Considérations sur la statuaire primitive
Louis XIV, à Versailles, proscrivait Les magots de Teniers. La sensibilité des hommes de goût s'est élargie depuis le XVIIe siècle. L'art de la Chine et du Japon au XIXe, l'art nègre au XXe siècle, se sont éveillés pour notre joie esthétique. On parle des arts des sociétés primitives, d'un art primitif. Ce mot, employé partout, est inexact. Tels que nous les avons connus au moment de leur découverte, ces sociétés comme l'art par lequel elles s'expriment, sont « impensables » sans des siècles d'évolution. Notre ignorance de ses étapes est notre excuse d'avoir temporairement confondu ces sociétés avec les débuts de l'humanité.
Quoi qu'il en soit, le qualificatif de primitif leur est resté attaché et nous l'utiliserons, faute de mieux, comme tout le monde. Promenons-nous dans un musée d'ethnographie : voici des statues éloignées de ce que nous appelons naïvement la vision normale. Elles sont l'expression, entre autres, d'idéaux de beauté différents des nôtres. Avons-nous le droit de les mépriser parce que différents ? Le respect, le souci de les comprendre ne s'accordent-ils pas avec les exigences, pour certains, nouvelles, du sens de la fraternité humaine ? Elle se refuse à admettre une hiérarchie des races ou des nuances méprisables dans les pigments de la peau.
Les peintres de Paris, au début de ce siècle, nous ont entraînés bien au-delà de ce sentiment. Ils ont découvert que ces artistes noirs, bruns ou jaunes, avaient résolu - sans doute en les ignorant - des problèmes qui torturaient, après Cézanne, les artistes d'avant-garde. Le moindre n'était pas de trouver les moyens d'échapper à cet enchantement où, depuis des siècles, l'imitation de la nature (1) enferme les arts d'Occident. Les fétiches et les masques se virent donc mobilisés contre nos conceptions, devenues traditionnelles, de la forme. Ces temps sont passés. Aujourd'hui, désarmé, l'art des Primitifs a pris son rang dans le patrimoine artistique de l'homme. L'histoire de l'art, pour se comprendre elle-même, ne peut se passer de ces témoignages que d'aucuns prétendent encore confondre avec les ouvrages des fous ou les dessins d'enfants. Je ne les suivrai pas, mais seulement tenterai de me rendre compte en quoi et pourquoi la conception de la forme, et particulièrement l'humaine, diffère chez les primitifs de celle, méditerranéenne, dont vit, depuis des siècles, notre art plastique. Aussi bien, cherchant des différences il nous arrivera de rencontrer des similitudes.
Comme on le sait, les peuples primitifs, puisant aux ressources charmantes de la nature sauvage, ont créé des arts décoratifs d'une variété infinie : le bois, l'écorce et la fibre, la graine et la coque, la coquille et la plume, l'os, la terre et la pierre, la griffe et la peau, que sais-je, tout, dans leurs mains subtiles, s'est choisi, ajusté, combiné, enfilé, cousu, teint, assoupli, pour devenir objet de beauté. Ornements de fête ou, plus souvent, ustensiles domestiques, ils saturent la vie quotidienne d'une recherche de grâce et d'une joie désintéressée que seuls connaissent chez nous certains intérieurs luxueux. Les autres s'encombrent des instruments sans âme que l'industrie nous fournit en série sous le signe de l'utilité et du moindre prix.
Nous ne nous arrêterons pas ici à ces arts malgré tout mineurs. C'est la statuaire qui est notre propos. Chez les primitifs toujours, comme chez nous souvent, elle se manifeste sur un plan et dans des buts infiniment plus élevés dans l'ordre humain que ceux des arts appliqués, quelle que soit la perfection matérielle à laquelle ils atteignent. Le domaine de la statuaire primitive est le monde surnaturel. Même quand elle se réduit à un motif ornemental, c'est d'après des formes découvertes en fonction du monde surnaturel qu'elle se révèle à nous.
Ces innombrables figures, plus ou moins sculptées à l'image de l'homme, nous les nommons souvent fétiches mais, plus correctement, charmes, images d'ancêtres, divinités domestiques... Les grands dieux, aux concours vastes comme l'univers, lointains .dans de vagues empyrées, n'ont pas d'images dans l'art primitif.
Ces masques étranges, à première vue indéchiffrables, nous savons qu'en transfigurant les vivants, ils servent à leur donner le rôle des morts divinisés dans des drames auxquels toute la tribu participe.
