La revue Anthologie
Le Groupe moderne d’Art de Liège prit comme organe, en 1921, la revue Anthologie dont la parution s’étendra jusqu’en 1940. Dans la livraison de décembre 1921, Linze donnait dans un article réaffirmant les idées du manifeste. La modernité, dit-il, s’est élancée partout à partir des «centres typiques de notre civilisation» : «activité inimaginables des cités, prodigieux effort du négoce et du mécanisme, horizons scientifiques, réveil des races, paysages et sentiments de guerre» . Mais la stagnation règne ici. En Wallonie, «loin des vrais cœurs et cerveaux de l’époque» , «la pensée moderne est comme un oiseau qui planerait sans se poser» : «les choses graves de l’esprit passent sans s’arrêter» .
C’est que l’esprit s’articule étroitement à la réalité matérielle. Celle-ci, sur le terrain régional, montrerait une faiblesse qui l’apparente déjà à un déclin. «Notre industrie fatiguée souffre d’être démodée «dans la mesure où elle semble «opposée à la machinerie étrangère» . Alors que «l’Amérique industrielle délire d’effort, de hardiesse et d’à-propos» , alors que l’Inde même dessine «l’avenir des religions progressives» , nous nous réfugions douillettement dans l’ironie et le scepticisme.
Sur le théâtre d’une «humanité décadente «est née, par rejet de celle-ci, une autre manière d’être au monde, écrit Linze. Le progrès a propagé «une sensibilité nouvelle, une vision nouvelle, une conception artistique nouvelle et surtout un but» . «On veut la modernisation des outils, des véhicules, hôpitaux» : «il est de notre devoir de vouloir celle des cerveaux» . Dans cette mise en perspective d’une «conception artistique nouvelle» , il est donc question des grandes nations qui, hors d’Europe, donnent à lire une accélération vertigineuse de l’histoire.
L’Allemagne en offre un exemple, qui permet à René Liège, pseudonyme de René Tilman, de fournir un des premiers aperçus sur l’avant-garde artistique. Il écrit dans la livraison d’août 1922 ce qu’il a découvert en Rhénanie, qui a été «un abord d’internationalisme par sa voie d’entre-deux» .
Quant à l’art.
Voyez partout : magasins ; librairies ; encadreurs ; tapis ; corbeilles ; marbres ; chambres à coucher.
C’est nouveau, avenant.
Ce qui : guère chez nous.
Vous avez de l’art, ici, pour 50 mark – c’est-à-dire 2 francs, (le franc à 25 mark).
Et l’on voit ici – ô prodige – l’art jeune français à côté. –
En France-Belgique, c’est proscrit, classé dans les dangers.
Et l’on voit ici – Vlaminck – Léger (Iwan Goll) – «Holzschnitt «se voit partout.
Et puis aussi, comme Bücher : du Guarès, Picasso, Max Jacob. – Musik : Georges Auric, Maurice Ravel, Darius Milhaud. Quoi ? Tout l’art jeune français pour quelques pfennigs.
Les Allemands sont les malins.
Ils étudient. Ils regardent.À droite. À gauche.
– Prenons le bon. – (ils disent ça).
Perfectionnons.
Le regard critique porté sur le retard de modernité à Liège, notamment par rapport à l’Allemagne, concerne ici particulièrement «l’art jeune français» . J.-M. Klinkenberg a émis, en 1991,un constat analogue à propos de la littérature. Il écrit : «Repli ou retour à l’ordre. C’est bien avec ces mots que l’on peut décrire l’activité littéraire en terre liégeoise au début des années 30. Si l’on excepte la généreuse aventure du Groupe moderne d’Art de Liège (1920), aucune manifestation collective n’y va dans le sens de l’avant-garde « (1). S. Charlier aboutit à une conclusion analogue quand il considère le domaine de l’architecture. Celle-ci, à Liège, restée foncièrement attachée aux «modèles historiques diffusés par l’Académie royale des Beaux-Arts et par l’Institut Saint-Luc» . En d’autres termes, la strcite fidélité à la tradition engendre une production d’architectes «frileux à toute expression moderne radicale ou originale « (2).
Quel rapport à l’avant-garde artistique en général traduisent les textes et illustrations d’Anthologie, à travers les références à un créateur tel que Victor Servranckx, une des figures les plus représentatives de l’avant-garde flamande ? Tel sera le propos du présent article, qui prendra plus largement en compte la diffusion de l’art abstrait et de la «plastique pure «sur le plan national mais aussi international.
