Introduction
L’île de Pâques, appelée «Rapa Nui» par les habitants polynésiens de l’île, est mieux connue pour ses immenses statues monolithiques (moai) qui furent érigées sur des plateformes cérémonielles monumentales (ahu). Depuis la découverte par les Européens – le jour de Pâques 1722 par le commandant néerlandais Jacob Roogeveen – cette fabuleuse île et sa culture énigmatique ont soulevé un nombre important d’interrogations tant de la part des scientifiques que des amateurs. Cependant, malgré sa localisation reculée, perdue dans l’immensité du Pacifique Sud, cette île a été privée de ses trésors par des explorateurs zélés d’un passé pas si lointain.
Moai en exil
Les liens scientifiques entre Rapa Nui et les Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles (MrAH) furent établis en 1934-1935 à l’occasion de l’expédition franco-belge. Celle-ci, une des premières entreprises scientifiques d’importance, pris place durant 5 mois. Elle était dirigée par l’ethnographe helvète, Alfred Métraux, et par l’archéologue belge, Henri Lavachery, conservateur adjoint aux MrAH (voir Lavachery 1935; Forment 1985, 1990). À cette occasion une collection importante d’objets ethnographiques et archéologiques de l’île de Pâques fut emmenée en Europe et repartie principalement entre le Musée de l’Homme à Paris et les MrAH à Bruxelles. Ce dernier obtint, en plus d’une belle collection d’artefacts, une sculpture anthropomorphe colossale, de près de 3 mètres de haut et pesant approximativement 6 tonnes. C’est un des rares moai à avoir été emporté hors de l’île. Le British Museum possède depuis 1868 une statue, encore plus connue que celle de Bruxelles, provenant d’une des maisons d’Orongo, village perché à plus de 300 m de hauteur sur les flancs du volcan Rano Kau et où se déroulaient les fameuses cérémonies de l’homme-oiseau. La statue d’Orongo, décorée dans le dos de motifs élaborés comprenant des hommes-oiseaux, des pagaies de danse et d’autres motifs religieux, est actuellement visible au British Museum à Londres (http://www.bbc.co.uk/ahistoryoftheworld/objects/qV6Cpj1ITza54IbC7uij6Q). Sa dénomination en Rapanui, Hoa Hakananai’a, signifie probablement «l’ami qui a été volé» (Fischer 1991; Bahn et Flenley 1992: 195). Heureusement, ces acquisitions colonialistes sont à présent terminées et l’activité archéologique actuelle sur l’île de Pâques se focalise à présent sur une meilleure compréhension in situ des différents aspects de l’ancienne culture et de la société de Rapanui.
Pou Hakanononga
Le moai exposé aux MrAH a été taillé dans de la benmoréite, une pierre dure, ce qui, en soit, est déjà exceptionnel puisque la majorité des statues de l’île de Pâques ont été sculptées dans le tuf tendre du volcan de Rano Raraku (Royer 1993: 202-203). Il s’agit de la divinité des pêcheurs de thon Pou Hakanononga (si l’on doit en croire les informateurs autochtones de la période postcontact ; Lavachery 1938; Forment 1983). La statue corpulente et rondouillarde se démarque de la forme commune angulaire plus « classique »
C’est très intéressant car on pense qu’elle représente un des plus anciens exemples de ce genre. Thor Heyerdahl (1975: 154-155), dans son célèbre livre The Art of Easter Island, a suggéré une attribution à la période ancienne de la culture de Rapanui (daté par lui entre environ 400 et 1100 de notre ère).
Étant donné ces différentes caractéristiques, une date comprise entre 900 et 1100 de notre ère semble tout à fait plausible. Le moai de Bruxelles présente, de par ses traits arrondis et son rendu naturaliste, de réelle ressemblance avec la célèbre statue agenouillée Tukuturi, découverte en 1955 par l’équipe de Thor Heyerdahl, sur les flancs de la carrière de Rano Raraku. On peut dater Tukuturi entre 950 et 1150 de notre ère. Cette datation, qui représente la plus ancienne datation radiocarbone crédible pour le contexte d’une statue en pierre, a été réalisée sur des débris découvert autour de la statue lors de fouilles (voir Skjølsvold et Figueroa 1989; contestée dans Bahn 1990). D’autre part, à Ahu Ko te Riku, une de plus anciennes statues de type classique a été datée des environs de 1100-1200 de notre ère. Cela suggère que la stylisation classique des moai s’est développée après la période formative ancienne (voir Skjølsvold 1993).
Ahu o Rongo
Le site d’où la statue de Bruxelles fut retirée est appelé « Ahu o Rongo » (enregistré comme «Ahu Rongo» dans Martinsson-Wallin 1994). Ahu o Rongo est un centre cérémoniel important situé sur la côte sud-ouest de l’île de Pâques. Malgré l’accessibilité de l’endroit, sur la frange septentrionale de la ville actuelle d’Hanga Roa, cette plateforme n’a pas fait l’objet de véritable recherche. Une statue de type classique en tuf de Rano Raraku (ou plutôt la tête d’une statue) fut déjà emportée en 1872 par une expédition française. Elle est actuellement visible au Musée du Quai Branly à Paris (http://www.quaibranly.fr/fr/collections/explorer-les-collections/ameriques/pays/MQXAABAACAAD_Chili/objet/71.1930.35.1.html).
