Préambule
Dans son catalogue des armes et armures du Musée de la Porte de Hal à Bruxelles, paru en 1902 (1), le conservateur adjoint, Edgar de Prelle de la Nieppe, mentionne, sous le chapitre «Armes orientales n° 37», un « casque sarrasin, du XIVe siècle, de forme pyramidale dans la partie supérieure et cylindrique à la base, damasquiné d'or sur fond bruni et orné d'inscriptions ciselées en bas-relief. Il est orné d'une flèche nasale mobile et de deux fragments de porte-aigrettes. Couvre-nuque en fines mailles rivées, découpé en lambels». Il publie ensuite la traduction de l'inscription qui avait été faite par M. Carletti, professeur de langue arabe à l'Université de Bruxelles, et sur laquelle figurerait le nom d'ibn Qalāwūn.
Histoire mouvementée
Cette notice de catalogue a éveillé notre curiosité et nous avons, dès lors, essayé de retracer l'histoire de ce casque. En premier lieu, nous avons consulté les archives des Musées royaux d'Art et d'Histoire où nous avons repéré des documents prouvant que le casque a été acquis en 1854 par M. A.G.D. Schayes, conservateur du Musée royal d'Armures et d'Antiquités, qui le tenait de M. A. Henry, premier drogman (2) de la légation belge à Constantinople (3). De plus, nous avons appris que ce casque a fait partie d'un important lot d'armes orientales dont la liste a été retrouvée dans un ancien inventaire du Musée et dont la majorité des pièces ont, entretemps, pu être identifiées (4). Enfin, ces mêmes archives ont dévoilé deux documents concernant l'expédition de ces armes qui s'avère avoir été prise en charge par les services maritimes de Marseille (5).La question de savoir comment et à qui M. Henry a acheté la collection d'armes à Constantinople reste cependant ouverte. La consultation des archives du Ministère des Affaires étrangères à Bruxelles n'a guère été fructueuse à ce sujet. Tout nous porte cependant à croire que ce casque sort de l'arsenal impérial des Ottomans à Istanbul. En effet, après avoir vaincu le sultan mamelouk Qānṣūḥ al-Ġawrī à Marğ Dābiq, au nord d'Alep, le sultan ottoman, Selim Ier ordonnait la confiscation de toutes les armes des arsenaux d'Alep et d'Alexandrie afin de les transférer à Istanbul. Là, elles ont été déposées dans le trésor du Topkapı Sarayı et un certain nombre d'entre elles ont été stockées dans l'arsenal de Sainte-Irène, une basilique byzantine devenue, après la conquête, le dépôt d'armes des Ottomans. Au début du XIXe siècle, une aile de cet arsenal a été remaniée et, à cette occasion, un certain nombre d'armes ont disparu (6). Ces armes étaient souvent poinçonnées (7), marque que l'on retrouve maintenant encore sur nombre d'armes dispersées dans des collections américaines et européennes, privées ou publiques. Alors que ce poinçon ne figure pas sur le casque qui nous occupe, il se retrouve cependant sur au moins quatre pièces sortant du même lot, expédié en 1854 de Constantinople à Bruxelles (8). Le fait que le baron de Behr, ministre plénipotentiaire de Belgique à Constantinople, témoigne de ce qu'il a pu acquérir des armes à Constantinople, provenant sans doute de l’arsenal du Grand Seigneur ou des résidences impériales, est un argument de plus pour arriver à la conclusion que, de toute évidence le casque de nos Musées est sorti de l’arsenal de Sainte-Irène.
En 1909, Georges Macoir, à ce moment conservateur du Musée de la Porte de Hal, publie une description de notre pièce dans le Bulletin des Musées royaux d'Art et d'Histoire (9). Il fait référence à deux savants arabisants, notamment Max Herz bey, qui a publié une note concernant le casque dans le Bulletin de l'Institut Français d'Archéologie orientale en 1910 (10), et Max Van Berchem, dont il avait vraisemblablement demandé l'avis et qui lui répondit comme suit : «votre casque est une pièce unique jusqu'ici, à ma connaissance. Aucun de ceux que j'ai vus dans des musées ou des collections privées, notamment à Paris, ne saurait lui être comparé, ni pour la valeur artistique, ni pour l'intérêt historique, car c'est le seul qui m’ait fourni le nom d'un souverain authentique et précis, les autres (y compris ceux de la Tour de Londres, qui sont les plus intéressants après le vôtre) ne donnant que de vagues titres souverains, mais anonymes… » (11).