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Servranckx : un profil général
Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur la personnalité et la carrière de Victor Servrancks (Diegem, 1897-Vilvorde, 1965). Sa notoriété est démontrée par la présence de ses œuvres dans certains des plus importants musées du monde, tels que le Museum of Modern Art de New York, le Centre Pompidou de Paris, le Musée Thyssen-Bornemisza de Madrid, le Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig de Vienne ou le Musée de Grenoble (3). Il a fait l’objet d’une monographie, Victor Servranckx. De jaren twintig (2012), publiée par le Mu.ZEE. On renvoie ci-dessous aux principaux chapitres qui la composent (4). Il s’impose de mentionner aussi le volume Modern Art from the Interbellum. Collection of the Royal Museum of Fine Arts Antwerp (2016), qui propose une image renouvelée de l’ensemble de l’avant-garde historique flamande (5). Une sorte d’encyclopédie préliminaire de celle-ci se dessine dans un ouvrage de P. J. H. Pauwels consacré à une autre figure importante : Jozef Peeters en de strijd tegen den tingeltangel (Jozef Peeters et la lutte contre la camelote, 2022) (6). D’autres études traitant en particulier de la revue 7 Arts, à laquelle collabora Servranckx, seront considérées en leur temps.
L’art de Servranckx était brièvement présenté comme suit en 2015 dans le catalogue de l’exposition L’Abstraction géométrique belge (7).
Dès les années 1920, il développe un art fondé sur un langage abstrait géométrique. La fascination de Servranckx pour la mécanique et l’usine, traduite en une pensée artistique, va bien au-delà de la toile et englobe un mélange des disciplines artistiques. Victor Servranckx illustre la polyvalence de l’artiste : Servranckx le peintre, l’écrivain de manifestes, le dessinateur de papier peint, l’architecte, l’ébéniste, etc., ou comment le modernisme des années 20 a véritablement influencé tous les aspects de la vie quotidienne. Son œuvre évolue de constructions mathématiques à l’utilisation expérimentale de matériaux et de structures symétriques, puis à des sujets abstraits et surréalistes. Ses contacts avec René Magritte et Filippo Tommaso Marinetti participeront de ses nouvelles orientations.
Dès la première guerre, Servranckx avait étudié à l’Académie royale des Beaux-Arts et à l’École des Arts décoratifs de Bruxelles, en compagnie de René Magritte, de Karel Maes et du Français Pierre-Louis Flouquet, depuis longtemps établi dans la capitale. En mars 1920, le Hollandais Theo van Doesburg, fondateur du mouvement De Stijl, donna une conférence à Bruxelles, au Centre d’Art du Coudenberg. L’exposé constitua une révélation pour Servanckx et ses amis, auxquels s’étaient notamment joints le poète Pierre Bourgeois et son frère Victor, architecte. On y ajoutera, note Van Broeckhoven, le Liégeois Marcel-Louis Baugniet (8). Le groupe des frères Bourgeois conçut l’idée de créer une revue ayant pour objet la «pénétration moderniste «dans la capitale. Ainsi fut lancée en 1922 la revue 7 Arts, qui liait art et société d’une manière analogue à celle qui présida à la naissaance du Groupe moderne d’Art de Liège. Elle entendait pour sa part mettre au service d’un changement collectif radical une communication et une union des disciplines s’étendant à l’aménagement de la vie quotidienne.
Dans la première étude importante consacrée à 7 Arts, S. Goyens de Heusch a considéré comment s’établit la relation entre Servranckx et 7 Arts (9) . La participation de celui-ci au Salon de la Jeune Peinture organisé par la Galerie Giroux à Bruxelles, en 1923, fut l’objet d’un compte rendu sans enthousiasme. Mais aussitôt, dès la même année, quelques-unes de ses œuvres étaient reproduites dans la revue et sa participation au Salon de «La Lanterne Sourde «était accueillie plus favorablement. L’année 1924, dans 7 Arts, s’ouvrit par des articles qui saluaient son exposition, tenue à la Galerie Royale de Bruxelles, ainsi que l’annonce la revue Arts et Lettres d’aujourd’hui dans son numéro du 20 janvier. Comme Servranckx entendait mettre en œuvre rigoureusement et concrètement ses conceptions en matière d’art communautaire, il orienta sa production en directions des arts appliqués. Un fait plusieurs fois mentionné concerne sa participation au concours d’étalages organisé à Bruxelles par la Générale Électricité» , que la livraison de 7 Arts du 2 avril 1925 donnait comme un «exemple à suivre «de «pénétration moderniste « (10).
