sa figure. Palette, pinceau, regard sont les termes à la confluence desquels naît la peinture. Le scénario de production, qui dans les Ménines était, complexe et intriqué (18), se veut chez Manet elliptique et, pour ainsi dire, « déconstruit » (19). La tâche de le rendre complet incombe au spectateur et suppose un effort d'intégration: à la confluence du regard avec le pinceau et la palette se trouve l'« en deçà », la réalité comme tableau en train de se faire.
Un dernier détail vient compléter la rhétorique de cet « autoportrait ». Il s'agit de son caractère inachevé ou, plus exactement, « non-fini ». On pourrait voir ici seulement le fruit d'un hasard, mais je doute que ce soit le cas. La seule portion non-finie de l'image est la main qui tient le pinceau. EIle est représentée comme un chaos de matière picturale. C'est comme si le peintre, en arrivant à l'extrémité de sa main opérante, avait succombé face à la tache de s'autoreprésenter. Puisque c'est l'acte de la peinture qui est ici représenté, cet acte doit rester « en train de » et, à la limite du représentable, la peinture tourne sur elle-même comme dans un tourbillon.
L'un des premiers biographes du peintre nous a laissé un témoignage important concernant sa méthode de travail: « Manet aimait qu'on le regarde se pencher sur son chevalet, tournant la tête vers le modèle, puis vers l'image renversée dans le miroir à main (20). » L'utilisation constante du miroir par Manet donne à penser. D'autres sources en parlent (21). La méthode est pourtant ancienne : on sait par : exemple que Léonard de Vinci considérait le contrôle de l'image à l’aide du miroir comme fondamental pour la réussite de l'œuvre.
Mais ce qui est peut-être plus significatif encore dans le passage cité est le va-et-vient du peintre entre les trois pôles chevalet/modèle/miroir et le fait que, pendant ce va-et-vient, Manet « aimait qu'on le regarde ». Nous nous trouvons ici devant une situation de production qui fait spectacle et qui met en scène réel, tableau, renversement et opérateur dans leur dynamique foncière. Il s'agit d'une schize créatrice hautement significative pour toute la production de Manet. L'Autoportrait l'incorpore d'une manière concentrée et définitoire. Nous sommes maintenant en mesure de faire le point sur les marques d'auteur identifiées jusqu'à présent:
- Le peintre a un rôle fictif. Il est une présence « exotopique », mais il fait partie d'un récit développé par l'image (comme le Satyre invisible, dans la version finale de la Nymphe surprise, par exemple).
- La présence du peintre comme « opérateur de prise de vue » est suggérée par l'image (Mlle Victorine qui regarde son maître, le garçon qui trouble la prise de vue).
- Le peintre au travail se montre « en figure », comme image d'une image; cas unique et paradigmatique: l'Autoportrait de 1879.
- À ces trois modalités d'autothématisation, on peut ajouter maintenant une quatrième: Le peintre est une présence « endotopique », mais se montre exclusivement comme personnage (et non pas comme producteur de l'image).
Fig. 6 – La Pêche, 1861, huile sur toile, 76,8 x 123,2 cm., The Metropolitan Museum of Art, New York. |
Des œuvres où se manifeste cette quatrième modalité d'autothématisation, la plus ancienne est La Pêche (1861, (22). La Pêche était d'une certaine façon la « signature » de l'exposition, qui documentait le passage de Manet chez les maîtres. Le peintre emprunte les traits de Rubens, et donne à Suzanne Leenhoff ceux d'Hélène Fourment. La composition s'inspire du maître flamand. Son sens allégorique reste caché, mais la signification générale de la toile est néanmoins claire: Manet se représente comme le Rubens des « temps modernes ». Il est significatif que cette première « autoprojection endotopique » de Manet équivaut à une autoprojection dans l'histoire de l'art. Manet est ici un « personnage », mais ce personnage est un (autre) peintre.
