Introduction
La traduction et l’article qui suivent ont d’abord fait l’objet d’une présentation orale au Musée Juif de Belgique le 7 octobre 2014 (1) et s’inscrivent dans le cadre d’un hommage au peintre juif allemand Felix Nussbaum (1904-1944) à l’occasion des anniversaires décennaux de sa naissance et de sa mort. Cet hommage à Bruxelles s’accompagnait de deux impératifs : rappeler les liens affectifs et créatifs globalement méconnus de Nussbaum avec la Belgique et faire acte de mémoire contre la haine raciste dont il fut la victime innocente, et dont la nocivité n’a de toute évidence que trop peu faibli aujourd’hui.
Dans cette optique, nous avons fait le choix de nous pencher sur l’article-interview consacré à Felix Nussbaum par Emile Langui (2) le 5 février 1939. Celui-ci, publié dans les colonnes du journal socialiste Vooruit, constitue en effet un document capital qui éclaire considérablement le parcours et la personnalité de Nussbaum puisqu’il figure, avec les quelques lettres conservées, parmi les rares traces écrites disponibles aujourd’hui sur le peintre. Parce que cet article se trouve être aussi un moyen de faire entendre la voix de Nussbaum (3) -lui qui représenta dans ses tableaux tant de fois la perte de la communication- il nous est apparu opportun de le traduire en français (4) et de le présenter accompagné d’un commentaire critique. Et cela d’autant plus, que c’est en Belgique et, principalement à Bruxelles, que Nussbaum s’installa à la suite de son exil forcé.
Après avoir donné notre traduction du texte de Langui, nous retracerons en trois temps et à la lumière de celle-ci, le rapport riche et complexe de Nussbaum à l’égard de la Belgique : avant et après son installation sur le territoire belge en 1935, et à travers les liens qui se nouèrent entre son oeuvre et celles de la tradition picturale flamande et néerlandaise.
« Felix Nussbaum L’humour tendre en exil » d’Emile Langui (Vooruit, 1939)
[Nous souhaitons remercier ici Kim Andringa pour sa relecture attentive de la présente traduction et pour ses précieuses remarques.]
Il existe un art qui demeure ignoré. Il se passe du capital, du public et de la presse. Il ne se vend pas, il est chassé de la place publique et se réfugie dans les mansardes où il endure le froid et la faim… la faim.
Il est l’art des exilés, des apatrides, des émigrés allemands et autrichiens, qui gagnent leur pain dieu sait où et par quels moyens, et malgré leurs ventres affamés et leurs semelles usées, persistent à poursuivre le rêve éternel de la beauté et de la vérité.
L’art des émigrants est au fond un art idéaliste dans le sens le plus noble du terme, même s’il est imprégné de l’aigre levain de l’exil. C’est un art dont la voix finit toujours par s’exprimer car il a quelque chose à dire. Mais n’allez pas croire pour autant qu’il fasse montre d’un comportement nourri de révolte, d’aigreur, de mélancolie ou de rancœur. De tels modes d’expression sont évidemment et à juste titre très courants, et c’est bien ainsi car nous voyons finalement éclore, telle une fleur sur un tas de fumier et de souffrances, le miracle discret de « la beauté en soi ».
L’œuvre picturale de Felix Nussbaum est ainsi malgré tout imprégnée d’une tendre félicité, d’une grâce innocente, d’une naïveté naturelle sans toutefois exclure l’expression d’un humour facétieux. On pourrait qualifier le peintre d’Edgard Tytgat (5) allemand, même si cette comparaison ne vaut que pour l’esprit de l’artiste et non pour le style…
Au deuxième étage, presque sous les combles, dans une rue bourgeoise étroite et guindée habite Felix Nussbaum (6). Il a l’apparence douce et timide de l’homme qui se cache derrière son travail lequel reflète toute sa personne. Tandis que nous examinons une à une les dizaines de peintures, aquarelles, gouaches, dessins et gravures, il nous donne le récit objectif de sa vie :
« Je suis né en 1904 à Osnabrück et j’ai passé là une enfance heureuse. À l’âge de 16 ans (7), je suis parti à l'École des arts appliqués d’Hambourg pour apprendre à gagner ma vie en mettant la beauté au service de l’utile. Mais comme beaucoup d’autres, je me suis détourné des arts décoratifs pour me consacrer au maigre gagne-pain qu’est la peinture.
