Le Musée Lazaro Galdiano de Madrid (MLG) présente une singularité par rapport aux autres musées d’art ancien espagnols. Ces derniers sont, pour la plupart, les dépositaires d’un patrimoine rassemblé entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Ils abritent dans leurs murs les fonds sécularisés des couvents espagnols, ainsi que des pièces provenant d’églises paroissiales ou de chapelles désaffectées au XIXe siècle. En outre, certains musées espagnols ont hérité de collections constituées anciennement par des nobles ou des évêques, quand ils n’ont pas une origine royale. Toute différente est la situation du Musée Lázaro Galdiano. Son patrimoine ne remonte nullement à l’Ancien Régime. Comme celle du Musée des Beaux-Arts de Bilbao ou celle de nombreux musées américains, la collection a été rassemblée dans la première moitié du XXe siècle, à partir d’achats effectués auprès d’antiquaires ou dans des salles de vente, notamment à Paris. Ceci exposait José Lázaro Galdiano (1862-1947) à un danger particulier, lié intrinsèquement au développement du marché d’art international : les faux Primitifs flamands. Pour satisfaire la nouvelle demande en œuvres médiévales, des marchands peu scrupuleux eurent en effet recours dès la fin du XIXe siècle aux services d’artisans discrets qui fabriquèrent des faux intégraux, parfois en réutilisant des supports anciens, ou restaurèrent de manière abusive des tableaux authentiques fortement usés ou endommagés. Il aurait été étonnant que ce genre de simulacres ne fût pas présent dans les collections du Musée Lázaro Galdiano, comme il s’en trouve au Musée des Beaux-Arts de Bilbao (1) et dans les principales galeries d’outre-Atlantique. De fait, en dépit de son discernement, don José fut quelques fois la dupe de faussaires.
Une œuvre, en particulier, retient l’attention dans ce contexte : le triptyque MLG 237 (2) (fig. 1). On ne sait pas exactement dans quelles conditions ni même à quel moment le collectionneur l’a acquis. Mentionné pour la première fois dans un inventaire manuscrit rédigé vers 1949 par Emilio Camps Cazorla, il était alors attribué, de manière plutôt flatteuse, à un peintre flamand de l’« entourage de Van der Weyden ». L’ensemble ouvert propose au regard un parcours narratif qui débute par une Annonciation occupant le compartiment supérieur du volet gauche. Au-dessous figure le Baptême du Christ. Le récit continue, sur le panneau central, avec l’Adoration des Mages. Lui fait suite, dans le compartiment supérieur du volet droit, une Fuite en Égypte. La Crucifixion en contrebas constitue le point final de la narration. Au revers sont peints deux écus armoriés. Le cadre du panneau central porte les inscriptions suivantes en belles capitales romaines : « O vos omnes qui transitis per viam, [attendite et] videte si est dolor sicut dolor meus » (Jérémie, Lamentations, I, 12) et « Et verbo (sic) caro factum est » (Jean, I, 14).
L’authenticité du triptyque est depuis longtemps sujette à caution. Il n’a été inclus dans aucun des catalogues imprimés du musée et, s’il a jamais été exposé dans les salles ouvertes au public, ce ne fut pas de manière durable. En outre, le Centre des Primitifs flamands, à Bruxelles, possède trois photographies Mas accusatrices. Celle qui reproduit l’ensemble porte la mention « H. van der Goes (faux ?) », celle de l’Annonciation « A. Bouts, copie (cf. Berlin). Faux ? », celle du Baptême du Christ « R. van der Weyden, copie (faux ?) » (3). Et, de fait, il n’y a guère d’hésitation possible : le triptyque a été peint par un imitateur moderne des Primitifs flamands, qui a eu recours à une technique bien connue des spécialistes du faux, celle du collage d’emprunts. Elle permet de réaliser une œuvre nouvelle à partir de fragments choisis dans des peintures authentiques. Ces morceaux sont copiés aussi fidèlement que possible, ce qui limite, pour le contrefacteur, le risque de commettre des anachronismes d’ordre esthétique (4).
Toutes les sources utilisées n’ont pu être identifiées. En voici les principales.
Pour peindre l’Annonciation (fig. 2), le faussaire s’est inspiré de celle d’Albrecht Bouts, qui appartient aux Musées de Berlin (5) (fig. 3). La fenêtre à croisée du fond provient toutefois d’une autre source.
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Le Baptême du Christ résulte de la fusion de deux représentations de ce thème (fig. 4). Les figures du Messie et de Jean-Baptiste ont été empruntées au triptyque de Berlin de Rogier de le Pasture (6) (fig. 5). En revanche, le fond de paysage et le buste de Dieu le Père entouré de nuées, ainsi que la colombe du Saint-Esprit, proviennent du tableau signé par Joachim Patenier, conservé à Vienne (7) (fig. 6).
