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- - - Claire Maingon Essai sur la taille directe comme performance De Zadkine à Baselitz, de Brancusi à Louise Bourgeois
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Reporticle : 183 Version : 1 Rédaction : 01/01/2014 Publication : 11/10/2016

Essai sur la taille directe comme performance : de Zadkine à Baselitz, de Brancusi à Louise Bourgeois

Fig. 1 – Ossip Zadkine, Le sculpteur. 1939, bois polychromé, 191 x 132 x 100 cm., 355 kg
Photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.RMN-Grand Palais/Bertrand PrévostClose
Fig. 1 – Ossip Zadkine, Le sculpteur. 1939.

Les photographies fixant l’image des sculpteurs au travail, plus rarement les films, sont des documents précieux. Ils apportent des renseignements sur la relation intime entre l’auteur et son œuvre. Cependant, comme nous le rappelle le film d’Henri Clouzot, Le mystère Picasso, tourné en 1955, ils sont en même temps des récits, des fictions qui mêlent le mythe à la réalité. Les concernant, nous devons réserver une certaine distance critique. Un reportage des actualités françaises tourné en 1951, La sculpture et les sculpteurs (1), offre un petit panorama sur quelques contemporains. Paul Belmondo en héritier de Maillol ; Alfred Janniot, Marcel Gimond en Praxitèle modernes ; Ossip Zadkine en nouveau Gauguin. La plupart des sculpteurs sont montrés le maillet et le burin à la main, à mi-chemin entre le tailleur de pierre et le praticien. Aujourd’hui, le talent de ces artistes sera jugé inégal, incomparable, mais le reportage les unit dans un but commun : faire mieux connaître au grand public l’école de sculpture française. Au-delà de son ton hagiographique, ce reportage est intéressant dans la mesure où, chose peu fréquente, il montre le sculpteur au travail ou mimant le travail (2). D’une certaine manière, le film est un simulacre qui prétend apporter des éléments de réponse au chapelet de questions naïves et indiscrètes que se pose celui qui n’est pas artiste  comment l’art est-il fabriqué ? Quel geste magique l’artiste accomplit-il dans le secret de son atelier ? Le processus créatif, qui intéressa tant Sigmund Freud, est toujours mystérieux. Mettre en scène l’artiste taillant la pierre serait une façon de lever partiellement ce voile de mystère. En voyant l’artiste manier son burin, caresser la pierre, nous serions au cœur de la praxis. Mais le reportage laisse dans l’ombre la question esthétique. Il n’éclaire pas sur la poïétique de l’artiste. Sont-ils en train de tailler le marbre d’après modèle ou de pratiquer la taille directe ? Il s’agit pourtant de deux conceptions différentes – sinon contraires – de la sculpture.

