L’idole archaïque et la belle antique.
L’idole est, avec le fétiche, une de ces notions problématiques — car plus normative que descriptive — qui a pu susciter, ces dernières années, des recherches historiographiques et épistémologiques croisées entre histoire de l’art et anthropologie historique (1). Son intérêt est qu’elle nous ouvre la voie de l’imaginaire, c’est-à-dire des représentations que l’on a pu se forger du statut même de la représentation dans ses liens avec l’altérité, que celle-ci soit comprise en rapport au référent de l’image ou à ses destinataires, l’idole restant, jusqu’au XVIIIe siècle, voire au-delà, un concept disqualifiant l’image de l’autre ou, plus globalement, la religion de l’étranger.
En guise d’introduction, rappelons brièvement l’évolution sémantique du terme jusqu’au XVIIIe siècle (2). Désignant à l’origine les apparitions évanescentes de l’invisible, pour ensuite, à partir de Platon, caractériser l’excès de visibilité procuré par les arts mimétiques, rendant le spectateur esclave des apparences, le terme grec eidolon en vint ainsi à discréditer toute réalité qui se donne pour ce qu’elle n’est pas. Reprise par les Septante, elle servit à traduire pas moins d’une quinzaine de noms hébreux qui couvrent des champs sémantiques aussi vastes que ceux de la vanité, du mensonge et du néant. Mais prise dans son acception la plus stricte, qui la distingue de la cosmolâtrie et de la zoolâtrie, l’idolâtrie, terme néotestamentaire, elle se comprend avant tout comme l’adoration d’un objet façonné par la main de l’homme. L’erreur idolâtre gît bien dans le fait d’attribuer à un artefact des pouvoirs qui lui viennent de la seule ingéniosité humaine, l’artisan-démiurge se retrouvant finalement aliéné à sa création. Pour le christianisme, l’idole devint ainsi une réalité repoussoir désignant toutes les images qui n’ont aucun référent dans le réel. Elle est la représentation de ce qui n’est pas, à commencer par toutes les images païennes des « faux » dieux. Cette critique de la fiction se double d’une condamnation de la confusion entre le modèle, réel ou irréel, et sa représentation que l’on finit par adorer pour elle-même. D’une définition par l’objet, on glisse donc insensiblement vers une définition par l’usage. L’idole est ce à quoi on accorde indûment des honneurs divins. Dans ce cas, l’image auto-référentielle et auto-suffisante fait obstacle à toute relation symbolique et transitive entre le visible et l’invisible, entre le présent et l’absent. Elle devient le lieu de la circularité, le sens s’épuisant dans le signe qui le manifeste et comblant de la sorte tout désir du regard qui tend à ne faire plus qu’un avec ce qu’il voit.
Même si la comparaison semble a priori quelque peu hasardeuse, on serait tenté de rapprocher l’utilisation qu’on a pu faire, au XVIIIe siècle, du terme « idole » pour dénoncer la nature cultuelle de certaines images et celle du terme « art » pour consacrer culturellement certains types de représentations investies d’une valeur esthétique autotélique ; ce qui était condamné d’un côté (l’autoréférentialité de l’idole) est porté aux nues de l’autre, lorsque l’image artistique devient un monde en soi. Or, un tel rapprochement entre ces deux types de projections ou de constructions idéologiques a jusqu’ici été pensé soit en termes de comparaison entre deux régimes de la représentation qui se seraient succédé dans le temps (l’ère de l’image médiévale et l’ère de l’art moderne), soit selon une approche anthropologique insistant sur l’invariabilité des réactions suscitées par l’image, qu’elle soit artistique ou non (3).
On peut avancer l’hypothèse que cette double perspective historico-anthropologique trouve son origine au XVIIIe siècle, à un moment précisément où les deux idéologies en question ne se sont jamais aussi explicitement confrontées (4). En effet, on assiste alors au tiraillement entre différentes approches d’une même réalité historique, celle de la statuaire antique, partagées entre d’une part appréciation esthétique, au nom des normes éternelles de la beauté, d’autre part jugement éthico-religieux dénonçant les effets pervers de l’image à la racine de toute superstition idolâtre, et enfin étude historique, soucieuse de resituer les œuvres dans le contexte socio-religieux de l’époque qui les a vues naître. Dans ce dernier cas, il n’est plus question de juger les religions polythéistes selon les critères du même, c’est-à-dire selon le point de vue chrétien, mais de rendre compte de l’originalité des pratiques religieuses antiques.
