Camille Saint-Saëns (1833-1921).
En 1906, dans son article intitulé « L’orientalisme musical et la musique arabe », Raphaël Mitjana tient ces propos : « Ce n’est qu’en 1844 que Félicien David introduisait la musique orientale en Europe. Le célèbre compositeur (…) ne se doutait point qu’il allait dénaturer les riches matières acquises pendant son lointain voyage, et traiter ces bizarres mélodies qu’il avait recueillies (…) d’après les règles savantes de notre harmonie tempérée. Erreur fondamentale car toutes ces mélodies originales étaient conçues dans un système tonal absolument différent du nôtre. C’est pourquoi Félicien David ne fit que de l’orientalisme surfait et de pacotille (…) Du véritable orientalisme se trouve dans plusieurs œuvres modernes. Je vous signalerai Samson et Dalila, la création noble, vigoureuse du maître Saint-Saëns (1) ». Si les considérations sur Félicien David surprennent par leur lucidité, on s’étonnera par contre des propos tenu au sujet de Saint-Saëns et du sens à donner au « véritable orientalisme ».
Camille Saint-Saëns est né à Paris le 9 octobre 1835 (2), l’année des Mélodies orientales de David et de La Juive d’Halévy. Il témoigne d’une extraordinaire précocité musicale ; à 3 ans, il s’essaye au piano et à 4 ans, il écrit ses premières notes. Il rentre tôt au Conservatoire de Paris pour y suivre les cours d’Halévy et de Benoist. Après son échec au Prix de Rome, il remporte, en 1852, le Prix de la Société Sainte Cécile qui lui permet de faire exécuter sa première symphonie l’année suivante. En 1853, il entame une carrière d’organiste : ses concerts de la Madeleine deviennent le rendez-vous mondain du Paris de l’époque ; s’y rencontrent Sand, Flaubert, Renan, Tourgueniev, Gounod, Thomas, Franck… (3). En 1861, Saint-Saëns devient professeur à l’école Niedemeyer ; cette même année, il rencontre Richard Wagner, par l’entremise de Liszt et de Hans von Bulow. En 1867, il remporte le concours de l’Exposition Universelle qui inaugure officiellement sa carrière de compositeur. En juin 1870, il se rend en Allemagne pour y rencontrer Liszt et lui propose son Samson et Dalila, encore à l’état embryonnaire. Ce projet, ainsi que la fondation de la Société Nationale en 1871 lui font résolument opter pour la carrière de compositeur. L’année suivante, accablé par la maladie, Saint-Saëns se retire quelque temps. Son médecin lui conseille le climat d’Afrique et il se rend à la Pointe Saint-Eugène en Algérie. Il rencontre ainsi pour la première fois cet Orient qu’il avait déjà abordé dans quelques pièces de genre. En effet, dès 1850, il avait écrit un chœur, Les Djinns, sur un poème de Victor Hugo, il donna ensuite une Nuit de Cléopâtre (ca 1864), dont le style tire davantage vers le Prix de Rome que vers l’Orient – contrairement aux Mélodies persanes qui, elles, regardent vers l’Orient… des Pêcheurs de perles de Bizet.
Le voyage que Saint-Saëns entreprend en Algérie coïncide avec la commande que lui fait Camille du Locle (l’auteur du livret de Salammbô de Reyer). Ce dernier, devenu directeur adjoint de l’Opéra-comique en 1869, veut renouveler le répertoire de cet établissement en y promouvant l’essence exotique : il fait appel à Bizet (Djamileh) et Saint-Saëns. Celui-ci se tourne vers l’Extrême-Orient avec une japonerie : la Princesse jaune.
La Princesse jaune
Saint-Saëns avait déjà abordé la composition dramatique avec le Timbre d’argent, la Princesse jaune sera toutefois sont premier ouvrage à connaître les feux de la rampe (4). Le livret de Louis Gallet est assez confus. Un jeune savant hollandais s’est épris d’une image japonaise. L’absorption d’une drogue lui permet de se rendre en songe au Japon de d’y retrouver la belle qui lui apparaît sous les traits de sa cousine hollandaise (qui l’aime en secret). A son réveil, il succombe aux charmes de sa cousine.
Avec le Meiji, le Japon s’ouvre à l’Occident, toutefois l’Europe ne le conçoit qu’à travers les estampes dont le marché fleurit à partir de 1870. Ce n’est donc pas par hasard que Gallet accentue le côté iconique de l’action. Saint-Saëns tente également de rendre l’aspect exotique de la partition. L’œuvre s’ouvre sur un mode pentatonique aux rythmes et timbres piquants. Le chœur « a-na-ta wa-do nasa-i » recourt à ce mode sur des paroles en authentique japonais (5). Partout des clochettes cristallines émaillent la partition.