Pratique ancestrale, la taille directe s’apparente au travail de la pierre ou du bois par la seule main de l’artiste, sans modèle préconçu, parfois même sans dessin préparatoire ou étude. La forme extraite par l’artiste de la matière brute est foncièrement un original (3). On saisit ici la différence qui existe avec le procédé de la transposition fréquent au XIXe siècle (4), c’est-à-dire de la traduction dans la pierre par un praticien d’un modèle existant en plâtre par usage ou non de la mise au point. Paul-Louis Rinuy considère les années 1906 et 1907 comme fondatrices d’une esthétique de la taille directe moderne (5). Joseph Bernard en fut l’initiateur, suivi de près par Brancusi. Dans les années 1920, elle permet de tourner la page sur l’héritage de Rodin, qui déléguait la taille de ses marbres d’après modèle à ses praticiens. Durant l’entre-deux-guerres, la taille directe connaît un développement singulier (André Abbal, Joachim Costa, Paul Dardé). Selon le critique et poète Emmanuel de Thubert, créateur de la revue La Douce France et organisateur d’expositions éponymes, la sculpture directe doit être lue comme le renouveau d’une tradition oubliée, la réappropriation de la plus ancestrale technique de la sculpture (6). Mais, l’histoire de la taille directe de la pierre ou du bois en prise avec la modernité ne se limite pas à l’entre-deux-guerres. Disons-le franchement, elle traverse toute l’histoire de la sculpture moderne, de Brancusi à Louise Bourgeois, de Zadkine à Baselitz. La liste des artistes majeurs ou importants du 20e siècle qui en ont fait usage est pléthorique : Derain, Matisse, Picasso, Kirchner, Gaudier-Brzeska, Csaki, Modigliani, Arp, Giacometti, Epstein, Moore, Chilida, Etienne-Martin, Penone et, avant eux, Maillol ou Gauguin. Tous ont taillé directement dans la matière brute, sans y transposer un modèle. Bien sûr, la taille directe n’est pas le socle unique de la modernité, ni une preuve d’avant-gardisme. Cependant, elle relève d’un choix esthétique – peut-être d’une aspiration - que, d’une façon ou d’une autre, ces artistes ont partagé. Il s’agit d’un choix esthétique en faveur de l’action directe, du corps à corps avec la matière, de la « persévérance » comme le dit Louise Bourgeois. Ce choix n’est pas toujours exclusif. Bien des sculpteurs qui ont pratiqué la taille directe ont continué de modeler (Camille Claudel, Joseph Bernard) ou d’assembler (Picasso). D’autres peintres et sculpteurs n’ont pratiqué la taille directe que de façon expérimentale et passagère, comme Derain. Il demeure étonnant qu’aucune entrée ne lui ait été consacrée en 1986 dans le catalogue historique Qu’est-ce que la sculpture moderne ? autrement que sous l’emprise du primitivisme et de l’expressionnisme. Sans doute, la taille directe de la pierre et du bois a-t-elle partie liée avec le retour aux sources archaïques, à l’intérêt pour la sculpture gothique et romane, mais elle est en même temps une voie explorée par les sculpteurs conceptuels, abstraits, minimalistes (Carl André, Richard Deacon) et elle a su inspirer des usages nouveaux du béton, et même du métal (7). Il est tout aussi déroutant que l’intérêt pour la matière puisse parfois passer au second plan tandis que les artistes soulignent à quel point le choix du matériau - la pierre, le bois, le plastique, etc. – est significatif (8).

Nous souhaitons attirer l’attention sur le lien existant entre la taille directe et la notion de performance, permettant d’éclairer sous un jour nouveau sa singularité et, s’il en est, sa modernité. Il y a, d’une part, ce lien intime entre l’art et la nature, lié au fait que la taille directe travaille des matériaux organiques et minéraux. D’autre part, la taille d’une pierre ou d’un bois est bien souvent, notamment pour les pièces monumentales, une performance physique. « Chaque coup de maillet est un effort physique et mental » (9), écrit en 1913 Gaudier-Brzeska, fulgurant sculpteur de la taille directe, disparu trop tôt dans la grande tuerie de la 14-18. Enfin, la taille directe produit un signifié très proche de ce que la performance recouvre dans le champ de l’art contemporain : une œuvre unique, immanente, parfois accompagnée d’une pratique photographique ou filmique.

Autoportrait monumental du sculpteur ? 

Fig. 1 – Ossip Zadkine, Le sculpteur. 1939, bois polychromé, 191 x 132 x 100 cm., 355 kg
Photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.RMN-Grand Palais/Bertrand PrévostClose
Fig. 1 – Ossip Zadkine, Le sculpteur. 1939.