Je suis allé à Berlin rejoindre l’atelier de Willi Jäckel (8) qui, en ce temps-là, jouissait d’une grande réputation auprès des jeunes artistes. Ensuite, je suis devenu Meisterschüler du Professeur Meid (9) et j’ai fait ma première exposition, à l’âge de 22 ans, avec plus de quarante œuvres. Depuis lors, j’ai été présent dans presque chaque grande exposition et le “Querschnitt” (10) m’a confié plusieurs fois l’illustration de ses pages de titre.
En 1932, j’ai obtenu le Prix de Rome et suis parti là-bas. J’y appris le désastre de la prise de pouvoir d’Hitler et, depuis lors, je n’ai pas revu mon pays. On m’a chassé de la Villa Massimo (11) qui se révéla faire partie du territoire aryen. En proie à l’angoisse, j’ai longtemps erré sans but le long de la Riviera italienne, j’y ai même écrit un roman mais j’ai peu peint. Tout mon temps fut occupé par la recherche continue de la tranquillité et d’une nouvelle patrie. Sans-logis, j’ai erré avec les rouleaux de mes aquarelles rapidement ébauchées pour seuls bagages… Suisse, France, Paris, jusqu’à ce qu’enfin heureusement s’ouvre la frontière de la Belgique. À Ostende, j’ai recommencé à travailler, à dessiner et à peindre vaillamment. Je fais de mon mieux et ne me lasse pas. Je tiens bon.
En ce qui concerne mon parcours artistique, il est simple. J’ai commencé, comme tout le monde sans doute, à étudier attentivement la nature, jusqu’à ce que mes expériences personnelles s’y mêlent tout à coup. Cela s’est produit par exemple au moment de l’adolescence où je plaçais dans presque chaque tableau un couple d’amoureux.
Alors j’en suis venu à réaliser de petites compositions dont les faibles dimensions ne porteraient pas atteinte à leur contenu intime. J’ai peint le monde en apparence innocent qui m’entourait et en y mettant à chaque fois quelque chose de mon propre état d’âme. En somme, j’ai exprimé en toute simplicité tout ce qui me réjouissait ou m’attristait.
Mais subitement s’est accompli en moi un changement qui m’a fait passer au grand format, puisque je pensais avoir quelque chose à dire à mes semblables, qui devait les impressionner non seulement par le sujet, mais encore par la taille. J’ai pris parti contre l’état lamentable où se trouvait l’Académie de Berlin en peignant une toile satirique qui fut exposée à la Sécession berlinoise et dans laquelle je clouais au pilori la sclérose intellectuelle et l’incompétence totale des vieux académiciens. C’était une œuvre facétieuse qui fit grand bruit. J’avais quitté le monde de l’innocence et me fixais désormais des objectifs plus ambitieux. De grandes compositions voyaient le jour, railleuses, accusatrices, parfois provocatrices.
Puis, j’ai entrepris un voyage dans le sud de la France, à Arles où a vécu Van Gogh. C’est un artiste que l’on n’admirera jamais assez. En tant que peintre, je n’ai rien appris dans le Sud. La réalité était en deçà de ce que j’avais rêvé. La même désillusion m’attendait en Italie, surtout à Rome. Cette ville ne m’a pas donné ce qu’elle semble avoir accordé aux autres. Tout m’y semblait si faussement antique et irréel. Tout ce manège avec les imposantes ruines de la ville et ses colonnes brisées ne m’a inspiré que des plaisanteries artistiques et m’a poussé à de malicieux commentaires littéraires.
Ostende, où j’avais déjà travaillé bien des années auparavant, me fit une impression beaucoup plus forte. Je suis tombé amoureux de cette ville au premier regard. C’est là que je fis, en 1929, un grand nombre de mes meilleurs dessins, et lorsque, condamné à l’exil, j’y suis revenu un jour de tempête de 1935, je suis tout de suite retombé sous le charme de cette ville où le vent du large fait claquer ensemble dans les airs les nombreuses banderoles des bateaux du port… »
Pendant que Felix Nussbaum faisait son récit, nous avons parcouru l’ensemble de sa progression artistique en examinant les quelques oeuvres satiriques qui furent sauvées de l’incendie de son appartement en Allemagne, les tableaux du sud de la France, les souvenirs d’Italie, les portraits espiègles, les natures mortes rêveuses et les inépuisables variations sur les bateaux de pêche et le port d’Ostende. Il s’agit d’une production très variée, dont la diversité est même un peu déconcertante, avec ses nombreuses influences dont celles de Van Gogh et de l’École de Paris sont les plus marquées bien que remarquablement bien assimilées. Là où Nussbaum est tout à fait lui-même, il livre une peinture de première qualité, dans laquelle la solennité des couleurs fortes est atténuée par la finesse des tonalités qui s’illuminent comme des fleurs éclairées dans la nuit. Dans tous ses sujets – excepté les paysages et les études de ports– on trouve un imaginaire original pétri de vie et de mort, d’innocence et d’humour noir, d’horreur et de charme enfantin, que l’on trouve très rarement dans le post-expressionnisme allemand lequel est quasi exclusivement pessimiste et désillusionné.