En créant, avec R. Bussine, la Société Nationale en 1872, Saint-Saëns s’impose comme le compositeur du renouveau musical français. Sa carrière parisienne est poncturée de séjours exotiques. Il est en pleine composition de Samson et Dalila lors de son premier séjour à Alger en 1873. A Alger encore, où une santé précaire le rappelle fréquemment, il ébauche la Suite algérienne en 1880. Dès cette époque, Saint-Saëns passe la plupart de ses hivers dans les pays chauds : « j’étais fait pour vivre sous les tropiques, j’ai manqué ma vocation (6) ». La fréquence de ces séjours rend leur étude difficile, mais un examen de sa correspondance permet de constater que de 1880 à 1889, il se rend régulièrement à Alger et en ramène la cantate Nuit persane (op 26 bis) et Africa (op 89), pour petit orchestre. Ses séjours à Alger alternent avec ceux de Las Palmas en Grande Canarie. En 1891, interrompant la composition de Dejanire, il se rend à Ceylan. Une escale lui fait découvrir l’Egypte (7). Il se rendra dès lors fréquemment sur les bords du Nil pour visiter le Caire, Alexandrie, Louqsor, Ismaïlia qui sont autant de sources d’inspiration pour ses œuvres : Souvenir d’Ismaïlia, op 100 de 1895), le Ve Concerto pour pano et orchestre, dit Egyptien (op 103 de 1896) et diverses mélodies (Lever du soleil sur le Nil, L’étoile…). En 1895, l’auteur de Samson se rend à nouveau à Ceylan afin de gagner l’Indochine. Il redécouvre ainsi, 23 ans après la Princesse jaune, l’Extrême-Orient. Cette redécouverte n’a que peu d’incidence sur son œuvre. Son style est alors abouti et ses sources d’inspiration se résument à l’Orient méditerranéen. Saint-Saëns se rend encore à Alexandrie en 1902 et 1904, au Caire en janvier 1907, à Louqsor en décembre 1907. Selon Bonnerot (8), le frère du Khédive Mohammed Aly Pacha, met à la disposition du compositeur un splendide palais dans l’île de Rodah, aux environs du Caire. Il ne quitte dès lors cette somptueuse demeure que pour se rendre en Algérie et évite autant que faire se peut de se rester à Paris. On s’étonne pourtant de ne trouver dans ses 13 ouvrages lyriques que trois partitions abordant la couleur exotique : la Princesse jaune (voir supra), Samson et Dalila et L’Ancêtre (encore que cette dernière partition évoque une couleur particulière : l’exotisme corse et ses vendetta).
Samson et Dalila
La genèse de l’œuvre est difficilement retraçable (9). L’envie d’aborder un sujet biblique hantait depuis longtemps l’esprit de Saint-Saëns. Il lui semble naturel de le faire sous la forme d’un oratorio et son choix se porte sur une forme apparentée au Désert de David. Son beau-frère Fernand Lemaire, poète amateur, le persuade d’opter pour un opéra dont il se chargerait d’élaborer le livret. Dès 1868, Saint-Saëns fait entendre quelques fragments de l’œuvre à son domicile. Il aurait abandonné l’écriture de cet opéra si Liszt n’avait insisté pour faire représenter l’œuvre qui porte alors le nom de Dalila. Le deuxième acte est achevé avant le premier voyage du compositeur à Alger. Il achève le troisième acte en Afrique du nord et l’œuvre est entièrement terminée en janvier 1876. Liszt crée l’œuvre à Weimar le 2 décembre 1877. Le succès qu’elle y remporte lui fait sillonner l’Europe (10), à l’exception notable de la France. L’œuvre sera créée à Rouen le 3 mars 1890 – elle n’arrivera à Paris que le 31 octobre 1890 au Théâtre lyrique de l’Eden et ne fera son entré au Palais Garnier qu’en novembre 1893.
F. Lemaire se base sur le chapitre XVI du Livre des Juges. Entre ses mains, le récit biblique subit d’étranges métamorphoses. L’acte I se déroule dans la ville de Gaza, devant le portique du temple de Dagon. Les Hébreux plient sous le joug des Philistins. Alors que le peuple se désespère, Samson vient lui redonner courage. Le satrape Abimelech arrive accompagné de soldats philistins, mais la révolte gronde. Aussi, les envahisseurs décident de quitter cette terre devenue dangereuse. Les Hébreux et leur chef Samson célèbrent la victoire par des louanges à Jéhovah. L’acte se termine sur l’apparition de Dalila, suivie de ses servantes philistines. Subjugué par se beauté, Samson accepte de la retrouver dans la vallée de Sorec, malgré les mises en garde que lui adresse un vieillard hébreux. L’acte II se déroule dans la vallée. Dalila, toute entière dévolue à la religion philistine, reçoit du grand prêtre ses instructions. Elle doit percer le secret du héros d’Israël. Samson arrive et, sous l’emprise de la passion, se laisse capturer par des Philistins embusqués. L’acte III débute après la prise de Gaza. Samson, enchaîné, aveuglé et privé de la force de ses cheveux, pousse péniblement une meule. La révolte des Hébreux est maîtrisée et les Philistins règnent à nouveaux. Le deuxième tableau de l’acte se déroule dans le temple de Dagon. Le peuple philistin clame son allégresse et la fête orgiaque commence à la scène 2 par une bacchanale effrénée. Le grand prêtre fait venir Samson pour égayer la fête. Après avoir subi de nombreuses brimades, Samson reste au milieu de la scène et demande à un jeune Hébreu de la guider vers les piliers de marbre du temple. Sûr de l’appui de Jéhovah, il ébranle de toute sa puissance les fondations du temple qui engloutit dans sa chute tous les ennemis d’Israël.
L’orientalisme musical de Samson explose dans la deuxième scène du troisième acte, la célèbre bacchanale. Elle a fait très tôt l’objet d’analyse (11) et frappa vivement l’imagination des contemporains : « il semble qu’il y ait dans l’admirable bacchanale du dernier acte une ingénieuses intuition du culte sensuel que célèbre si longtemps et même sous la domination romaine, cette Asie mineure où fleurit d’étranges levains exotiques et mystiques dont a doctement parle M. Renan dans sa monumentale Mission en Phénicie (12) ». Saint-Saëns n’a pas eu besoin de Renan pour découvrir l’Orient. En effet, ce troisième acte est composé après son retour d’Alger. Pour écrire cet épisode, Saint-Saëns n’aurait eu, selon ses contemporains « qu’à prendre des thèmes arabes, à les transcrire crûment ou à s’inspirer de leur caractère (13) ». « Cette Bacchanale donne un coloris oriental des plus intenses, tant par l’emploi de modes arabes authentiques que par une orchestration ad hoc (…) le mode arabe employé dans ce divertissement est le fameux mode absein dont la gamme caractéristique apparaît encore au final de l’ouverture de Carmen de Bizet (14) » Ce mode absein s’apparente en fait à la gamme fondamentale arabe hijaz ou sala (15) que Villoteau avait déjà mentionnée dans sa Description de l’Egypte (16). Est-il besoin de préciser que ce mode n’est jamais tempéré, ni harmonisé ? La couleur orientale est également rendue par l’instrumentation, notamment par la prolifération des vents (surtout à anches) et des percussions. A propos de l’emploi d’instruments rares, Henri Collet remarque que « l’auteur traduit crûment à l’aide de timbres appropriés ce qu’il put entendre dans les fêtes orientales auxquelles, infatigable voyageur, il lui fut donné d’assister (17) ».
