Introduction
En octobre 1961 s'ouvre, au Museum of Modern Art (MoMA) de New York, la première exposition ayant pour thème l'art de l'assemblage. Cette exposition est organisée par William Chapin Seitz (1914-1974), jusqu'alors professeur assistant à l'Université de Princeton, conservateur associé du département des expositions de peinture et de sculpture depuis 1960.
Plus de deux cent cinquante œuvres sont sélectionnées par Seitz afin de rendre compte de cet art hybride, à mi-chemin entre peinture, sculpture et collage, qui marque d'une part l'apparition de nouveaux modes d'appropriation de l'objet par les artistes et, de l’autre, une réévaluation positive de la figuration dans le champ artistique. Pour accompagner la manifestation temporaire, le MoMA édite un ouvrage substantiel, richement illustré, et sobrement intitulé The Art of Assemblage.
Les catalogues d'exposition se sont longtemps apparentés à de petits fascicules anonymes comprenant une liste sommaire des œuvres exposées. Avec le développement des grandes institutions muséales, des expositions temporaires et du commissariat d'art, le catalogue subit d’importantes modifications. Il ne s'agit plus seulement de répertorier scrupuleusement les œuvres présentées mais également de produire une pensée, un commentaire éclairé, un discours rationnalisé permettant de transformer le catalogue en véritable ouvrage scientifique, et en outil de médiation culturelle destiné à l'accompagnement des œuvres sélectionnées. Un catalogue d'exposition apporte un certain nombre d'informations techniques sur ces œuvres ainsi que la raison de leur rassemblement. Son concepteur – en l'occurrence William C. Seitz – témoigne dès lors, par le verbe, de la démonstration visuelle que constitue l'exposition.
En 1961, l'assemblage est avant tout considéré comme un procédé artistique apparenté au collage qui le précède. Cette exposition ainsi que son catalogue constituent la première tentative de définition de ce procédé, désormais considéré comme une discipline artistique à part entière et de regroupement des œuvres répondant à cette définition.
Cette étude se propose de revenir sur cette exposition majeure de la seconde moitié du XXe siècle. Il s'agira plus particulièrement de préciser le rôle du catalogue d'exposition dans le processus de légitimation de l'assemblage entrepris par William C. Seitz.
Pour ce faire, notre analyse se déroulera en trois temps : tenter dans un premier temps de situer la nature exacte du catalogue, puis préciser dans un second temps son rôle par rapport au dispositif muséal américain dont le MoMA fut l’initiateur. Enfin, une dernière partie sera consacrée au contenu de l'ouvrage en question. Cet ultime chapitre permettra plus spécifiquement de préciser le choix du titre, la définition que donne son auteur à l'assemblage, et les moyens théoriques mis en œuvre dans l'élaboration de cette légitimation.
La construction d'un ouvrage de référence
Fig.1 – Premières de couverture du catalogue d’exposition The Art of Assemblage (photographie d’auteur). |
The Art of Assemblage se place indéniablement à la suite des précédentes publications du MoMA, destinées à l'accompagnement des nombreuses expositions temporaires organisées depuis l'inauguration du musée en 1929. Dans le sillage de son illustre prédécesseur Alfred Hamilton Barr Jr. (1902-1981), premier directeur de l'institution de 1929 à 1943, William C. Seitz réalise un ouvrage structuré à vocation scientifique, construit sur le modèle universitaire, et auquel il consacre de longs mois de recherche.
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Avant d'intégrer le département de peintures et de sculptures du MoMA en 1960, Seitz mène une brillante carrière de professeur et de critique en résidence à l'Université de Princeton. Il se fait connaître par la rédaction de la première thèse de doctorat consacrée à l'Expressionnisme abstrait. À ce propos, il est important de noter que ce projet n’aurait pu être concrétisé sans le concours d’Alfred H. Barr, d’abord étudiant de l’Université, puis professeur chargé des cours d’art moderne à partir de 1925 (1).
Afin de mener à bien son projet d'exposition, Seitz parcourt pendant plusieurs mois les États-Unis dans le but de rencontrer les artistes ayant accepté de le recevoir. Il correspond également avec d'autres professionnels du monde de l'art, notamment François Mathey (2) (1917-1993), qui lui communique le nom de certains artistes européens susceptibles de prendre part à l'exposition. Plusieurs de ces professionnels participent d'ailleurs au symposium organisé le 19 octobre 1961 dans le cadre de l'exposition. C'est notamment le cas du critique d'art britannique Lawrence Alloway (1926-1989) célèbre pour avoir forgé le terme « Pop Art » au milieu des années 1950, et de l'essayiste américain Roger Shattuck (1923-2005), auteur deux ans auparavant d’une étude détaillée des avant-gardes en France, entre 1885 et 1914 (3). De même, Seitz n'hésite pas à inclure dans le catalogue de nombreuses citations empruntées aux principaux critiques d'art de l'époque4. Des critiques qui participent activement à la reconnaissance internationale des nouveaux groupes et mouvements artistiques naissant simultanément en Europe et aux États-Unis à partir des années 1950.