Felix Nussbaum – et avec lui, un groupe de jeunes Allemands contraints à l’exil par Hitler et de l’évolution desquels nous ne savons plus rien– s’est détaché de cette morbidité grinçante par le biais de ce que Wolfradt nomme : « une grâce enfantine et naturelle dans le regard, qui change le monde en pur jouet et en innocence amusante » et « la joie et la tendresse de l’observation associées au raffinement méticuleux du moyen de représentation » (12).
Pendant ce temps, le peintre de la mansarde continue de peindre des éléphants, des girafes et des palmiers sur des assiettes à thé pour joindre les deux bouts. Il dit tout de même avec un sourire paisible : « Malgré les soucis d’argent et les autres tourments quotidiens que nous, les déracinés, devons endurer, je ne perds pas la volonté de faire du bon travail » (13). (14)
Les premiers liens avec la Belgique
[Nous tenons à remercier Mark Schaevers d’avoir eu l’extrême gentillesse de nous laisser consulter les épreuves de son très beau livre Orgelman Felix Nussbaum Een schildersleven, Amsterdam, De Bezige Bij, 2014 et Hans Vandevoorde pour son soutien et ses judicieux conseils.]
À la lecture de l’article de Langui, on ne peut que remarquer le ton particulièrement grave adopté par le critique d’art qui prit sensiblement le parti d’insister sur les conditions de vie difficiles des artistes contraints à l’exil par le nazisme (15). Celui-ci évoque à plusieurs reprises les questions de subsistance des artistes qui « endurent le froid », la « faim », ont le « ventre affamé » et dont le milieu pourrait se résumer, sous l’effet de la transplantation, à « un tas de fumier et de souffrances ». L’évocation de la mansarde où est reclus l’artiste comme symbole de sa condition est également frappante. Suivant le motif romantique de la mansarde du poète, elle permet de mettre l’accent non seulement sur le dénuement de l’artiste, sa marginalisation par la société mais aussi sur son dévouement à l’art qui le place au- dessus de la réussite matérielle et des mondanités (16). Notons toutefois que cette image ne correspond pas tout à fait à la situation matérielle de Nussbaum et de sa compagne, Felka Platek (17), qui sans être loin des combles, comme le précise Langui, logent en réalité au deuxième étage du 22 rue Archimède et, qui plus est, dans une rue qualifiée de « bourgeoise ». Mais il n’en demeure pas moins que les conditions de vie du couple se sont effectivement dégradées à partir de 1939 et que c’est justement dans la mansarde qu’ils seront obligés de se réfugier en 1942 après les premières rafles nazies en Belgique.
Bien qu’il apparaisse alors assez clairement que Langui souhaita dénoncer le régime nazi et informer le public belge du sort des artistes exilés sur son territoire, son article ne peut être tenu pour un simple plaidoyer humanitaire où Nussbaum ne serait qu’un exemple particulièrement représentatif de la précarité qui frappait les artistes réfugiés en Belgique. Il ne fait aucun doute que Langui, critique avisé, s’il en est, fin connaisseur des mouvements d’avant-garde, tenait en haute estime l’art de Felix Nussbaum. Le regard qu’il lui porte démontre un véritable intérêt. Dès les premières lignes, il inclut le peintre dans la catégorie des artistes authentiques, ceux qui n’ont d’autres préoccupations que la poursuite du « rêve éternel de la beauté et de la vérité ». Et, au-delà des nombreuses influences que laisse apparaître la peinture de Nussbaum, il en perçoit les particularités en soulignant le caractère spécial de son imaginaire et de son humour.
En outre, nous ne pouvons que constater que Langui s’est efforcé d’être le plus complet possible dans le but de donner l’exacte étendue du talent de Nussbaum. L’article est à ce point détaillé qu’il est possible d’y trouver des informations précieuses sur plusieurs aspects de l’œuvre et de la vie du peintre, notamment sur son rapport à la Belgique.