Goyens de Heusch soulignera ensuite le rayonnement dont bénéficièrent Servranckx et les collaborateurs de 7 Arts par la participation à des expositions internationales. Le travail de Servranckx dans le domaine des arts appliqués lui permit d’être mis en valeur, en 1925, à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, de Paris. La même année, Hippolyte Fierens-Gevaert, professeur à l’Université de Liège, promu commissaire général de la Biennale des arts décoratifs de Monza, révéla au public italien le groupe des 7 Arts de sorte que « Servranckx y exposa aux côtés de Gailliard, Baugniet, Maes, Peeters et Flouquet» . On retrouvera tous ces noms dans ce qui suit. La renommée de la «plastique pure «était désormais assurée. Elle fut consacrée à un niveau supérieur en avril 1926 quand Servranckx fut invité par Marcel Duchamp à participer à l’exposition organisée par une collectif artistique américain, la Société Anonyme. Celle-ci, dont les fondateurs comprenaient notamment Man Ray et Katherine Dreier, fut d’une certaine manière à l’origine du Museum of Modern Art de New York.
La découverte de Servranckx dans Anthologie (1923-1925)
L’hiver 1924-1925 voit la première mention de Servranckx dans la revue liégeoise. On lit dans sa livraison du moment : «Victor Servranckx exposera à Liége et Bucharest cet hiver» . L’information s’accompagne de la reproduction d’une de ses peintures et d’une présentation de l’artiste qui commence par rappeler l’exposition de «105 de ses œuvres «à la Galerie Royale, dont il a été question plus haut (illustration 2). Suivait, en style télégraphique :
Admirateur fervent du travail en série que peut produire l’industrie, a composé des centaines de dessins industriels anonymes et tenté de déterminer un assainissement de l’industrie du papier peint. Renie toute tendance figurative ou ornementale, quel que soit le domaine dans lequel son activité s’exerce. (fig. 2)
Le texte mentionnait l’emprunt des références à 7 Arts (11). Cependant, on se tromperait en pensant qu’Anthologie avait attendu l’annonce de 1924-1925 concernant Servranckx pour saluer les conditions entièrement nouvelles que le cubisme ouvrait à la peinture, et particulièrement à la composition géométrique. En juin 1923, Linze avait donné un compte-rendu assez substantiel de l’ouvrage de Georges Marlier, principal directeur de la revue anversoise Ça ira, consacré à L’œuvre plastique de Paul Joostens (12) . Linze félicitait l’auteur d’avoir donné une «étude claire, bien et sim²plement menée surtout dans la pensée de l’œuvre» . Il posait cependant la question de savoir si les reproductions restituaient suffisamment «la transcendance ou l’originalité «de Joostens, car Marlier soulignait la mise en parallèle de «l’évolution de la sensibilité et du mode d’expression» , chez un peintre qui est passé «du sensualisme à la décoration et à l’abstraction « (13). Son œuvre, dit Linze, fait penser à celle du cubiste Henri Le Fauconnier – qui fut apprécié d’Apollinaire et qui va marquer Albert Gleizes, dont il sera question.
Linze conclut par une citation de Gleizes:
«Ce restera l’inappréciable mérite du cubisme d’avoir démontré que seul le rejet de toutes les conventions codifiées par la peinture imitative était capable de mener l’art pictural vers ses véritables destinées. La peinture est un art créateur ; comme tel, elle exige des moyens qui lui soient propres, épurés de tout élément étranger» .
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Art et politique : l’enthousiasme de Denise Leburton (1926)
Dans la livraison d’octobre 1926 d’Anthologie se détache une autre personnalité significative. Une poétesse quasiment inconnue, Denise Leburton, y consacre un article à Servranckx. Le texte mérite à nouveau d’être intégralement reproduit.
