Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale de Belgique (
L’image sculptée d’Harpocrate à Délos
Délos est l'un des sites où l'on peut le mieux étudier l'introduction et le développement des cultes égyptiens en Grèce pendant la période hellénistique. On y connaît trois « Sarapieia » ; le plus ancien qui remonte au IIIe siècle, le « Sarapieion A », était un sanctuaire privé (comme le « Sarapieion B ») et la curieuse inscription dite « Chronique de Maiistas » en raconte la fondation ; le plus étendu, le « Sarapieion C », devint, vers 180 av. J.-C., sanctuaire officiel et les Inventaires de l'époque athénienne renseignent sur ce qu'il contenait. On a, par ailleurs, bon nombre de monuments figurés, dont une grande statue d'Isis en marbre, et une quantité de dédicaces (1) (2).
Au cours du IIe siècle, à la triade primitive Sarapis, Isis et Anoubis s'adjoint peu à peu Harpocrate. Il est nommé en quatrième position mais de plus en plus régulièrement dans les dédicaces collectives aux dieux égyptiens et s'il ne paraît pas tenir une grande place comme dieu-fils dans le culte officiel, il est clair qu'il jouit d'une faveur grandissante dans la dévotion familiale et personnelle comme protecteur de la maison et génie secourable (3). Diverses terres cuites, divers bijoux et amulettes, en rapport avec cette conception de sa personnalité, le laissent aisément reconnaître, à sa coiffure (surtout le pschent), à ses attributs (la corne d'abondance notamment) et au geste caractéristique de l'index droit porté à la bouche (4) . Dans la sculpture en revanche, on hésite en général à avancer son nom, faute de critères explicites pour le distinguer, dans des documents le plus souvent incomplets, des types banals de dieux et de héros enfants ou des représentations anonymes de putti et d'adolescents.
De fait, plusieurs dédicaces suggèrent qu'à Délos Harpocrate était volontiers associé ou plutôt assimilé avec Apollon, et parmi les offrandes du Sanctuaire égyptien, où l'on s'attend à trouver des statuettes d'Harpocrate, les inventaires recensent seulement de « petits apollons » (άπoλλωνίσκoι) – l'un, il est vrai, accompagné d'un faucon –, des « amours » (ερωτες) ou des « figures enfantines » (ζωιδάρια παιδικά) (5). Il est bien difficile de déceler sous ces désignations un type particulier d'Horus enfant hellénisé. Deux cas me paraissent toutefois à peu près sûrs, de représentations d'Harpocrate parmi les marbres découverts dans l'île. Je les ai signalés il y a vingt ans déjà (6), mais je vois que la bibliographie récente n'en a guère tenu compte (7) et je me permettrai donc d'y revenir ici avant d'ajouter au dossier quelques observations nouvelles.
En étudiant jadis la sculpture hellénistique au musée de Délos, j'avais été frappé par le nombre des hermès de toute espèce et de toute taille qu'on y rencontre. Mon attention avait été retenue, entre autres, par une série de Mantelhermen juvéniles répétant le même schéma général : personnage enveloppé dans un himation serré autour du corps, un pan rejeté derrière l'épaule gauche ; bras droit replié devant la poitrine, sous le vêtement, la main crochetant l'étoffe ; bras gauche abaissé, l'avant-bras plus ou moins fléchi, et retenant l'ampleur de la draperie dont les plis descendent sur le côté du fût plus bas que la limite du manteau visible à l'avant (8).