La statuaire, dans son ensemble, est une des manifestations les plus profondes de la pensée religieuse des sociétés primitives. Représentons-nous bien que celles-ci sont un complexe d'institutions et de techniques dont parfois des millénaires ont vu s'achever la cristallisation. Harmonieux comme un cristal, cet édifice en a la fragilité. Car il baigne dans l'inconnu. Là où s'arrêtent ses connaissances pratiques (2), l'homme primitif - le sommes-nous moins que lui ? - appréhende le surnaturel, parfois bienveillant, souvent hostile, qui toujours commande l'inquiétude et le respect. La connaissance elle-même, dans tous ses domaines, est imprégnée de précautions à l'égard du surnaturel menaçant. Ici apparaît l'art plastique, élément essentiel d'un système de défense élevé par l'homme contre tout ce qui dépasse son entendement.
Ainsi les mystères de la naissance et de la mort. Les figures d'ancêtres devenus dieux, si nombreuses dans la plastique primitive, sont les médiatrices entre la tribu vivante et le peuple de ses morts (3), les ombres, jamais rassasiées d'envie et d'inquiétude, secrètes et innombrables. Leur existence dérisoire ne dépend elle pas du culte qu'on leur rend ? Les images de bois et de pierre des sanctuaires de la brousse sont présentées en reposoirs aux âmes errantes. Le tronc ou le rocher sculptés peuvent loger temporairement l'ancêtre défunt. Dès lors, la perfection de l'image qui est offerte à l'esprit pour y .descendre devient une condition de la visite surnaturelle. Il faut que cet asile plaise à l'ancêtre divin et le dispose favorablement à l'égard de ses descendants qui lui ont ménagé un abri.
Ainsi une imagerie dite funéraire sera liée au bonheur des vivants et, par là, au maintien de l'équilibre périlleux où se tient une société primitive. De sa parenté plastique avec la statuaire mortuaire, la profane retirera, aux yeux des primitifs, une indéniable solennité.
Toute la statuaire ignorera le joli et dédaignera la grâce ; elle prétend avant tout à la grandeur. Cherchons les moyens qu'elle emploie pour l'atteindre, si nous voulons bien admettre qu'elle y soit parvenue.
Les sculpteurs primitifs, cherchant à représenter le surnaturel, ont inventé des formes, à première vue, d'une infinie variété. Mais, à les mieux regarder, on constate d'abord que nombre de détails ou même de formes secondaires sont empruntés à la nature sans appréciable transfiguration. Que l'imprévu de ces créations provient surtout de l'inattendu des proportions des parties, de la rareté des assemblages et, enfin, d'un parti-pris général de simplification des masses, souvent voilée d'ailleurs sous un foisonnement de détails en surface. Que les œuvres provenant des mêmes régions sont apparentées et obéissent aux mêmes conventions.
En bref, la statuaire primitive, le fruit prétendu d'imaginations sans frein, obéit à certaines lois, les unes générales, les autres propres à certains groupes humains dont elle porte, en quelque sorte, la marque, de fabrique et témoigne du style.
Une convention stylistique exprime d'abord la volonté d'un artiste qui impose à la matière une forme qui lui paraît belle. Et sans doute n'existe-il pas d'autre raison valable d'expliquer un grand nombre des styles particuliers qui caractérisent l'une ou l'autre société primitive. Comme il a été dit tantôt, du fait que nous connaissons très mal l'histoire de l'art de ces groupes, on a pu croire longtemps que leurs styles étaient primitifs dans le vrai sens du mot, alors qu'ils sont inconcevables, sinon comme les produits d'une évolution dont nous sommes incapables de mesurer la durée, du moins dans l'état actuel de nos connaissances. Mais nous savons au moins que le conservatisme est inséparable des sociétés qui ont conquis leur équilibre au milieu d'inconnues que le moindre changement risque de rendre à nouveau agressives. Nous pouvons donc penser raisonnablement que ces styles ·durent depuis longtemps. Du reste, les collections des musées d’ethnographie, celles du moins qui ont été formées dans un esprit scientifique, nous apportent encore quelques preuves de cette durée.
