Introduction
Cet article est issu des recherches menées lors de la rédaction de mon mémoire d’histoire de l’art présenté à l’UCL en 2009, avec le professeur Ralph Dekoninck comme promoteur.
Certaines représentations de la Fuite en Égypte figurent une ou plusieurs idoles païennes tombant de leur piédestal et se brisant au passage du Christ enfant. Ce détail iconographique, fréquemment repris par les artistes du Moyen Âge, s’inspire d’un épisode de l’Évangile du Pseudo-Matthieu, texte apocryphe qui décrit le voyage de la sainte Famille en l’agrémentant de nombreuses légendes.
Le thème de la chute de l’idole lors de la Fuite en Égypte est lié à une riche tradition orale de l’Orient, et a été diffusé principalement par les apocryphes relatifs à l’Enfance de Jésus. Sa représentation apparaît dès le VIIIe siècle, et est répandue tant en Occident qu’en Orient. (1) L’épisode est d’abord figuré dans les peintures murales, les vitraux et les bas-reliefs d’églises, où il constitue un sujet indépendant. À partir du XIe siècle, il est massivement utilisé dans le domaine de l’enluminure, puis prend fréquemment place dans la peinture flamande des XVe et XVIe siècles. Ensuite, il est représenté de manière ponctuelle en peinture et en gravure jusqu’au XVIIIe siècle, époque à laquelle il tend à disparaître. (2)
Cet article se propose d’étudier ce motif iconographique dans le but de rendre compte des changements d’usage, de compréhension et de perception de cette image à travers les siècles. Le thème étant intimement lié à celui de l’idolâtrie, tant dans sa genèse que dans ses développements, il conviendra de commencer ce parcours en s’attachant à ce concept, ce qui permettra d’introduire les questions et les enjeux qui sont liés à la problématique de l’image chrétienne. Nous entrerons ensuite dans le vif du sujet en exposant les sources littéraires qui ont inspiré les artistes, ainsi que leur réception à travers le temps, qui explique l’importance prise par ce thème. Après un passage en revue des caractéristiques formelles de l’épisode miraculeux, nous passerons à l’analyse iconologique proprement dite, et conclurons par les raisons de sa disparition. Nous verrons ainsi comment un sujet donné peut être recyclé, transformé en fonction des contextes historiques, du medium artistique dans lequel il prend forme, et surtout du rôle attribué à l’image (3) par chaque milieu socio-religieux.
Ce thème a fait l’objet d’études spécifiques traitant d’époques et de genres artistiques précis. Parmi ces travaux, nous retiendrons The Gothic Idol de Michael Camille, qui envisage les représentations de vénération de faux dieux aux XIIIe et XIVe siècles (en particulier dans le domaine de l’enluminure) afin de déterminer l’attitude de la société médiévale à l’égard des images ; l’ouvrage de Reindert Falkenburg sur Joachim Patinir, analysant ce motif dans la peinture de paysage du XVIe siècle ; ainsi que l’article de Paulette Choné dans L’idole dans l’imaginaire occidental, qui traite de son iconographie et de sa réception à la période moderne, parallèlement à d’autres épisodes de culte d’idoles. (4) Notre article présente une étude diachronique des figurations de ce récit dans leur cadre historique, religieux et artistique, afin de réaliser une synthèse de ses différentes utilisations dans l’art occidental.
Idolâtrie
Tout d’abord, il convient de spécifier les enjeux liés à la question de l’idolâtrie, qui influencera le traitement du motif iconographique étudié. Ce dernier n’est qu’un éclairage particulier de la problématique, et coexiste avec de nombreuses autres scènes d’adoration et de destructions d’idoles, relatées dans la Bible, les textes apocryphes, ainsi que les récits hagiographiques. Il appartient donc à une thématique plus large, très répandue dans la production artistique occidentale.
Le concept d’idolâtrie ne peut se limiter à une seule définition mais dépend du contexte religieux et culturel dans lequel il est employé. D’une manière générale, une idole est la représentation d’une divinité (figure, statue) adorée comme la divinité elle-même. Le mot grec eidôlon appartient au champ sémantique du visible : il est formé sur la racine *weid- qui signifie « ce que l’on voit » (5), et dans la Bible, il traduit entre autres le mot hébreu pèsèl qui désigne une image taillée. (6)
L’Ancien Testament met en garde à de nombreuses reprises contre le déchaînement de la colère divine que suscite ce péché d’idolâtrie, mais aussi les abominations auxquelles il mène (débauche, corruption, meurtre) et qui menacent l’ordre social. (7) Le deuxième Commandement (indiqué dans l’Exode 20, 4-6, et rappelé dans le Deutéronome 4, 15-20 et dans le Lévitique 19, 4) interdit de fabriquer des images sculptées et de leur vouer un culte, car seul l’être humain est l’image authentique de Dieu (Genèse 1, 26s). La notion d’idolâtrie est souvent associée au polythéisme, mais l’Ancien Testament considère surtout les images comme dangereuses car elles incitent à adorer des « œuvres faites de main d’homme », ne faisant aucunement référence à la réalité. C’est moins devant des dieux étrangers que devant lui-même que s’incline l’idolâtre, qui cherche à rivaliser avec son Créateur (Deutéronome 27, 15, Psaume 115, 4 et Isaïe, 2, 8).