Comme évoqué précédemment, la structure du catalogue le rapproche indéniablement d'un ouvrage universitaire à vocation scientifique. Pour preuve, la présence d'un appareil critique élaboré comprenant de nombreuses notes dûment répertoriées, des commentaires critiques et une bibliographie réalisée par Bernard Karpel, alors chef documentaliste de la bibliothèque du MoMA. Un catalogue amalgamé à une étude sérieuse mais difficile d’accès, voire même prétentieuse et élitiste pour certains commentateurs. C’est notamment ce que laisse entendre le critique d'art John Canaday (4) :
Son catalogue mériterait d’être désigné par un terme spécifique, mais en attendant que celui-ci soit inventé ou assemblé, disons juste que depuis le dernier concours de Mr. America nous n'avons pas eu l'occasion sur ce continent de voir une telle démonstration de rouleur de mécanique […] Il est triste de voir un membre de cette génération décevoir son mentor, en exposant et en écrivant, non pas pour enrichir la compréhension d'un public intelligent, mais pour impressionner une coterie qui a progressivement donné au musée la réputation d'un salon pour mecs intellectuels (5).
Une remarque pour le moins acerbe, à laquelle William C. Seitz répond quelques mois plus tard dans un article du magazine Artforum (6).
A cette conception très précise du catalogue – désormais assimilé à un ouvrage scientifique de référence – s'ajoute également une vision personnelle de l'exposition. En outre, cette installation d'œuvres particulièrement hétérogènes et colorées s'inscrit comme nous le verrons dans le modèle d'installation défini par le MoMA au cours du XXe siècle.
L'exposition The Art of Assemblage et le modèle muséal américain
Selon Alan Wallach, auteur de l’un des principaux ouvrages consacré aux différentes conceptions américaines du musée (7), l'histoire du MoMA se divise en trois périodes consécutives : la première période s'étendrait de 1929 à la fin des années 1950. Qualifiée d' « utopique », cette phase serait caractérisée par une volonté du musée de développer sa propre histoire de l'art moderne – basée sur le principe d'autonomisation des disciplines artistiques. Une seconde période marque selon Wallach le triomphe de l'institution à partir du début des années 1960, et ce jusqu’à l’orée des années 1980. Le MoMA cèderait à partir de ce moment charnière son hégémonie à divers centres d'art récemment inaugurés, notamment le Centre National d'Art et de Culture Georges-Pompidou.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le MoMA va donc rapidement s'imposer comme l'une des principales institutions artistiques américaines. Un succès que l'on doit notamment à une orientation scénographique particulièrement novatrice, qui cristallise un ensemble de normes bientôt érigées en paradigme muséal international. À ce propos, Il est nécessaire de rappeler le rôle qu'a pu jouer Alfred H. Barr Jr. dans l'élaboration et le développement des caractéristiques de ce modèle diffusé, avant tout, grâce aux nombreuses expositions temporaires (8) mises en place par le musée, conçues comme de véritables laboratoires de recherche technique.
Désormais, les œuvres prennent place dans un environnement artificiel, modulaire, généralement blanc, et sont disposées à hauteur du regard. Une structure formelle standardisée évacuant l'aspect décoratif de ces œuvres, au profit d'une rhétorique visuelle neutre et accessible à tous. Un modèle scénographique, le White Cube accompagne par une classification stricte des mouvements et des disciplines artistiques, le projet moderniste américain d'autonomisation de l'œuvre d'art tel que l'énonce Clement Greenberg (1909-1994) à partir des années 1950 (9).
Pour Barr, l'impératif didactique de l'exposition est assuré par les nombreux textes de médiation, disposés afin d’accompagner les œuvres à l'intérieur même de l'espace d'exposition. Son épouse et collaboratrice Margaret Scolari Barr évoquait cette conception en ces termes :
Les légendes que mon mari avait l'habitude d'écrire ne s'apparentaient pas seulement aux cartels d'accompagnement des œuvres, c’étaient également des légendes intellectuelles permettant aux visiteurs de comprendre ce qu'ils regardaient […] Il avait l'habitude d'écrire ce qu'il appelait des "légendes murales". Ces "légendes" étaient plus imposantes ; elles permettaient d'expliquer la nature générale des œuvres de la pièce dans laquelle elles se trouvaient, ou plus généralement de l'exposition (10).