Il est rare cependant qu'il ait été donné à un observateur professionnel d'assister à la naissance d'un style. En général, les artistes qu'on a vu opérer suivent le style tribal avec une candeur entière. Ruth Bunzel (4), dans son étude exhaustive sur la poterie peinte des Indiens du sud des États-Unis, cite l'exemple d'une potière hopi qui décorait ses vases d'après des images qui lui apparaissaient en songe. Or ces messages du ciel suivaient exactement les canons du style local. Ils ne se distinguaient en rien d'autres décors tracés par des mains qui n'étaient pas divinement inspirées.
Pour l'artiste ordinaire, le style de sa tribu ou de son village est une réalité vivante, naturelle. Les images qu'il crée, il les reproduit d'après des conventions qu'il porte en soi-même comme une foi.
Il ne faut pas croire pourtant que modifier un style risque d'entraîner une sanction de l'au-delà. Certains l'ont prétendu sans en donner la preuve. Mais il n'est pas exclu que deux styles coexistent dans la même société et ne soient pas employés pour des fins différentes. Ils ont un air de parenté, comme si l'un avait donné naissance à l'autre. Nous ne saurons jamais lequel est le fils ou le père.
Des séquences très satisfaisantes pour l'esprit peuvent être constituées. Mais elles ne s'appuient sur aucune preuve ethnographique. J'en ai composé une, un jour, au moyen d'une collection de masques du musée, récoltés en 1933, dans la région de Man, en Côte d'Ivoire. On y voit la structure d'un visage évoluer (5) apparemment d'un réalisme minutieux à l'abstraction totale. Des formes intermédiaires sont, même proposées. Mais ce n'est qu'un jeu. Car nous savons que ces formes se manifestent simultanément dans les mêmes endroits sans autre raison qu'un choix qui nous apparaît relever de la fantaisie. A supposer même qu'il s'agisse des souvenirs d'une évolution ancienne, nous sommes impuissants à déterminer par quel bout elle a commencé. Nous ne pouvons compter sur les artistes noirs pour nous en instruire. Tout semble en effet bouleversé depuis que les primitifs ont subi le contact prolongé des Blancs. L'édifice de la société ancienne n'est plus qu'une ruine. Les croyances surnaturalistes ont disparu ou, plutôt, vivent de la vie clandestine et réduite des persécutées. L'art a laissé sa raison profonde d'exister sans que les sculpteurs aient perdu cependant leurs dons incomparables et même le goût de sculpter. Après une période de stupeur inactive, s'apercevant que les nouveaux maîtres recherchent leurs ouvrages anciens, et même encouragés par ces maîtres, les sculpteurs primitifs se sont remis au travail. Cet art nouveau, nous le voyons évoluer sous nos yeux. Il évolue même suivant un rythme précipité. L'instabilité de nos modes, rançon de notre poursuite souvent aveugle du progrès, semble avoir aussitôt contaminé ces artistes naguère voués à la certitude démontrée de leurs conventions millénaires. Des formes naissent et sont délaissées à peine conçues. Et la qualité de ces ouvrages hâtifs est basse, trop souvent.
Mais quel tort les étudiants de l'art n'auraient-ils pas s'ils se refusaient à se pencher sur cet art nouveau qui est (pourquoi pas ?) l'annonciateur, le véritable « primitif» d'un art de l'avenir. Car le sens plastique qui le suscite, lui, n'est pas différent de ce qu'il était jadis. Et maintenant, pour la première fois peut-être, il nous est donné d'observer d'authentiques créateurs de styles primitifs.
J'ai eu la chance de vivre de longs mois à côté de l'un d'eux, il y a quinze ans, à l'île de Pâques. Seule au milieu d'une mer sans navires, visitée à peine deux ou trois fois l'an, si elle oublie son passé pour emprunter aux matelots chiliens quelques aspects superficiels de la civilisation, l'île de Pâques ignorait tout, en 1934, de l'art du reste de la terre. Tout au plus deux ou trois statues sulpiciennes ornaient-elles l'église et la chapelle des lépreux, quelques médiocres journaux illustrés traînaient-ils dans les baraques et s'en allaient en lambeaux...
Aussi les Pascuans sont-ils convaincus que leur art est le plus beau du monde, cet art ancien présent dans les grandes statues austères et dédaigneuses. Par amour, mais aussi par négoce, ils n'ont cessé de les copier ainsi que leurs délicates statuettes de bois dont ils n'ont pas perdu le souvenir. Mais la décadence du talent est évidente autant que le mauvais goût des visiteurs qui encouragent les tailleurs d'images à des créations grotesques.