Servranckx : énergie simple et puissante, foi passionnée, lucidité, un de ces êtres de sommet en qui se résument les forces vives d’une époque. Peintre, sculpteur, architecte, non satisfait des rapports de lignes, plans et volume qu’il observe autour de lui, il établit entre ces éléments des rapports nouveaux, traduisant ses rêves de perfections plastiques. Toute son œuvre exprime cette recherche d’harmonies nouvelles. Servranckx profite du travail de dissociation des Picasso et autres cubistes, le domine et construit. Art moderne, d’extrême avant-garde, par ses qualités de sobriété, de création hardie, par son dynamisme librement exprimé d’abord, plus contenu, plus «en puissance «dans les dernières œuvres. Art humain par la passion et par la vie qu’on y sent vibrer. Certaines de ses compositions atteignent une telle beauté de rythme, d’harmonie des lignes et des couleurs qu’elles émeuvent comme des symphonies parfaites.
Ces lignes s’accompagnaient d’une reproduction (fig. 3).
De Denise Leburton, on ne sait pas grand-chose. Elle est chargée de la «Section d’Art» , traite de «L’Art nouveau «dans «différents cercles d’étude de la province «et particulièrement à Liège (14). Elle lit des poèmes à la radio le 22 février après que Linze ait traité de la question : «Y a-t-il un art prolétarien ? « (15). On apprend aussi qu’elle aime le football et qu’elle habite Angleur, «27, rue Vapart» , dans la banlieue liégeoise.
En 1925, Anthologie lance une enquête sur les rapports entre l’art moderne et d’autres paramètres : le peuple, la religion, le régionalisme. «S’opposent-ils ; S’influencent-ils ?» . D. Leburton répond sans ambages, en formes de slogans : Religion = «force statu-quo» ; Peuple = «audace jeune» , «force Révolution» ; Régionalisme = «Autos, T.S.F., avions, revues et trains internationaux» . Si doit subsister un «esprit de clocher» , il sera «entraîné dans le tourbillon de l’activité moderne» .
La question du rapport entre art et politique se posait particulièrement dans Anthologie à travers le rapport avec le futurisme. On notera qu’une œuvre de Servranckx accompagnait la publication de l’article du futuriste italien Enrico Prampolini sur «L’esthétique des machines et les interventions de la mécanique dans l’art» , paru en 1924 dans la revue anversoise Het Overzicht (16) . Une reproduction de cette œuvre figurera également dans le numéro de janvier 1927 d’Anthologie (fig. 4).
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Servanckx et Magritte : L’Art pur et Sur la plastique pure (1928-1930)
Un aspect bien connu de la biographie de Servranckx concerne ses relations avec Magritte (17). On a mentionné l’activité professionnelle de Servranckx dans le domaine du papier-peint. Ayant terminé ses études en 1917, Servranckx devint dessinateur aux Usines Peters-Lacroix, qui fabriquait ce produit et où son père était chef de bureau. Il y fit engager Magritte en 1921, en tant que dessinateur-adjoint.
On sait que les deux amis signèrent ensemble en 1922 un bref manuscrit intitulé
L'Art pur. Défense de l'esthétique qui devait paraître dans la revue anversoise Ça ira (18). Le texte devait être illustré d’une majorité d’œuvres de Servranckx, d’autres dues à Magritte et d’autres encore dues à des artistes comme Flouquet, Peeters, Alice Frey, Oscar et Joris Jespers. Dans l’attente d’une épreuve qui n’arrivait pas, les deux auteurs, qui s’étaient engagés financièrement, retirèrent leur projet de sorte que le texte ne parut qu’en 1979 dans les Écrits complets de Magritte publiés par A. Blavier (19). L’édition parue en 2024 est, pour ce qui concerne L’Art pur, identique à la première, malgré la parution de la monographie de 2012 sur Victor Servranckx. De jaren twintig ou les références à Servranckx dans le chapitre de S. Servellón pour le volume Modern Art from the Interbellum de 2016.
Le manuscrit est présenté comme suit «Écrit à l’encre, selon toute apparence de la main de Magritte – ce que confirmeraient certaines habitudes de graphie : usage de guillemets, parcimonie des traits d’union notamment, dans l’original. On ne peut que conjecturer la part mutuelle des auteurs, mais on note que Servranckx ne retiendra littéralement rien de ce texte lorsqu’il publiera : Sur la plastique pure, in L’Équerre, Liège, n° 9-10, mars-avril 1930» . Le commentaire répète «qu’il n’est pas interdit de considérer ici [Magritte] comme le principal rédacteur, selon des critères d’expression et de développement» .