Fig.7 – The Art of Assemblage, vue de l'espace d’exposition consacré à Marcel Duchamp (1887-1968) (The Museum of Modern Art Archives). |
Installées au troisième étage du musée, les œuvres de l'exposition The Art of Assemblage se déploient dans un espace neutre, selon le canon formel imposé au fil du temps par Barr. Néanmoins l'exposition comporte une différence notable, à savoir l'absence presque totale d'éléments textuels à l'intérieur même de l'espace de monstration. Hormis quelques rares panneaux explicatifs et les noms de certains artistes inscrits en lettres capitales sur les cimaises – c'est notamment le cas pour Marcel Duchamp – aucune note, citation ou cartel n'accompagne les œuvres présentées. On pourrait penser que le format itinérant de l'exposition (11) ait imposé certaines restrictions, notamment pour simplifier le déplacement des œuvres parfois très imposantes et de leur dispositif. En réalité, cette économie des diverses formes textuelles de médiation est un choix délibéré du commissaire :
Le meilleur dispositif doit être dépourvu de notices explicatives, parce que chaque œuvre se distingue par elle-même, grâce à sa propre essence. L'homme qui les sélectionne devrait savoir mieux que quiconque quelle est cette essence (12).
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Le catalogue devient dès lors le pendant explicatif de l'exposition. Ce qui justifie également le grand soin qui lui est apporté.
Malgré les critiques négatives d'une partie de la presse quotidienne, plusieurs auteurs reconnaissent la qualité des catalogues élaborés par Seitz, tout au long des années passées à la tête du département des expositions de peintures et de sculptures du MoMA. Selon Alloway il parvint, mieux que ses prédécesseurs, à maintenir le « high standard » des catalogues tel que l'impose Alfred H. Barr au cours des années 1930-1940 (13). Ses publications participent sans aucun doute au succès et à la reconnaissance des expositions organisées par le MoMA à cette époque.
Seitz qualifie son exposition de « "New Direction" Exhibition » (14) dans le sens où les artistes retenus ont été, ou sont à l'origine d'une nouvelle orientation artistique, d'une redéfinition formelle dont il veut rendre compte, et qu'il tente surtout de légitimer, plus particulièrement grâce à ce catalogue d'exposition.
Une légitimation théorique par étapes
Il est important de noter que le titre retenu pour cette exposition ne fut pas le premier choix de son commissaire. Comme le rappelle Stéphanie Jamet-Chavigny, l'exposition devait initialement s'intituler « Collage and the Object » (15). Manifestement trop réducteur au vu des nombreux travaux sélectionnés qui n’entrent pas dans la catégorie spécifique du collage, ce titre fut rapidement écarté. Malgré tout, Seitz ne renie pas pour autant l'importance qu'a pu avoir le collage dans l'émergence de l'assemblage. Il le considère seulement comme caractéristique d'une époque précise. Cette conception rejoint celle exprimée par Jean Dubuffet (1901-1985) dans une lettre qu'il adresse à Seitz quelques mois avant l'exposition, dont il ne manque pas d'inclure un court passage dans son catalogue :
Il m'a semblé [...] que le mot "collages" ne devait pas être considéré comme un terme générique désignant n'importe quel ouvrage où intervient la colle, mais comme un terme historique réservé aux collages faits dans la période 1910-1920 par les dadaïstes, Picasso et Braque, etc (16).
Seitz renonce donc à ce titre au profit d'un second choix, à savoir « The Art, Non-Art, and Anti-Art of Assemblage », rapidement abandonné, semble-il, pour des raisons purement formelles :
Si ça n'avait pas été bizarre d'un point de vue typographique, le titre de cet ouvrage aurait pu être "L'art, le non-art, et l'anti-art de l'assemblage" (17).