Quelques figures d'oiseaux de mer ou de poissons dénotent cependant chez ces Pascuans, par instinct réaliste, la survivance du don d'observer et d'en tirer l'essentiel. Malgré ces dons, les sculpteurs pascuans du commun ne sont que de modestes artisans. Il en allait autrement de notre ami Juan Tepano (6). Nous lui devons d'abord le meilleur de ce que nous avons recueilli sur le passé de l'île de Pâques.
Au cours des cinq mois que dura notre séjour, nous avons transporté notre camp de sites en sites archéologiques. Chacun d'eux réveillait en Tepano des souvenirs de la vie ancienne... Mythes, coutumes, historiettes, il nous les racontait et, en parlant, Tepano sculptait.
Il employait le bois tendre du lilas de Perse (7), importé par les Chiliens, et qui prend là-bas des proportions d'arbre. Ses statues représentaient les êtres fabuleux dont foisonnent les récits du passé.
Tepano sculptait, à grands coups d'herminette, joyeusement et sans jamais hésiter. Puis, magnifique, il nous donnait ses œuvres aussitôt qu'il les jugeait achevées. Nos Musées conservent de lui un niuhi, sorte de requin armé de bras qui lui servent à saisir sa victime; un timoika, le veilleur des morts qui, armé d'une rame magique, éloigne du cadavre les mauvais esprits en même temps que les mouches; d'autres images encore.
Encore que Tepano prétendit rattacher son art à un type de statues d'un passé perdu, les manuuru figures d'oiseaux, il n'est pas douteux que notre compagnon ne soit le créateur d'un style neuf et personnel. Les formes lui étaient en général inspirées par celles des troncs trapus et musculeux du lilas, tordus par le vent du large. Une étrange gravité se dégage de ses figures contournées et élancées modelées par larges plans. Certaines atteignent un mètre et demi de haut. Rien n'y rappelle l'art traditionnel de l'île, pas plus celui de bois que celui de pierre dont pourtant ne l'oublions pas, Tepano avait des centaines de modèles sous les yeux.
Tepano expliquait volontiers que son inspiration était involontaire. Son outil, un burin d'acier d'origine anglaise monté comme une antique herminette de pierre - le tranchant du ciseau est placé perpendiculairement au manche - son outil lui avait été légué par Toménika, un vieux sculpteur mort vingt ans auparavant. « Voyez, nous disait Tepano en montrant fièrement ses ouvrages, dès que j'ai eu l'outil en main, j'ai su aussitôt sculpter parfaitement ».
C'est là une croyance courante : une arme, un outil agissent comme des accumulateurs de puissance. Cette force mystérieuse, les Océaniens la nomment mana (8). Cependant le mana ne peut être transmis qu'à celui qui est digne de l'accueillir. Si Tepano n'avait pas été prédestiné à être sculpteur, le mana dont était chargée l'herminette de Toménika aurait pu le tuer. L'outil n'avait fait qu'éveiller son génie.
Comme dans tous les arts du monde, c'est le génie de l'artiste créateur qui est au départ des styles primitifs. Cependant, on constate qu'ils sont soumis à certaines conventions semblables, quelle que soit leur origine géographique. Pourquoi en est-il ainsi ? Cette recherche s'impose d'autant plus que ce sont les conventions générales à la statuaire primitive qui orientent généralement celle-ci vers son caractère non-représentatif.
La plupart, sinon toutes les statues primitives, ont la tête beaucoup plus grosse que ne le commandent les dimensions du reste du corps. Presque toujours aussi, la tête est mieux modelée et plus achevée... On a donné de ce fait des explications saugrenues inspirées par la certitude que l'artiste représentait des êtres tels qu'il les avait vus. C'est feu Frobénius, le grand ethnologue allemand, souvent visionnaire, mais ici bien inspiré, qui m'a proposé la seule explication qui tienne.
Pour les primitifs comme pour nous la tête est le siège de ·la pensée et le visage l'interprète des passions. La tête est l'élément le plus important, l'élément... capital de l'être. On trouve la preuve de cette croyance dans ce qu'on appelle improprement le culte du crâne, presque universellement répandu. La manifestation la plus commune de ce « culte » est la conservation de la tête des ancêtres.
Diverses méthodes sont en usage : les Maoris de Nouvelle-Zélande, comme les Dayaks de Bornéo, fument la tête comme un jambon; les Jivaros de l'Amazone la réduisent à la dimension d'une orange, par des procédés maintes fois décrits; la plupart des autres peuples se contentent de garder la boîte crânienne, ou même la mâchoire inférieure seulement. Les Néo-Guinéens de la baie du Geelvink posaient les crânes sur des socles qui affectent la forme d'un petit corps humain. N'est-ce pas là comme un prototype de la statue de l'ancêtre avec ses disproportions ?