L'existence du casque qui nous occupe a ensuite été remarquée par L.A. Mayer, le dernier d'ailleurs à y consacrer quelques lignes (12), notamment dans son article intitulé Saracenic Arms and Armour, paru dans Ars islamica en 1943 (13) où il écrit : « the earliest authentic specimen of a Saracenic helmet, that made for, or, as is much more likely, only in the time of Muhammad ibn Kala’un, is a fairly tall, conical iron cap, with camail and two plume sockets, without ear guard or peak and originally probably without a nasal either. It is richly decorated with gilt arabesques and an inscriptional band in gilt relief » et ensuite dans son livre, Mamluk Costume, paru à Genève en 1952 (14).
Description
Ce casque en acier affecte la forme d'un dôme dont la base mesure 20 cm entre les temporaux et 23 cm de diamètre, du frontal à l'occipital. La hauteur totale jusqu'à l'extrémité du bouton surmontant le timbre atteint 19 cm et 54 cm avec la maille. Le poids total (y compris la maille) est de 1,920 kg. La partie supérieure du casque se termine en cône, surmonté d'un petit bouton, entouré de fleurons triangulaires et de palmettes incrustés d'or. Le timbre conique est divisé en douze champs verticaux par des arêtes qui partent de la pointe pour aboutir à des cartouches polylobés ciselés d'arabesques dorées. En dessous des cartouches, les arêtes réapparaissent, reliant entre elles leurs extrémités grâce à des lignes de festons brisés traités en relief et dorés. L'intérieur des champs formés par les arêtes est décoré de bandeaux entrecroisés, ornés de fins rinceaux incrustés d'or.
La partie inférieure du casque, à peu près cylindrique, forme un large bandeau circulaire portant des inscriptions dont les lettres, hautes d'environ 3 cm, se détachent sur un fond de fines arabesques, le tout ciselé en relief et doré. Au-dessus et en dessous de ce bandeau à inscriptions et dans le prolongement des arêtes, des fleurons triangulaires en relief et dorés rythment la base cylindrique. Quant à la flèche nasale mobile dont la partie supérieure a été découpée, elle est ornée d'inscriptions incrustées d'or; il en va de même de la coulisse médiane, réputée tardive, dans laquelle glissait ce nasal. À droite et à gauche du nasal apparaissent les restes de deux porte-aigrettes qui ont été rivetées au casque après l'achèvement de sa décoration. Montant vers le haut et servant à contenir les aigrettes ou plumes, elles ont été brisées et limées et, dans la partie supérieure du casque, on remarque encore leurs traces de fixation au moyen de rivets.
Un couvre-nuque en cotte de mailles sans décor est attaché au bas du casque; les mailles sont rivées et les rivets transpercent le métal. Il n'est cependant pas certain qu'il soit d'époque. Un découpage semi-circulaire à hauteur des oreilles suggère que des oreillères y auraient été attachées. Deux trous ronds pratiqués de chaque côté de ces découpes ont sans doute servi à riveter ces oreillères. Il pourrait en avoir été de même pour une visière. D'autres trous, percés à distances irrégulières dans la base cylindrique, ont probablement servi de points d'attache à une doublure. Notons, enfin, que la pointe a certainement été ajoutée. Elle a sans doute remplacé un bouton ou une encoche destinée à recevoir une plume ou une aigrette. L'inscription circulant autour de la base est écrite en ṯulūṯ. Le texte commence du côté droit du nasal et continue sans interruption (15).