Dans ses déclarations concernant ses séjours à Ostende, dans le sud de la France, puis plus tard en Italie, on retiendra par exemple que Nussbaum laisse transparaître un attachement certain à la nordicité. Le récit de son parcours dessine une opposition Nord-Sud qui semble faire écho à la dichotomie thématisée par l’histoire de l’art depuis la Renaissance entre culture du Nord et culture du Sud (18). Il dit avoir été finalement déçu par le Sud qui ne lui a « rien appris », l’a confronté à « la désillusion » tandis que le Nord, avec Ostende, lui fit « une impression beaucoup plus forte ». Outre le fait qu’il était sans doute sentimentalement attaché aux paysages de la mer du Nord associés à son enfance dans le nord de l’Allemagne (19), il nous semble qu’il se revendique en filigrane comme un héritier de l’école du Nord placé sous l’égide de maîtres comme Bosch, Dürer, Bruegel, alternatives à la tradition classique et figures quelque peu fantasmatiques du génie nordique (20). Comme on peut le voir dans nombre de ses tableaux, le Sud et surtout l’Italie va de pair avec le classicisme qu’il condamne en particulier à travers les motifs ridiculisés de la colonne brisée et des statues antiques mutilées (fig. 1). Il sait trop bien ce que ce style comporte de figé et de désuet, et en quoi il put servir le jeu des totalitarismes fasciste et nazi (21). Et ce n’est sans doute pas un hasard, si l’image du Nord que Nussbaum y oppose soit celle des bateaux du port d’Ostende et du vent marin soufflant dans leurs banderoles, symbole plus en accord avec les forces vives de la création et les agitations qui travaillent l’art inscrit dans la lignée expressionniste (22). Cette image empreinte de vitalité fait, par ailleurs, indéniablement écho aux discours anti-classiques d’Ensor, un autre fidèle de la tradition nordique, qui chanta dans les mêmes années les « bienfaits de l’air, de l’eau et de la mer » à Ostende comme « débordements salutaires, déluge bienfaisant » contre toutes les formes d’encroûtements (23).
On pourrait bien sûr penser que les déclarations de Nussbaum sont à interpréter dans le contexte de l’exil, et visent à légitimer sa demande de carte d’identité belge faite dès 1937, mais ce serait oublier que la position critique de Nussbaum vis-à-vis de la tradition du Sud se retrouve dans ses tableaux bien avant son exil en Belgique, et qu’Ostende fut la première étape de son séjour d’études de 1928. Puis n’écrit-il pas dans la sphère privée qu’ « il se trouve [à Ostende] des points d’interrogations à tous les coins de rue » pour dire la fascination que la ville exerce sur lui ? (24) De même que le voyage dans le Sud de la France se fit sur les traces de Van Gogh, il est fort possible que le séjour de l’artiste à Ostende fut motivé par la recherche d’un contact direct avec James Ensor et son univers. Bien avant lui, de nombreux expressionnistes allemands, parmi lesquels Nolde, Beckmann, Heckel et Kandinsky avaient fait de même, à la recherche d’un rapprochement avec le peintre ostendais qui, avec ses élans visionnaires et son style tout en intensité, faisait figure pour eux de précurseur. Plus que l’intensité de l’expression, il semblerait que ce soit avant tout le thème de la mascarade et l’humour si particulier d’Ensor qui ait retenu l’attention de Nussbaum comme en témoigne le tableau (fig. 2) Autoportrait avec masque de 1928 qui renvoie de toute évidence à plusieurs autoportraits d’Ensor, non seulement par la présence d’un masque grotesque, mais aussi par le regard en coin et le nombre important de pinceaux tenus par l’artiste.
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Mais alors que, dans l’entretien, le nom d’Ensor n’apparaît pas, il semblerait que le choix de Nussbaum de revenir à Ostende en 1935 réponde également au besoin de retrouver l’inspiration que lui avait donnée la ville plusieurs années auparavant. Outre le fait qu’il dépeint son premier contact avec la ville comme un coup de foudre, il précise qu’il avait pu réaliser là un travail qui l’avait satisfait à la différence de ceux réalisés dans le Sud qu’il n’hésite pas à qualifier, non sans sévérité, de « plaisanteries artistiques » et de « malicieux commentaires littéraires ». Même si l’on sait que Nussbaum avait d’abord essayé de s’établir à Paris sans y parvenir, il est fort probable que le retour à Ostende n’ait pas été complètement un choix par défaut surtout quand on connaît l’attraction de la cité balnéaire à cette époque (25). Enfin, lorsqu’il évoque la qualité de ses dessins ostendais, il n’est pas exclu que Nussbaum se soit souvenu que la Belgique était associée à l’un de ses premiers succès, car c’est ici en effet qu’il peignit en 1928 sa première et seule oeuvre acquise de son vivant par une instance officielle : Paysage belge (26) .
