Introduction
Dans un entretien accordé à Stéphane Orlando, Jean-Marie Rens met en exergue l’importance de l’analyse musicale, à la fois pour le compositeur – qui se doit d’être à l’écoute des œuvres du passé et de celles de ses contemporains – mais également de l’auditeur qui, grâce à l’analyse, peut mieux « goûter » les œuvres voire en renouveler son écoute. Pour illustrer son propos, Jean-Marie Rens propose un parcours à travers la Sequenza per Flauto solo de Luciano Berio. Dans l’article ci-dessous, Jean-Marie Rens poursuit la même démarche par le biais d’une œuvre du répertoire : le troisième mouvement du quatuor op. 20 n° 4 de Joseph Haydn.
Haydn et la polyrythmie
Le titre de ce court article peut sans doute surprendre, voire même laisser perplexe et pourtant… A la période dite classique, Haydn est sans nul doute un des grands « inventeurs » de musique, un des compositeurs les plus imaginatifs, les plus créatifs, nous ajouterions même les plus excentriques. Le troisième mouvement du quatuor op. 20 n° 4, un menuet et son trio, nous en donne un magnifique exemple. Nous verrons aussi dans l’analyse de ce court mouvement de quatuor combien Haydn aimait faire de l’humour dans sa musique.
Dès la première audition de cette pièce on est frappé par un certain nombre de bizarreries rythmiques. Ce menuet, danse qui impose souvent une carrure et une régularité sans faille, est ici complètement bouleversé par des fz qui, dans cette danse en 3 temps, accentuent tantôt les deuxièmes ou troisièmes temps de la mesure, voire même les deux consécutivement. Que cherche Haydn à travers ces accentuations bizarres ? Cherche-t-il seulement à nous déstabiliser, à nous désorienter ? Ou bien ces accidents rythmiques cachent-ils autre chose de plus subtil ?
2 pictures | Diaporama |
Commençons par examiner la 1ère phrase de 8 mesures énoncée par le premier violon. Elle débute par une anacrouse d’une noire qui porte la dominante initiale (la) vers la tonique (ré). Celle-ci marque, accompagnée des trois autres instruments, la temps fort de la première mesure. Jusque-là rien de très particulier, voilà un menuet qui démarre bien ! Mais tout de suite après, le deuxième temps est joué fz. De la même manière à la deuxième mesure, c’est le troisième temps qui est marqué par le fz et à la troisième mesure, à nouveau le deuxième temps. C’est seulement à la quatrième mesure, celle qui ponctue la première proposition de cette phrase, qu’un fz se synchronise, enfin, avec un temps fort - la métrique et l’accentuation sont pour la première fois en phase. Les quatre mesures suivantes sont tout aussi accidentées. Un fz marque à nouveau un temps faible de la cinquième mesure tandis que les deux mesures suivantes font entendrent une hémiole. Cette formule rythmique, l’hémiole, traditionnellement liée aux danses en 3 temps, consiste en un élargissement de la mesure : une mesure en 3/2 se substitue à deux mesures en 3/4. Alors qu’en temps normal ce procédé rythmique frappe notre attention, il est perçu ici comme un événement pratiquement banal, sans grand intérêt.
Et pour cause : les extravagances rythmiques qui ont précédé nous ont complètement déstabilisés. Mais quels rôles jouent ces extravagances rythmiques, quels sont leurs impact sur notre perception ? Bien que la carrure de cette phrase (2X4 mesures) et l’harmonie marquent clairement une mesure en 3 temps, la phrase jouée par le premier violon n’est pas en 3/4 mais en 2/2. Plus fort, elle propose des formules rythmiques caractéristiques d’une autre danse : la gavotte.
Voici une réécriture rythmique qui propose la superposition des deux danses. Il est remarquable de voir comment Haydn, grâce à la formule rythmique choisie, arrive à faire coïncider l’hémiole avec le rythme de la gavotte. Dans les deux mètres, le motif rythmique garde une pertinence. Mais Haydn ne s’arrête pas là puisque cette polyrythmie va elle-même être perturbée par le rôle des autres instruments. En effet, si le violon 2, en dehors de son entrée qui est en phase avec la mesure ternaire, est un partenaire rythmique efficace de la mélodie, les deux autres instruments jouent un rôle perturbateur. Dès la deuxième mesure, les violoncelle et alto accentuent le 2ème temps qui peut être perçu de deux manières : soit comme l’imitation de l’accent du 1er violon de la première mesure, ou encore comme l’anticipation de l’accent mélodique joué par le premier violon à la 3ème mesure.
C’est ensuite le 1er temps de la troisième mesure ainsi que le 3ème de la quatrième mesure qui sont accentués. Ces accentuations sont à chaque fois l’anticipation des accents de la couche supérieure en 2/2 (la gavotte). De la même manière, l’accent du violoncelle à la mesure 5 anticipe celui des premier et second violons. Ces anticipations du violoncelle et de l’alto finissent par créer une mesure en 2/2 décalée d’un temps par rapport à la strate supérieure. Pour couronner le tout, Haydn donne un rythme harmonique à toute cette phrase qui, lui seul, coïncide véritablement avec la mesure en 3 du menuet. Voici une réécriture rythmique de ces deux couches.
La deuxième phrase va aller encore un peu plus loin dans la destruction du menuet. La gavotte, toujours jouée par le premier violon, va elle-même être accidentée et en particulier au centre de cette seconde phrase. Mais, avant de montrer ces nouveaux accidents, examinons un moment la forme de cette phrase de 12 mesures. Nous constatons que les structures rythmiques des quatre premières mesures ainsi que des quatre dernières sont très proches des structures rythmiques de la première phrase. A l’exemple 4, moyennant une petite modification pour garantir un meilleur enchaînement, nous avons supprimé les quatre mesures centrales de cette phrase. Nous avons donc mis bout à bout ces 8 mesures. La réécriture est éloquente.
C’est donc au sein des quatre mesures centrales que Haydn va pratiquement supprimer tout lien avec le menuet. Voici quelques-uns des procédés qui conduisent à cette destruction complète, mais passagère, du menuet. La levée de quatre croches de la gavotte va tantôt être jouée sur le deuxième temps du 2/2 (sa place habituelle) mais aussi sur le premier. Cette levée décalée déstabilise donc la gavotte elle-même. Ce nouvel accident va lui même avoir des répercussions sur le reste de la texture. En effet, le second violon et le violoncelle, associés rythmiquement dans cette séquence, vont imiter cette levée mais dans un 2/2 qui n’est plus en phase avec le premier violon. De plus, l’alto semble, à certains moments, se désolidariser des autres voix. Même l’harmonie n’est plus en phase avec la mesure en 3 temps. Bref, c’est tout l’édifice qui s’ébranle. Il en résulte pour la perception une sorte de chaos rythmique qui nous fait totalement perdre pied.
Ces audaces rythmiques, tout bonnement géniales, ont encore plus d’impact sur la perception lorsque le trio arrive. En effet, celui-ci est d’une telle simplicité, nous dirions même d’une telle naïveté, qu’il peut nous apparaître comme une véritable farce. Cette opposition entre un menuet extrêmement savant et virtuose sur le plan de l’écriture et un trio d’une pauvreté presque désopilante montre combien Haydn pouvait avoir de l’humour dans sa musique. Ecoutez attentivement le dernier son joué par le violoncelle à la fin de la reprise du menuet, il a l’air de nous dire : « ça suffit maintenant…, les bonnes blagues ne doivent pas durer ! ».