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Les sources du panneau central sont multiples (fig. 7). Les figures de saint Joseph et du Roi asiatique au turban attaché dans le dos ont été reprises à l’Adoration des Mages de Gérard de Saint-Jean appartenant au Rijksmuseum d’Amsterdam (8) (fig. 8). La Vierge et l’Enfant proviennent d’une autre Adoration des Mages, celle de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, attribuée à Van der Goes (9) (fig. 9). Le petit tabouret visible au premier plan et le visage du Roi occidental ont été inspirés par la même image. En revanche, le chapeau pointu que ce dernier a respectueusement déposé sur le sol est tiré du panneau central du triptyque de Sainte-Colombe de Rogier de le Pasture (10) (fig. 10). Quant à l’offrande du Roi africain, elle combine deux modèles : le récipient lui-même a été emprunté à l’Adoration des Mages de Gérard de Saint-Jean déjà citée, son couvercle en forme d’oiseau semble avoir été inspiré par le célèbre triptyque du Prado de Jérôme Bosch, représentant le même sujet biblique (11) (fig. 11). Au total, ce sont au moins quatre Épiphanie des anciens Pays-Bas qui ont été mises à contribution par le faussaire, et une allemande. En effet, la grange en ruines servant de décor à la scène procède de la gravure de Dürer datée 1511 (12) (fig. 12).
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Comme le Baptême du Christ, la Fuite en Égypte est le résultat de la fusion de deux représentations du thème (fig. 13). Le fond de paysage a été une nouvelle fois fourni par une œuvre de Patenier : le tableau signé du Musée des Beaux-Arts d’Anvers (13) (fig. 14). Quant aux personnages, ils sont tirés de la gravure de Dürer (14) (fig. 15).
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Enfin, dans le Calvaire (fig. 16), les figures de la Vierge et de l’Évangéliste Jean sont copiées de Van der Goes. Le petit panneau de sujet identique conservé au Musée Correr de Venise a servi de modèle (15) (fig. 17). Par contre, je n’ai pu identifier la source utilisée pour le Christ en croix.
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C’est dans les deux derniers compartiments narratifs du triptyque Lázaro Galdiano que le contrefacteur, fort prudent par ailleurs, se trahit. Dans la Fuite en Égypte, la dépendance trop étroite par rapport aux modèles utilisés se trouve à l’origine de fautes d’ombrage, des fautes que l’on hésitera à imputer à un artiste flamand ou allemand de la fin du Moyen Âge possédant la maîtrise du dessin anatomique et perspectif manifestée dans le triptyque. La lumière provient du côté droit dans la gravure de Dürer. En revanche, dans le tableau de Patenier, elle provient de gauche. Le faussaire qui a fondu les deux compositions en une ne semble pas s’être rendu compte de cette différence. Il a inséré dans un paysage recevant le jour par la gauche des personnages éclairés par la droite. De ce fait, les ombres suscitées par les pattes de l’âne et les pieds de Joseph contredisent totalement le modelé des figures. Elles correspondent à l’orientation de la lumière dans le paysage de Patenier (16).
Une deuxième erreur commise par le faussaire est peut-être plus frappante : dans le dernier compartiment narratif du triptyque, saint Jean est représenté essuyant ses larmes sur un pan du périzonium du Christ ! Ce détail n’est attesté, à ma connaissance, dans aucun Calvaire du XVe ou du XVIe siècle. Le contrefacteur, désireux d’apporter à son tableau une forte charge émotionnelle, s’est permis d’enrichir l’iconographie de la Crucifixion d’une variante pour le moins incongrue : le périzonium-mouchoir. Il ne semble pas avoir été conscient de l’effet de ridicule que produit un tel détail…
Enfin, le fait d’avoir placé une scène aussi importante que la Crucifixion dans une zone périphérique du parcours narratif révèle un manque de sensibilité aux règles de préséance gouvernant ce système hiérarchisé d’images qu’est le triptyque flamand. Normalement, l’image du Christ en croix aurait dû occuper le panneau central.
Le faussaire a manifestement réutilisé un triptyque ancien à quatre compartiments latéraux, dont il a éliminé la peinture des faces. Il a également gratté le revers des volets, n’épargnant que les seules armoiries. Les ovales peints et le décor végétal qui les entouraient demeurent curieusement visibles à l’heure actuelle sous la forme de ‘fantômes’. Les cadres de ce triptyque probablement espagnol, si l’on en juge par la forme des armoiries, qui comportent chacun une bordure, formule caractéristique de l’héraldique ibérique, sont donc d’origine. L’inscription empruntée aux Lamentations de Jérémie (« Ô vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il y a une douleur pareille à la douleur qui pèse sur moi ») devait être présente dès l’origine. Généralement associé dans l’art occidental à des représentations de la Passion du Christ, ce texte se retrouve notamment sur la bordure dorée surmontant la fameuse Déposition de Villeneuve-lès-Avignon peinte par Enguerrand Quarton (17) (fig. 18). Il ne s’accorde guère à une image de l’Adoration des Mages. Le faussaire a dû s’en rendre compte. Il a jugé bon d’ajouter, dans la partie inférieure du cadre, une inscription en relation avec l’Incarnation (« Et le verbe s’est fait chair »), inscription dont le contenu est incontestablement plus approprié au sujet du panneau central. La différence entre les lettres anciennes, relativement usées et un peu plus larges, et les nouvelles, en parfait état de conservation, apparaît clairement. Même si le faussaire a tenté de reproduire les caractères de l’inscription originale, la manipulation demeure perceptible.