L’installation en Belgique (1935-1944)
Concernant le retour du peintre à Ostende sous la contrainte de l’exil, il est possible de lire la description qu’il fait du port secoué par la tempête en lien avec sa situation en 1935 où l’exil semble être devenu irrévocable. Tout d’abord, à un niveau symbolique, il nous semble que cette évocation réponde à l’image traditionnelle du port comme havre, comme refuge (27), mais avec le contrepoint angoissant de la tempête qui menace. Dans certains tableaux de cette période représentant le port d’Ostende, on peut remarquer une dualité similaire où les scènes portuaires semblent exprimer une tension entre l’idée de départ et son impossibilité. Ces tableaux (fig. 4) donnent à voir un port assombri où les images d’engluement, d’obstruction et d’enchevêtrement ruinent tout espoir de liberté (28).
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Cette image oppressante d’Ostende, reflet des préoccupations de l’artiste, fut néanmoins quelque temps contrebalancée par l’espoir d’une éclaircie apportée par la reconnaissance de l’artiste par le maître des lieux, James Ensor. En effet, Nussbaum remporta, peu de temps après son arrivée un prix d’un jury dont Ensor faisait partie, pour le dessin d’un masque de carnaval. Malgré qu’il ne soit pas évoqué dans l’article de Langui, il semblerait que ce succès fut vécu comme un événement déterminant comme en témoigne une lettre adressée à Ludwig Meidner (29) : « Dans le jury, il y avait un vieil homme, avec un visage blanc et une barbe blanche ; quand il m’a vu, il m’a fait un signe ; c’était James Ensor. J’ai obtenu un prix et Felka et moi avons bu à la fin de nos soucis quotidiens. » (30) Bien que Nussbaum obtint par ce biais l’estime d’Ensor qui n’hésita pas par la suite à lui écrire une lettre de recommandation pour qu’il puisse rester en Belgique (31), il nous semble incontestable que cette rencontre n’eut pas les effets escomptés quand on sait notamment que l’artiste n’obtint qu’une carte d’identité de ressortissant étranger à renouveler régulièrement et portant la mention : « Le porteur du présent certificat s’engage, sous peine de renvoi immédiat du royaume, à n’occuper en Belgique aucun emploi. ». (32) Même si le soutien d’Ensor ou d’une personnalité comme Désiré Steyns, directeur du Kursaal d’Ostende qui lui permit de réaliser une exposition en 1936 (33), devait bien sûr l’encourager à peindre, « à tenir bon » comme il est dit dans l’interview, il ne fut guère plus avancé quant au moyen d’assurer sa subsistance durablement et de façon autonome.
Après avoir brièvement séjourné à Bruxelles, 24 rue Jennart, d’octobre 1935 à mai 1936, et avoir passé près de deux ans à Ostende et fait quelques courts séjours à Spa et Nivezé (34), Nussbaum et Felka Platek s’installent définitivement dans la capitale. Ils habitent à peine deux mois rue Juste Lipse 27 avant de déménager rue Archimède 22 dans un appartement, semble-t-il, plus spacieux. Le 6 octobre 1937, le couple se marie à la maison communale du premier district, sans doute dans l’espoir d’obtenir plus facilement une carte d’identité belge. À ce moment-là, l’artiste témoigne dans ses lettres et dans ses toiles d’une certaine sérénité. Il a le sentiment d’avoir enfin trouvé un domicile où lui et sa femme peuvent s’établir et travailler convenablement à la différence de ce qu’ils avaient connu jusque-là dans les chambres meublées (35).
Toutefois, ce sentiment devait être assez rapidement contredit. Non pas que le contact avec la ville et le voisinage ait été mauvais, loin s’en faut (36), mais il se trouve que dans le contexte des années 30, Bruxelles ne bénéficiait pas d’un très grand réseau d’artistes émigrés comme tel était le cas à Paris ou à Amsterdam (37). L’intégration à la scène artistique pour les artistes en exil y était vraisemblablement plus difficile. Néanmoins, Nussbaum avait noué depuis sa rencontre avec Ensor quelques relations cruciales. Il faisait partie des amis du sculpteur belge Dolf Ledel qui était, par ailleurs, une figure de premier plan de la vie culturelle belge (38). Son atelier situé avenue Nouvelle, 6 constituait un lieu de rencontre important où Nussbaum eut l’opportunité de rencontrer d’autres artistes en exil comme son compatriote Carl Rabus (1898-1983) et l’artiste chinois Sadji (1914-2005) ou bien encore, des personnalités du mouvement socialiste belge comme Louis Piérard (1886-1951). C’est d’ailleurs chez le sculpteur que le couple Nussbaum trouva un temps refuge après qu’il eut été repéré par la Gestapo en 1942.