Le prophète Isaïe s’interroge sur la sacralisation des objets produits par l’activité artistique, étant donné la distance incommensurable qui sépare Dieu de sa créature. Mais cette réflexion reste isolée puisque le judaïsme tardif et le christianisme ont préféré changer les anciens dieux en démons, procurant de cette manière une efficacité aux idoles. (8) Au IIe siècle, Tertullien (vers 150-220), père de l’Église carthaginois, crée le terme latin idololatria (probablement d’après dolus, la fraude), et attribue ce phénomène au diable. (9)
L’interdit du Décalogue de fabriquer des images taillées est reprise dans la tradition chrétienne primitive, qui oppose l’infigurabilité de Dieu et l’intériorité de la foi aux cultes visibles du paganisme. (10) Cette condamnation a certainement ralenti le développement de la création d’images aux premiers siècles du Christianisme. Malgré tout, à partir du Ve siècle, la représentation figurative s’impose dans la culture chrétienne, nécessitant l’élaboration d’une théologie de l’image. Celle-ci justifie l’imitation au moyen du dogme de l’Incarnation, qui permet le dépassement de l’Ancienne Loi : puisque le Verbe incarné, le Christ image visible du Père, est le principal instrument de médiation entre Dieu et les hommes, il est légitime d’en fabriquer et d’en vénérer l’image. Par extension, il est permis de représenter les scènes bibliques et les vies de saints. Dans le même élan qui faisait voir en Jésus l’image de Dieu, les chrétiens sont capables de dépasser les personnes et objets qu’ils considèrent pour y déceler le spirituel, suivant le principe de la translatio ad prototypum, le passage vers les réalités invisibles à travers les choses matérielles et visibles. (11)
Mais le problème de l’idolâtrie peut dès lors se poser au sein des images chrétiennes: peut-on réellement adorer Dieu à travers son image sans en venir à adorer celle-ci à sa place ? Peut-on dire qu’il y a représentation mais non présentification de l’invisible ? À partir de l’an mil, une véritable « culture de l’image » apparaît dans la chrétienté occidentale, et va marquer le deuxième millénaire. Ainsi s’opère un retournement complet dans l’utilisation du thème de l’idolâtrie à cette période : ce n’est plus l’Église qui accuse les autres de ce péché, mais c’est elle-même qui doit s’en défendre. Dans ce contexte, il est normal que les attitudes envers les images religieuses et le traitement du thème de l’idolâtrie soient étroitement liés dans l’histoire de l’Occident médiéval. (12)
Sources littéraires du thème
Venons-en maintenant aux sources littéraires ayant donné naissance à ce détail iconographique. Le texte d’origine est l’Évangile du Pseudo-Matthieu, daté de la fin du VIe siècle au plus tôt, mais on ne dispose pas de manuscrit avant le XIe siècle. Il est connu notamment à travers le manuscrit du Livre de la Naissance de la Bienheureuse Marie et de l’Enfance du Sauveur, qui consacre huit chapitres à la Fuite en Égypte. (13) Les chapitres 22 à 24 de l’Évangile du Pseudo-Matthieu décrivent la chute des idoles :
XXII. Joyeux et exultants, ils [la Sainte Famille] parvinrent dans la région d’Hermopolis et entrèrent dans une ville d’Égypte appelée Sotinen. N’y connaissant personne dont ils pussent recevoir l’hospitalité, ils entrèrent dans un temple appelé le « Capitole d’Égypte ». Dans ce temple se trouvaient 365 idoles auxquelles chaque jour on rendait des honneurs divins en des cérémonies sacrilèges.