Si l’essai Sur la plastique pure parut dans L’Équerre en 1930, il avait déjà été publié, sous une forme identique, à certains détails près, dans les livraisons de décembre 1928 et de février 1929 d’Anthologie (20) . L’édition se présentait sous le même titre et s’accompagnait de la reproduction d’une peinture, différente de celle qui ornait l’édition de 1930 (fig. 5) (21) (fig. 6)
En dehors des illustrations, une autre différence concernant les deux éditions «liégeoises «réside dans la manière dont le texte est présenté, vraisemblablement par Linze. On lit dans Anthologie :
Nous avons l’avantage de publier ici le texte d’une introduction à un débat public, prononcé au Palais d’Egmont de Bruxelles, par le peintre Victor SERVRANCKX, un pionnier de l’art moderne en Belgique et théoricien averti de la plastique pure.
L’Équerre fera précéder l’essai d’une introduction par Linze.
Victor Servranckx, un des principaux artistes européens, n’a pas hésité longtemps à délaisser la représentation des choses naturelles pour des découvertes beaucoup plus sûres et plus sévères.
Il y eut, avec la plastique pure, à droite, à gauche, sur le monde, l’irruption d’un art nouveau, éminemment humain, le plus humain peut-être.
Les capitales modernes y marquent en rythmes frais leur drame, leur force, leur génie.
Il n’est pas difficile de voir, en suivant Victor Servranckx, des œuvres où le souci linéaire domine, où tout est cadence, beauté de machine presque, où les teintes rares ont des gradations subtiles, où les blancs brûlent.
Puis, voici d’autres conceptions plastiques où les couleurs sont plus charnues et plus vivantes. Qu’on les regarde pour leur expression brute, dénuée de symbolisme, où qu’on y découvre – puisque le jeu est tentant – des courbes d’astres, des lumières de vagues, des ambiances cosmique, toujours une sérennité rayonne et une joie se dégage.
Il faudrait encore parler de Victor Servranckx architecte, aux réalisations si conscientes et si originales, soit qu’il étudie la maison, l’usine ou le meuble. Il faudrait surtout ne pas oublier telle petite sculpture , où quelques lignes tiennent toutes les significations profondes d’une époque.
Ces lignes très pertinentes reproduisent exactement celles parues au même moment dans Der Sturm (22).
Le commentaire de Blavier sur l’essai de Magritte et Servranckx avance l’hypothèse selon laquelle celui-ci aurait été maintenu «sous le boisseau «faute de publication parce qu’un changement d’idées serait intervenu chez les auteurs «dès 1924 «entraînant une rupture avec 7 Arts «un peu plus tard» . Leurs vues sur la plastique pure ne correspondaient plus à celles de la revue bruxelloise et particulièrement à son implication en matière d’architecture, à laquelle était attaché Victor Bourgeois. Blavier y joint une mise à distance par rapport à la revue parisienne L’Esprit nouveau qui avait pourtant en 1924 (n° 22) reproduit 5 tableaux de Servranckx. La relation qui s’établit entre L’Esprit nouveau et l’avant-garde flamande fera l’objet d’un examen particulier, de même que le rapport qu’entretiennent à la même époque ce mouvement et une autre revue française, Vouloir (23).
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Un défi manqué : le tournant de 1925 et les arts appliqués
On a évoqué la mention, par Linze, en 1930, des réalisations de Servranckx dans les arts appliqués. Anthologie ne semble avoir fourni aucune témoignage illustré de ces réalisations. Celui-ci doit être cherché dans d’autres revues comme Le Document. Cette Revue mensuelle d’art, d’architecture et de technique se présentait comme l’Organe de l’Association des Architectes et Dessinateurs d’Art de Belgique, qui avait son siège rue de la Madeleine à Bruxelles.
En octobre 1925, l’architecte R. Bragard y rend compte de l’Exposition provinciale d’Art Décoratif et Industriel du Brabant» . On lit : «Victor Servranckx se signale à notre attention par quelques études pour papiers peints d’une composition puissante et originale, et par un pot à tabac d’un caractère aussi harmonieux qu’audacieux, tant par la forme que par la couleur» . Un exemple de papier peint accompagne le texte. Quant au pot à tabac, il fait partie des créations les plus connues de Servranckx (fig. 7).