La bacchanale n’est pas le seul passage orientalisant de la partition, citons l’air d’Abimelech à l’acte I, ou la danse des prêtresses de Dagon (acte I, scène 6) avec son mode dorien. Les critiques parisiens, obnubilés par la question wagnérienne, s’acharneront à déceler le germanisme de l’œuvre ; F. Clément tentera une synthèse en affirmant : « ce qui est vrai, c’est que l’œuvre est française et bien française dans son ensemble et dans toutes ses parties (18) ». Par son sujet biblique, Samson et Dalila est oriental. La musique de Saint-Saëns s’apparente au style oratorio occidental et témoigne d’un souci d’autonomie face à Wagner. Elle est cependant orientale en quelques passages : l’air d’Abimelech, la danse des prêtresses et la Bacchanale – c’est-à-dire dans les passages où les Philistins sont omniprésents. Il y a chez le compositeur une volonté réelle d’opposer Philistins (païens, barbares… et orientaux) aux Hébreux (monothéiste, civilisés… et occidentaux) (19).
Léo Delibes (1836-1891).
Rien ne prédisposait Léo Delibes à signer l’une des plus marquantes réussites de l'opéra orientaliste. Sa carrière semble, longtemps, se cantonner aux pièces de demi-genre et à l'opérette. Bien qu'élève de Bazin, Benoist et Adam – tous membres de l’Institut - il est un des rares compositeurs à ne jamais avoir tenté le Prix de Rome « originalité que se sont offerts bien peu de musiciens de l'époque » (20). En 1853, il devient organiste à Saint-Pierre de Chaillot et accompagnateur au Théâtre Lyrique où il sera le collaborateur privilégié de Victor Massé. Il écrit ses premières opérettes en 1855. Avec le succès de ces œuvres, il devient le «fournisseur» attitré des Bouffes-Parisiens dirigés alors par Jacques Offenbach (21). Parmi ses vingt opérettes, Delibes n'aborde les thèmes orientaux qu'avec Le boeuf Apis en 1865. Cette même année, il est nommé chef des chœurs à l'Opéra et devient compositeur de ballet. Intime du directeur de l'Opéra, Ernest Perrin, Delibes est le principal répétiteur du répertoire de la Maison. Cette position lui vaut de composer la cantate annuelle de l'Empereur : Alger sur des paroles d’un des librettistes les plus connus de l’époque : Joseph Méry (collaborateur attitré d’Ernest Reyer et de Félicien David). Cette période faste lui permet d'assister comme auditeur privilégié à toutes les répétitions d'opéras orientalistes de l'époque: Les pêcheurs de perles de Bizet (Théâtre Lyrique, 1863), La guzla de l'Emir de Dubois (Théâtre Lyrique, 1873), L'étoile de Chabrier (Bouffe Parisiens, 1877), Le roi de Lahore de Massenet (Opéra, 1877)... Autant de sources où puisera le compositeur pour sa Lakmé. Delibes ne se rendra à Constantinople, qu'à la fin de 1882 - soit, après la composition de Lakmé. Bien que compositeur prolifique, Delibes parvient à mener à bien ses différentes fonctions. En 1881, il est nommé professeur au Conservatoire (22). Malgré son wagnérisme militant, l'Institut l'accueille en 1884. Il s'éteindra en 1891, couvert d'honneurs.
L'Inde des Pêcheurs de perles, de Lalla Roukh et de Sacountalâ restait cantonnée dans les méandres de l'Histoire. Avec Lakmé, l'Inde contemporaine fait son entrée à l'Opéra. L'idéal romantique du rapport à l'Antique se mue en un orientalisme tourné vers le monde moderne. La scission Orient/Occident, qu'un contexte biblique permettait partiellement de masquer, se renforce. Le monde moderne n'est plus à la recherche de ses racines; l'Orient devient un motif d'authenticité dont Lakmé constitue le moment inaugural. L'Inde n'est plus le berceau aryen des romantiques mais une terre d'exotisme «quelconque». Ainsi, le choix même du livret sous-tend cette mutation. Les Indes anglaises du XIXe siècle en constituent d'ailleurs la principale originalité.
Un jeune et bel officier anglais, Gérald, s'apprête à épouser sa compatriote Miss Ellen. Un jour, pénétrant dans le jardin sacré d'un brahmane, il découvre Lakmé, fille du prêtre. Ils s'éprennent l'un de l'autre. Nilakantha, le brahmane, apprend qu'un infidèle a souillé son enceinte et adressé la parole à sa fille. Il jure de se venger : il retrouve Gérald mais ne parvient qu'à le blesser. Le dévouement de Lakmé le ramène à la vie. La belle Indienne veut réunir leurs destins par l'eau du fleuve sacré. Alors qu'ils s'apprêtent à la boire, Gérald entend dans le lointain la marche de son régiment qui lui dicte son devoir : à l'encontre de Don José de Carmen, il voit sa passion pour Lakmé s'étioler. L'Indienne a compris, elle arrache une feuille de datura et la mâche : elle meurt empoisonnée d'un perfide abandon.