XXIII. Or il advint que lorsque la bienheureuse Vierge Marie entra dans le temple avec l’Enfant, toutes les idoles furent jetées à terre, si bien que toutes gisaient en morceaux, la face brisée, et ainsi leur néant fut prouvé. Ainsi fut accompli ce qui avait été dit par le prophète Isaïe : « Voici que le Seigneur viendra sur une nuée de lumière et entrera en Égypte, et tous les ouvrages faits de la main des Égyptiens trembleront à son aspect. » (14)
Le chapitre suivant relate que le gouverneur de la ville, Aphrodisius, en voyant ce miracle, se prosterna devant l’Enfant et renonça au paganisme. Une variante de cet épisode est mentionnée dans l’Évangile arabe de l’Enfance, qui aurait également été écrit vers le VIe siècle, et rassemble des traditions fabuleuses sur l’enfance du Christ :
X. Or, quand Sainte Marie et Joseph arrivèrent en ce village, les gens du pays ressentirent une épouvante extrême. Tous les chefs et les prêtres des idoles se réunirent auprès de l’idole et lui dirent : « Qu’est-ce que ce bouleversement et cette secousse qui se sont produits dans notre pays ? » L’idole leur répondit en disant : « un Dieu caché est présent ici ; c’est lui qui est le Dieu véritable et il n’y en a pas d’autre que lui à servir, car il est vraiment le Fils de Dieu. À la nouvelle de son approche, cette terre s’est émue ; et quand il y descendit, elle trembla et fut secouée. Nous redoutons extrêmement la violence de son attaque. » Au même instant, l’idole s’abattit ; et sa chute fit accourir tout le peuple d’Égypte et d’ailleurs. (15)
Matthieu affirme que l’épisode de la Fuite en Égypte n’est que la justification de la prédiction d’Osée 11, 1: « ainsi s’accomplit ce que le Seigneur avait annoncé par le prophète : J’ai rappelé mon fils hors d’Égypte ». (16) Cette technique exégétique, appelée la preuve par l’Écriture, consiste à montrer que l’événement vécu par le Christ est un accomplissement de l’Ancien Testament.
La scène de la chute des idoles au passage du Christ relève du même procédé : elle est née d’un texte prophétique de l’Ancienne Loi qu’il fallait justifier. L’exégèse médiévale explique cette scène comme la réalisation des prophéties d’Isaïe 19, 1 : « L’Éternel entrera en Égypte et les idoles crouleront devant sa face », et de Jérémie 43, 13 : « Il brisera les stèles de la maison du soleil qui est dans le pays d’Égypte et il brûlera les maisons des dieux d’Égypte ». (17)
Le Moyen Âge et la Renaissance se sont abondamment inspirés de ces légendes, tant au niveau littéraire qu’artistique. (18) L’Évangile de la Nativité de Marie et de l’Enfance du Sauveur connaît beaucoup de succès au XIe siècle. Ces histoires sont popularisées à travers les livres de prières enluminés, aux alentours du XIIe siècle, sous l’impulsion du patronage féminin qui se développe et valorise les récits apocryphes. Le thème de la chute des idoles est surtout repris dans les cycles de l’Enfance présents dans les psautiers et livres d’Heures des deux siècles suivants, qui s’adressent majoritairement à des lecteurs laïcs. (19) Il est également répandu à travers les travaux encyclopédiques, souvent illustrés, touchant eux aussi un large public. Par exemple, l’Historia Scholastica de Petrus Comestor (vers 1170), décrit comment les idoles s’écroulèrent comme l’avait prophétisé Isaïe. (20)
Entre le XIIe et le XIVe siècle, ces textes sont compilés avec des vies de saints et d’autres récits légendaires. Les plus connus sont le Miroir historial (21) de Vincent de Beauvais (VI, chap. 93 ; vers 1230-1250) et la Légende Dorée (22) de Jacques de Voragine (chap. 10 ; vers 1260). L’Évangile du Pseudo-Matthieu y est retranscrit presque dans son intégralité. Le premier livre de la Légende Dorée, très souvent traduit au Moyen Âge, a exercé une grande influence sur l’iconographie religieuse. Celle-ci a par ailleurs connu des échanges constants avec la littérature spirituelle (23), dont la Grande Vie de Jésus Christ de Ludolphe le Chartreux (vers 1350) et Les méditations de la vie du Christ du Pseudo-Bonaventure (24) (vers 1340). De tous les miracles de la Fuite en Égypte, cet auteur ne retient que la chute des idoles :
Quant à ce qui arriva dans le désert et le long de la route, comme il y a peu de détails authentiques, je m’abstiendrai d’en rapporter. Mais lorsqu’ils entrèrent en Égypte, toutes les idoles de ce pays s’écroulèrent, ainsi qu’Isaïe l’avait prophétisé. (25)
La fortune critique de tous ces textes et leur large diffusion, due aux nombreuses rééditions et traductions jusqu’à la fin du XVe siècle, expliquent le succès des représentations du miracle de l’effondrement des idoles.