Le culte du crâne comporte un aspect second : la chasse aux têtes des ennemis. Elle est l'épreuve virile par excellence. Naguère, un adolescent Dayak ne pouvait prétendre à se marier que s'il apportait une tête fraîchement coupée à sa promise. Elle s'en parait aux danses de la tribu et la tête de l'ennemi était conservée avec autant de soin que celle de l'ancêtre. Dans les deux cas, le but est le même: s'accaparer de la puissance mentale du défunt incluse dans sa tête.
Un trait de style particulièrement bizarre à nos yeux n'est donc que l'effet naturel d'une croyance primitive. A. cette croyance, aux formes qu'elle propose, le sculpteur doit conformer les créations de son imagination. L'impératif religieux ou conceptuel est donc le premier qui s'impose à la statuaire primitive (9). Je n'en cite que le cas le plus éclatant.
Nous noterons maintenant qu'une image primitive nous apparaît comme enfermée dans une gangue invisible.
La pose est celle du repos; la statue est debout, assise ou agenouillée. La face regarde droit devant. Les bras pendent le long du corps ou esquissent un geste simple qui les éloigne à peine du tronc. Les jambes tendues ou légèrement fléchies aux genoux, se terminent par des pieds qui se portent en avant, parallèles. La statue debout se tient, a-t-on dit malicieusement, au garde à vous. En fait, sa masse semble à peine sortie d'une autre dont les contours idéaux l'enveloppent et qui, tyrannique, s'impose à l'ensemble des volumes en elle assemblés.
Ces statues sont en bois ou en pierre. La gangue dont le souvenir persiste, cylindre ou parallélépipède rectangle, est le tronc d'arbre ou le bloc lapidaire.
Les artistes primitifs créaient leur œuvre directement dans le matériau définitif. Le plus employé était le bois. Il est abondant et relativement de taille facile. Nombre d'ethnologues prétendent que la taille du bois a précédé celle de la pierre, et que beaucoup d'œuvres d'art préhistoriques ont disparu de ce qu'elles étaient faites d'un matériau périssable... En sommes-nous tellement certains ? Les hommes d'il y a quelques dizaines de milliers d'années possédaient un outillage lithique d'une grande perfection technique. La fabrication d'un tel matériel leur avait permis d'acquérir une connaissance approfondie de la pierre. Ils avaient trouvé - au prix de quelles recherches ? - les moyens de la dompter et on comprendrait mal que les résultats heureux de ces efforts n'aient pas été appliqués à une statuaire en pierre, au moins contemporaine de celle du bois.
Pierre ou bois, les conventions qu’ils suscitent sont parentes. Comme en témoigne abondamment la statuaire de l'Afrique noire, c'est à peine si le bois, mieux que la pierre, permet l'élaboration de nombre de détails superficiels - tatouages, ornements divers qui donnent souvent à une statue son identité extra artistique et ornent son architecture schématique d'un réseau d'arabesques. Mais l'importance de tels matériaux, au point de vue de l'origine des styles, est dans leur densité. Un matériau dur exige une profonde méditation de celui qui se propose de le sculpter. Car la taille de la pierre ou du bois postule des prélèvements du matériau et tout prélèvement superflu ou maladroit risque de compromettre l'ouvrage irrémédiablement.
Le tailleur d'images primitif est particulièrement sensible aux risques qu'il court. Si maître qu'il soit de son outil, il connaît aussi les limites de son action. Dès lors la concision de la forme s'impose à lui et, qu'il le veuille ou non, il conforme sa conception aux moyens réduits dont il dispose. Cette masse traitée à larges plans, cette austérité des volumes, ce caractère monumental auquel, si naturellement semble-t-il, la statuaire primitive accède, se seraient-ils donc imposés aux créateurs comme une conséquence de la dureté du matériau ? Ce style dur, comme je propose de l'appeler, de même que l'asservissement de la forme sculptée à celle du bloc natal, seraient les effets d'un second impératif qui commande la statuaire primitive, l’impératif du matériau.