A considérer de plus près les documents, on distingue entre eux des différences. Tantôt la main droite remonte en oblique, tantôt l'avant-bras repose dans l'himation presque horizontalement. Parfois la base du cou est dégagée en pointe, plus souvent elle est soulignée par le mouvement circulaire d'un bourrelet de plis. Tantôt le coude gauche porte en avant la main qui peut être nue ou cachée dans la masse de l'étoffe dont elle soulève les plis, tantôt le bras gauche descend contre la hanche et la cuisse, prolongé en quelques sorte par la chute latérale du drapé. Selon les cas enfin, le volume du corps et le dessin des plis sont diversement exprimés. Tantôt la rigidité du pilier l'emporte, avec le graphisme de plis roides ; tantôt on perçoit l'amorce d'un hanchement et les plis courbes, d'un modelé plus souple, laissent deviner un type statuaire inspirateur. Mais il faut voir là, à mon avis, des différences de main, des différences d'atelier plutôt que des différences de date : le gros de cette production, comme celle des Schulterhermen et des Körperhermen hellénistiques à Délos, appartient sans doute à la seconde moitié du IIe siècle av. J.-C. La plupart de ces Mantelhermen sont acéphales et dépourvues d'attribut. L'une néanmoins (A 4260) conserve depuis sa découverte en 1903 dans le Quartier marchand sa tête d'enfant rieur tournée de trois quarts vers l'épaule droite (fig. 1). A. Jardé notait déjà, avec la « bouche entr'ouverte », les « cheveux flottants sur les épaules et cerclés d'un bandeau » (9). Moi-même, j'ai identifié bien plus tard dans les réserves du musée la main gauche qui avait été cassée : elle tient le bas d'une corne d'abondance feuillue qui montait ensuite contre le bras où un arrachement conserve sa marque (10). Il ne s'agit évidemment pas d'une effigie humaine quelconque.
D'ailleurs le même type traité à plus grande échelle reparaît dans une autre Mantelherme (A 4262) trouvée acéphale dans la Maison de la Colline, mais à laquelle j'ai rendu sa tête (A 1737) au début des années 60 (11). De nouveau le visage enfantin et souriant est un peu tourné à droite, le schéma du drapé est le même et l'on peut de nouveau restituer au bras gauche une corne d'abondance d'après les traces que l'on voit vers l'épaule. Or malgré l'usure du marbre et la perte d'une pièce rapportée de l'occiput, la coiffure est ici encore assez lisible : au-dessus du front, les cheveux sont gonflés en deux coques et sur les côtés du crâne les mèches tombent verticalement de plus en plus longues, jusqu'à atteindre vers l'arrière les plis supérieurs du vêtement. Les deux coques frontales rappellent singulièrement les boutons de lotus « harpocratiques » et les mèches s'apparentent fort aux « boucles libyques ». Il est tentant de situer dans l'ambiance alexandrine une telle iconographie et le nom qui vient aussitôt à l'esprit pour un enfant divin à la corne d'abondance est bien celui d'Harpocrate. Certes, ni l'une ni l'autre des deux Mantelhermen en question ne provient de l'un des sanctuaires égyptiens, mais compte tenu du rôle joué par Harpocrate à Délos dans la dernière période hellénistique comme protecteur de la maison, il n'est pas plus inattendu de trouver sa représentation hermaïque dans des secteurs d'habitations privées que la représentation d'Héraclès par exemple (12).
Les raisons qui ont été avancées pour récuser l'identification ne sont pas, à mon avis, dirimantes. Bien sûr, la forme de l'hermès suppose une hellénisation de l'image du dieu égyptien, mais l'hellénisation de l'image est un phénomène connu et reconnu dans l'île pour plusieurs divinités étrangères. Au demeurant, les sujets traités en hermès sont si divers à l'époque considérée qu'il paraît arbitraire de vouloir en limiter la liste ; les dieux enfants y ont leur part et, sans parler de l'hermès-pilier en marbre d'un satyrisque à glandes caprines trouvé dans le Quartier du Stade (A 4257) (13), rappelons un petit hermès en bronze (A 723) provenant du Nord de la Salle Hypostyle dont le visage poupin et les cheveux noués sur le dessus du crâne conviennent à Eros, si ce n'est même à Harpocrate (14). Quant au fait qu'il s'agit ici de Mantelhermen, je ne vois pas qu'il change rien à la question.
J'avoue ne pas bien comprendre l'argumentation de H. Wrede quand il propose de voir dans les deux documents déliens qui nous occupent soit des hermès d'Hermès enfant en raison du sourire farceur, satyrhaft, du personnage, soit des hermès d'Héraclès enfant car, dit-il, par l'analogie du drapé de la peau de lion avec celui de l'himation, on en est venu – et d'abord dans les gymnases où les pédotribes sont ainsi enveloppés dans leur manteau et où Hermès et Héraclès patronnent conjointement la jeunesse sportive – à des imageries jumelles (15). Quoi que l'on pense de cette théorie, les doutes exprimés par l'auteur sur l'attribut porté au bras gauche (16) sont irrecevables : une massue est exclue, la main retrouvée de A 4260 tient indéniablement une corne d'abondance cernée dans sa partie inférieure d'une collerette feuillue : il suffit de regarder le marbre.