Évolution de la représentation et de ses utilisations
Les caractéristiques formelles générales de l’idole dans l’iconographie occidentale de la Fuite en Égypte sont la tridimensionnalité, conformément au deuxième Commandement, la nudité, liée au statut négatif du corps dans le Christianisme, la gestualité et l’élévation sur un support (colonne, sphère ou niche accrochée à un arbre). Les statues tiennent un bâton ou une lance en main, et sont parfois munies d’un bouclier et d’un casque, ce qui leur donne un aspect guerrier. Elles présentent très fréquemment une surface dorée, qui peut être une allusion à la perversité de la richesse. Les auteurs traitant de l’idolâtrie, comme saint Augustin et Guibert de Nogent, sont partagés quant à la justification du caractère vicieux de l’idole : ils reprennent soit la tradition évhémériste (26), doctrine selon laquelle les dieux sont des personnages réels qui furent divinisés après leur mort par la crainte ou l’admiration de la population, soit le caractère diabolique de l’idole. Dans le premier cas, l’idole n’est rien, conformément à saint Paul (I Corinthiens 8, 4), dans le second, elle contient une puissance maléfique. Ce sont les deux types essentiels de représentation des idoles dans les miniatures à partir du IXe siècle : celles-ci revêtent soit la forme de sculptures antiques, soit celle d’une créature diabolique. (27) Les idoles démoniaques sont très expressives : elles tirent la langue, plient les genoux, tendent les bras en avant pour amortir leur chute, comme si elles étaient douées de vie.
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L’idole anthropomorphe est le type le plus fréquent dans les représentations car elle correspond aux interdits vétérotestamentaires et à l’esthétique antique. La forme humaine des idoles contient également des implications morales : l’homme qui façonne une idole se substitue au Créateur, et en lui donnant ses propres traits, il se divinise à travers l’image qu’il a créée de lui-même. (28) L’objet qui incarne le mieux cette idée est la statue antique, qui fait référence aux dieux païens. L’effondrement lui-même peut être figuré de manières très diverses. L’impression de déséquilibre est renforcée lorsque les genoux sont fléchis, le torse incliné, et lorsque les statues ne se tiennent que sur un seul pied ou tombent en arrière. Souvent, les idoles se brisent en morceaux déjà pendant leur chute. Dans une enluminure des Petites Heures du Duc de Berry, les membres disloqués de quatre à cinq idoles se mélangent, ce qui traduit la défaite chaotique de ces dernières. Dans les miniatures de manuscrits et les peintures de paysage, les idoles sont souvent coupées en deux à la hauteur de la taille, et la partie supérieure s’effondre tandis que les jambes restent fixées au support. Un procédé très répandu pour exprimer la chute est l’inversion complète de la figure, qui est représentée la tête en bas. Selon Michael Camille, il s’agit d’une des stratégies sémiotiques les plus puissantes à la disposition de l’artiste médiéval. Évoquer la figure à l’envers revient à la nier immédiatement. (29) L’idole est ainsi précipitée tête et mains les premières dans les bas-reliefs de l’église de l’abbaye de Moissac et de la cathédrale d’Amiens, ainsi que dans le vitrail de la cathédrale de Chartres.
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Il convient à présent de s’interroger sur les significations que revêt le motif iconographique de la chute des idoles lors de la Fuite en Égypte, significations qui évoluent en fonction de la théorie contemporaine des images, du genre artistique utilisé et du rôle assigné aux statues païennes. Les premières représentations du miracle, datant des XIe et XIIe siècles, ont pour principal objectif de démontrer la victoire du Christ, l’Imago, sur les simulacres, les images du paganisme égyptien. (30)
Le XIIIe siècle assiste à une insistance nouvelle sur la destruction d’idoles dans l’iconographie des miniatures et sculptures. Influencé par l’imagination didactique de l’artiste gothique, le traitement de ce thème change radicalement des premières représentations de l’art roman. Il est désormais sous-tendu par une théorie qui distingue les images licites des images illicites, indiquant l’actualité de la question de l’idolâtrie dans le monde chrétien : elle reflèterait une incertitude de celui-ci au sujet de sa propre pratique de l’image. (31) Ce problème n’appartient pas au passé païen et biblique, il n’a pas été complètement résolu avec l’arrivée du Christ, comme le suggèrent les apocryphes, mais il persiste dans la société médiévale. La croyance en la qualité magique des images, clairement exprimée dans des récits apocryphes tels que celui de l’effondrement des idoles durant la Fuite en Égypte demeure présente. (32) Ce thème fonctionne comme une anti-image gothique, il exprime la conquête chrétienne d’un système de représentation dangereux et puissant qui pouvait encore conduire les spectateurs du XIIIe siècle au pire des vices. (33)
Les illustrations de la légende accentuent dès lors la nature négative des idoles et se concentrent sur la problématique du culte des images. (34) Cette insistance est aussi décelable dans le rendu de la chute, qui se manifeste par une désintégration matérielle des idoles en plus de leur renversement. À partir de ce moment, la chute des idoles adopte une forme hiéroglyphique, suivant l’expression d’Émile Mâle, car elle est conçue comme un élément prenant part à tout un cycle narratif, composé d’autres légendes dont le miracle de la source, du champ de blé ou du palmier qui se penche pour offrir ses fruits. Ni la ville, ni les prêtres, ni le temple ne sont représentés, la scène se résumant à une ou deux statues se brisant lors de leur effondrement.