L’ensemble réalisé par le faussaire peut être rattaché à une variante relativement rare du triptyque flamand : chaque volet, côté face, est subdivisé en deux tableaux superposés (18). Quand l’ensemble est ouvert, le panneau central apparaît ainsi entouré par quatre compartiments figurés. D’origine byzantine, cette formule du triptyque peint à quatre compartiments latéraux – ou avec volets à compartiments doubles – était largement répandue dans l’Europe du XIVe siècle, en particulier en Italie et dans l’Empire germanique. Au siècle suivant, en revanche, elle devient exceptionnelle, en raison d’une tendance générale à monumentaliser les champs picturaux.
Les exemplaires flamands qui peuvent être attribués à Jan van Eyck lui-même, mort en 1441, et à ses successeurs des XVe et XVIe siècles peuvent être estimés actuellement à une petite vingtaine. La majorité de ces ensembles a été produite pour le marché espagnol ou portugais. Le public ibérique a apparemment apprécié le triptyque flamand à compartiments latéraux doubles bien davantage qu’il ne l’était dans les anciens Pays-Bas. Sans doute retrouvait-il dans cette formule le principe de la multiplicité de champs superposés qui, à partir de la fin du Moyen Âge et jusqu’à l’époque moderne, caractérise le retable dans la Péninsule ibérique. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le faussaire ait eu conscience que son pseudo-triptyque flamand à compartiments latéraux doubles comportait une dimension ‘ibérique’, ce qui lui conférait une attractivité particulière sur le marché d’art espagnol.
Fig. 19 – Maître de la Légende de sainte Catherine (actif dans le dernier quart du XVe siècle), Triptyque (montage photographique). |
Fig. 20 – Maître de Hoogstraeten (actif dans le premier tiers du XVIe siècle), Triptyque. Philadelphie, Museum of Art, Johnson Collection. |
En dépit de la localisation plutôt maladroite de la Crucifixion, le faussaire a utilisé non sans habilité la formule du triptyque flamand à quatre compartiments latéraux. En avait-il vu l’un ou l’autre exemplaire ? À l’instar de la plupart de ses devanciers septentrionaux des XVe et XVIe siècles, il a agencé les scènes des volets en deux colonnes qui doivent se lire de haut en bas, en commençant par celle de gauche, la liaison narrative entre les deux étant assurée par le panneau central. En outre, comme l’avaient fait avant lui le Maître de la Légende de sainte Catherine (fig. 19) et celui de Hoogstraeten (19) (fig. 20), il a inséré l’Annonciation dans le compartiment supérieur du volet gauche et réservé le panneau central à la représentation de l’Adoration des Mages. On peut même créditer le contrefacteur d’une certaine habileté esthétique en tant que peintre de triptyque à compartiments doubles. Il a notamment songé à unifier visuellement l’ensemble par des répétitions de formes et de couleurs. Ainsi, dans les deux ‘tableaux’ du bas, la tache rouge constituée par saint Jean-Baptiste répond à celle formée par saint Jean Évangéliste, tandis que deux autres taches rouges, correspondant au manteau du Roi occidental et à celui de saint Joseph, enserrent la figure de Marie sur le panneau central. Quant à la fenêtre à croisée de l’Annonciation, elle peut être aisément mise en relation avec la croix du Christ figurant dans le compartiment inférieur du volet droit. Les deux croix, celle de pierre et celle de bois, sont représentées parallèlement au plan du tableau, à peu près dans l’axe de symétrie vertical, et se détachent sur un fond de ciel bleu. De leur rapprochement par le regard résulte un effet de sens qu’aurait sans doute apprécié Panofsky, si désireux de découvrir du ‘symbolisme caché’ dans la peinture des Primitifs flamands. Pour le spectateur qui a parcouru tout le cycle narratif, l’Annonciation apparaît contenir de manière anticipative une référence à la mort du Christ.
Fig. 21 – Faussaire de Valls Marín, Triptyque, Repos pendant la Fuite en Égypte. Madrid, Museo Lázaro Galdiano. |
Est-il possible de reconnaître la main de l’auteur des peintures du triptyque dans d’autres œuvres ? La réponse est clairement affirmative. On peut attribuer au même faussaire le Repos pendant la Fuite en Égypte MLG 3028 (20) (fig. 21). Le visage de Marie (fig. 22) est similaire à celui de la Vierge de l’Annonciation : on relèvera le même front haut, les mêmes pommettes saillantes et les mêmes lèvres charnues (fig. 23). La recette esthétique suivie par le peintre du panneau est celle de l’auteur du triptyque : à l’instar du compartiment du Baptême du Christ, le tableau combine de manière anachronique des figures conçues dans le style des Primitifs du XVe siècle à un paysage inspiré de Patenier. Un seul emprunt a pu être formellement identifié : l’âne vu par l’arrière, représenté en raccourci (fig. 24), a été copié du Repos pendant la Fuite en Égypte du maître dinantais, conservé au Prado (21) (fig. 25). Il est possible que le paysage fluvial dans le fond dérive de celui de la Tentation de saint Antoine du même peintre, conservée également au Prado (22).