. Elle appartient à l'époque « classique » de Manet, et ce n'est pas un hasard si, dans le catalogue de l'exposition personnelle du Pont de l'Alma (1867), elle figurait en dernière positionDans Musique aux Tuileries (1862,
, qui suit de près cette toile, Manet se représente comme « lui-même ». Il est, à côté de Baudelaire, de Fantin-Latour, de Champfleury ou de Jacques Offenbach, l'un des représentants de l'intelligentsia parisienne sous le Second Empire. Deux éléments font voir que l'autoprojection fut envisagée par Manet comme une aporie. Le premier d'entre eux est la position marginale du peintre. Il apparaît,dans le coin gauche de la toile (c'est-à-dire, suivant l'ordre de lecture codifié depuis des siècles, « en ouverture » de la représentation) mais à moitié coupé par le cadre. Il est donc à la fois dans l'œuvre et en dehors de l'œuvre. Il pourrait en être absent, mais il est pourtant là. À l'inscription de sa personne dans l'image fait pendant, à l'autre bout de la toile, l'inscription de son nom, sa signature. Toute la représentation se déploie entre ces « deux Manet », « figure » et « nom » du peintre-auteur.Et c'est ici qu'intervient le second élément aporétique du tableau. À la différence de La Pêche – œuvre, on l'a vu, encore « classique » – la Musique aux Tuileries est une image qui « s'ouvre » vers l'instance opérante et/ou contemplante: plusieurs personnages fixent l'en-deçà du tableau. Un« Manet exotopique », instance productrice de la représentation dont il fait partie, est donc supposé par la représentation elle-même. À ce point, il faut se demander si le titre de cette œuvre – Musique aux Tuileries – ne renferme pas une contradiction significative. Ce que le titre annonce (le concert, le spectacle) n'est pas rendu visible. Le public forme l'objet de la représentation picturale tandis que « la scène » est conçue comme espace de la production de cette représentation. Pris dans ce jeu d'espaces, le peintre est une présence oscillante. Il faut, je crois, relire Baudelaire, lui-même personnage de ce tableau-manifeste, pour réaliser le côté déclaratif de l'œuvre: « ... tous les phénomènes artistiques ( ...) dénotent dans l'être humain l'existence d'une dualité permanente, la puissance d'être à la fois soi et un autre (...). L'artiste n'est artiste qu'à la condition d'être double et de n'ignorer aucun phénomène de sa double nature (23). »
Fig. 8 – Bal Masqué à l'Opéra, 1873-74, huile sur toile, 60 x 73, National Gallery of Art, Washington D.C. |
En 1873, Manet réalisa sa troisième et dernière toile dans laquelle il se représenta comme personnage. À la différence de Musique aux Tuileries, le Bal masqué à l'Opéra (24). Il est perdu dans la foule, de laquelle il se distingue pourtant. Son regard pénétrant est le seul qui fixe avec insistance le spectateur (25). Il est, comme tous les hommes de la scène (à l'exception du Polichinelle à l'extrémité gauche), non déguisé. Sans masque et non costumé, il reste quand même le personnage d'une mascarade. Les interprétations les plus récentes ont attiré l'attention sur la dialectique de cette toile, introduite par le Polichinelle (vu de dos et coupé par le cadre à gauche) et clôturée par l'artiste lui-même (vu de face, à droite). On a même spéculé sur les possibilités d'une double présence de l'auteur dans sa représentation: une fois « masqué » en Polichinelle, une autre fois ouvertement « lui-même » (26). Je préfère laisser ces suppositions, encore non vérifiées, dans leur état incertain, pour me concentrer sur un autre aspect, plus important dans le cadre de ma recherche.
n'a pas le caractère d'un portrait collectif. La présence de l'autoportrait du peintre du côté droit de la toile est d'autant plus significative. La position de ce monsieur en haut de forme, à barbe blonde et à l'air légèrement mélancolique, oscille, on l'a dit, « entre celle de participant au bal et celle d'observateur de la scène »J'ai mentionné le fait que, dans cette quatrième et dernière modalité auto-représentative, « le peintre est une présence "endotopique", mais se montre exclusivement comme personnage (et non pas comme producteur de l'image) ». Cette assertion doit maintenant être nuancée. Il est parfaitement vrai que dans aucune de ces trois toiles, Manet n'apparaît comme « instance productrice » (pinceau à la main, en train – pour pousser les choses à l'extrême – de représenter et de se représenter (27) ). Toutes les trois pourtant contiennent des signaux faisant allusion au peintre en tant que peintre. Dans La Pêche, Manet était Rubens. Dans Musique aux Tuileries, il attirait l'attention sur son appartenance au monde intellectuel de son temps, suggérait une sortie vers l'exotopie (par la coupure du cadre) et, plus important encore, il envisageait sa « personne » en rapport dialectique avec son « nom ».
Y a-t-il des signes de production dans le Bal masqué à l'opéra? Au premier abord, non. L'analyse attentive les révèle pourtant. Sur le sol même, aux pieds du monsieur à barbe blonde, se trouve un billet de bal. Si le spectateur s'approche, il peut déchiffrer un nom: « Manet ». Cette signature inattendue renferme en soi le paradoxe de l'autoreprésentation. « Manet » est la marque de celui qui a créé cette toile, c'est la marque de production du tableau. Sur le billet de bal il écrit pourtant le nom d'une personne qui se trouve dans la représentation et que le spectateur doit chercher et identifier. L'identification est facilitée par la position du billet/signature auprès de son possesseur. Si l'on pense au clivage « figure »/« nom » présent dans Musique aux Tuileries (fig. 7), on réalise que Manet achève dans le Bal masqué (fig.8) la jonction entre l'inscription du nom et l'autoreprésentation. Je crois avoir maintenant assez de raisons pour pouvoir considérer la mise en scène des traces d'auteur opérée par Manet comme un phénomène marquant du tournant de l'imaginaire à l'aube de l'époque moderne. Baudelaire, semble-t-il, en savait quelque chose: « ... la vaporisation et la centralisation du Moi. Tout est là » (28).