Que Harpocrate ait pu être représenté vêtu à Délos, on le croira d'autant mieux que tout un petit trousseau (chiton, chlamyde, ceinture et agrafe) lui est nommément dédié dans le temple d'Isis, d'après l'inventaire de 146/145, par une dame Hiérocleia (17). Aussi bien l'idée était-elle admise à l'époque ptolémaïque en Égypte même : diverses terres cuites en témoignent, et le naïscos en or du trésor de Douch où Sarapis trônant pose sa main droite sur la tête bouclée d'un Harpocrate drapé, la corne d'abondance au bras gauche, l'a récemment confirmé (18). Enfin je ne vois pas que la strophion soit un argument pour préférer le nom d'Héraclès enfant à celui d'Harpocrate pour nos deux Mantelhermen (19) : le plus bel exemple de strophion sur une tête d'enfant dans la sculpture en marbre de Délos vient du Sarapieion A (20) et si l'on peut hésiter entre Eros et Harpocrate, il n'y a aucune raison de penser à un Héracliscos.
Entendons-nous. Le strophion seul ne prouve rien sur l'identité précise d'un personnage. La longueur des boucles et leur aspect tire-bouchonné n'est pas un critère suffisant non plus : l'une des évidences les plus surprenantes des dernières années, c'est qu'on connaissait dans l'Orient méditerranéen et à Délos en particulier, au IIe-Ier s. av. J.-C., un type d'Apollon à boucles libyques, avec ou sans couronne de laurier, attesté dans la ronde bosse petite ou grande et dans la glyptique, utilisé aussi dans le monnayage républicain ; un rapport avec l'assimilation Harpocrate-Apollon est possible, mais l'origine et l'intention de cette iconographie restent incertaines (21). La combinaison du strophion avec notre type juvénile drapé, en l'absence d'autre attribut, ne prouve rien encore : la figurine en terre cuite de Tanagra au British Museum interprétée par H. Rühfel, peut-être à tort, comme un enfant humain échappe à toute appellation (22), et quant au Cabirion de Thèbes on distingue mieux ce qui a bien l'air d'être une bourse tenue de la main gauche, on veut bien admettre l'hypothèse d'un Hermès enfant (23).
Loin de moi l'idée d'un schéma univoque et je pense au contraire avoir suffisamment insisté ailleurs sur l'indécision de l'iconographie enfantine (24). Mais il me paraît tout à fait concevable que pour figurer Harpocrate, à Délos, à l'époque hellénistique on ait puisé dans un fonds commun d'imagerie de l'enfant drapé enveloppé dans son himation (dont le classicisme du Ve s. offrait le modèle dessiné dans les scènes de culte ou dans les scènes d'école et dont le IVe s. a fixé dans la sculpture le type « sophocléen » (25) en l'affectant d'un « signe de reconnaissance ». Dans le cas des deux Manthelhermen étudiées, la corne d'abondance constitue, à mon avis, l'addition qui lève l'ambiguïté.
Certes, nous voici loin du portrait-robot d'Harpocrate, qu'on décrit normalement nu ou demi-nu, avec la mèche de l'enfance sur le côté droit et avec l'index droit à la bouche. Mais là encore, dans la réalité des documents il y a tant de dérogations et tant de variantes dans la coiffure, l'attitude, la gestuelle, l'accompagnement animal et la diversité des attributs, qu'on imagine aisément l'éventualité, en Grèce, de l'appropriation occasionnelle de modèles préexistants. Les représentations enfantines demi-nues et nues qui se multiplient à partir du Ille s. durent être accommodées selon les cas à des sujets de genre – enfant à la balle, enfant au bâton, enfant à l'oiseau – et à des sujets héroïques ou divins – Eros jouant, Héracliscos, Ianiscos etc. – dont l'identification est souvent difficile : d'où la désignation vague des « temple-boy s» et les propositions diverses qui ont été faites pour donner un nom au bambin qui écrase une oie cité dans le IVe Mime d'Hérondas ou au Ganswürger attribué à Boéthos (26).