Le style dur caractérise la statuaire de l'Afrique noire, celle de l'Asie méridionale, des îles de l'Océan Indien et du Pacifique, enfin des régions circumpolaires. Mais un matériau bien différent du bois ou de la pierre était aussi bien à la portée des artistes primitifs : l'argile. Bien que nombre des régions qui viennent d'être citées fussent grandes productrices de pots, la terre à modeler n'en appelait évidemment pas à leur sens de la plastique. Au contraire, dès les origines, l'Amérique précolombienne comme l'Asie centrale, la Chine et le Japon ont connu une statuaire de la glaise. Ses caractéristiques présentent non moins d'unité que celles des ouvrages de style dur.
Le modeleur d'argile opère à l'inverse du tailleur de pierre ou de bois: il ajoute de la matière là où l'autre en retranche. Le repentir, la rectification, l'hésitation féconde lui sont continuels. L'image de glaise est centrifuge et celle du bois est centripète. Les figurines en terre les plus primitives étendent les jambes, ouvrent les bras. C'est la représentation du mouvement qui naît avec elles.
Tandis que la résistance du matériau dur contraignait le sculpteur à l'hiératisme et à la synthèse, la fluidité de la terre humide l'engage à se complaire aux détails que ses doigts créent sans effort. Les premières images d'argile sont de petites dimensions, la main les enveloppe et les caresse. Toutes les libertés sont données et cependant... Étrange contradiction ! c'est dans les matériaux durs que les primitifs ont créé leurs figures les plus imaginaires. La glaise, mère de toutes les facilités, les engage, dirait-on, vers plus de facilités encore. Nous voyons les modeleurs sollicités dès l'origine par l'imitation littérale de la nature. Certes, comme l'écrit Malraux (10) dans sa Psychologie de l'Art, l'imitation de la nature est aussi un style, mais j'ajoute, c'est un style préfabriqué.
Par opposition au style dur, oserai-je appeler style mou le style qui naît de l'argile ? Le caractère apparemment péjoratif du terme est indigne d'un style qui a donné quelques-uns des plus nobles chefs-d’œuvre de tous les temps. Car la statuaire grecque, la romaine, la chinoise, celle de la Renaissance et, depuis, toute la statuaire moderne ont été pensées en argile, bien que, le plus souvent, traduites en matériau dur (11) Et l'argile, c'est l'évasion de la gangue, la résurrection du geste, du mouvement, de la vie elle-même et, si l'on en a le courage, voici, par elle possibles toutes les audaces d'une authentique liberté (12) ! Il est à noter que souvent on a vu styles durs et mous coexister en toute indépendance. Puis ils se sont influencés au point de perdre leurs caractéristiques, à mesure, dirait-on, que se perfectionnent les moyens mécaniques de tailler les matériaux durs.
L'art ancien du Mexique, de l'Amérique centrale et, dans de moindres proportions, celui de la région des Andes, fournissent un bon exemple du développement parallèle des deux styles primitifs de la statuaire (13). Pendant plus d'un millénaire, les influences réciproques ont été quasi nulles.
En Grèce, le style primitif, style dur, des figurines de marbre des Cyclades (xoana) si merveilleusement contraires à la réalité visuelle, a été vite submergé par le style de l'argile dont nous connaissons la fortune grandiose.
En Chine, au Japon, des styles de l'argile sont les seuls primitifs connus. L'Égypte, au contraire, et même après sa rencontre avec la statuaire hellénistique triomphante, a porté glorieusement jusqu'à son déclin le poids des contraintes du style dur. L'Afrique noire toute entière y resta non moins fidèle, comme y revint notre art roman et tel que s'en accommoda souvent: notre statuaire gothique.
Si une statue primitive porte donc la marque profonde de l'invention d'un artiste, cette invention est en quelque sorte canalisée par des impératifs de deux natures différentes : les uns reflètent les croyances propres à des peuples peu évolués, les autres dérivent du matériau choisi (14).
Ces forces, l'une conceptuelle, l'autre technique, qui sont les fruits de la société où elles se manifestent, ont une action formative considérable sur le style de la statuaire primitive et, de fait, en assurent l'unité dans une aire géographique très vaste.
Loin de s'abandonner à une imagination sans règles - on l'a rapprochée de celle des fous - l'artiste primitif crée son œuvre en obéissant à de sévères contraintes. Il y a trouvé peut-être le secret d'une grandeur et d'une simplicité dont ses ouvrages les meilleurs témoignent. Est-ce à dire que nous devons nous mettre à leur école ?
Paris 20 mars 1949
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