D’après Michael Camille, l’art gothique a, à travers les caractéristiques qu’il assigna aux idoles, lancé une attaque contre « l’autre », afin de se disculper lui-même du soupçon d’idolâtrie. Le but de ces représentations de non chrétiens adorant des dieux démoniaques est de déplacer le sentiment d’anxiété à propos des images sur les systèmes religieux qui coexistent avec le christianisme au Moyen Âge : le Judaïsme, l’Islam (ce qui est paradoxal, puisque ce sont toutes deux des religions aniconiques) et les hérésies, selon le principe que tout ce qui se trouve en dehors de la vraie foi est idolâtrie. L’idole en vient à désigner pour le christianisme « toute réalité qui se donne pour ce qu’elle n’est pas, toute image qui n’a aucun référent avec le réel » (35), opposée à l’image chrétienne, qui est représentation de la Vérité. (36) La représentation de la chute des idoles fait partie d’un processus de domination de la religion chrétienne sur les autres formes de croyance, fondé sur la destruction des images de l’autre et l’imposition d’un ordre visuel nouveau.
L’idole est également associée au diable durant le Moyen Âge, et lui emprunte fréquemment ses caractéristiques physiques, comme nous l’avons vu précédemment. Pour Tertullien, auteur du traité De Idololatria, puisque les idoles acquièrent une dimension diabolique, leur destruction est une forme de combat contre le diable. (37) Afin de comprendre le pouvoir de représentation des idoles dans leur forme démoniaque, il faut se débarrasser de la notion moderne du mal comme action intangible de la volonté. Le mal n’est pas une idée pour la population médiévale, mais il est bien réel, matérialisé par les diables. Rien n’est plus terrifiant que ce qu’on ne peut voir. C’est pourquoi donner un corps au diable permet de le faire exister mais aussi de l’exorciser. (38) La fonction de ces images dans l’art gothique est donc de « neutraliser des identités autres » selon Camille, que ce soient des puissances maléfiques ou des représentations païennes, que le christianisme récupère en leur attribuant de nouvelles significations.
D’autre part, ce thème fournit une réponse aux critiques du développement du culte des saints et de la Vierge, et vise à éloigner le danger de dérives idolâtriques à l’intérieur même du christianisme. La représentation en parallèle des cultes idolâtre et chrétien permet à la religion chrétienne d’officialiser ses propres rites en les opposant aux pratiques idolâtriques. (39)
Durant le Moyen Âge tardif, cette chute des idoles est utilisée dans le cadre de la typologie, principe exégétique considérant les épisodes du Nouveau Testament comme des accomplissements de ce qu’annonce l’Ancienne Loi. La Bible fournit un très grand nombre d’exemples de vénération et de destruction d’idoles. Dans le contexte des associations typologiques, ces scènes archétypales sont abondamment exploitées par l’iconographie chrétienne comme préfigures d’histoires du Nouveau Testament, dont l’épisode de la Fuite en Égypte. (40)
C’est avec la Biblia Pauperum que ce système typologique trouve l’une de ses meilleures expressions. Dans cet ouvrage, l’effondrement des idoles égyptiennes est mis en relation avec des représentations de la destruction du Veau d’or et la démolition de Dagon, le dieu-idole des Philistins, au passage de l’Arche d’Alliance (I Samuel 5, 2-4). « Comme l’idole de Dagon se brisa devant l’Arche sainte, ainsi les idoles d’Égypte tombèrent en présence de Jésus » écrit Denys le Chartreux. (41)
La Fuite en Égypte, la Vierge égyptienne, la couronne de Pharaon et le Songe de Nabuchodonosor, miniatures d’un Speculum Humanae Salvationis, Westfalen oder Köln, vers 1360. |
Dans le Speculum humanae salvationis, la Fuite en Égypte est combinée avec l’épisode de Moïse détruisant la couronne de Pharaon (tiré d’un midrash, méthode d’exégèse du texte biblique), et celui du songe de Nabuchodonosor, raconté par Daniel (1, 1-44). La pierre qui brise la statue composite dans le rêve du roi de Babylone préfigure le Christ détruisant les idoles, et le fait qu’elle tombe de la montagne « sans que main l’eut touchée » annonce la conception virginale de Marie. (42) Les mêmes associations sont reprises dans La Grande Vie de Jésus Christ de Ludolphe le Chartreux. À côté de ces deux préfigures prend habituellement place l’image d’une femme debout sur un autel, dont l’explication nous est donnée par Jacques de Voragine. Citant un passage de l’Histoire scolastique (chap.III, Tobie), l’auteur raconte une histoire antérieure à la venue du Christ, où l’idole détruite est remplacée par la seule forme possible, une Vierge à l’Enfant préfigurée (43) :