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La lecture que nous en faisons correspond à celles faites par M. Carletti (16) et Max Herz bey (17) et la traduction apparaît donc comme suit:
« Gloire à notre seigneur, le sultan, le roi, le défenseur, le sage, le juste, le militant (pour la foi), l'aidé (d'Allah), le vainqueur, le victorieux, le sultan de l'Islam et des musulmans, le défenseur de ce monde et de la foi, Muhammad, fils du sultan, le roi, le victorieux, glaive du monde et de la foi, Qalāwūn. Puisse sa gloire augmenter ». La flèche nasale, quant à elle, se termine par un écusson orné d'un «sceau de Salomon» et d'une inscription, ces deux motifs sont incrustés d'or. La calligraphie est d'un peu soigné. On y lit: «Ce qu'Allah veut» «Secours d'Allah et prochain succès! Annonce la bonne nouvelle aux croyants! » (Coran,LXI, 13, traduction de R. Blachère) «O Muhammad ! »
C'est un sultan mamelouk bahrite d’Egypte de 1293 à 1295 et de 1299 à 1309 et enfin après une courte interruption de 1310 à 1341. Il est né au Caire en 1285 et mort au Caire en 1341. Il succède à son frère aîné qui vient d'être assassiné. Son très jeune âge fait qu'il n'a aucun pouvoir réel. Après diverses prises de pouvoir, il sera remis par les émirs sur le trône. Il aura alors un règne paisible jusqu'en 1341. Sa troisième période de règne est considérée comme une période de stabilité économique et politique au cours de laquelle les arts et la culture s'épanouissent. Au début de ce troisième règne, An-Nâsir Muhammad commence par éloigner les éléments les moins sûrs. Les destitutions se succèdent et à chaque fois, An-Nâsir Muhammad s'empare de la fortune de ceux qui avaient la réputation d'être riches. Il acquiert ainsi la réputation d'être avide, fourbe et cruel. Il aurait ainsi fait exécuter pas moins de cent-cinquante émirs ou fonctionnaires, emprisonnés et torturés jusqu'à ce qu'ils avouent où sont cachées leurs richesses. Dur et cruel avec les riches, An-Nâsir Muhammad applique strictement les préceptes d'équité de l'islam. Dès qu'un impôt lui paraît excessif, il le réduit, les prix des denrées sont contrôlés. Lors d'une famine, il fait importer du blé pour le distribuer aux plus nécessiteux. An-Nâsir Muhammad achète un grand nombre d'esclaves pour renforcer son pouvoir car il n'a pas confiance dans les Mamelouks qui ont servi sous ces prédécesseurs. Le harem royal qui comprend jusqu'à mille-deux-cent femmes esclaves, et la cour engloutissent des sommes considérables. An-Nâsir Muhammad est soucieux de rester en contact avec la population lors des audiences de justice qu'il tient deux fois par semaine devant la porte de la citadelle. Le sultan écoute les doléances de ses sujets, prend conseil auprès des juristes qui l'entourent et prononce son jugement qui est sans appel. À sa mort, An-Nâsir Muhammad laisse quatorze fils et onze filles. Sa disparition ouvre une période de luttes entre les prétendants au trône et les émirs. Huit de ses enfants vont lui succéder pendant les vingt-et-un ans suivants.
Nous pouvons donc certifier que le Musée du Cinquantenaire possède un casque au nom d’al-Nâsir Muhammad ibn Qalāwūn. Celui-ci, mis sur le trône une première fois en 1293 alors qu'il était âgé de moins de dix ans, fut à deux reprises écarté par des usurpateurs: entre 1294 et 1298 et entre 1309 et 1310. En 1310 cependant, al-Nâsir Muhammad, alors mature au niveau politique, commença son troisième règne qui dura longtemps, à savoir de 1310 à 1341. Protecteur des arts par excellence et soutenant tant les artistes indigènes que les immigrés, il se trouve que son nom figure sur de nombreuses œuvres d'art. En effet, celles-ci présentent des bandes épigraphiques en une superbe calligraphie ṯulūṯ et qui répètent les mêmes titres: « izz li-m awlana al-Sultan al-Malik al-Nasir Muhammad ibn Qalāwūn ». Parfois, quelques qualificatifs insistant sur ses vertus militaires, comme al-Mugahid ou al-Murâbit, y sont même que quelques qualités humaines, comme al-‘Alim ou al- ‘Adil. Nous ne citerons ici que trois autres exemples d'œuvres, conservée, au Musée d'Art islamique du Caire, à savoir: le chandelier inscrit sous le n° 14580, la bouteille portant le n° 15115 et un tissu trouvé lors des fouilles effectuées à Aswan (1965-1966) et inventorié sous le n° 24264 (18). Ces inscriptions, dont les exemples sont nombreux, se terminent généralement par l'expression: 'azza nasruhu. L'inscription qui nous occupe est donc conforme à l'épigraphie courante de la période du règne d'al-Nâsir Muhammad (19).