Il est logique que les fidèles des sanctuaires égyptiens aient puisé, le cas échéant dans ce répertoire polyvalent, à Délos, pour leurs consécrations à Harpocrate, et l'on comprend que les commissaires athéniens qui dressaient les inventaires du Sarapieion C de Délos parlent de ερωτες, άπoλλωνίσκoι, ζωιδάρια παιδικά. Quant aux imagiers, s'ils voulaient distinguer plus explicitement un petit dieu exotique, ils se bornaient sans doute à ajouter un détail caractéristique ou un attribut singulier. Je pense notamment à la statuette monstrueuse A 4141 qui associe les mèches d'une barbe à l'anatomie potelée d'un putto et où l'arrachement du sexe est d'une importance inattendue. On est tenté de parler d'un Bès-enfant, ou d'un grotesque « alexandrin » et – pourquoi pas? – « harpocratique » (27). À l'inverse, il est curieux de constater qu'à Alexandrie, l'Harpocrate nu de l'Iseion de Ras el Soda, à l'époque impériale, pourrait être confondu avec n'importe quel adolescent de l'imagerie grecque, n'était le geste de l'index droit porté à la bouche (28) (fig. 4).
De cette dernière version n'aurions-nous pas déjà un spécimen fragmentaire à Délos? C'est possible, mais ce n'est pas sûr. Possible, oui, car le torse acéphale A 4145, bras et jambes cassés, présente, dans sa morphologie plus expressément enfantine, un hanchement et une pondération analogues, avec le même départ des bras et la même saillie marquée de l'épaule gauche qui suggère un appui sous le coude (29) (fig. 5). Pas sûr pourtant, car l'Harpocrate de Ras el Soda appartient, pour le corps, à la lignée d'un type d'Hermès remontant à Céphisodote l'Ancien, voire à la postérité des pseudo-« Narcisses » de la fin du Ve s., dont la descendance a été nombreuse et variée : on peut tout aussi bien restituer le torse de Délos comme un Eros praxitélien accoudé ou sur le modèle de l'Eros qui s'appuie à Herculanum sur la massue d'Hercule (30), lui-même très proche des génies funéraires à la torche, etc. Au demeurant, je croirais plutôt que les jambes de la statue délienne étaient croisées et qu'elle ressemblait surtout à la statue Inv. 2772 du Musée National d'Athènes représentant un enfant qui prend appui du bras gauche sur un pilier portant une sorte de canard (31) .
Dans la notice qu'elle consacre à cette œuvre en marbre découverte aux sources du Céphise, près de Lilaia du Parnasse, S. Carouzou admet la possibilité d'un personnage mythologique et note qu'on a proposé d'y reconnaître Ianiscos fils d'Asclépios (32). Je retiendrai seulement pour ma part qu'un sculpteur hellénistique aurait pu, à Délos, approprier le motif de la statue de Lilaia à la représentation d'Harpocrate sans aucune peine : il lui suffisait de changer la coiffure du bambin et de faire remonter jusqu'à la bouche la main droite qui s'arrête en chemin. Il aurait pu garder le même oiseau palmipède sur l'appui latéral, car la relation d'Harpocrate avec « l'oie du Nil » (33) était indiscutablement acclimatée à Délos. Il se trouve en effet que j'ai pu acquérir d'un amateur de mes amis un tesson que son père avait ramassé lui-même à Délos entre les deux guerres, et qui l'atteste. C'est la partie centrale d'une coupe en stéatite verte analogue à la coupe n° 38516 du British Museum (34) (fig. 7). L'extérieur est décoré d'une rosace plate dont le cœur à neuf inflorescences courtes et larges est entouré de huit pétales lancéolés refendus chacun d'une incision longitudinale. L'intérieur est sculpté d'un sujet en relief sur un champ parcouru de fines nervures droites divergentes, figurant probablement des tiges de papyrus comme celles de la patère de Londres plutôt que les rayons d'un disque.