La Fuite en Égypte, la Vierge égyptienne, la couronne de Pharaon et le Songe de Nabuchodonosor, miniatures d’un Speculum Humanae Salvationis, Westfalen oder Köln, vers 1360. |
Le prophète Jérémie venant en Égypte […] apprit aux rois du pays que leurs idoles crouleraient quand une vierge enfanterait un fils. C’est pour cela que les prêtres des idoles avaient élevé et adoraient dans un lieu caché du temple l’image d’une vierge portant un enfant dans son giron. Le roi Ptolémée leur demanda ce que cela signifiait : ils répondirent que, de tradition paternelle, c’était un mystère révélé à leurs ancêtres par un saint prophète, et qui devait se réaliser un jour. (44)
L’épisode de la « Vierge à l’Enfant égyptienne » signifie ainsi que le Christ ne détruit pas seulement des images vénérées par le peuple égyptien, mais il prend également leur place. (45) C’est une manière de légitimer l’utilisation chrétienne des images (l’absence de nimbe indique qu’il s’agit d’une statue et non du personnage saint), que l’Église dénonce pourtant chez les païens. La théologie chrétienne vise à détourner les soupçons d’idolâtrie en distinguant l’image et le prototype qu’elle représente et qui seul doit être adoré. Les images, sans être Dieu, peuvent le signifier, et sont ainsi dissociées des fausses représentations, les idoles. (46)
Parallèlement à ce phénomène, la Fuite en Égypte, et plus particulièrement le Repos pendant la fuite, deviennent un thème récurrent dans les Andachtsbilder, images de dévotion qui servent à stimuler la piété affective, surtout dans les deux supports artistiques que sont le livre de prière et la peinture de paysage. Ce type d’image, d’ordre empathique, a pour fonction de permettre au spectateur de vivre une profonde expérience affective, de favoriser la méditation, précédant le stade de contemplation où l’esprit doit se passer des images.
Jean Pucelle, La Fuite en Égypte, miniature des Heures de Jeanne d’Evreux, enluminure sur parchemin, 1324-1328. |
Le terme Andachtsbild se définit par un critère strictement iconographique, désignant une ou plusieurs figures extraites de leur contexte narratif. (47) C’est le cas des scènes de Repos pendant la fuite en Égypte. La figure centrale de la Vierge à l’Enfant est séparée du récit de la fuite, qui devient secondaire. Les détails narratifs tels que la chute des idoles sont toujours représentés, mais à très petite échelle par rapport aux personnages saints qui occupent le centre de la composition. L’action est figée, et le spectateur a ainsi l’occasion de s’absorber dans une attitude de dévotion. Le type de la Madone à l’Enfant correspond à la définition des Andachtsbilder car il possède une charge émotionnelle susceptible de faire naitre des sentiments de piété auprès du fidèle, notamment à travers les motifs de la Virgo lactans, la Vierge allaitant, et de la Panagia Eleousa, Vierge de tendresse.
Cette iconographie s’épanouit particulièrement dans le livre d’Heures, qui s’impose aux XIVe et XVe siècles comme livre de prière des laïcs, en remplacement du psautier dont il est issu. Dans les miniatures de ces manuscrits religieux à usage privé, l’effondrement des images païennes constitue le répertoire établi de la Fuite en Égypte, qui illustre un des grands chapitres du cycle de la Vierge. (48) La lecture de ces psautiers et livres d’Heures demandait une connaissance approfondie des textes religieux et de leur interprétation. La forme abrégée des épisodes figurés permet de résumer chaque chapitre sur un seul champ pictural, servant d’aide-mémoire visuel au lecteur, et d’établir des liens avec les Psaumes et l’Ancien Testament. De cette manière, les images stimulent le commentaire théologique chez les fidèles. (49) D’autre part, cette standardisation iconographique dans les enluminures répond à des exigences commerciales, étant donné la production massive de ce type d’ouvrage. (50)
L’usage dévotionnel de l’image trouve également une expression dans la peinture de paysage. Ce genre pictural apparaît à Anvers vers 1510-1520 avec Joachim Patinir, et se développera dans les Pays-Bas méridionaux dans la première moitié du XVIe siècle. Le paysage fournit à ces artistes, comme Herri Met de Bles, le Maître des Demi-figures, Lucas Gassel, Cornelis Metsys et Pieter Brueghel, l’occasion de peindre la nature, tout en y insérant de nombreuses scènes religieuses.
