Introduction
L’île de Pâques, appelée « Rapa Nui » par les habitants polynésiens de l’île, est mieux connue pour ses immenses statues monolithiques (moai) qui furent érigées sur des plateformes cérémonielles monumentales (ahu). Depuis la découverte par les Européens – le jour de Pâques 1722 par le commandant néerlandais Jacob Roogeveen – cette fabuleuse île et sa culture énigmatique ont soulevé un nombre important d’interrogations tant de la part des scientifiques que des amateurs.
Les liens scientifiques entre Rapa Nui et les Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles (MrAH) furent établis en 1934-1935 à l’occasion de l’expédition franco-belge. Celle-ci, une des premières entreprises scientifiques d’importance, pris place durant 5 mois. Elle était dirigée par l’ethnographe helvète, Alfred Métraux, et par l’archéologue belge, Henri Lavachery, conservateur adjoint aux MrAH. À cette occasion une collection importante d’objets ethnographiques et archéologiques de l’île de Pâques fut emmenée en Europe et repartie principalement entre le Musée de l’Homme à Paris et les MrAH à Bruxelles. Ce dernier obtint, en plus d’une belle collection d’artefacts, une sculpture anthropomorphe colossale, de près de 3 mètres de haut et pesant approximativement 6 tonnes. Heureusement, ces acquisitions colonialistes sont à présent terminées et l’activité archéologique actuelle sur l’île de Pâques se focalise à présent sur une meilleure compréhension in situ des différents aspects de l’ancienne culture et de la société de Rapanui..
Le moai exposé aux MrAH a été taillé dans de la benmoréite, une pierre dure, ce qui, en soit, est déjà exceptionnel puisque la majorité des statues de l’île de Pâques ont été sculptées dans le tuf tendre du volcan de Rano Raraku. La statue corpulente et rondouillarde
La statue
Ce moai, qui a été offert par le Gouvernement chilien au Gouvernement belge, au terme de l’expédition franco-belge de 1934-1935, séjourne depuis trois quarts de siècle aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles. Il offre des caractéristiques spécifiques qui en font une œuvre exceptionnelle. En effet, sa physionomie s’éloigne des conventions qui marquent le reste de la production pascuane de la grande statuaire. Plus trapue, avec le début des fesses marqué, elle a été réalisée dans une roche inhabituelle - la benmoréite – à la place du tuf jaunâtre du Rano Raraku. Elle se démarque de la forme commune angulaire plus « classique ». C’est très intéressant car on pense qu’elle représente un des plus anciens exemples de ce genre. Étant donné ces différentes caractéristiques, une date comprise entre 900 et 1100 de notre ère semble tout à fait plausible. Le moai de Bruxelles présente, de par ses traits arrondis et son rendu naturaliste, de réelle ressemblance avec la célèbre statue agenouillée Tukuturi que l’on peut dater avec certitude entre 950 et 1150 de notre ère. De plus, ses oreilles ont manifestement été bouchardées afin de les éliminer.
Ensuite, elle porte une dénomination propre, situation qui n’est pas unique mais qui est relativement rare. Le Pou est un repère se trouvant sur la côte et qui permet aux pêcheurs de se repérer afin de trouver une zone de pêche ; hakananonga est un terme qui désigne un endroit spécifique de pêche aux grands poissons et plus spécifiquement aux thons. On pourrait donc traduire son patronyme par : « repère pour une aire de pêche au thon ». La statue était ainsi considérée comme une divinité bienveillante pour les pêcheurs.
Enfin, et ce n’est pas un détail, ce moai possède des gravures sur une grande partie de la face avant de son corps. C’est à ce dernier point que nous nous attacherons à présent.