Il apparaît néanmoins pertinent de s'interroger sur ces notions de « Non-Art » et d' « Anti-Art », ou plutôt sur la connotation profondément négative et caustique dont sont empreints ces termes. Il est difficile de croire que la suppression de ce titre ne soit uniquement due qu’à un problème de disposition typographique. En réalité, comme le remarque Françoise Levaillant, « afficher du négatif et du contradictoire aurait certainement semé une confusion contraire à la position du musée face à l'histoire » (18). En définitive, le commissaire d'exposition opte pour The Art of Assemblage, un titre court révélateur du statut d'art à part entière qu'il lui confère désormais. À ce propos, il est intéressant de noter que Dubuffet utilise spécifiquement le terme « assemblage » – et non plus « collage » – pour qualifier une grande partie de sa production élaborée dans les années 1950. Une possible influence de l'artiste sur le commissaire quant au choix définitif du titre n'est donc pas à exclure.
Dès l'avant-propos du catalogue, Seitz fait référence à une exposition rétrospective consacrée à l'art du collage, organisée en 1948 au MoMA par Margaret Miller (1916-1971). Il s’intéresse plus particulièrement à une remarque formulée dans le communiqué de presse précédent l’exposition. Dans ce court extrait, Miller insiste sur ce qu’elle considère comme étant la caractéristique première du collage, à savoir l'intégration de l'objet réel dans l'espace pictural plutôt que sa représentation mimétique :
Le collage a été le moyen par lequel les artistes ont incorporé le réel dans l'image, sans pour autant l'imiter (19).
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Une considération sur laquelle Seitz s'appuie également afin de singulariser l'assemblage des autres formes artistiques, livrant ainsi une définition simple, recentrée sur le caractère intrinsèquement hétérogène des œuvres assemblées, sans pour autant les assimiler à des collages, des modelages ou toute autre forme de constructions artistiques composites :
- Elles sont en majorité assemblées plutôt que peintes, dessinées, modelées, ou sculptées.
- Entièrement ou en partie, leurs éléments constitutifs sont exécutés avec des matériaux naturels ou manufacturés, des objets ou des fragments non admis en tant que matériaux artistiques (20).
L'assemblage devient dès lors une catégorie artistique inclusive, susceptible de caractériser toutes les œuvres présentées et bien que celles-ci soient issues d'époques et de contextes parfois catégoriquement différents. Ainsi dans le parcours d’exposition, les ready-made de Marcel Duchamp (1887-1968) côtoient les Combine Paintings de Rauschenberg (1925-2008), les collages d’E. L. T. Mesens (1903-1971), ou encore les toiles matiéristes d'Alberto Burri (1915-1995).
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L'élaboration du catalogue suit une structure ternaire qui permet à son auteur d'expliciter chacun des aspects de l'assemblage. Afin d'ancrer la discipline dans une tradition, Seitz entreprend dans la première partie de l'ouvrage, une recherche généalogique destinée à lui fournir une véritable assise théorique solide. Créer une filiation entre les artistes lui permet ainsi de séparer la pratique du simple phénomène de mode de la mouvance passagère. Selon lui, l'assemblage prend sa source conjointement dans la sphère littéraire et artistique. On la voit apparaître dans les avant-gardes poétiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècles – plus particulièrement chez Stéphane Mallarmé (1842-1898), Guillaume Apollinaire (1880-1918), Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) et André Gide (1869-1951) – ainsi que dans les innovations plastiques initiées par les groupes de l'avant-garde artistique historique : cubisme, futurisme, dada, et surréalisme.
Tous ces groupes ont ceci en commun qu'ils participent selon lui à l'élaboration de ce qu'il qualifie tantôt de « méthode », tantôt d' « esthétique de la juxtaposition ». Cette spécificité commune, qu'il ne définit cependant à aucun moment semble avoir été empruntée et adaptée d'un ouvrage de Roger Shattuck, The Banquet Years (21). Dès lors, dans ce schéma évolutionniste de l'art moderne considéré comme une succession de mouvements liés ensemble par un principe commun – à savoir la juxtaposition – l'assemblage devient « physiquement et métaphysiquement […] l'ultime aboutissement du mode de juxtaposition » (22).
La seconde partie de l'ouvrage fait écho aux récentes théories émises par Lawrence Alloway, dans une série d'essais critiques parus quelques mois seulement avant l'ouverture de l'exposition (23). Dans ces articles successifs, Alloway met l'accent sur le contexte d'apparition de l'assemblage, cet art du réel pour lequel les artistes privilégient le réemploi d'objets usuels, la récupération de matériaux mis au rebut. Cette technique reflète explicitement la diversité d'un environnement urbain en permanente expansion, dans lequel la plupart des artistes assembleurs vivent et travaillent. Seitz généralise cet aspect urbain à l'ensemble des artistes présentés lors de l'exposition. Désormais, l'assemblage est donc représentatif de cet « esprit du temps », de cette « Junk Culture » – pour reprendre les termes d’Alloway qu’il a fait siens – caractérisée par le développement exponentiel et la multiplicité accrue de la ville moderne.