Le livret d'Edouard Gondinet et Philippe Gilles a pu s'inspirer du roman de Pierre Loti (23) : Le mariage de Loti paru en 1882, un an avant la création de l'œuvre de Delibes. J. Loisel fait judicieusement remarquer que la banalité du livret n'exige pas la présence d'un modèle et que la couleur indienne, élément capital de Lakmé, ne se retrouve pas dans le roman de Loti (24). L'Inde et ses tensions constituent le fondement même du livret : nombre de topiques s'y retrouvent, Lakmé est belle et vierge, elle est subjuguée (et abandonnée) par l'Occidental, elle s'empoisonne avec un philtre, Nilakantha est fanatique, il ne parle que d'honneur mais n'emploie que des basses ruses pour arriver à ses fins, tous les Hindous sont des voleurs... Au-delà de la simple évocation de la couleur locale, l'opposition du monde occidental à l'Orient constitue l'apport essentiel de l'intrigue (25). L'Occident est dominateur, élément moteur du progrès à venir, civilisé et sceptique alors que l'Orient irrationnel est figé dans son fanatisme archaïque. Cette dichotomie s'avère plus complexe à l'étude des personnages : Gérald n'a pas le beau rôle, ses sentiments sont superficiels et son engagement feint; les Anglaises, Miss Ellen et Rose, brillent par leur vacuité; alors que Lakmé les domine de sa profonde rigueur morale et de son courage. Sous-jacent à l'action, réapparaît le mythe du bon sauvage. L'Orient est détenteur de valeurs et de vérités depuis longtemps oubliées par l'Occident. Le personnage de Gérald ne prend consistance que dans la scène finale : le sacrifice de Lakmé - c'est-à-dire de l'Orient - serait-il un passage obligé pour rendre vie à l'Occident ?
Cette opposition Orient/Occident se retrouve dans les décors et les costumes : Lakmé porte au premier acte « une brassière couvrant l'épaule et cachant à demi le sein, la jupe transparente et l'écharpe brillante enveloppent le torse. Sur ce costume, un manteau ruisselant d'or et de pierreries » (26). Face à elle, Gérald, drapé du rouge écarlate propre aux officiers de l'armée anglaise, porte un casque colonial symbole de la domination britannique. Ainsi, la transparence, la sensualité, les richesses orientales voisinent avec la force et la gloire de l'Occident.
La partition de Delibes alterne des passages orientalistes et des numéros exclusivement tirés de la tradition non-orientaliste (27). L'orientalisme musical de Lakmé (28) transparaît évidemment dans les scènes où l'Inde est prépondérante : la fête religieuse, les prières, le marché et les danses. Il se fait plus discret dans les airs et duos même si Nilakantha et Lakmé sont présents. Avant d'entrer plus avant dans les procédés d'orientalisme de Delibes, soulignons que l'indianisme musical n'entretient pas plus de rapports avec la musique indienne que l'arabisme n'en avait avec la musique arabe. La musique indienne (29) refuse la polyphonie complexe pour lui préférer des tenues de toniques et certaines doublures élémentaires. Elle se fonde sur des intervalles naturels et rejette le tempérament. L'octave est le plus souvent divisée en 22 intervalles régis par les proportions harmoniques. La multiplicité des dispositions de ces intervalles dans la gamme permet d'obtenir de très nombreux modes (la modalité étant l’un des éléments principaux qui différentient les ragas). Contrairement au langage tonal occidental du XIXe siècle, le rythme joue un rôle primordial dans l’esthétique musicale indienne : s'il est rarement irrégulier, son étalement rend sa régularité difficilement perceptible aux oreilles non expérimentées. Il va de soi que l'indianisme de Lakmé ne reprend aucune de ces caractéristiques. Delibes, dans la foulée de Saint-Saëns, se contentera d’amplifier et réactualiser les formules de Félicien David.
Delibes recourt à des modes qui diffèrent sensiblement du majeur et du mineur classiques : la place inhabituelle de demi-tons dans une gamme, lui permet de neutraliser l'effet tonal de la sensible : La prière de Lakmé (« Blanche Dourga... ») se déploie sur un mode do-ré bémol-mi-fa-sol-la bémol-si bémol-do. Un procédé semblable se retrouve dans La scène et légende de la fille du Paria (« Par les dieux inspirés... ») (30).Cette recherche modale se retrouve, sous une autre forme, dans le final du deuxième acte (« Dourga entends nos voix... »). Partant de la gamme de La majeur, Delibes, tout en conservant les cellules rythmiques, déplace à trois reprises la disposition des demi-tons de la gamme. Le passage de ce final témoigne d'une des rares recherches de complexité rythmique. La volonté d'échapper à la tyrannie de la barre de mesure amène le compositeur à multiplier les superpositions binaires/ternaires et les trilles (cfr La scène et la légende ou La prière de Lakmé).
Outre la recherche modale et rythmique, le souci de l'exotisme mélodique se manifeste par des mélismes et des progressions chromatiques. Tout aussi significatif est l'emploi du pentatonisme : sans être spécifique à la musique hindoue (31), il est suffisamment étranger au système classique européen pour paraître exotique. Félicien David l'avait déjà employé dans Le désert; le pentatonisme, par la simplicité de sa structure, est aisément transposable au système tempéré. Dans Lakmé, il apparaît notamment dans le chœur initial (« A l'heure accoutumée... »). Significativement, ce pentatonisme est affecté d'une harmonisation élémentaire : seuls les deux unissons et quelques appogiatures discrètes (32). Alors que sur les mots « Pour calmer les colères de Brahma... » la mélodie quitte le pentatonisme, les accords apparaissent.
Un autre procédé, plus simple, permet d'échapper au piège du tempérament : la répétition d'une même note soutenue par la seule quinte à vide. Le rythme en syncope peut briser l'éventuelle monotonie (par exemple dans « O Dourga, blanche Dourga... »).