L’un des meilleurs laboratoires pour examiner une telle polarisation apparaît bien être l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (5). On peut y observer de manière assez précise les liens problématiques qui s’y tissent entre art et religion, entre l’« Antique » et l’« Idole », la première qualifiant, selon la définition de l’Encyclopédie, les « ouvrages […] qui sont d’un temps où les Arts avoient été portés à leur perfection par les plus beaux génies de la Grèce et de Rome » (6), tandis que la seconde renvoie à tous les simulacres des faux dieux du paganisme qu’il faut continuer à combattre au nom d’une religion éclairée. Concernant tout d’abord cette dernière réalité, on trouve, à l’article « anthropologie », la définition de ce que l’on désignerait aujourd’hui par le terme d’anthropomorphisme : « manière de s’exprimer par laquelle les écrivains sacrés attribuent à Dieu des parties, des actions ou des affections qui ne conviennent qu’aux hommes, et cela pour s’accommoder et se proportionner à la faiblesse de notre intelligence […]. Comme l’Ecriture est faite pour les simples comme pour les savants, elle est pleine d’anthropologies » (7). En ce siècle des Lumières cherchant à dissiper les obscurantismes religieux, une telle définition cache difficilement ses relents de critique à l’égard de l’erreur païenne, qui résiderait précisément dans l’anthropomorphisme, erreur imputable essentiellement, comme le pensaient déjà les Pères de l’Église, aux poètes et aux sculpteurs qui inventèrent les dieux en incarnant ce qui n’était à l’origine que des valeurs morales tout au plus dignes de respect. De même, on peut lire dans l’article « iconologie » : « Comme les Payens avoient multiplié leurs divinités à l’infini, les Poëtes & les Peintres après eux se sont exercés à revêtir d’une figure apparente des êtres purement chimériques […] » (8). Même si le mot n’est pas lâché à cette occasion, l’idolâtrie semble bien trouver son origine dans l’inventivité des artistes et des poètes qui donnèrent corps, et par là même existence, aux dieux, interprétation historique qu’affinent les penseurs des Lumières en la reprenant aux premiers auteurs chrétiens. Une telle approche cherche cependant à prendre ses distances à l’égard du dogme chrétien, le but étant désormais d’expliquer les polythéismes sans les juger à l’aune des monothéismes (9). Il n’en reste pas moins qu’une erreur continue à être dénoncée par le biais de l’utilisation du terme « idolâtrie ».
Cela apparaît clairement dans l’article « idole, idolâtrie, idolâtre » que Voltaire signe dans l’Encyclopédie (10). « Quelle notion précise avoient les anciennes nations de tous ces simulacres ? Quelle vertu, quelle puissance leur attribuoit-on ? » (11) Telles sont les questions que se pose Voltaire. Sa première réponse consiste à disculper les religions antiques du prétendu péché d’idolâtrie, compris comme le « culte rendu à Dieu, ou à plusieurs dieux, sous des figures sensibles » (12) : « leurs images n’étaient que des images » ; « les images des dieux n’étaient point des dieux » (13). Mais une telle démystification revient, sous la plume du philosophe, à déculpabiliser le christianisme, selon le syllogisme qui veut que si les païens sont idolâtres, alors les chrétiens le sont aussi puisque leurs images comme les rites qui les entourent présentent bien des analogies avec les pratiques polythéistes. Or, quoi qu’en aient pu penser musulmans et protestants que l’apparence trompa, le chrétien n’est pas idolâtre. Donc, les païens ne le sont pas non plus : « il est donc prouvé autant qu’un point d’histoire peut l’être, que les anciens ne croyoient pas qu’une statue fût une divinité, que le culte ne pouvoit être rapporté à cette statue, à cette idole, & que par conséquent les anciens n’étoient point idolâtres » (14). En revanche, s’ils ne sont pas coupables d’idolâtrie, c’est-à-dire de confusion entre l’image et son référent, ils n’en pêchent pas moins en se trompant de référent : « De quel œil voyoient-ils donc les statues de leurs fausses divinités dans les temples ? Du même œil, s’il étoit permis de s’exprimer ainsi, que nous voyons les images des vrais objets de notre vénération. L’erreur n’était pas d’adorer un morceau de bois ou de marbre, mais d’adorer une fausse divinité représentée par ce bois et ce marbre. La différence entre eux et nous n’est pas qu’ils eussent des images et que nous n’en ayons point ; la différence est que leurs images figuraient des êtres fantastiques dans une religion fausse, et que les nôtres figurent des êtres réels dans une religion véritable » (15). À ce titre, le mot « idolâtrie » est bien « une injure que les Gentils, les Politéistes sembloient mériter » en adorant de fausses divinités. La classique définition de l’idolâtrie par l’objet se mêle donc ici avec une définition par l’usage, lequel peut être légitime dans une « religion vraie » ou illégitime dans une « religion fausse » (16).