Un canard de profil à droite, dont le plumage des ailes, du cou et du ventre est délicatement différencié, porte assis sur son dos et vu de face l'enfant Harpocrate. Il est nu, coiffé du pschent (mais sans la mèche latérale), la main droite ramenée au menton (mais l'index n'atteint pas la bouche) et son bras gauche est raidi verticalement. L'association iconographique d'Harpocrate nu avec le χηναλώπης est banale ; le nouveau document offre surtout l'intérêt d'être sculpté dans la stéatite et d'avoir été trouvé à Délos : il fait partie de ces objets égyptiens ou égyptisants importés, dont on a d'autre exemples sur l'île (35) et il témoigne de l'introduction en Grèce d'une donnée qui fut souvent reprise dans la coroplastie et qui était susceptible d'inspirer aussi la statuaire (36)
Dans la pierre, la représentation d'Harpocrate porté par le volatile n'était sans doute ni facile à réaliser ni facile à faire admettre des Grecs ; même les bacchoi chevauchant les animaux dionysiaques ont été rarement traités dans la ronde bosse (37). Mais la présence d'un gros oiseau auprès d'une effigie debout ne posait aucun problème, et l'iconographie d'Apollon ou l'oie du Pothos de Scopas y avaient d'avance préparé les esprits. Or les figurines en terre cuite qui constituent pour l'imagerie d'Harpocrate notre documentation la plus nombreuse prouvent que l'association avec le χηναλώπης n'était pas réservée aux figurations du petit dieu assis ni aux figurations du petit dieu nu.
J'attire notamment l'attention sur un type vêtu attesté à Alexandrie au Ier s. de notre ère (n° 10802 du Musée gréco-romain) (38) (fig. 8). Harpocrate est debout, coiffé de la couronne hemhem, l'index droit sur les lèvres, la mèche de l'enfance pendant sur l'épaule droite. Il porte une longue camisole descendant jusqu'aux chevilles, qui s'épaissit sous le cou et dont l'étoffe, tirée vers l'épaule gauche, enveloppe le bras gauche qui tient une massue ou plutôt, à mon sens, une corne d'abondance. Près du pied droit, du côté de la jambe d'appui, est accroupi un gros canard ou une oie qui retourne la tête. Le caractère gréco-égyptien de cette représentation donne à penser qu'elle reflète une création hellénistique et je croirais volontiers qu'elle démarque, en y réintroduisant des traits explicites de la tradition locale, une imagerie élaborée en Grèce. Cela me ramène aux hermès juvéniles drapés de Délos. Ces Mantelhermen avaient certainement des répondants dans la statuaire. Une variante (A 2120) des deux exemplaires à la corne d'abondance dans lesquels je propose de voir deux effigies hermaïques d'Harpocrate ne tenait aucun attribut (fig. 9) ; la main gauche est encore portée en avant, mais elle est enveloppée dans l'étoffe du manteau et soulève une importante chute de plis ; la main droite remonte plus haut sous le cou ; la tête manque et l'on n'en peut rien dire, sinon que là encore le bourrelet du manteau remontait haut à l'arrière sur la nuque (39).
Est-ce un hasard? On a à Thespies une version statuaire fort proche de cet hermès drapé. Or Thespies est en Grèce propre un site où la pénétration des cultes égyptiens est bien attestée, comme à Délos, par l'épigraphie et par des statuettes égyptiennes ou égyptisantes (40). La répétition à Thespies de plusieurs sujets enfantins que l'on trouve à Délos ne laisse pas d'être frappante (41). N'y aurait-il pas eu à Thespies un culte d'Harpocrate (en syncrétisme avec Eros) comme il y avait un culte d'Isis, on en est sûr? N'est-il pas tentant d'imaginer que les sculpteurs, à Délos et à Thespies, puisaient dans le même fonds commun pour fournir un support iconographique et des offrandes aux dévots d'Harpocrate?
Le torse de Thespies n'a longtemps été connu que par un dessin au trait donné par A. De Ridder en 1922 ; j'ai pu l'identifier en 1985 dans les réserves du musée de Thèbes où il porte le n° 156 et l'examiner à loisir (42) (fig. 10). La tête est arrachée à la base du cou et les deux pieds manquent, mais le reste du corps est bien gardé. Il est clair que la statue béotienne et l'hermès délien procèdent du même modèle initial ; les valeurs plastiques sont seulement mieux dégagées dans la statue qui préfère la sobriété des volumes et la largeur des surfaces à l'accumulation des détails décoratifs. Le pied droit est franchement ramené en arrière et le poing gauche, qui revient davantage vers l'axe du corps, soulève devant la jambe gauche une épaisse chute du manteau dont le bas se recreuse en sinuosité pour laisser en retrait dépasser une pointe. Un mouvement semblable, mais moins saillant, termine dans le dos le pan jeté derrière l'épaule gauche. Dans la vue de côté, des ondes de plis plats s'arrondissent derrière et sous le coude gauche, entraînées par l'avancée de la main.