On notera que la couverture de la revue Le Document d’où sont extraites ces illustrations reproduit une Lampe portative de Baugniet qui figure également dans l’article mentionnant Servranckx, où cette dernière fait l’objet d’un commentaire (illustration 8). Cette lampe avec «abat-jour de parchemin blanc en forme de pyramide «figure dans le projet de bureau dû à Baugniet reproduit dans le catalogue de l’exposition 7 Arts 1922-1928 (24). La notice du catalogue précise que le projet fut édité par «L’intérieur moderne» , firme de décoration fondée par Baugniet et Ewaud Van Tonderen, et qu’il date de 1927. La conception de la lampe était donc antérieure d’au moins deux ans (fig. 8).
Les Archives d’Architecture moderne consacrent une précieuse notice à Baugniet où figure un inventaire du fonds Baugniet, constitué en 1986, qui s’étend «du début des années jusqu’à la fin de sa carrière « (25). Le fonds comprend des photos, des dessins originaux sur papier et «environ quatre cents dessins de mobilier» . Pour autant qu’on puisse dater les documents répertoriés, on relève seulement pour 1933/52 des «Modèles de lampe Form» , avant 1950. On en présentera pas ici l’édition que fournit Le Document, en juillet-août 1926, d’un article de Baugniet intitulé «Cubisme. Plastique pure, Art abstrait» , qui sera repris en 1986 dans le recueil de ses écrits intitulé Vers une synthèse esthétique et sociale (26). L’article comporte notamment des illustrations portant sur des créations de Baugniet, Servranckx, Karel Maes, Jozef Peeters, Jean-Jacques Gailliard et Stéphane Jasinski, dont certaines ne semblent pas reproduites dans les ouvrages traitant de ces derniers (27). L’article de Baugniet se termine par cette proclamation : «Je pense volontiers, et cela sans craindre d’être accusé de présomptions, que le cubisme est, avec l’avion, la plus grande invention du siècle» .
En 1927, le grand écrivain liégeois Robert Vivier (Chênée, 1894-La Celle-Saint-Cloud, 1989), qui enseignait à l’Université de Liège, intitulait «Retour à l’humain : le meuble «quelques pages de l’opuscule qu’il consacrait à Baugniet, en concluant: «Baugniet sera, sans doute, l’un des plus sobres et des plus harmonieux parmi les artistes qui feront tiompher le style dans l’organisation plastique de notre confort, et qui infuseront ainsi, au moindre détail du décor qui nous entoure, la séduction secrète de la beauté « (28).
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Un cas liégeois : Hippolyte Fierens-Gevaert
R. Vivier n’était pas le seul, à Liège, qui agitait la sonnette d’une provocante modernité artistique. Hippolyte Fierens-Gevaert, déjà cité, s’était vu confier en 1902 par l’Université de Liège la chaire d’Esthétique, à laquelle fut jointe peu après l’attribution du cours d’Histoire de l’art ainsi que celui d’Histoire de l’art de la Renaissance et des Temps Modernes. Ayant commencé une carrière de journaliste littéraire au parisien Journal des débats, il avait conquis ses grades d’historien de l’art par des Essais sur l’art contemporain que couronna l’Académie française (1897).
L. Van Puyvelde écrit à son propos : «À Bruxelles, où il professa avec autant de succès qu’à Liège à l’Institut supérieur d’Histoire de l’Art et d’Archéologie, il fut bientôt, en 1904, chargé de secrétariat des Musées royaux des Beaux-Arts, dont il devint plus tard conservateur en chef « (29). C’est à ce titre que Fierens-Gevaert fait l’objet d’un virulent article de J. Delville paru en février 1924 dans la revue bruxelloise Art et décoration, intitulé «Les malfaiteurs de l’art» .
Ce Conservateur se délecte frénétiquement dans la pourriture et la décomposition picturales au point qu’il veut les conserver, comme un fossoyeur conserve dans le cimetière des cadavres liquéfiés, à la cimaise des musées, devenues, grâce à lui, sinistres et macabres comme des lieux hantés de larves. En bon catholique ultramontain, respectueux des théologies traditionnelles, agenouillé devant le saint Pontife de Rome pour lui parler «d’art sacré» , ainsi qu’il le claironna lui-même aux quatre vents de la presse, il ne craint cependant pas de montrer sa parfaite duplicité mentale en commettant de véritables blasphèmes esthétiques lorsqu’il fait l’apologie de tout ce qui se trouve à l’antipode de cette pensée religieuse orthodoxe dont il se réclame.