Certes, Voltaire est prêt à reconnaître l’existence de certaines dérives idolâtres au sein même du christianisme. La raison en est l’erreur imputable à l’ignorance d’« une populace grossière et superstitieuse », pareille à elle-même de tout temps. On glisse ainsi d’une interprétation historique et théologique de l’idolâtrie à une interprétation anthropologique de la superstition : « dès qu’il y a eu des hommes, c’est-à-dire des animaux faibles, capables de raison et de folie, sujets à tous les accidents, à la maladie et à la mort, ces hommes ont senti leur faiblesse et leur dépendance : ils ont reconnu aisément qu’il est quelque chose de plus puissant qu’eux. […] Et dès qu’on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l’homme, quoi de plus naturel que de les figurer d’une manière sensible ? » (17). Selon le principe universel de l’opposition entre « religion des sages » et « religion du vulgaire », « il est clair que chaque homme en jugeoit [de la puissance des simulacres] selon le degré de sa raison, ou de sa crédulité, ou de son fanatisme » (18). La partition ne se fait donc plus entre deux religions qui se sont succédé historiquement, mais entre deux types d’humanité qui n’ont cessé de coexister.
Cette dernière partition sera battue en brèche par des penseurs comme David Hume ou Charles de Brosses qui avancent plutôt l’idée d’une fragilité naturelle et donc universelle de la raison humaine (19). Mais là encore, l’idolâtrie est bien perçue comme la marque d’une primitive ignorance et barbarie qui ne s’éteint jamais chez l’homme, quel qu’il soit (20). Fruit d’une imagination puérile et de la crainte, cette folie idolâtre qui pousse l’homme à attribuer des intentions et des désirs à des objets fabriqués de ses propres mains, doit être déracinée de l’esprit. Afin de le rendre seul maître de lui-même, il faut en effet délivrer l’homme de ces « idoles de l’esprit », dont parlait déjà Bacon pour désigner toutes les fausses idées qui encombrent l’âme humaine et qui empêchent le progrès de la raison (21).
Pour revenir à la perception de la statuaire antique, on peut considérer que l’approche de Voltaire contribua à disculper cet art de toute incitation à l’adoration, tout en insistant sur son statut foncièrement fictionnel. Or force est de constater que ce type de conception est partagée par d’autres contributeurs à l’Encyclopédie. Ainsi la retrouve-t-on dans l’article « statues des Grecs et des Romains » signé par le Chevalier de Jaucourt. L’art de la sculpture y apparaît également comme un incitant majeur à la diffusion du polythéisme, le sculpteur étant qualifié de « faiseur de dieux », selon une idée empruntée à Aristophane : « La liberté de faire des statues multiplia les temples et les divinités : nous ne connoissons les dieux par le visage, dit Cicéron, que parce qu’il a plu aux Peintres et aux Sculpteurs de nous les représenter ainsi » (22). Outre ce constat, l’auteur ne s’interdit pas de décocher en passant une diatribe sur le paganisme, tout en reportant là aussi la faute à une piété populaire : « […] il seroit peut-être à souhaiter que les payens n’eussent jamais songé à faire entrer les statues & les images dans leur culte religieux, du moins le Christianisme épuré pouvoit s’en passer. Le peuple n’est pas capable de s’élever au-dessus des sens ; mettant toujours l’accessoire à la place du principal, il cherche à s’acquitter aisément : ici la superstition le subjugue, & là la dépravation l’entraîne dans des excès criminels » (23). Les exemples retenus pour illustrer ce dévoiement ne sont autres que ces récits d’amours marmoréens relatés par les auteurs antiques comme Elien, lequel « rapporte qu’un jeune athénien devint amoureux de la statue de la Bonne-Fortune qui étoit dans le Prytanée. Les vœux fréquents qu’il lui présentoit l’échaufferent à un tel point, qu’après avoir trouvé des raisons pour excuser dans son esprit la folie de sa passion, il vint à l’assemblée des prytanes, & leur offrit une grosse somme pour l’acquisition de la statue ; on le refusa ; il orna la statue avec toute la magnificence qui pouvoit être permise à un particulier, lui fit un sacrifice, et se donna la mort » (24). On assiste dans ce passage à une mise en exergue évidente de la confusion entre délire dévotionnel et pulsion érotique, qui ne peut déboucher que sur la mort, l’homme se sacrifiant sur l’autel de cette double folie.