L’art rupestre de l’île
On peut observer des peintures et des gravures rupestres sur la majorité des îles de la Polynésie. L’art rupestre de Tahiti, des Marquises ou de Hawaii a d’ailleurs fait l’objet d’études très importantes. L’île de Pâques ne fait donc pas exception et présente un art rupestre riche et diversifié. Si les statues de l’île de Pâques ont bien évidemment retenu l’attention de la majorité des chercheurs, les gravures et peintures rupestres ont également suscité très rapidement de l’intérêt. Katherine Routledge réalise, dès 1919, les premières photographies et croquis des roches d’Orongo, représentant pour certains, les seuls témoignages d’œuvres disparues depuis. Henry Lavachery, lors de l’expédition de 1934, se passionne pour cet art et prospecte l’île à la recherche de ces images laissées dans la roche. Ce travail sera complété par la thèse de doctorat de Georgia Lee, publiée en 1992. Cette chercheuse américaine débuta ses travaux en 1981 et étudia plus de 4.000 représentations gravées ou peintes, quintuplant ainsi la documentation de Lavachery. Elle en fit le relevé, les classa en thèmes et en étudia la distribution à travers toute l’île. Cet ouvrage reste d’ailleurs la référence en art rupestre pascuan.
On peut diviser en trois grands groupes les représentations gravées et peintes de l’île de Pâques. La première concerne le monde marin en général (des tortues, des dauphins, des baleines, des thons, des espadons et bien d’autres espèces de poissons, des crabes, des poulpes ainsi que des êtres hybrides, combinant un être aquatique à un visage humain), la deuxième comprend des représentations anthropomorphes et des moais et la dernière englobe tous les motifs liés à la fertilité et les symboles qui lui sont liés (masques de Makemake, les représentations d’Hommes-Oiseaux et les figurations de vulves ou komari).
Localisation des gravures
Les peintures et gravures rupestres sont présentes sur l’ensemble de l’île et ses îlots, même si ce sont surtout le long des côtes qu’elles sont les plus fréquentes. Les surfaces planes de coulées de lave (« papa » en Rapa Nui) forment les supports favoris pour les larges gravures d’animaux réels ou fantastiques, d’Hommes-Oiseaux, de cupules et de figures géométriques complexes.
Des petites grottes et des cavités ont également été ornées - le plus souvent de visages aux yeux globuleux de Makemake – par des peintures rouges ou blanches posées en aplat ou en modelant et sculptant les parois afin de faire ressortir les formes tourmentées de la divinité. Le plus souvent, ces masques sont rehaussés de colorant.
Il n’est pas rare non plus de trouver des pétroglyphes sur des supports plus originaux, tels les chapeaux (pukao) des moais effondrés, sur les pierres qui forment la base des maisons (paenga) mais aussi sur les ventres des moais eux-mêmes. Dans le volcan carrière, Rano Raraku, une statue possède sur le ventre la gravure d’un navire à plusieurs mâts et une ancre. Cette embarcation d’allure européenne tend d’ailleurs à prouver que la pratique de l’art rupestre a perduré jusqu’à l’arrivée des premiers explorateurs de l’Ancien Monde.
Enfin, des galets et de petits blocs de roches lisses ont été incisés de fines gravures. Ces objets aisément transportables ont été découverts et régulièrement emmenés à l’étranger. C’est ainsi qu’une douzaine de ces pierres font partie actuellement des collections des Musées royaux d’Art et d’Histoire. Elles comportent essentiellement des représentations de vulves ou komari.
Les gravures de la statue
Bien que d’autres statues colossales possèdent également des gravures, celles-ci ont généralement été ornées dans une phase ultérieure à leur emploi. C’est le cas d’un certain nombre de moais des pentes du volcan-carrière, le Rano Raraku, dont la majorité des gravures représentent la figure du make make, divinité dont le culte est apparu plus tardivement, ou de celui qui possède la représentation d’un navire à trois mâts et nombreuses voiles, typiques de la flotte européenne. Il faut également citer la célèbre statue conservée au British Museum, Hoa Hakanana’ia, dont le dos est couvert de gravures en champ levé. Mais ce moai était enchâssé dans un mur d’une maison du village d’Orongo et était donc en condition de réemploi.