Comme tout opéra français de l'époque, Lakmé comporte des airs de danse et de ballet. Le deuxième acte en propose trois : Terâna, Rectah et Persian suivi d'une coda. Comme les prières, les danses se prêtent particulièrement au jeu de l'orientalisme. La Terâna brille par sa complexité rythmique 6/8. Le déplacement de l'accent, l'alternance de groupes ternaires et quaternaires animent tout ce passage (33). Dans le Persian, Delibes utilise le procédé, devenu classique, de mélismes chromatiques sur triolets.
L'orchestration est exemplaire. A l'instar de Saint-Saëns, Delibes étoffe son orchestre : il y introduit des crotales, des triangles, de petites timbales, un jeu de timbres (clochettes). Les vents occupent également une place prépondérante. Les instruments à anches, avec leurs timbres nasillards, se prêtent particulièrement à l'évocation du scintillement oriental. Les cordes, enfin, par leurs fréquents pizzicati, colorent heureusement de leur sonorité grêle l'orchestre.
La création de Lakmé est un triomphe et malgré la faiblesse de son livret, cette œuvre est un des rares moments d'orientalisme à s'être maintenu au répertoire. L'argument littéraire, les décors et les costumes contribuent largement à évoquer la couleur locale; la musique joue toutefois un rôle prépondérant dans ce dépaysement. Toutes les formules de David et Saint-Saëns sont utilisées et amplifiées : en particulier les recherches modales et rythmiques. Avec Delibes, l'orientalisme, atteint son « classicisme ».
Emmanuel Chabrier (1841-1894).
Avec Chabrier (34), la distinction entre l'opéra-bouffe et l'opérette s'amenuise. Par ses relations avec les peintres et écrivains de son temps, celui qui a vulgarisé, avec Bizet, l'hispanisme musical (Espana) ne peut qu'aborder l'Orient. Son premier essai dans cette voie remonte en 1863-1864. Il écrit, huit ans après le succès du Ba-ta-clan d'Offenbach (35), l'opérette Fish-ton-kan représentée à la salle de l'ancien Conservatoire. Cette orientalerie serait anodine si le librettiste n'était autre que Verlaine. Dès les années 1860, Chabrier fréquente assidûment J.- M. de Heredia, Catulle Mendès, J. Richepin, Villiers de l'Isle-Adam et Verlaine. Par leur intermédiaire, Chabrier se façonne un Orient qu'il ne visitera jamais (36). Sa veine orientaliste (37) s'épanouit dans son opéra bouffe L'étoile.
Le livret de Leterrier et Vanloo brille par son esprit : dans un pays imaginaire qui ressemble étrangement à l'empire ottoman, il est d'usage, pour célébrer la fête du roi Ouf Ier, d'offrir un empalement au peuple. Le jeune Lazuli, commis voyageur, est désigné comme victime. Mais l'astrologue du roi informe son maître que le sort du jeune homme est inexorablement lié à celui du roi. Dès lors, Ouf Ier ne songe qu'à préserver, par tous les moyens, l'existence de Lazuli. Sur cette trame viennent se greffer de multiples rebondissements et intrigues sentimentales. Tous les clichés orientalistes s'y retrouvent : autoritarisme et cruauté du souverain oriental, astrologie, sensualité... Albert Vanloo, dans ses Souvenirs, décrit sa rencontre avec Chabrier : « C'était en 1875 (...) parmi les morceaux qu'il (Chabrier) nous avait fait entendre, composés un peu au hasard, sur des paroles qu'il avait pu se procurer de-ci de-là, il y en avait deux qui nous avait plus particulièrement frappés : d'abord un refrain exquis de romance « O petite étoile » et, ensuite, un chœur sur le supplice du pal, d'un développement un peu exagéré, et dont la teneur était par trop libre mais fort amusante » (38). En fait, ce chœur du pal a très vraisemblablement été écrit par Verlaine pour l'opérette Fish-ton-Kan. Sous le couvert de la bouffonnerie, le poète dévoile des goûts que la pudeur du XIXe siècle ne peut que réprouver : « Le pal / est de tous les supplices / le principal / et le plus fécond en délices ». Les librettistes auront tôt fait de rectifier la fin du texte en « le moins fécond en délices » (39). Le compositeur utilise les principales ressources de l'orientalisme : orchestration privilégiant les vents; mélodie au rythme pointé (acte I, n° 1); mélismes (chœur du pal); notes répétées. La fin de la scène II du premier acte est construite sur un mode pentatonique qu'harmonisent des quintes à vide inlassablement répétées. Mais tous ces artifices s'effacent devant les subtiles modulations et la science orchestrale de Chabrier.
Jules Massenet (1842-1912).
Eugène de Solenière définit Massenet en ces termes : « il y eut et il y aura des musiciens plus profonds, plus sévères, plus hautains, il n'en a pas existé de plus adéquat à une société, à une époque, et à une nation » (40). La bourgeoisie parisienne de la fin du XIXe siècle veut de l'orientalisme, Massenet en fera. Alors que les portes de l'Opéra restent fermées à nombre de compositeurs de renom, elles s'ouvrent rapidement à ce jeune Prix de Rome (41). Le succès de son ouvrage lyrique Marie-Madeleine le fait en effet immédiatement entrer au Palais Garnier. Dans la foulée, en 1875, Halanzier, alors directeur de cet établissement, lui commande une œuvre lyrique en collaboration avec le célèbre librettiste Louis Gallet. Cet ami de Saint-Saëns propose au jeune Massenet un sujet emprunté à l'histoire de l'Inde : le Roi de Lahore.
La répétition de l'œuvre débute en octobre 1876 mais sa création ne se fera que le 22 avril de l'année suivante. Le succès est considérable et l'œuvre est fréquemment reprise jusqu'en 1879 (42). Le livret offre de nombreuses parentés avec celui de la Vestale, le grand succès de Spontini du début du XIXe siècle, à ceci près que la Rome antique laisse la place à l'Inde.