Devenu «le suppôt honni des idées subversives» , Fierens-Gevaert s’est fait le héraut de «tout un petit monde plus ou moins parasitaire» : «d’honnêtes bourgeois très inoffensifs, des fonctionnaires officiels, des conservateurs de musée, des critiques d’art, des journalistes, des banquiers, des députés socialistes» … Quels sont en effet les mots d’ordre et les buts souvent cachés des modernistes? «Proclamer la suprématie de la laideur, exalter le barbare et le grotesque, pousser les artistes à la vulgarité la plus crapuleuse «– bref «ravaler la peinture et la sculpture à des manipulations, colorées ou statuaires, de sauvages primitifs de la Polynésie» . Au-delà du «bagout de commis-voyageur pour échantillons d’art nègre «dont se délecte Fierens-Gevaert, c’est, clame Delville, à un niveau supérieur que se porte la menace de la «manière ultra-moderniste» : «c’est agir à l’encontre de l’ordre créateur et évolutif de la race humaine» . Brrr…
Il reste plaisant de voir la recherche artistique des «formes élémentaires «ramenée par Delville aux «déformations archaïques les plus basses «de la bigoterie et de ses «anciennes superstitions» . Ce «snob bien pensant «ne rappelle-t-il pas «les goëtiens moyen-âgeux qui se complaisaient, en leurs évocations impures, aux choses bestiales du monde invisible inférieur» ?
Le ravalement de niveau dont procède la critique de Delville s’accompagne d’une position politique destinée à saper, d’avance, l’art nouveau dont il se réclame publiquement. Ses Essais sur l’art contemporain comportent un chapitre intitulé «De l’avenir de l’art plastique» . L’avant-garde que produira la Révolution russe vide précisément la pronostication de Fierens-Gevaert de tout avenir lié à une philosophie de l’homme et de la société. Le morceau mérite à nouveau d’être cité. Certains ont proclamé «que la grandeur de l’art nouveau dépendait du triomphe du socialisme « (30).
Rien n’autorise, hélas ! à croire à la bienfaisante influence sur l’art, d’un communisme politique dont le principe inspirateur est l’assouvissement des appétits matériels. À ce point de vue, Nietzsche a raison quand il déclare que la «morale du troupeau «est funeste, et que l’aspect démocratique est un symptôme de vie descendante. La philosophie sociale qui nous vient d’Angleterre et «qui donne pour but de l’activité humaine le bonheur du plus grand nombre «est trop soumise aux nécessités matérielles pour susciter des élans véritablement artistiques.
Une conclusion en disparate
Linze maintiendra jusqu’au moment où cesse de paraître Anthologie, en mars-avril 1940, le soutien accordé à ces arts appliqués qui, par l’extension industrielle, étaient censés favoriser «le bonheur du plus grand nombre» . Si l’exposition sur «L’Équerre «qui va se tenir en mars 1933 au Palais des Beaux-Arts de Liège reste majoritairement consacrée à la peinture et à la gravure, des sections particulières sont réservées à la sculpture à l’architecture, à propos de laquelle sont mentionnés divers concepteurs, et à l’ameublement métallique (Allsteel / Maison Deoser) (31). En mai 1939, Linze disserte encore sur «la reconstruction de l’Homme comme entité individuelle et universelle «que propose le cubisme selon Albert Gleizes : un art «humain» , tellement humain (32). En décembre de la même année, Victor Bohet, chef du département d’anglais et de littérature anglo-saxonne à l’Université de Liège, donnait à son tour à la revue un article intitulé «Cubisme et fonctionnalisme» . Il y rappelait : «Le cubisme, paraît-il, commença le jour où Picasso, dans un café, regardant une figure géométrique par-dessus l’épaule de l’actuaire Princet occupé à résoudre un problème, s’écria : ‘C’est beau !’» .
Malgré ces appels à une mutation radicale des conceptions artistiques en bords de Meuse, on reconnaîtra – comme le font Klinkenberg et Charlier pour la littérature et l’architecture – que la production même souffre à Liège d’un incontestable déficit, en tout cas du point de vue de la plastique pure et de l’abstraction géométrique. Des faits parfois méconnus interrogent ce qui apparaît souvent comme une chronique d’occasions manquées. L’un d’eux lie en quelque sorte des Liégeois.