Du point de vue stylistique, le casque se rattache à la période au cours de laquelle des bandes d'inscriptions en ṯulūṯ commencent à dominer la décoration; elles sont combinées à des arabesques, des cartouches triangulaires et des motifs géométriques qui rythment et structurent l'objet de manière équilibrée. Ce style connut son apogée durant la période des Mamelouks Bahrites et, plus particulièrement entre 1275 et 1350, le règne d’al-Nâsir Muhammad est donc inclus dans cette fourchette chronologique (20).
Les motifs de notre casque sont analogues à ceux que l'on retrouve sur d'autres œuvres contemporaines datées avec certitude. Deux exemples l'illustrent. En premier lieu, il y a la double page enluminée à la fin d'un Coran copié au Caire en 1334, donc durant le dernier règne du Sultan al-Nâsir ibn Qalāwūn, sur laquelle les arabesques florales sont parallèles à celles de notre pièce (21). Il en va de même pour le bassin en laiton incrusté d'argent et d'or qui, lui, est dédié à Muhammad al-Nâsir.
La construction de la Mosquée-École (madrassa) d’An-Nâsir Muhammad Ibn Qalâwûn fut entamée par le Roi Juste, Al-Malik Al-`Âdil Katubghâ Al-Mansûrî en 1295, lorsque celui-ci accéda au trône d’Égypte après la destitution d’Ibn Qalâwûn. Les fondations et une partie des élévations furent achevées sous son règne. Cependant, An-Nâsir Muhammad Ibn Qalâwûn reprit possession du trône d’Égypte en 1299 et acheva sa construction en 1304. Le plan affecte la forme d’une croix et possède une cour intérieure à ciel ouvert, entourée de quatre salles. Deux salles seulement ont été conservées, celle en direction de la qiblah et une autre à l’opposé. Dans la salle orientée vers la qiblah, la seule décoration qui nous reste est le mihrab (la niche), avec ses deux belles colonnes de marbre et sa splendide arcade décorée de stuc gravé. Cette décoration constitue un magnifique exemple de la maîtrise de cet art atteinte à l’époque.
Le style épigraphique en ṯulūṯ est identique à celui du casque de Bruxelles (22). E. Atil date ce bassin des environs de 1330. Nous pensons qu'une datation de notre casque entre 1310 et 1341 est justifiée.
Une pièce unique
À notre connaissance, ce casque est le seul à porter le nom d'un souverain de la période des Bahrites. Par contre, au moins deux casques conservés et portant des noms lisibles et précis, datent du sultanat des Mamelouks circassiens. L'exemple-clé dans ce domaine est assurément celui du Musée du Louvre, où figure, en larges bandeaux épigraphiques tracés également en caractères ṯulūṯ, le nom du sultan al-Asraf Sayf al-Din Barsbây (1422-1438) (23). La hauteur de cette pièce atteint exactement le double de celle du casque qui nous occupe. Visière et couvre-nuque y sont attachés au timbre, tandis que le nasal et le couvre-nuque sont mobiles. Le deuxième exemplaire est également d'un autre type, il est plat, sans pointe conique mais disposant d'oreillères, de couvre-nuque et de visière. Il porte le nom de l'émir Sayf al-Din al-Asrafi Hayrbaq, gouverneur d'Alep (1514-15 15), et est conservé au Topkapi Sarayi à Istanbul (24). Il semble donc que notre casque soit une pièce tout à fait unique.