Le premier tableau du premier acte se déroule à l'intérieur du temple d'Indra à Lahore. Le sultan Mahmoud et ses troupes musulmanes s’apprêtent à envahir la cité indienne de Lahore. Le grand prêtre Timour rassure les habitants de la cité, leur affirmant que même si le roi Alim ne parvient à défaire l'ennemi, le dieu Indra sauvera son peuple. Scindia, ministre du Roi, l'interrompt et lui demande de relever sa nièce Sita de ses vœux de chasteté afin qu'il puisse l'épouser. Timour ne peut le satisfaire car cette demande est du ressort du roi. Déçu, il se résout à faire surveiller étroitement sa nièce. Au deuxième tableau, il la surprend en compagnie d'un homme. Fou de jalousie, il donne l'alarme et réclame la mort de la jeune fille. Mais l'homme surpris en sa compagnie n'est autre que le roi Alim qui revendique Sita comme sienne. Tous s'inclinent devant la volonté du roi qui s'apprête à affronter l'ennemi. Le deuxième acte s'ouvre sur le camp du roi; Sita attend fébrilement son bien aimé. Hélas, ses armées sont défaites et Alim est grièvement blessé. Scindia exulte de joie et invite les troupes à abandonner Alim pour se joindre à lui qui, seul, peut sauver la ville. Alim s'éteint après avoir révélé à sa bien aimée que Scindia l'a traîtreusement frappé dans le dos. Le troisième acte rompt résolument avec l'ensemble d'une œuvre jusqu'alors conventionnelle. Il quitte le domaine terrestre pour gravir le paradis de l'Indra, sur les Monts Mérou. Dans des jardins splendides, des nymphes et des apsaras dansent autour d'Indra. Cette béatitude céleste est troublée par l'arrivée d'Alim désespéré d'avoir perdu Sita. Le dieu lui propose de redescendre sur terre, non plus comme roi mais comme simple mendiant : son existence ne dépendra que de la volonté divine et de l'amour que Sita éprouve pour lui. Avec le quatrième acte, l'action revient sur terre. L'infâme Scindia s'apprête à épouser sa nièce. Alim se présente et veut se faire reconnaître. Il réclame ses droits mais tous le traitent d'usurpateur. Les gardes tentent de s'emparer de lui; mais Timour et ses prêtres le protègent. L'opéra s'achève devant l'autel d'Indra (acte V). Sita fuit les bras de son oncle et cherche refuge auprès de la divinité. Alim est là. Elle le reconnaît et, folle de joie, se précipite vers lui. Scindia surgit et la pauvre Sita, craignant de retomber sous l'emprise de son oncle, se donne la mort. Par volonté divine, Alim meurt aussitôt. Le fond de la scène change et l'on voit les deux amants monter ensemble au séjour d'Indra, tandis que Scindia atterré se prosterne, comprenant qu'une main divine punira ses crimes.
Dès le premier acte, Massenet colorie son chœur des prêtres d'Indra du plus vif orientalisme. Il a toujours excellé dans l'orchestration complaisante et cette « œuvre de jeunesse » (43) ne craint pas la redondance. « Il en a prodigué les ressources et les effets peut-être au-delà de ce qu'une pleine possession de lui-même lui suggérera certainement dans la carrière brillante qu'il aura à parcourir » (44). Cette couleur locale qu'il déploie sans compter (45) imprègne tout le troisième acte. Le paradis hindou s'y prête d'autant plus que cet acte est dominé par des ballets. Dans une lettre non datée, Massenet écrit à Louis Gallet : « Il faut de toute urgence, que nous ayons au sujet du ballet quelques instants d'entretien (...) Il y a quelque chose à créer ! Il ne s'agit pas d'adapter des valses et des polkas à des pas indiens » (46). La concrétisation de ces propos peut surprendre. En effet, Massenet écrit pour cet acte un ballet hindou et une valse lente pour saxophone. Une flûte solo, sur des accords de harpe, y déploie une très conventionnelle mélodie, dont la seule modalité consiste à éviter les trop fréquentes sensibles – note trop connotée tonalement. Quant à l'exotisme orchestral, le compositeur ajoute aux harpes et aux vents un saxophone des plus oriental (47), certes cet instrument ne vient évidemment pas d'Orient, mais son emploi est suffisamment rare pour qu'il apparaisse exotique aux oreilles de cette fin-de-siècle. Le Roi de Lahore fait un triomphe : la magnificence des décors, des costumes et le tapage publicitaire en sont les principaux responsables (48). Massenet a trouvé sa voie et les autres modifications que ses œuvres lyriques orientalistes subiront viendront plus de Bayreuth que de Beyrouth. C'est au succès du Roi de Lahore que Massenet dût sa nomination au conservatoire comme professeur de composition. De nombreux musiciens passeront entre ses mains (Charpentier, Koechlin, Schmitt, Pierné, Rabaud, ...) et le considéreront comme le détenteur de la mélodie «bien française».