En février-mars 1925, comme le signale Ph. Van den Bossche, un Numéro spécial de La Nervie (sous les numéros 2-3) est consacré à La Jeune peinture belge et particulièrement à l’avant-garde, sous la direction de l’économiste et amateur d’art André de Ridder, fondateur en 1920, à Anvers, de la Galerie Sélection (33). L’artiste Baugniet s’y trouve présenté par un autre artiste, Roger Van Ginderteal, qui participe aux activités de Lumière, à Anvers, et de la Galerie Le Centaure, à Bruxelles. Mais Baugniet se charge lui-même de rédiger diverses notices consacrées à d’autres peintres. ces artistes. Ces dernières sont du reste très significatives des doutes et interrogations qui déterminent à l’époque le choix de Baugniet en matière d’activités simplement alimentaires. Or, il ne signera pas les présentations de deux artistes qui sont aujourd’hui considérés comme des figures avancées de la modernité liégeoise : Auguste Mambour (1896-1968) et Edgar Scauflaire (1893-1960).
C’est Léon Duesberg, collaborateur de la revue anversoise Sélection, qui donne la notice dédiée à Scauflaire. Il distingue en lui un artiste qui s’efforce «de mettre à jour ses forces réelles, de les canaliser enfin selon les préférences de ce ‘moi dégagé’ qui est l’être mystérieux par excellence» . «Lorsqu’il se consacre momentanément à l’affermissement de son dessin, il semble qu’un vertige l’entraîne à dessiner toujours davantage et millle sujets divers, jusqu’à ce qu’il parvienne à s’exprimer complètement, grâce à quelques traits souples, purifiés, essentiels « (34). On n’ira pas jusqu’à dire – comme l’eût peut-être fait Baugniet – qu’il ressent une tension vers l’abstraction. Cependant, pour autant qu’on ait pu voir, Scauflaire ne sera cité dans Anthologie qu’à partir de 1936.
Malgré les appels à une mutation radicale de la production artistique en bords de Meuse, on reconnaîtra – comme le font Klinkenberg et Charlier pour la littérature et l’architecture – que l’avant-garde a souffert d’un déficit marqué en matière d’abstraction et de plastique pure dans les années 1920-1940. Certains articles et la reproduction de certaines œuvres, dans Anthologie, en témoigneraient trop visiblement.
On a par ailleurs suffisamment invoqué l’infléchissement qui caractérisa la carrière d’artistes d’avant-garde confrontés à l’indifférence du grand public et soucieux de pratiquer un art simplement alimentaire - sans parler des conditions qu’imposera la Grande Dépression. Pourtant, la situation commerciale ne semblait pas très différente à Bruxelles, si on en juge par les souvenirs qu’a rapportés Baugniet dans un entretien avec B. Durant. «Sous l’emprise de ce découragement que Flouquet et moi avions ressenti vers 1935 lorsque personne ne s’intéressait à notre peinture» , nous «avons mis tous nos tableaux abstraits dans la cave et on est revenus à la figuration « (35). La vitalité de réussite internationale que va connaître Anvers, sur la lancée du Goupe des cinq dont le succès s’affiche pendant la guerre avec Masereel, fournissait un modèle dont l’influence s’exerçait bien plus à Bruxelles (36). Outre la force d’attraction que possède tout capitale, celle-ci conservait des liens puissants avecune Flandre qui lui avait donné sa langue traditionnelle majoritaire. Liège n’a pas cessé de cultiver une indépendance qui a pu quelquefois prendre la forme d’un isolationnisme.
Un paradoxe pèse finalement sur le cours qu’a suivi la production locale avant 1940-1945. Linze l’a pointé d’une certaine manière dans son manifeste du Groupe moderne d’Art de Liège. Dans une région où régnait l’industrie, on attendrait que les nouvelles tendances aient pris le chemin d’un engagement majeur dans les arts appliqués. Tel fut le détour que devaient parfois emprunter l’abstraction et la plastique pure, en acceptant ce que Jo Delahaut qualifiera plus tard de reniement et le retard de reconnaissance que semble avoir connu l’oeuvre de Scauflaire (37).
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