Enfin, dans la troisième et dernière partie, l'auteur insiste sur la capacité de l'assemblage à entraîner un renouvellement formel, qui le différencie d'une part de l'art classique assujetti à la représentation illusionniste du réel, mais également de l'art abstrait qui fait précisément l'économie de cette figuration du réel. L'assemblage est donc cette fois-ci considéré comme une attitude esthétique renonçant à la représentation mimétique, sans pour autant renoncer au réel, maintenu par le truchement de l'objet quotidien intégré directement à l'œuvre. Cette constatation incite donc l'auteur à présenter, en guise de conclusion, le travail d'une nouvelle génération d'artistes représentatifs de ce qu'il nomme la « new wave of assemblage » (24), notamment Daniel Spoerri (°1930) du groupe des Nouveaux Réalistes, venu présenter son Petit-déjeuner de Kichka ; Jasper Johns (°1930) et son Book peint à l'encaustique, ou encore les sculptures en tôle automobile de l'américain John Chamberlain (1927-2011). Selon Seitz, ces artistes s'emparent de l'assemblage pour rompre définitivement avec l'hégémonie de l'art abstrait, qu'il qualifie d'ailleurs dans un texte de 1962 de « style international » (25) :
L'art que ces artistes attaquent, c'est celui du Style International hérité des avant-gardes d'après-guerre. Certains artistes issus de la nouvelle génération continueront probablement de travailler efficacement et de façon personnelle dans le style de Paris, New York ou Rome ; mais les assembleurs et leurs amis ont dépassé cette manière de peindre qui, dans les mains de certains artistes conventionnels, peut s'avérer redondante, académique, et ennuyeuse (26).
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Par la mise en avant du travail de ces artistes, il semble que l’auteur veuille affirmer l’existence d’une alternative artistique viable, susceptible d’orienter la création contemporaine dans une direction nouvelle. Le terme même d'assemblage prend dès lors une connotation contestataire à l'égard d'un art abstrait qui peine selon Seitz à se renouveler. Cette mise à distance de l'art abstrait se retrouve sans surprise dans le catalogue, mais toujours selon le « mode de juxtaposition » précédemment citée :
La juxtaposition est une méthode qui constitue un véhicule adéquat aux sentiments de désenchantement envers l’idiome internationaliste léché que l’abstraction approximativement articulée était devenue, de même que les valeurs sociales que cette situation illustre (27).
Conclusion
Par l'ampleur de la manifestation, le sérieux de la recherche préalable et surtout la qualité de la publication, William C. Seitz est parvenu à légitimer l'assemblage, non pas comme un genre novateur, mais bel et bien comme un nouveau médium inclusif, englobant à la fois des procédés techniques divers, et des œuvres ayant vu le jour dans des contextes parfois très différents.
À cet égard, le catalogue d'exposition a joué un rôle de premier plan. Véritable pendant explicatif de l'exposition, il est également l'un des seuls éléments – avec les photographies d'archive – à maintenir une trace de l'événement. Il a notamment permis à son auteur de mettre en place une définition précise du médium en question, de lui adjoindre une véritable généalogie artistique et de représenter les dernières évolutions d'une discipline présentée comme une alternative formelle à l'abstraction.
Il est intéressant de noter à quel point les expositions et leurs catalogues peuvent avoir un retentissement sur la façon dont les artistes eux-mêmes, considèrent leur propre pratique artistique. En 1960, Allan Kaprow (1927-2006) livre un texte intitulé « Some Observations on the Contemporary Art » (28), conçu pour le catalogue de l'exposition New Media-New Forms de la Martha Jackson Gallery. Un texte présenté comme un extrait de l'ouvrage Paintings, Environments and Happenings, sur lequel Kaprow travaille depuis plusieurs mois, et qui ne paraîtra finalement qu'en 1966 sous le titre Assemblage, Environments & Happenings (29). On sait aujourd'hui qu'Allan Kaprow a vu l'exposition The Art of Assemblage. Il envoie même une lettre de soutien à William C. Seitz après que l'exposition et son catalogue aient été attaqués dans la presse (30). On peut dès lors considérer que l'exposition a eu un impact sur sa façon d'appréhender et de définir son œuvre.
Si le catalogue de William C. Seitz s'apparente à une première tentative de légitimation de l'assemblage en tant qu'art à part entière, celui de Kaprow a manifestement permis au terme de passer à la postérité, tout du moins dans la sphère artistique.