Pou Hakananonga, le moai ramené par l’expédition de 1934-1935 aux MrAH, est couvert de représentations en creux de motifs circulaires avec un petit appendice qui pourraient représenter des hameçons, le motif apparaissant le plus souvent à proximité de canoës et d’animaux marins sur de nombreuses roches de Rapa Nui.
Les fouilles menées au début des années 2000 sur le site de Ahu o Rongo ont permis de découvrir des points intéressants concernant ce moai. Il ressort, en effet, qu’elle fut dressée fin du XIIIe-début XIVe siècle, ce qui en fait un des exemplaires les plus anciens datés. Elle fut par la suite couchée sur le ventre et recouverte par la construction d’un nouvel ahu voisin. Il faudra attendre le courant du XVIIIe siècle pour la voir réapparaître, émergeant des ruines de la construction postérieure.
L’attribution d’un nom et le changement de son statut d’ancêtre vers une divinité protectrice des pêcheurs dateraient probablement de cette époque. Il semblerait donc que les gravures aient été façonnées avant qu’elle ne soit couchée et ne disparaisse au regard des habitants. Les fouilles ont également permis de mettre au jour un gros moellon de la construction de la plateforme et comportant la gravure d’un grand mammifère marin. Ainsi, non seulement le moai mais également l’ahu étaient reliés au monde marin par les gravures qui les ornaient. Il paraît logique de penser que le Rapa Nui représentent ainsi le monde marin et ses créatures, soit son quotidien nourricier et qu’en piquetant la roche, il s’attirait ainsi les faveurs de ce milieu. Lee, quant à elle, propose d’y voir une référence au sacrifice humain, celui-ci étant considéré comme un poisson pour les dieux à travers toute la Polynésie. Cependant, aucun élément ne peut attester de cette interprétation. Ces motifs marins sont essentiellement concentrés sur la côte nord de l’île sans qu’on puisse en donner une raison.
Les gravures présentes sur le moai de Bruxelles semblent être pour la plupart des représentations d’hameçons. On y reconnaît effectivement la forme caractéristique de boucle s’incurvant afin de former la pointe où la gueule du poisson viendra se prendre. Ce motif existe ailleurs sur des dalles graves de l’île. Si des hameçons ont été façonnés en nombre pour servir à la pêche, il semblerait qu’un grand nombre a été sculpté en vue d’en faire des pendentifs, d’autres, à la courbure ou à la massivité peu fonctionnelle, ont pu être des objets cultuels ou des emblèmes. Une dizaine de ces hameçons sont actuellement visibles sur la statue en lumière rasante. Le piquetage peu profond sur la surface irrégulière de la roche rend, en effet, assez difficile la lecture. Le relevé fut cependant rendu possible grâce à l’usage d’une feuille d’acétate transparente et d’un éclairage adéquat. Les mains de la statue comportent toutes deux un grand hameçon, alors que la majorité des gravures se répartissant plutôt sur un seul côté. La présence de grande crevasses naturelles et d’imperfections de la roche sont peut-être la cause de cette dissymétrie.
Illustrations
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Bibliographie
Cauwe N. Île de Pâques. Fausses énigmes et vrais mystères. Treignes, CEDARC (catalogue d’exposition), 150 p.
Forment, F., 1990. L’île de Pâques : une énigme ?, Bruxelles, Musées royaux d’Art et d’Histoire (catalogue d’exposition), 380 p.
Lavachery, H., 1935. Les pétroglyphes de l’île de Pâques. Paris, Grasset, 300 p.
Lee, G., 1992. The Rock Art of Easter Island. Symbols of Power, Prayers to the Gods. Los Angeles, UCLA Institute of Archaeology, 225 p.
Lemaitre S., Drot M., 2008. L’art rupestre. In : Cauwe N. Île de Pâques. Fausses énigmes et vrais mystères. Treignes, CEDARC (catalogue d’exposition) : 85-95.