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Don José ne fut pas la seule victime du faussaire. Au même imitateur des Primitifs flamands, on peut également attribuer un petit panneau représentant le Calvaire (23), connu par une photographie des Archives Mas (fig. 26). Lorsqu’elle fut réalisée, ce tableau se trouvait entre les mains d’un collectionneur madrilène, le docteur Carmelo Valls Marín. Un tirage est conservé au Centre des Primitifs flamands à Bruxelles. La légende manuscrite est accusatrice : « Anonyme - éc. Allemande. Faux ! », lit-on en marge de la photographie. La figure du Crucifié a été dessinée d’après le même modèle non identifié que le Christ en croix du triptyque MLG 237 (fig. 27). L’extrémité flottante du drapé ne sert toutefois pas de mouchoir à saint Jean Évangéliste. Celui-ci est représenté du côté gauche, s’efforçant de consoler la Vierge. Ils pleurent abondamment : le faussaire s’est plu à détailler les larmes, sous la forme de taches blanches. L’origine des deux personnages n’a pu être déterminée mais il serait étonnant qu’ils aient été inventés par le peintre.
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Même si l’œuvre a été attribuée à l’école allemande, il ne saurait y avoir de doutes quant aux intentions du faussaire : c’est certainement un Primitif flamand qu’il entendait réaliser, comme le montre le style manifestement eyckien du paysage. La vue de Jérusalem a été inspirée par celle du panneau des Trois Marie au Tombeau du Musée Boijmans de Rotterdam, une œuvre que les historiens d’art ont souvent attribuée à Hubert van Eyck, parfois à Jean (24) (fig. 28). Le vaste panorama eyckien a été à la fois réduit en largeur et rapproché du premier plan.
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Comme don José, Valls Marín fut victime à plusieurs reprises du même contrefacteur. Dans sa collection se trouvait un autre Calvaire dans le style des Primitifs flamands (25) (fig. 29). Le visage de sainte Madeleine, au premier plan à droite, peut être rapproché de celui de la Vierge de l’Adoration des Mages du triptyque MLG 237 (fig. 30). On relèvera notamment les pommettes et le menton saillants. En outre, selon une formule qu’il affectionnait particulièrement, le faussaire a combiné en une image unique des emprunts à deux œuvres anciennes de même sujet. Cette fois, ce sont deux Calvaire flamands du XVe siècle qu’il a mis à contribution. Tous deux sont conservés à Berlin. L’un est généralement attribué à Hubert ou à Jean van Eyck (26) (fig. 31), l’autre au Maître de Flémalle ou au jeune Rogier de le Pasture (27) (fig. 32). Du premier proviennent la figure de Marie à l’extrême gauche et le paysage du fond, évoquant Jérusalem ; du second les autres figures, y compris le Christ et une Vierge Marie enserrant de ses bras le poteau de la croix. Le résultat du collage n’est pas entièrement satisfaisant du point de vue de l’historien d’art : l’image composite comporte en effet deux effigies de la Mère de Dieu. Dans l’esprit du faussaire, il devait certainement s’agir de personnages différents. Peut-être a-t-il considéré qu’il avait représenté les trois Marie ?
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Le peintre a cherché à unifier l’orientation du modelé de ses personnages. Tous sont éclairés par la droite, comme sur le panneau attribué au Maître de Flémalle ou à Rogier de le Pasture. Même la Vierge Marie eyckienne reçoit le jour par la droite, alors que dans le modèle dont elle dérive, la scène est éclairée par la gauche. Ce souci d’unité a obligé à modifier l’orientation du modelé d’une figure empruntée. On notera que le faussaire n’a pas répété l’opération dans le paysage du fond. Celui-ci est éclairé par la gauche, comme dans le panneau eyckien.
Le Docteur Valls Marín possédait un troisième Calvaire flamand du XVe siècle, tout aussi faux que les deux précédents (28) (fig. 33). Une photographie de ce tableau conservée au Centre des Primitifs flamands porte la légende « Anonyme d’après J. van Eyck, Le Calvaire, faux ». Le dessin des pieds du Christ et l’empiètement de la jambe gauche sur la droite permettent de rapprocher ce panneau aussi bien du Calvaire du triptyque de don José (fig. 34) que de celui comportant un arrière-plan urbain emprunté aux Trois Marie au tombeau de Rotterdam. Le visage de la Vierge ressemble à celui de la femme debout aux mains jointes empruntée au Calvaire berlinois de Jean ou de Hubert van Eyck. Quant aux anges monochromes voletant dans le ciel, ils ont été repris au triptyque de Vienne de Rogier de le Pasture (29) (fig. 35).