À considérer de près la cassure inférieure, on fait une intéressante constatation. Prolongeant latéralement la trace ronde du bas de la jambe gauche brisée, un autre arrachement correspond à un élément perdu dont le volume devait s'étendre jusqu'à la pointe (cassée) du flot de plis antérieur et qui débordait sans doute sur le côté la limite inférieure du manteau, car son refouillement montre à cet endroit des traces non effacées qui attestent que l'outil du sculpteur avait de la peine à passer. Quelle était cette Statuenstütze? Il se pourrait que ce fût le même genre de gros oiseau palmipède que nous avons trouvé à côté d'Harpocrate debout et vêtu sur la figurine n° 10802 du Musée gréco-romain d'Alexandrie. Il existe, en effet, parmi les antiques de la collection Marguerite de La Charlonie au musée de Laon (43), une statue juvénile drapée du type qui nous occupe (n° 37.1523) (44) (fig. 11). Une fois de plus, la tête manque, mais les pieds sont conservés et auprès du pied gauche un palmipède est accroupi sur la plinthe, qui ressemble fort à « l'oie du Nil ». Or la pondération et le vêtement sont sensiblement les mêmes qu'à Thespies, le traitement aussi est analogue : même chute du manteau terminée en pointe devant la jambe gauche d'appui, même gland à l'extrémité du pan rejeté dans le dos, même mouvement des plis sur le côté gauche du corps : c'est, à peu de chose près, un doublet plus complet de la statue de Thespies et les contacts de l'oiseau avec le bas de l'effigie correspondent aux points d'arrachement du torse béotien.
Qu'est-ce à dire, sinon qu'un type iconographique s'est constitué et fixé, unissant la formule du personnage juvénile vêtu à la grecque avec la représentation d'un canard ou d'une oie qui ne participe pas à une action quelconque et ressemble plutôt à un « signe de reconnaissance ». À quand remonte cette imagerie et quelle en est au juste l'intention? Il est difficile de le préciser. Je ne suis pas sûr que la chronologie « stylistique » du drapé soit d'un grand secours dans le cas d'un schéma « consacré » ; aussi la date des statues de Thespies et de Laon pourrait-elle être, à mon avis, moins haute qu'il ne semble au premier abord (45). Hérité du dernier classicisme, le schéma «sophocléen », adopté et adapté en sculpture pour un sujet enfantin, est attesté à l'époque hellénistique, notamment à Délos dans la seconde période hellénistique pour l'image hermaïque d'un petit dieu à la corne d'abondance que je crois être Harpocrate. Mais il s'est maintenu beaucoup plus tard encore.
Quand l'oiseau lui est associé, que ce soit comme attribut pour préciser l'identité d'une image divine ou comme référence allusive pour désigner la dévotion particulière d'un personnage humain, une relation avec l'Égypte me paraît probable, et je crois insuffisante l'explication banale et générale par les activités ludiques de l'enfance. Les pieds chaussés de l'effigie de Laon ne sont pas une objection recevable : j'ai moi-même publié jadis une statuette d'Harpocrate trouvée à Argos dont le geste de l'index posé sur les lèvres assure l'identité et qui porte les mêmes souliers fermés (46). Cela dit, en l'absence de tout attribut, lorsque manque la tête, quand la destination de l'œuvre est indécise, il va de soi que le champ des hypothèses s'élargit et qu'une plus grande prudence s'impose ...
Une constatation pourtant reste à faire. Parmi les statuettes et les statues d'« enfant enveloppé dans son manteau », en bronze ou en marbre, attribuées à l'époque romaine, qui sont conservées en France avec une tête réputée d'origine, aucune à ma connaissance ne présente un critère explicite de divinité (47).