Avec l’aide de ce réseau, Nussbaum réalisa de 1935 à 1939 au moins trois expositions, deux à Bruxelles (39) et une à La Haye, mais sans pour autant parvenir à se faire une place sur le marché de l’art belge durement frappé par la crise économique (40). C’est donc dans ce contexte économique peu favorable que Langui rencontra Nussbaum en février 1939 au 22 rue Archimède et put évoquer ses difficultés matérielles. Avant même le début de la guerre, les conditions de vie se sont en effet détériorées et le peintre a dû diversifier son activité en réalisant à des fins alimentaires des travaux de céramique et de porcelaine telles que les assiettes à thé mentionnées par Langui. Bien qu’il soit difficile de dire ce que rapporta cette activité, nous savons qu’elle se fit avec l’aide des Ledel qui non seulement laissèrent, selon toute vraisemblance, leur four à céramique à disposition des Nussbaum mais aussi se chargèrent d’écouler autant que possible les productions (41).
Parallèlement, Nussbaum bénéficiait d’un appui constant de la part de sa famille (42) et de ses relations osnabruckoises, en particulier de la famille Blum qui, fuyant l’Allemagne, avait installé ses activités à Bruxelles, ou encore de la famille Klein qui s’occupa de vendre plusieurs tableaux de Nussbaum aux États-Unis où elle avait émigré. En 1938, celle-ci proposa même au peintre de les rejoindre outre-Atlantique, mais Nussbaum refusa en invoquant la distance, sans exclure pour autant de partir si le nazisme devait s’étendre en Belgique (43).
Pour le reste, Nussbaum est clair dans sa correspondance : beaucoup de ses difficultés liées à son statut d’exilé étaient renforcées par la configuration du marché de l’art à Bruxelles. Dans une lettre de juillet 1938, il mentionne les différences entre le milieu de l’art belge et celui qu’il a connu en Allemagne, en évoquant le fait qu’en Belgique les artistes doivent payer leurs expositions, lesquelles, de surcroît, ne peuvent durer qu’une dizaine de jours. Il déplore aussi l’absence de grandes expositions collectives comme celles organisées à Berlin auxquelles il avait participé, ou peut-être comme celle de « L’art allemand libre » qui se préparait à Paris et à laquelle deux de ses œuvres auraient dû être montrées si elles n’avaient pas été bloquées à la frontière. De plus, il constate à regret que les associations belges qui pourraient organiser de telles expositions ne sont pas ouvertes aux étrangers (44).
Enfin, comme le souligne Langui, Nussbaum ne semblait pas avoir pour priorité de vendre ses oeuvres avant que le besoin, par ironie du sort, ne le pousse à devoir vivre de l’art appliqué. Le peintre lui-même avoue « manquer d’esprit entrepreneurial » (45) et dans son interview, il affirme d’emblée avoir sciemment choisi le « maigre gagne-pain de la peinture », sous-entendu de la peinture désintéressée qui porte en elle sa propre légitimité et prend le risque de passer outre le goût du jour pour tenter d’atteindre le fond des choses. Il n’est donc pas anodin que Nussbaum rappelle l’admiration que mérite Van Gogh, comme lui, il avait entrepris de travailler envers et contre tout, dans un esprit de dévouement à l’art.
Cette attitude face à l’art est dans les faits d’autant plus incontestable qu’à partir de mars 1943, en pleine occupation allemande, Nussbaum prit régulièrement le risque de se déplacer de la mansarde rue Archimède à un atelier situé à quinze minutes de marche, 23 rue Général-Gratry, pour pouvoir continuer à peindre (46). En juin 1942, il fit aussi, sans que l’on sache comment, transporter plusieurs de ses œuvres à l’autre bout de la ville pour les mettre à l’abri chez une de ses connaissances, le Dr Joseph Grosfils (47).
La relation à la tradition picturale flamande et néerlandaise
La haute opinion que Nussbaum avait de son métier implique par ailleurs qu’il en connaissait parfaitement l’histoire avec ses symboles et ses grandes figures tutélaires. La connaissance et la sagacité dont il fait preuve dans l’assimilation des influences de ces contemporains allemands et européens ainsi que des maîtres anciens sont telles qu’on a pu à juste titre reconnaître en Nussbaum un Doctus Pictor, un peintre érudit (48).