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On signalera encore, de la main du même faussaire, une Vierge à l’Enfant dans la collection Ibercaja au Musée Camón Aznar de Saragosse (30) (fig. 36). La Mère de Dieu présente une physionomie qui se retrouve quasi à l’identique dans l’Adoration des Mages du triptyque MLG 237 (fig. 37). Comme l’a bien relevé Carmen Morte, l’attitude de l’Enfant lui-même procède d’un modèle généralement attribué à Rogier de le Pasture (31). C’est à ce modèle, largement diffusé et imité, qu’a eu par exemple recours l’auteur du panneau MLG 3049, probablement Gérard David lui-même (fig. 38). Les choix des faussaires peuvent parfois répéter ceux des copistes des XVe et XVIe siècles.
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Fig. 40 – Peintre maniériste anversois (actif vers 1520-1530), Triptyque. Madrid, Collection Valls Marín (anciennement). |
Dans l’état actuel des connaissances, il apparaît que Carmelo Valls Marín fut la principale victime du contrefacteur. Médecin réputé, il est l’auteur d’un ouvrage qui connut de nombreuses rééditions : un manuel de l’infirmière, le Manual de la Enfermera, publié pour la première fois à Saragosse en 1940 (32) (fig. 39). Il fut capitaine de réserve-médecin dans l’armée espagnole. Durant les années 1950, il assuma la présidence de la très catholique et très franquiste Federación de Hermandades médico-farmacéuticas de San Cosme y San Damián. Il mourut à Madrid le 3 janvier 1976. Cet esprit politiquement conservateur avait développé un goût particulier pour la peinture flamande du XVe siècle à sujet religieux, un goût que sut exploiter un antiquaire de son entourage (ou le faussaire lui-même ?), qui lui vendit au moins trois faux. Le Belge Jacques Lavalleye (1900-1974), grand spécialiste des Primitifs flamands, a dû avoir l’occasion de les voir en 1953, lors d’un séjour en Espagne destiné à l’étude des collections madrilènes (33). Il rendit certainement visite au docteur. De ses ‘trésors’ flamands, il reproduit uniquement, dans la seconde livraison des Collections d’Espagne, publiée en 1958, un triptyque maniériste anversois des années 1520, représentant l’Adoration des Mages sur le panneau central (34) (fig. 40). C’est très probablement le seul Primitif flamand authentique qu’il ait pu découvrir chez son hôte. L’inauthenticité des trois Calvaire a dû lui sauter aux yeux, ce qui expliquerait qu’ils n’aient pas été intégrés dans le corpus des Collections d’Espagne. Lavalleye a-t-il fait part de ses doutes à Valls Marín ou se sera-t-il tu, pour ne pas le mettre dans l’embarras ? En tout cas, il n’a pas éprouvé le besoin de mentionner les trois panneaux dans un de ses articles.
Le triptyque MLG 237 et le Repos pendant la Fuite en Égypte MLG 3028 n’ont connu qu’un succès limité, puisqu’ils n’ont jamais été reproduits comme œuvres authentiques dans un quelconque ouvrage d’histoire de l’art. Les spécialistes ont préféré passer sous silence ces peintures, conscients sans doute qu’il s’agissait de documents problématiques, dont la publication pouvait compromettre une réputation scientifique. Il n’en va pas de même pour un tableau acquis avant 1926 par don José, une Circoncision dont il apparaît aujourd’hui qu’il s’agit en grande partie d’une falsification (35) (fig. 41). Pendant sept décennies, elle a suscité une assez importante bibliographie, sans que nul ne songe à s’interroger sur son authenticité.
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Il aura fallu attendre 2003 pour que l’œuvre en question fasse l’objet d’un examen dans les locaux de l’Instituto del Patrimonio Histórico Español, à Madrid. Sous la conduite de Tomás Antelo, Miriam Bueso, Araceli Gabaldón et Carmen Vega, des photographies aux rayons X (fig. 42) et dans l’infrarouge ont été réalisées (36). Elles ont permis d’éclairer la genèse matérielle d’un objet figuré composite.
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Le panneau est constitué de cinq planches agencées verticalement mais il n’y en a qu’une qui présente la couche de préparation épaisse et le dessin sous-jacent élaboré caractérisant normalement une peinture sur panneau du XVe siècle. Cette planche unique, dénommée « zone A » par les restaurateurs, mesure 156 cm de hauteur sur 35 de largeur. Elle constitue en réalité l’unique fragment subsistant d’une Circoncision castillane, qui remonte aux années 1480-1500 et n’est pas sans rappeler le style de Pedro Berruguete (37). Le nimbe en disque de la Vierge, pourvu de l’inscription Santa Mar(i)a en lettres gothiques, plaide clairement en faveur d’une origine espagnole.
Un restaurateur-faussaire a cherché à apporter une plus-value au fragment authentique en l’intégrant dans une composition plus ample. L’ambition était sans doute aussi de transformer le vestige de tableau castillan en une peinture des anciens Pays-Bas, dans l’espoir d’obtenir un prix de vente plus élevé. En effet, à qualité égale et pour des formats similaires, aujourd’hui encore, le cours des tableaux flamands du XVe siècle dépasse celui de la peinture espagnole contemporaine.