Le petit bronze inv. J 408A du musée Calvet à Avignon (48). Plusieurs spécimens comme le marbre MA 2265 ou le bronze Br 625 du Louvre (fig. 13 et 14), paraissent des portraits ou des pseudo-portraits de bambins quelconques (49). Mais dans le cas des deux bronzes et la collection Dutuit au Petit Palais A.DUT. 35 et 36 (50) (fig. 15 et 16), il est frappant d'observer de curieuses nattes descendant sur la nuque qui pourraient bien être un signe de la dévotion aux cultes égyptiens, peut-être même de l'initiation aux mystères isiaques (51) ; or ce sont les exemplaires dont le drapé s'apparente le plus au type considéré plus haut.
, dont le geste de la main droite portée à la bouche renvoie à Harpocrate, n'entre pas en ligne de compte dans la mesure où l'épaule droite est découverte et libère le bras8 pictures | Diaporama |
Résumons-nous. Harpocrate a suivi l'introduction en Grèce à l'époque hellénistique d'Isis et de Sarapis. Nul doute qu'il ait été représenté par les artistes locaux, comme les autres divinités alexandrines, sous une apparence hellénisée, mais son image sculptée est malaisée à reconnaître si elle ne comporte pas le geste caractéristique de l'index droit sur les lèvres, car elle se confond alors avec celle de n'importe quel sujet enfantin, divin, héroïque ou humain. À Délos autrefois deux Mantelhermen à tête d'enfant bouclé et souriant, avec au bras gauche l'attestation d'une corne d'abondance, ont les meilleures chances de refléter l'un des schémas iconographiques adoptés pour le petit dieu égyptien : au 1er s. av. J.-C. la forme hermaïque n'est pas admise encore pour les mortels et ni le manteau ni la corne d'abondance ne conviennent proprement à Eros. Le type du drapé enveloppant le bras droit plié sur la poitrine, avec un pan du manteau rejeté derrière l'épaule gauche, remonte, il est vrai, à l'époque classique, mais, utilisé pour un jeune garçon, il se retrouve dans la dernière statuaire grecque en association avec la représentation d’un χηναλώπης qui fait penser à « l'oie du Nil » et il se maintient dans la statuaire romaine pour des effigies enfantines aux boucles exotiques. J'y vois un cas intéressant de l'adaptation d'une imagerie traditionnelle à un sujet nouveau.
Abréviations Bibliographiques
- BASLEZ=Marie-Françoise BASLEZ, Recherches sur les conditions de pénétration et de diffusion des religions orientales il Délos (IIe-Ier s. avant notre ère), Collection de l'École Normale Supérieure de Jeunes Filles n° 9, Paris 1977.
- CDH=Philippe BRUNEAU, Recherches sur les cultes de Délos à l'époque hellénistique et à l'époque impériale, Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et de Rome fasc. 217, Paris 1970.
- EAD = Exploration archéologique de Délos, série éditée par l'École Française d'Athènes.
- GD= Philippe BRUNEAU et Jean DUCAT, Guide de Délos 3e édition, École Française d'Athènes, 1983.
- GONZENBACH = Victorine von GONZENBACH, Untersuchungen zu den Knabenweihen im Isiskult der römischen Kaiserzeit, Antiquitas I 4, Bonn 1957.
- KREEB = Martin KREEB, Untersuchungen zur figürlichen Ausstattung delischer
- Privathäuser, Ares Publishers inc., Chicago 1988.
- LIMC= Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae t. IV, Zürich-München 1988, pp. 415-445 avec pl. 242 et suivantes=TRAN TAM TINH, Bertrand JAEGER et Serge POULIN, art. Harpokrates.
- MD = Jean MARCADÉ, Au musée de Délos : Étude de la sculpture hellénistique en ronde bosse découverte dans l’île, Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et de Rome fasc. 215, Paris 1969.
- RÜHFEL = Hilde RÜHFEL, Das Kind in der griechischen Kunst, von der minoisch-mykenischen Zeit bis Zum Hellenismus, Kulturgeschichte der antiken Welt Bd. 18, Mainz 1984.
- VORSTER = Christiane VORSTER geb. HESSE, Griechische Kinderstatuen, Inaugural- Dissertation der Rheinischen Friedrich-Wilhelms-Universität zu Bonn, Köln 1983.
- WREDE=Henning WREDE, Die antike Herme, Trierer Beiträge zur Altertumskunde Bd. l, Mainz 1985.