À ce titre, il n’est pas étonnant que le motif évoqué par le peintre, en 1935, pour être inscrit sur le registre belge des ressortissants étrangers fut celui d’étudier la peinture flamande (49). Bien plus qu’un motif commode visant à s’attirer la bienveillance de l’administration belge, l’étude de l’art flamand répond, comme nous l’avons déjà vu, à un souhait antérieur à l’exil du peintre. Même si l’artiste n’avait sans doute pas prévu d’étendre à ce point son séjour d’étude, toujours est-il qu’il pouvait encore y voir une indéniable source de profits pour le développement de son œuvre personnelle.
De plus, nous l’avons dit précédemment, Nussbaum était sensiblement attaché à la tradition du Nord. Et son art avait d’autant plus sa place en Belgique qu’il pouvait se rattacher à la tradition nationale allant des grands peintres des anciens Pays-bas comme Bosch, Bruegel, jusqu’à un contemporain comme Ensor. Il partage avec eux une certaine disposition à la plaisanterie et à l’ironie ainsi qu’un imaginaire peuplé de personnages ricaneurs, de pantins et de squelettes. Néanmoins comme le souligne Langui, Nussbaum est arrivé à exprimer une forme d’humour originale qui se distingue principalement par son caractère « tendre » et « facétieux ». Là où la plupart de ses contemporains allemands tels que Dix ou Grosz se livraient, à la suite d’Ensor, à une critique violente de leur temps à grand renfort d’images décapantes, Nussbaum suit sa propre voie en proposant un mode d’expression non moins efficace mais sans doute plus retenu, mélangeant savamment l’ « innocence » et « l’humour noir », l’ « horreur » et « le charme enfantin ». Comme Nussbaum l’indique lui-même à Emile Langui, l’innocence du monde qu’il représente n’est qu’apparente (50). L’artiste n’en est pas moins critique face au monde qui l’entoure. Il souhaite lui aussi accuser et provoquer mais, semble-t-il, sans céder à la fureur expressionniste (51).
Malgré le fait qu’il existe par ailleurs, comme le suggère Langui, une proximité évidente entre Nussbaum et Edgar Tytgat à travers notamment leur goût commun pour la narration et l’image naïve, il nous semble que l’esprit des œuvres du peintre allemand soit au fond plus proche de celui des tableaux de Bruegel ou encore d’un peintre de genre comme Adriaen Brouwer dont l’humour ambivalent avait déjà abondamment nourri l’imaginaire d’Ensor. Une véritable influence se ressent en particulier dans les tableaux traitant de la dissimulation ou de l’incommunicabilité. Pensons par exemple au motif du personnage à la fenêtre qui renvoie explicitement à la peinture de genre des anciens Pays-Bas (52). Dans quatre tableaux (fig. 5), le peintre semble attribuer à la fenêtre une fonction similaire à celui du masque si fréquent dans ses tableaux, c’est un écran de plus que l’homme peut utiliser pour voir sans être vu mais aussi une scène qui rappelle le théâtre de marionnettes. Dans le tableau La Femme et le pantin auquel s’ajoute sensiblement l’influence de Félicien Rops (53), le rapprochement de la fenêtre avec le théâtre de marionnettes est encore plus évident. Associées explicitement aux masques dans deux tableaux, ces images nous paraissent exprimer une critique, à la fois amère et amusée, des faux-semblants et des conventions. Évoquant également la perte du lien social propre à la condition de l’exilé, elles se présentent finalement comme le négatif quelque peu ridicule, des scènes pleines de vie des peintures de genre (fig. 6). En regard, les tableaux de Nussbaum proposeraient une représentation de l’aliénation de l’homme moderne, de son repli intérieur et de sa dégradation au rang de fantoche.
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Sans doute l’influence de Brouwer est-elle également décelable dans les autoportraits de l’artiste peints à Ostende en 1936 (fig. 7). Nussbaum exploite lui aussi les effets de la grimace comique mais en se l’appliquant à lui-même. À l’instar du peintre flamand, il comprit que le recours à la grimace peut parfaitement servir l’expression du caractère et des états d’âme (54) et qu’à ce titre, les fluctuations ou les modulations du visage peuvent suivre celles de la personnalité et en cela, servir, de même que le masque ou le déguisement, un questionnement fécond sur l’identité.