Le fragment a été intégré dans un assemblage de quatre planches, la « zone B », qui aurait été réalisé à partir de bois ancien, comme l’indique la présence de trous mastiqués. Peut-être ces quatre planches récupérées provenaient-elles du panneau même dont le restaurateur-faussaire a extrait la zone A. Elles auraient été soigneusement grattées, de manière à faire disparaître toute trace de la couche picturale originelle, sans doute très usée. Ce qui subsistait d’une Circoncision espagnole pouvait désormais être complété en toute liberté, sans que l’on ait à tenir compte d’éventuels îlots de couleur ancienne à préserver.
Les sources utilisées par le restaurateur-faussaire sont de deux ordres. D’une part, il a pris pour modèle le fragment authentique et, peut-être aussi, certains restes de la composition originale qu’il aurait pu copier, voire même photographier, avant de les éliminer. On retrouve en effet sur la zone B certains détails architecturaux de la zone A. C’est le cas, notamment, des arceaux surmontant les personnages en grisaille inscrits dans les écoinçons. De même, le segment d’arc en accolade visible sur la zone A été reproduit, en sens inverse, sur la zone B. En outre, la partie conservée du nimbe marial original et son inscription gravée ont été complétés.
D’autre part, le restaurateur-faussaire a puisé dans le répertoire de la peinture flamande du XVe siècle, qu’il connaissait manifestement bien. Il a repris la figure de saint Joseph à l’Épiphanie du triptyque de Sainte-Colombe de Rogier de le Pasture, une œuvre conservée à l’Ancienne Pinacothèque de Munich (38) (fig. 43). Pour la prophétesse Anna, il s’est inspiré de celle peinte par Hans Memling dans la Présentation au Temple du triptyque Floreins (39) (fig. 44). Ce triptyque se trouve à l’Hôpital Saint-Jean de Bruges.
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Fig. 45 – Rogier de le Pasture (ca 1400 – 1464), Triptyque, Présentation au Temple (détail). Munich, Alte Pinakothek. |
Le drapé du manteau de Joseph et le plissé de la coiffe d’Anna ont été reproduits avec un souci de fidélité, même si le dessin a été quelque peu simplifié. Le père nourricier a été adapté au nouvel environnement narratif. Si, dans l’Épiphanie du triptyque de Rogier, il est représenté le chapeau entre les mains, se découvrant devant les Rois mages, dans une scène de Circoncision, il a paru préférable de lui donner pour attribut la corbeille aux deux tourterelles, associées à l’épisode de la Présentation au Temple (Luc, II, 22-40). Pour ce détail, le volet droit du triptyque de Sainte-Colombe, qui représente précisément cet épisode, a fourni le modèle. La servante peinte par Rogier de le Pasture tient en effet une corbeille contenant deux oiseaux, qui ressemble beaucoup à celle du panneau espagnol complété (fig. 45).
Une autre adaptation opérée par le restaurateur-faussaire doit être relevée : il a éprouvé le besoin de rajeunir le visage d’Anna. Dans le modèle memlingien, c’est probablement la propre mère de Jan Floreins, le commanditaire du triptyque, qui a prêté ses traits à la prophétesse âgée. On sait que les faussaires du XIXe et de la première moitié du XXe siècle privilégiaient la jeunesse, synonyme de beauté pour des hommes d’âge mûr, leurs principaux acheteurs. Ce phénomène de rajeunissement des modèles a été maintes fois observé dans la production du Belge Joseph Van der Veken (1872-1964), auteur de pastiches frauduleux dans le style des Primitifs flamands (40). Ceci expliquerait pourquoi les rides de l’Anna memlingienne ont purement et simplement disparu, alors même que sa physionomie demeure parfaitement reconnaissable. On notera que saint Joseph a également été quelque peu rajeuni par rapport à la figure peinte par Rogier. Le visage est moins plissé.
Les emprunts à la peinture flamande ne se limitent pas à des figures mais englobent également leur environnement. Cette manière de faire, il est important de le relever, n’est guère attestée au XVe siècle. À cette époque, un peintre peut reprendre à un devancier l’une ou l’autre figure mais il est rare qu’il copie également, en tout ou en partie, le fond qui leur est associé. Il préférera en général lui substituer un arrière-plan de son invention. Le restaurateur-faussaire, quant à lui, semble avoir voulu éviter de décontextualiser les personnages qu’il s’appropriait. C’est pourquoi il a copié et le saint Joseph et la rue en perspective représentée derrière lui sur le panneau central du triptyque de Sainte-Colombe. De même, il a emprunté au volet droit du triptyque Floreins aussi bien la prophétesse Anna que le portail du Temple. On reconnaît en effet, sur la zone B du panneau MLG 2814, les baies géminées de style roman et l’arc de décharge du linteau peints par Memling.
Fig. 46 – Rogier de le Pasture (ca 1400 – 1464), Saint Luc dessinant la Vierge (détail). Boston, Museum of Fine Arts. |
D’autres emprunts à la peinture flamande doivent encore être relevés. Le pavement, avec ses plaques octogonales entourées de losanges, semble provenir du Saint Luc dessinant la Vierge de Boston de Rogier de le Pasture (41) (fig. 46). Quant au manteau rouge sans manches du mohel qui se prépare à circoncire le Christ, il pourrait avoir été inspiré par celui que porte le roi asiatique sur le panneau central du triptyque Floreins. Enfin, pour concevoir l’encadrement de l’arc en accolade qui domine la scène, le restaurateur-faussaire s’est inspiré de l’architecture de la châsse de sainte Ursule, le chef-d’œuvre memlingien (42) (fig. 47). On peut reconnaître, sur le panneau MLG 2814, les pinacles d’angle du célèbre reliquaire, transcrits en peinture. La source est clairement identifiable, en dépit de l’allongement des clochetons.