“Sculpture. Fonte des statues équestres, figure équestre de cire, avec les jets, les events et les égouts de cires.” Diderot et d’Alembert, Encyclopédie. |
Hormis ces prises de position qui rappellent celle de Voltaire, le reste de l’article se veut plus descriptif en présentant les diverses pratiques religieuses et politiques dont les statues antiques faisaient l’objet. Les anciens cultes sont replacés dans leur contexte historique, ouvrant ainsi la voie à une reconsidération de la statuaire antique. Quant aux aspects artistiques, ils sont délibérément écartés, étant réservés à un article que l’on doit au même auteur : « […] nous n’avons ici considéré que l’historique ; l’art statuaire, qui renferme d’autres détails intéressants liés de près à cet article, a été discuté avec recherches au mot sculpture ancienne & moderne ; et les artistes célèbres ont été soigneusement dénommés avec des observations sur l’art même aux mots sculpteurs anciens & sculpteurs modernes. On a même pris soin de décrire les belles statues antiques qui nous sont parvenues » (25). Cette distinction opérée entre religion et art me semble symptomatique de ce tiraillement entre deux visions projetées sur la statuaire antique. Si l’article « sculpture ancienne et moderne » s’ouvre par les propos de Falconet où se mêlent encore aux considérations techniques et esthétiques quelques jugements moraux (26), il s’inscrit parfaitement dans la tradition historiographique issue de Pline l’Ancien et de Vasari, puisqu’il se présente sous la forme d’une énumération des œuvres et des artistes qui ont marqué l’histoire de la sculpture.
S’il y a bien séparation entre deux univers qui ne semblent guère communiquer (« statue » et religion d’un côté, « sculpture », et art de l’autre (27) ), une nouvelle attention, certes encore discrète, se dégage toutefois pour l’inscription historique des artistes et de leurs œuvres. Dans l’article « sculpteurs anciens & sculpteurs modernes », une telle attention se laisse paradoxalement découvrir au détour d’une réflexion sur la supériorité de la sculpture ancienne sur la moderne : « je ne veux point prévoir la chute prochaine de cet art parmi nous ; mais selon toute apparence, il n’y regnera pas aussi long-tems que chez les Grecs, à la religion desquels il tenoit essentiellement » (28). L’idéal de l’art grec a donc partie liée à un contexte cultuel et culturel déterminé. Les œuvres antiques que l’on contemple avec ferveur sont les produits d’une civilisation éteinte. L’imitation ne suffit donc pas pour renouer avec ce modèle historiquement daté.
C’est à une conclusion similaire qu’aboutit, exactement au même moment, J.J. Winckelmann dans sa Geschichte der Kunst des Alterthums (1764) (29), monument fondateur de l’histoire de l’art, désormais conçue comme savoir historique prenant progressivement ses distances vis-à-vis d’une esthétique normative pour s’engager sur le terrain d’une histoire des civilisations dont l’art est une composante essentielle, soumise aux mêmes déterminations socio-culturelles que les autres composantes (30). Comme le souligne Alain Schnapp, « cette opération n’est possible que dans le cadre d’une critique de la critique qui voyait dans les Grecs des idolâtres, de naïfs ou bouffons adorateurs de formes plastiques » (31).
Il conviendrait d’étudier plus avant la convergence qui se marque progressivement, en ce milieu du XVIIIe siècle, entre une approche historique et anthropologique des religions et l’apparition d’une histoire de l’art soucieuse d’enraciner les arts dans leur terreau historique. Les interférences entre ces deux phénomènes concomitants mériteraient d’être étudiées afin de saisir les enjeux de la confrontation entre, d’une part, une conscience des progrès de la Raison écartant toutes les formes archaïques de superstition, et, d’autre part, la conscience non moins aiguë d’une régression artistique jugée à l’aune de l’idéal antique, irrémédiablement révolu. Dans les deux cas, c’est la prise en considération de la différence, entre répulsion et nostalgie, qui ouvre la voie à l’enquête anthropologique et historique. Loin de la contemplation esthétique ou de la dévotion religieuse, l’interaction entre art et religion peut désormais devenir objet d’étude.