Hormis le déplacement de Pou Hakanononga, aucun autre travail archéologique n’a été mené à Ahu o Rongo par la mission franco-belge de 1934-1935. Les vestiges visibles du centre cérémoniel furent précisément cartographiés en 1980 sur une carte à l’échelle 1:200 (lors d’un projet de recensement des ahu plus important) par le Dr. Charles M. Love du Western Wyoming College, Rock Springs, USA (voir Love 1993). Dr. Love nous a gentiment mis à disposition sa carte ainsi que ses notes de terrain non-publiées. En 1995, un sondage unique de deux sur un mètre fut réalisé par un autre chercheur nord-américain, Dr. Christopher M. Stevenson, dans la partie nord du site. À cette occasion, la datation des artefacts en obsidienne a montré que les travaux de construction de Ahu o Rongo ont pu déjà débuter entre 1000 et 1200 de notre ère. (voir Stevenson et al. 1995: 10-11). Cette datation correspondrait donc parfaitement avec la proposition d’une datation ancienne pour la statue de Bruxelles Pou Hakanononga. Une première étude de terrain en 1999 par trois d’entre nous (D.H., N.C. and S.H.) a confirmé la présomption d’un fort potentiel archéologique sur le site de Ahu o Rongo site. La plateforme cérémonielle en pierres d’Ahu o Rongo mesure environ 60 à 70 mètres de long, 9 à 10 mètres de large et 4 à 5 mètres de hauteur. D’après les différences d’élévation et d’orientations des parements extérieurs, il semble très probable qu’il y eut originellement au moins deux (peut-être trois) ahu, probablement liés les uns aux autres à un niveau inférieur. À la jonction entre les deux structures principale, une ciste funéraire réalisée par des pierres de chant est actuellement visible (mais elle peut être postérieure à la construction de départ). Sur la partie de l’ahu faisant face à l’océan, il y a plusieurs structures dont certaines sont probablement des vestiges de foyers de crémation ou d’offrandes votives, ce qui est commun à la plupart des ahu.
Du côté terre, se trouve une rampe abrupte bien conservée, avec son pavement de galets (poro) encore en place. Deux statues fragmentaires de type «classique», sculptés dans le tuf de Rano Raraku, sont encore présentes sur le site. Elles ont été basculées en avant sur la rampe de poro. Toutes deux sont reliées à la structure plus méridionale. Le piédestal d’une de ces statues est encore plus ou moins dans sa position originale sur le sommet de la plateforme. Une troisième statue «classique», celle qui fut décapitée en 1872 par les explorateurs français, gisait encore dans les environs lors de l’expédition franco-belge de 1934-1935. Ce corps sans tête a depuis disparu, probablement exploité par les habitants de l’île pour y sculpter des statues pour les touristes. Le moai de Bruxelles fut découvert plusieurs mètres au sud du complexe du ahu. L’emplacement dont elle fut extraite est encore visible sur le terrain par une légère butte dans laquelle une tranchée en forme de fer à cheval a été réalisée (résultant sans aucun doute du creusement nécessaire autour de la statue pour l’exposer). Elle fut découverte la tête en bas mais – par comparaison avec la plupart des autres statues de l’île de Pâques - elle devait faire face à l’intérieur des terres lorsqu’elle était érigée. Cela suppose qu’originellement Pou Hakanononga était une figure d’ancêtre, représentant un chef local (ariki), et qu’elle fut découverte plus ou moins dans sa position originale, probablement en relation avec une plateforme ancienne à statue (unique ?). Seules des fouilles à cet endroit permettraient de dissocié ou de relier architecturalement la position originale de cette statue avec les vestiges importants du ahu immédiatement au nord.
Dynamiques d’un centre cultuel
Le projet à Ahu o Rongo implique une reconnaissance archéologique du complexe cérémoniel et de ses environs. Les fouilles ont débuté en 2001. Malgré le fait que le site est dans de mauvaises conditions et couverts de détritus modernes – la discothèque Toroko se trouvant juste en face – il offre des possibilités de recherche excitant. Afin de reconstruire la séquence des différentes constructions, des tranchées stratigraphiques ont été réalisées à plusieurs emplacements. La relation spatiale et chronologique du centre cérémoniel avec des traces d’établissement dans les environs immédiats, de grottes qui ont servi au culte ou d’habitation et d’éventuels vestiges d’infrastructures agricoles ont également été investigués. L’attention principale a été évidemment portée sur la partie méridionale d’où est originaire la statue de Bruxelles. Elle apporte un éclairage nouveau sur les phases anciennes de l’occupation de l’île de Pâques et sur la nature de ses premiers habitants. L’endroit de sa localisation, sur la côte occidentale (près de la baie de Cook), est traditionnellement considéré comme une des plus anciens établissements de l’île. L’attention sera donc portée principalement sur l’obtention de datations directes (par des méthodes de datation au radiocarbone ou à l’hydratation de l’obsidienne) des différents vestiges archéologiques et architecturaux. La collaboration avec d’autres champs de recherches a été sollicitée tels l’anthropologie physique, l’archéozoologie, l’archéométrie, la géomorphologie, la pédologie et la paléobotanique. Cette approche multidisciplinaire devrait apporter de nouvelles données sur l’occupation et la dynamique de ces centres cultuels de Rapa Nui (1).
Illustrations
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Bibliographie
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