Bien que Le Roi de Lahore fût un succès, Massenet ne parvient à faire représenter sa nouvelle œuvre sur la scène parisienne : Hérodiade sera créée au théâtre de la Monnaie de Bruxelles en décembre 1881 (49). Le livret de Paul Milliet s'inspire librement de l'Hérodias de Flaubert publié en 1877. Félix Clément en donne un résumé féroce mais pertinent : « C'est une idée singulière de prendre (...) la légende fameuse de Salomé, de dénaturer le caractère des personnages, de faire de cette Salomé comme une sorte de grisette israélite qui poursuit Saint Jean-Baptiste de ses obsessions amoureuses, et de transformer le prophète illuminé en une espèce de niais qui finit par se laisser prendre aux agaceries de cette donzelle (...) La musique de M. Massenet est heureusement plus intéressante que ces lieux communs de morale lubrique » (50) . De toute évidence, le côté à la fois biblique et sensuel contribue à transposer le récit à la scène lyrique (51). Tous les topiques orientalistes sont présents: la sensualité, la vierge d'Orient, les philtres et drogues aphrodisiaques et même la séance d'astrologie. Dès le premier acte, la musique verse dans l'orientalisme : le chœur des esclaves et des marchands est entrecoupé de mélismes soutenus d'accords espacés. Si la musique devient quelques fois modale, le chromatisme wagnérien domine principalement le langage de Massenet. L'instrumentation s'inscrit dans la tradition orientaliste avec ses bois (clarinettes et flûtes doublées à la tierce de l'acte III) et son saxophone (début de l'acte IV) que Massenet a définitivement rangé parmi l'attirail exotique. Le deuxième tableau de l'acte III, avec ses paroles hébraïques (schémah Israel Adonaï eloheïnou) pourrait se prêter à un déploiement orientaliste, mais Massenet lui préfère une romance digne de Panseron. De même, dans les ballets (les Egyptiennes, les Babyloniennes, les Gauloises et les Phéniciennes, acte IV), l'orientalisme se réduit à l'emploi de rythmes répétés, mais aucune tentation modale ni recherche particulière du coloris oriental.
Hérodiade inaugure une série d'opéras orientalisants. Massenet compose le Cid (1885), Esclarmonde (1889), le Mage (1891) et Thaïs (1894). Cette veine orientale n'est interrompue que par la composition des deux œuvres majeures du maître : Manon, 1884 et Werther, 1892. Ces opéras orientalistes sont tous dominés par les héroïnes. A chaque fois, c’est un avatar de Salomé qui réapparaît, et avec elle l'amour charnel ou mystique. Dans le Cid, Massenet fait la part belle à Chimène, dans le Mage, il dépeint presque uniquement l'érotisme de Varedha (52).
Le poème du Cid est dû à M. d'Ennery et L. Gallet (53). Ces derniers l'avaient proposé à Georges Bizet, mais la disparition brutale du compositeur fait sommeiller le projet (54). Le livret est confié à Massenet qui achève l'œuvre en avril 1885. Ce sujet lui permet de combiner les acquis de l'hispanisme et de l'orientalisme : les passages les plus riches en couleur locale sont une Rhapsodie mauresque de l'acte III ainsi que l'air du 3e tableau de l'acte IV, Si je t'aimais Rodrigue. Signalons également l'acte II et son divertissement dansé : « Un Castillan, une Andalouse et une Aragonaise ».
Avec Esclarmonde (55), Massenet plonge dans l'Orient médiéval (56). Le sujet lui permet d'opposer le monde occidental et oriental et, bien plus, de rejoindre l'engouement pour les légendes médiévales. Le livret est, une fois de plus, invraisemblable : l'action débute à Byzance où l'empereur Phorcas est obligé d'abdiquer en faveur de sa fille car il a été convaincu de pratiques de magie. La nouvelle reine, Esclarmonde, également magicienne, nourrit une folle passion pour un beau chevalier français, Roland de Blois. Lorsqu'elle apprend que ce dernier s'apprête à épouser la fille de Cléomère, le roi de France, elle fait appel aux forces surnaturelles. Par sa magie, elle enlève Roland de la forêt ardennaise et le transporte en une île enchanteresse où les deux amants s'unissent. Le lendemain, Roland apprend qu'il doit aller délivrer le roi Cléomère, assiégé dans Blois par les Sarrazins de l'infâme Sarvégur (sic !). Mais ni les aléas de la guerre, ni la perte des pouvoirs magiques d'Esclarmonde n'arrivent à séparer les deux amants. Inutile de chercher ici une quelconque vraisemblance historique, pas plus qu'une innovation dans le langage orientaliste du maître. Les procédés orchestraux sont les mêmes et l'orientalisme de Massenet ne se signale que par son wagnérisme prononcé.
Le mage permet à Massenet de renouer avec le monde indo-aryen. L'action se passe dans la ville de Bakri. Zarastra, mage de Mazda, aime et est aimé d'Anakita. Varedha, prêtresse de Djaki, la déesse de la volupté, tente en vain de le séduire. Repoussée, elle jure de séparer les amants. Tout au long des cinq actes, les puissances de Djaki et les flammes de Mazda s'affrontent; Varedha meurt étouffée sous les accords triomphants d’un hymne qualifié de mazdéen (57). Créée à l'Opéra en mars 1891, cette œuvre est l'un des rares échecs de Massenet. La critique l'impute à la faiblesse du livret : « l'œuvre est froide et sa passion manque autant d'accent que de sincérité. Il était donc difficile au musicien d'exalter son imagination sur un drame aussi sombre, sans variété, sans émotion véritable » (58).
Avec Thaïs, Massenet quitte les rives de l'Indus pour celles du Nil. L'action se passe en Thébaïde à la fin du IVe siècle de notre ère. Le livret de Louis Gallet est librement inspiré du «conte philosophique» d'Anatole France (59). Le poète s'est largement expliqué sur la forme de ce livret : il a tenté de renouer avec la poésie mélique de la Grèce antique que Gevaert croyait avoir ressuscité. Le premier tableau du premier acte se déroule dans le désert : Athanaël fait part à ses collègues cénobites de son projet, arracher la courtisane Thaïs à sa vie de stupre et de luxure pour la ramener dans la lumière divine. Il se rend à Alexandrie (2e tableau) où il rencontre son ami Nicias, un des nombreux amants de Thaïs. Par son intermédiaire, il se rend chez la courtisane (acte II). Grâce à son éloquence, Athanaël parvient à convertir la belle Thaïs malgré ses réticences (2e tableau de l'acte II et la célèbre Méditation). Le troisième acte replonge les protagonistes dans le désert. Thaïs a rejoint le couvent mais Athanaël a perdu sa quiétude : il a agi non sous l'impulsion divine mais sous l'emprise du désir. Sa pensée est hantée par la courtisane. Il se précipite au couvent où il l'a menée et la découvre agonisante. L'œuvre se clôt sur un étrange duo où Athanaël chante sa passion et Thaïs les louanges à Dieu.