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La Fuite en Égypte est un des thèmes les plus propices à la représentation du paysage, car elle suggère le voyage, l’exil forcé de la sainte Famille. La théorie récente concernant la signification de la peinture de paysage au début du XVIe siècle, établie entre autres par Reindert L. Falkenburg, propose de voir celle-ci comme une représentation allégorique du pèlerinage de la vie. Cet auteur considère les paysages de Patinir comme des évocations du monde où l’homme doit voyager comme un pèlerin sur un chemin de la vie. À l’avant-plan, l’image immobile de la Vierge à l’Enfant appelle à la dévotion, tandis que la nature qui se déploie derrière le groupe central traduit l’idée de voyage imaginaire qui prend la forme d’un un pèlerinage spirituel. Dans son ouvrage, Falkenburg s’intéresse de plus près au Repos pendant la Fuite en Égypte de Patinir, exécuté entre 1520 et 1524 et conservé au musée du Prado. L’arrière-plan est rempli de détails caractérisant le monde pécheur : en plus de la traditionnelle chute de l’idole, des personnages adorent une idole monstrueuse dans un ensemble architectural représentant Héliopolis. Celui-ci reçoit une connotation négative par son style « byzantin-roman », opposé au courant gothique. La composition du paysage elle-même fait référence à la métaphore des deux chemins du pèlerinage de la vie. Effectivement, le décor est divisé en deux zones différentes : d’un côté une aire de campagne, plate et cultivée, et de l’autre une région sauvage avec une haute montagne dominant le temple païen. Le Repos pendant la fuite pourrait donc illustrer l’image hésiodique des deux chemins. (51) La surface cultivée représente le monde pécheur de la civitas terrena, la demeure des hommes qui suivent la route du péché, tandis que l’aire sauvage symbolise le chemin ardu et parsemé d’embûches emprunté par le vrai pèlerin, qui appartient à la Cité de Dieu. (52)
L’épisode de l’écroulement des idoles fait donc partie d’une symbolique générale présente dans le tableau de Madrid, opposant le péché et la vertu. Le péché est connoté par les idoles païennes, mais aussi par le style d’architecture de la ville égyptienne, le chemin de vie qui mène à la corruption, et l’Arbre de la connaissance (dominant l’avant-plan) qui rappelle la chute de l’homme. La vertu est, elle, synthétisée dans la figure centrale de la Madone d’humilité, assise dans une pose de piété dans le Jardin du Paradis.
Déclin du thème iconographique
Il convient à présent de nous interroger sur les raisons de la disparition progressive de ce thème, à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle. Elle s’explique en premier lieu par l’abandon de l’utilisation des sources apocryphes à cette époque. En effet, l’Église du Moyen Âge s’était montrée indulgente vis-à-vis des légendes populaires, qui n’étaient pas reconnues comme textes officiels, mais cependant tolérées. (53) Lors du Concile de Trente, l’Église catholique répond à la Réforme en consolidant ses bases, et décide d’écarter les textes moins sérieux, au profit des seuls écrits canoniques. Les écrits apocryphes connaîtront dès lors de moins en moins de succès, et ne constitueront plus une source d’inspiration pour l’iconographie religieuse. Certains des sujets exclus du Canon subsistent malgré tout dans la peinture jusqu’au XVIIIe siècle, comme c’est le cas de l’épisode de la chute des idoles. (54)
Ensuite, l’idolâtrie elle-même perd de sa substance dans les premières décennies du XVIe siècle, lorsqu’éclatent à nouveau les débats sur l’image. Dans cette polémique, les calvinistes rejettent tout simulacre, retenant la thèse de l’identité de l’image et l’idole. En revanche, les catholiques adoptent la définition par l’objet qui, contrairement à la première théorie citée, attribue la faute au simulacre même. Ils rétablissent une distinction entre les idoles des faux dieux, images feintes et autoréférentielles, et les images ressemblant à la vraie déité. (55)
Les protestants favoriseront la définition par l’usage : l’idole est ce à quoi on voue indûment un culte. C’est l’utilisateur qui est mis en cause, en attribuant des pouvoirs surnaturels à des artefacts qu’il a fabriqués lui-même (56), et non l’objet, qui n’a pas de référent dans le réel. (57) Ils considèrent que l’idolâtrie précède l’idole, car c’est le regard qui fait l’idole, qui transforme un objet en sujet d’adoration. Tandis que pour les catholiques, il n’y aurait pas d’idolâtrie sans idole. (58)
Cette notion change également de gravité : du crime suprême, elle passe au statut de simple superstition. Gabriele Paleotti, un des principaux penseurs de la Contre-réforme, place l’idolâtrie dans une liste d’exemples de superstitions, afin de la rendre inoffensive : elle est blâmable, mais pas assez importante pour ébranler la foi. (59) Peu à peu, le concept d’idolâtrie s’épuise suite à la multiplication des débats au XVIe siècle, et finira par être remplacé au XVIIIe siècle par le terme de polythéisme. (60)
On observe néanmoins une survivance des représentations des péripéties de la sainte Famille en Égypte jusqu’à la période baroque, pour différentes raisons qui méritent d’être exposées.