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Comme il a été signalé plus haut, le succès du panneau a été considérable auprès des historiens d’art, bien qu’il n’ait jamais été considéré comme flamand au sens strict mais seulement comme ‘hispano-flamand’. Dès 1926, le tableau fut reproduit par Elías Tormo y Monzó (1869-1957) dans un article du Boletín de la Sociedad española de Excursiones consacré à l’iconographie de la Circoncision (43). L’auteur qualifie l’œuvre d’ « hispano-flamande », signale qu’elle a été récemment acquise par son propriétaire et croit pouvoir reconnaître, dans le visage de la Vierge, l’empreinte d’Ambrosius Benson. Le mohel juif avec son couteau en pierre (?) et la figure de Joseph apportant deux colombes fournissent la trame d’un commentaire iconographique savant.
En 1933, la Circoncision Lázaro Galdiano fut incluse par Chandler Rathfon Post (1881-1959) dans le tome IV de son History of Spanish Painting (44). Il rapproche l’œuvre du retable des saints Léandre, Ildefonse et Isidore, qu’il attribue à un peintre espagnol actif à Valladolid ayant subi l’influence de la peinture flamande – cet ensemble constitue en réalité, on le sait aujourd’hui, une production brugeoise de la fin du XVe siècle (45). L’éminent historien d’art américain conclut son commentaire par un éloge de la partie supérieure du MLG 2814 : « Le couronnement est peint élégamment, avec un arc ogival orné dans les écoinçons duquel un ange et un prophète (?) déploient des rouleaux à caractère laudatif » (46). En 1942, le même historien reproduit à nouveau le panneau dans un article de la prestigieuse Gazette des Beaux-Arts (47).
Après Post, c’est José Camón Aznar (1898-1979) qui va contribuer à établir la réputation de la pièce. Dans le volume consacré à la peinture médiévale espagnole de la série Summa Artis, une série qui connut une très large diffusion internationale, au-delà même des limites du monde hispanophone, une photographie en noir et blanc de la Circoncision complétée occupe une page entière (48). En outre, le détail avec saint Joseph et la prophétesse Anna est illustré deux fois, en noir et blanc dans une petite figure et en couleurs sur une page entière (49) (fig. 48). On imagine difficilement un plus grand triomphe pour le faussaire-restaurateur : son double emprunt à Rogier de le Pasture et à Hans Memling aura été jugé digne d’être reproduit sur une des trente planches en quadrichromie de l’ouvrage, à une époque où elles constituaient encore l’exception dans les livres d’histoire de l’art.
Le commentaire de Camón Aznar, qui a vraisemblablement choisi lui-même le détail, est pour le moins enthousiaste : « Panneau précieux, de couleur brillante et dont les formes sont si proches de Memling et de David […]. La scène se déroule à l’intérieur d’un Temple gothique. Il y a un exotisme nordique dans cette architecture et dans les édifices que l’on voit à l’arrière-plan » (50). L’historien d’art espagnol semble avoir deviné que des sources flamandes furent utilisées dans l’œuvre, même s’il ne les a pas identifiées. Il mentionne toutefois, à bon escient, le nom de Memling.
Enfin, en 1994, lors d’une conférence à l’Hôtel de Ville de Bruxelles consacrée au Rayonnement européen de Rogier de le Pasture (vers 1400-1464), j’ai présenté moi-même en toute confiance le panneau. Mon texte, accompagné d’illustrations, fut publié deux ans plus tard dans les Annales de la Société royale d’Archéologie de Bruxelles (51). Ayant identifié les emprunts au triptyque de Sainte-Colombe, j’écrivis alors, non sans témérité, que celui-ci « était connu dans les ateliers espagnols de la fin du XVe siècle, sans doute par le biais de copies dessinées ou peintes réalisées dans l’atelier bruxellois du maître avant le départ du retable pour Cologne. C’est ainsi que l’on peut identifier, sur une Circoncision castillane de la fin du XVe siècle conservée au Musée Lázaro Galdiano de Madrid, un emprunt manifeste au triptyque colonais ». En 2002-2003, mes observations furent accueillies de manière positive dans une publication du Musée Lázaro Galdiano dont l’objectif déclaré était de mettre en valeur la collection (52)...