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Fig. 8.1 – Felix Nussbaum, Autoportrait dans le camp de Saint–Cyprien, 1940, New York, Neue Galerie. |
La fonction narrative des personnages en arrière-plan, si caractéristique de l’œuvre de Nussbaum, renvoie de toute évidence à la même tradition. Comme le soulignent les auteurs du catalogue de l’exposition du MAHJ, au sujet de l’Autoportrait dans le camp de Saint-Cyprien (55), elle fait même état du « rapport consubstantiel de l’artiste avec l’histoire de la peinture, en particulier celle des écoles allemandes et nordiques » (56). Outre l’effigie du peintre au premier plan rappelant la grande tradition de l’autoportrait (57), on distingue au second plan des personnages dont la fonction narrative et l’apparence font indéniablement écho aux petits personnages dénudés qui peuplent l’Enfer de Bosch et les tableaux allégoriques de Bruegel (fig. 8). Nous pouvons pousser plus loin l’association des auteurs du catalogue au sujet des deux personnages situés à droite que l’on peut voir également comme une réminiscence des joueurs de cartes de Brouwer que Nussbaum aurait pu voir à Bruxelles. Sur le plan visuel, il s’agit presque de la même scène (fig. 9), mais utilisée à des fins différentes. Il ne s’agit plus de montrer, comme au XVIIe siècle, la conduite honteuse de personnages débauchés (58), mais de dénoncer une autre dérive, bien plus scandaleuse, celle de l’humiliation et de la dégradation des hommes par les hommes.
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Sur ce point, l’usage du bas corporel que l’on retrouve dans le tableau de Nussbaum, typique de la peinture nordique, rappelle davantage un détail du Massacre des Innocents de Bruegel, celui du soldat espagnol urinant, comme par mépris, sur l’une des maisons des villageois (fig. 10). Le bas corporel n’y est pas utilisé à des fins humoristiques mais exprime, de toute évidence, la révolte profonde du peintre face aux exactions espagnoles en Flandre représentées sous couvert du thème biblique du Massacre des Innocents. Par-delà les siècles qui les séparent, les deux scènes peintes par Bruegel et Nussbaum se font alors écho dans un même élan d’indignation face au mépris et à la cruauté des hommes.
Fig. 10.2 – Pierre Bruegel l’Ancien, Le Massacre des Innocents (détail), Vienne, Musée d’histoire de l’art. |
C’est une réaction semblable de révolte renforcée par le pressentiment d’une fin inévitable qui anime Le Triomphe de la Mort, dernière œuvre de Nussbaum (fig. 11). Daté du 18 avril 1944, soit deux mois avant que le peintre soit arrêté par la Wehrmacht, il s’agit d’un tableau paroxystique où l’artiste a réuni chacun de ses thèmes les plus personnels pour exprimer toute sa détresse et son effroi face à la barbarie. Il s’inspire en grande partie du célèbre tableau de Bruegel dont il n’emprunte pas seulement le titre mais aussi les dimensions (59) ainsi que la puissance visionnaire. À ceci près qu’ici la mort ne livre pas bataille, elle n’a plus qu’à célébrer sa victoire en effectuant sa danse macabre sur les ruines de la civilisation. Différence de taille qui souligne que le triomphe de la mort ainsi représentée se fait avant tout avec le renoncement aux valeurs humanistes symbolisées par les trésors de l’esprit humain réduits en pièces et foulés aux pieds (60).
Toutefois, si cette œuvre doit être considérée à juste titre comme le testament du peintre, il faut se garder d’en faire une lecture a posteriori en considérant qu’elle marque, tel un véritable Taedium Vitae, l’adieu de Nussbaum à la vie. Les découvertes récentes de l’historien et journaliste, Thomas Limberg, ont au contraire démontré que Nussbaum n’a à aucun moment cessé de se battre pour rester en vie et qu’il aurait même survécu plus longtemps qu’on ne le pensait à Auschwitz, au moins jusqu’au 20 septembre 1944 (61). Si ce dernier élément sur la vie du peintre contribue effectivement à souligner son extraordinaire pugnacité, il corrobore également l’article de Langui dans la mesure où celui-ci témoignait déjà de la détermination du peintre à accomplir son œuvre et, en définitive, à transmettre son message. Message ô combien précieux dont on retiendra que le dévouement à l’art manifesté par Felix Nussbaum fut aussi un combat incessant pour parvenir au triomphe de l’intelligence et de la sensibilité humaine sur la haine et l’obscurantisme.
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