Anatole France s'est défendu d'avoir fait de la couleur locale (60) mais ni les décorateurs, ni le compositeur n'ont pu résister à la tentation. Ainsi, le deuxième tableau du premier acte présente « un palais d'Alexandrie, avec ses maisons aux dômes dorés (...) On lui a reproché de rappeler la légendaire rue du Caire de 1889 » (61). Massenet recourt à tous les procédés du répertoire. L'incantation d'Athanaël est dans un style vaguement grégorien; le prélude du deuxième acte n'est que mélismes, brillantes arabesques et trilles joyeux. La rencontre d'Athanaël et Nicias est ponctuée des rires de deux esclaves qui chantent à la tierce des mélismes évocateurs. L'apparition de Thaïs est accueillie par les mêmes échos...
L'orientalisme de Massenet se singularise par la diversité des lieux et des époques abordés : Byzance, Alexandrie, les rives de l'Indus et du Jourdain. Si les lieux et les époques changent, son langage musical reste constant : une timide modalité et quelques «bizarreries» orchestrales suffisent au dépaysement. Le succès aidant, le compositeur n'a jamais cherché à renouveler son orientalisme.
HENRI RABAUD (1873-1949).
Mârouf, savetier du Caire d’Henri Rabaud est le dernier opéra français orientalisant créé avec le premier conflit mondial – limite chronologique de la présente étude. L'œuvre est créée le 15 mai 1914 à l'Opéra comique. Le librettiste, Nepoty, a puisé son sujet dans la nouvelle traduction des Mille et une nuits de Mardrus (62). Ainsi, Henri Rabaud (63) renoue soixante ans après Félicien David avec l'orientalisme proche-oriental. Bien qu'il ait subi les influences du wagnérisme, du debussysme et même du stravinskysme, Rabaud reste fidèle aux procédés orientalistes traditionnels. « Un sujet oriental pouvait entraîner à un orientalisme exagéré. Après la musique russe et surtout après la musique des ballets russes; après la vogue des gammes par tons entiers et des modes inusités, les compositeurs ont eu de l'orientalisme plein les mains ... M. Rabaud sût en mettre avec tact » (64). « La partition de Mârouf, malgré l'orientalisme marqué de ses mélodies aux onduleuses vocalises, de ses brillantes couleurs instrumentales, garde une facture essentiellement française » (65). Certes, Rabaud utilise les leitmotivs de Wagner (motifs de l'Islam, de Mârouf, de la caravane...), mais il reste fidèle à l'esthétique de David. Les harmonies sont quelque peu plus recherchées mais restent discrètes de même que l'emploi du pentatonisme (motif du fellah).
Ainsi les vieilles recettes du désert sont resservies au public et parviennent encore à abuser la critique de l'époque. « M. Rabaud tout naturellement, a tenu à croquer le décor oriental de Mârouf avec toutes les ressources qu'un art consommé pouvait lui fournir. C'est dire qu'il a largement puisé au fond si riche mais déjà tant exploité de la musique arabe (...) Félicien David nous avait révélé un Orient plutôt affadi et le maître Saint-Saëns lui-même, dans les Nuits persanes et dans les danses de Samson, n'est guère sorti, en dépit de tout son art, de la note conventionnelle. Les Russes allèrent plus loin, connaissant mieux que nous leurs voisins (...) M. Rabaud a su trouver une autre formule. Les citations intégrales, assez nombreuses, surtout dans les ballets, sont choisies avec un goût et un sens très sûr du pittoresque » (66).
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En guise de synthèse…
L’orientalisme est un phénomène global qui sous-tend toute l’histoire de l’Occident. Le XIXe siècle opère toutefois une reformalisation de la plupart de ses valeurs : la recherche philologique suscite une révision de la conception de l’Orient immédiatement traduite dans le monde artistique. L’opéra, genre qui domine le monde musical du XIXe siècle, est très tôt sensible à ce mouvement. Il reviendra à Félicien David d’impulser une nouvelle vie aux formules « à l’orientale » des turqueries et chinoiseries du siècle des Lumières.
Après son voyage en Orient, David élabore une grammaire spécialisée dans la couleur locale. Si elle se réfère exclusivement au matériau occidental, elle est suffisamment neuve pour paraître exotique. L’immense succès du Désert fait école : chaque compositeur de Saint-Saëns à Rabaud se créera son propre exotisme sur base, non pas des musiques orientales, mais des formules de David. Aux yeux du public et des critiques de l’époque, ce qui n’est qu’innovation occidentale prend valeur d’authenticité. Fantasme à domicile, rêve sans fuite, pompeux et pulpeux, l’opéra orientaliste devient le creuset de l’imaginaire occidental. Les décors, les costumes, le livret – c’est-à-dire l’essentiel de la couleur locale – débordent d’invitation à l’Ailleurs. Mais ces perspectives infinies de l’Ailleurs se referment aussitôt sur un soliloque de l’Occident. En France, cette question prend un relief particulier. Alors que l’Europe romantique des années 1820-1848 est traversée par les courants nationalistes, la France – nation depuis longtemps constituée – trouvera dans l’orientalisme un puissant constituant d’identité. On ne s’étonnera guère de voir que l’enthousiasme romantique cèdera rapidement la place au cynisme du colonialisme… autant d’aspect que l’opéra français du XIXe siècle illustrera avec plus ou moins de bonheur.