Le restaurateur-faussaire a été incontestablement fort habile et l’on peut considérer que ses additions se rapprochent de ce que Thierry Lenain a dénommé le ‘faux parfait’ ou ’double stylistique parfait’, c’est-à-dire une imitation de l’art du passé dont l’inauthenticité ne se dévoile pas à l’analyse purement historico-stylistique (53). Même après que le laboratoire a rendu son verdict, l’historien d’art ne parvient pas à percevoir le caractère factice des têtes de Joseph et d’Anna (54). Tout au plus un examen attentif de la portion supérieure de la Circoncision Lázaro Galdiano permet de mettre en évidence une anomalie iconographique. Celle-ci aurait dû éveiller la suspicion des historiens d’art. En effet, dans l’écoinçon droit de l’arc en accolade, on aperçoit une figure de prophète, dont la pleine authenticité est démontrée par un dessin sous-jacent particulièrement abondant (fig. 49). Certes, ce prophète brandit un phylactère comportant une inscription latine apparemment dépourvue de signification - on peut lire Dum animalium. Néanmoins, sa présence fait sens dans l’image : elle manifeste le fait que la circoncision du Messie, illustrée en contrebas, serait annoncée dans l’Ancien Testament. On ne peut affirmer la même chose pour le pendant du prophète conçu par le restaurateur-faussaire : un ange en grisaille tenant un phylactère sur lequel on déchiffre Ave Regina Ce(lorum). Bien qu’elle soit rédigée en un latin correct, cette adresse à la Reine des Cieux n’a pas sa place dans une représentation de la Circoncision.
Fig. 50 – Maître de Sijena (actif dans le premier tiers du XVIe siècle) et Faussaire-restaurateur à la Prophétesse Anna, Circoncision. Collection privée. |
On peut reconnaître la main du restaurateur-faussaire du panneau MLG 2814 dans une autre peinture de sujet apparenté. Il a fait partie du maître-autel du monastère de Santa María de Sijena (Huesca) (fig. 50). Cet immense retable peint dans les années 1515-1520 est aujourd’hui partagé entre de nombreux propriétaires, notamment le Prado, le Museu Nacional d’Art de Catalunya, les musées de Huesca et de Saragosse. Il occupe une place importante dans l’histoire de la peinture aragonaise du début de la Renaissance (55). Le panneau de la Présentation au Temple, qui appartient à un collectionneur privé, a tout récemment réapparu (56). Il devait être mis aux enchères le 31 mai 2017 à Barcelone par la maison de ventes Balclis. La vente a finalement été annulée, en raison de conflits juridiques concernant la propriété même de l’œuvre, mais une radiographie a pu être réalisée (fig. 51). Elle a permis de mettre en évidence le fait que le panneau a été partiellement surpeint par un restaurateur qui a souhaité lui conférer un aspect flamand, sans doute pour en augmenter la valeur. Comme l’a observé Enric Carranco, l’historien d’art de Balclis, une figure de femme voilée a été ajoutée sur la gauche (fig. 52), tandis que le fond de la scène a été complété par une fenêtre gothique à remplages. En outre, les arcs en plein cintre peints par le Maître de Sijena ont été remplacés par des arcs brisés. Ces importantes modifications n’apparaissent pas sur l’image radiographique, ce qui met clairement en évidence leur origine récente.
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Il est difficile de ne pas remarquer le parallélisme de destin unissant la Présentation au Temple de Sijena à la Circoncision Lázaro Galdiano. Les deux peintures ont été flamandisées a posteriori, par l’adjonction de figures et d’architectures dans le style des Primitifs flamands. Selon moi, c’est le même restaurateur-faussaire qui a été à l’œuvre. En effet, la femme voilée de la Présentation au Temple est quasi une sœur jumelle de la prophétesse Anna. On reconnaît parfaitement le plissé de la coiffe, même si le peintre en a fluidifié les linéaments. Le visage représenté est encore plus jeune, d’une beauté presque idéale. Il importait d’harmoniser l’emprunt à Memling avec le style proto-Renaissance du Maître de Sijena, qui se signale par un certain italianisme. Sans aucun doute, le restaurateur-faussaire avait une bonne perception de l’histoire de l’art.
Cet aperçu consacré aux faux intégraux et aux faux partiels dans la collection Lázaro Galdiano jette un éclairage sur certaines pratiques artistiques en vigueur dans les années 1900. Deux personnalités ont pu être reconnues. L’une, que je propose de dénommer le ‘Faussaire de Valls Marín’, semble un émule ou un concurrent espagnol du fameux Joseph Van der Veken. L’autre, le ‘Faussaire-restaurateur à la Prophétesse Anna’, était peut-être aussi un Espagnol, à en juger par la matière première qu’il a utilisée : le vestige d’un panneau castillan et un tableau du Maître de Sijena.
C’est un agréable devoir de remercier ici Tómas Antelo (Madrid), Véronique Bücken (Bruxelles), Enric Carranco (Barcelone), Alexandre Dimov (Bruxelles), María Luz Fernández Fernández (Santander), Araceli Gabaldón (Madrid), Stephan Kemperdick (Berlin), Louise Longneaux (Bruxelles), Amparo López Redondo (Madrid), Marta Negro Cobo (Burgos), Nieves Panadero Peropadre (Madrid), Carlos Saguar Quer (Madrid) et Juan Antonio Yeves Andrés (Madrid). Comme de coutume, mon texte a bénéficié de l’esprit critique de Bruno Bernaerts, Jacques De Landsberg et Thierry Lenain.