Tout d’abord, des changements s’opèrent à la Renaissance dans la manière de percevoir les images du passé. Giovanni Dondi, humaniste visitant Rome en 1375, joue un rôle important dans la revalorisation de l’Antiquité. (61) Désormais, les statues anciennes, dont parlent Dondi et d’autres connaisseurs de Rome, ne sont plus des idoles, mais des curiosités. L’humaniste italien utilise d’ailleurs les termes « marbres » et « reliefs » et non « dieux » pour les désigner. Elles ne sont plus des exempla de péchés, comme les mythographes médiévaux les avaient interprétées, mais sont vénérées dans un autre sanctuaire, celui de l’art, et sont jugées selon des critères de beauté. (62)
Ensuite, la culture égyptienne est reconsidérée au XVIe siècle, par l’intermédiaire des hiéroglyphes, dont l’étude captive les humanistes, et des Livres hermétiques, redécouverts à la même époque. (63) Ce changement de mentalité favorisera la représentation de la Fuite en Égypte dans la peinture de paysage au siècle suivant. Cependant, l’aspect anecdotique s’estompant, l’événement raconté est subordonné au paysage, et l’échelle des personnages est réduite, afin de conférer aux compositions un caractère poétique empreint de tranquillité. L’idole, détournée de son sens premier, n’est plus ici un moyen de rappeler le miracle du Christ, mais fournit plutôt une occasion de représenter l’antique, un prétexte pour réaliser des peintures de ruines.
Ce genre pictural en vogue aux XVIIe et XVIIIe siècles est destiné à symboliser le temps qui passe, la ruine exprimant un lent processus de chute (ruere signifie s’écrouler), mais figurant malgré tout ce qui reste. La représentation de vestiges architecturaux de l’Antiquité permet de faire resurgir un monde éteint depuis des siècles. Progressivement, les édifices antiques vont devenir des objets de réflexion et de méditation. (64)
Les idoles peuplant les Fuites en Égypte, représentées pour leurs qualités esthétiques, prennent désormais systématiquement la forme de nus légèrement voilés et déhanchés. Dans des gravures de Paul Pontius d’après Jordaens et de Sébastien Bourdon, ainsi que dans un tableau de Jean-Jacques Lagrenée le Jeune, les statues sont fidèles au canon classique. Quant aux idoles qui vacillent à l’extrémité droite du capriccio de François de Nomé, elles prennent place dans un décor de temple païen, paré d’une multitude d’ornements antiques. Les tableaux du peintre lorrain sont principalement des peintures de destruction et d’effondrement, attestant d’une excellente connaissance de l’histoire sainte. (65) Les groupes sculptés, médaillons, blasons, s’écroulent du haut des palais et des temples, dénotant la gloire dérisoire des dieux antiques. Au-delà d’une critique du paganisme, ces tableaux constituent une vanité du monde : tout est destiné à la destruction et la mort.
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Ce parcours diachronique nous a permis de constater que le motif de la chute des idoles lors de la Fuite en Égypte a assumé de nombreuses fonctions au cours des siècles, influencées par l’évolution de la représentation de l’idolâtrie. Les premières images de ce thème désignent la victoire du Christ sur les païens aux XIe et XIIe siècles. Puis elles constituent une condamnation de l’ « autre » au XIIIe siècle, l’idole étant assimilée à la sculpture païenne représentant les « faux dieux » que la religion chrétienne est appelée à combattre. Elles réalisent des prophéties de l’Ancien Testament aux XIVe et XVe siècles, dans le cadre des ouvrages typologiques. Ce motif fonctionne ensuite comme légitimation de l’image chrétienne et comme rejet des entités démoniaques qui se sont introduites dans les idoles, selon de nombreux auteurs médiévaux. Puis il se standardise dans la peinture de dévotion, à travers les enluminures de livres de prière et les tableaux de paysage. Enfin, les statues qui occupent les scènes de Fuite en Égypte à la période moderne perdent leur nature d’idole pour devenir des objets dignes de considération esthétique, dans une Europe imprégnée d’antiquomanie. Elles donnent au peintre la possibilité de représenter des sculptures brisées juchant le sol dans les tableaux de ruines, comme tant d’autres vestiges architecturaux destinés à former une vanitas, rappel du temps qui s’écoule. Dans d’autres œuvres, la légende de la destruction des idoles sera entièrement oubliée au profit de représentations de statues intactes, témoins de la culture antique. Parallèlement à la dilution de la réalité de l’idolâtrie, le motif de la chute des idoles, qui se raréfie à partir du XVIe siècle, disparaît de l’iconographie de la Fuite en Égypte au cours du XVIIIe siècle.