En 2012, l’exposition Monumental ? organisée par le musée d’art moderne de Saint-Etienne Métropole avait très justement choisi d’inclure dans sa sélection une grande pièce de Zadkine, Le Sculpteur, de 1939. Il s’agit d’un bois polychrome de presque deux mètres de hauteur représentant un personnage au visage double, en bras de chemise, maillet et burin en main. Il sculpte une forme abstraite qui ressemble aux œuvres de Zadkine. A ses pieds, un compas, un dessin qui pourrait être une esquisse d’un monument complexe, et une composition sculptée. Zadkine a lié sa mythologie personnelle à la taille directe du bois qu’il découvre dans son adolescence, alors qu’il montrait peu de dispositions au modelage. Dans Le Maillet et le ciseau, son récit autobiographique publié en 1968, le sculpteur biélorusse raconte sa première rencontre avec la pierre sous la forme d’un apprentissage, aux sources même de l’art. « Ayant trouvé un gros morceau de granit jaune et rouge abandonné dans un champ par un glacier arctique, je demandai au forgeron de me fabriquer les quelques ciseaux qui me permirent de tailler dans le granit une sorte de tête (...) » (10). Il s’agit de la Tête héroïque (1908-1909), aujourd’hui conservée au musée Zadkine, métaphore de la naissance de Zadkine.

Fig. 2 – Constantin Brancusi accroupi, taillant à la hache une Colonne sans fin.
Photo Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist.RMN-Grand Palais/Jacques FaujourClose
Fig. 2 – Constantin Brancusi, une Colonne sans fin.

En 1924, Constantin Brancusi réalise plusieurs autoportraits photographiques le montrant au travail, dégrossisant à la hache, à la scie manuelle, les formes d’un futur monument : une Colonne sans fin. L’univers de l’atelier, aux murs nus, est encombré d’outils et de larges morceaux et troncs de bois. Son visage ne regarde pas l’objectif, Brancusi est dédié à sa tâche. Il est confondu dans son geste, que l’on devine appuyé, constant et répétitif. Brancusi dispose de plusieurs outils : sa scie, sa hache mais aussi son appareil photographique. Vraisemblablement, l’artiste a utilisé un déclencheur ou un retardateur. Il s’adapte à la photographie, mais cherche à produire un geste au plus proche du réel. L’importance de la pratique photographique de Brancusi est connue. Elle est de nature documentaire et esthétique (11). L’acte de l’autoportrait au travail nous semble en effet relever d’un autre ordre que de l’archivage documentaire. En produisant ces photographies, Brancusi abolit la frontière entre l’art et le réel. Tandis que son travail marque un net éloignement des formes réelles à partir de 1906, le sculpteur semble se réapproprier un chemin vers le réel par la pratique de la photographie. Autrement dit, il reproduit ici le réel tandis que, dans sa sculpture, il refuse la reproduction au bénéfice de la création d’une forme qui ne représente pas mimétiquement le monde extérieur. Ces clichés ne furent pas publiés du vivant de l’artiste. Il s’agit d’une quête personnelle, venant éclairer sa propre poïétique. Dans ses photographies, Brancusi montre qu’il emploie des instruments de travail ancestraux et non mécaniques, pourtant tout à fait disponibles à son époque. C’est donc bien un choix en faveur de l’ancestralité – peut-être d’une tradition - qu’il applique ici à sa propre création. La taille directe représente donc un enjeu majeur : le retour à une pratique instinctive, organique, de la matière. Ces photographies sont d’ailleurs un hommage à la matière : le bois, que l’artiste travaille ici, qu’il dompte mais auquel il est soumis par les contraintes techniques qu’il lui impose. Ces contraintes sont dures, physiques, exigeantes. Brancusi endosse le mythe du bûcheron au fond d’une forêt millénaire. La coupe du bois fait partie de la culture populaire roumaine ; et les sculptures de bois sont habituelles dans le folklore local des campagnes et forêts roumaines où l’on érige des portails en bois décorés de figures protectrices des voyageurs et des bûcherons. Ce caractère rustique, Brancusi l’aurait aussi cultivé comme un mode de vie. Dora Vallier le rapporte de la visite qu’elle fait à Brancusi en 1956. Elle le décrit comme un « homme qui vivait près de la terre » , ayant construit ses meubles d’une façon artisanale, vivant au milieu de ses outils, en solitaire. « Suspendus les uns contre les autres ciseaux, poinçons, limes, tenailles, pinces, tournevis, marteaux, scies, de toutes les formes, de toutes les tailles. Au-dessous, sous la longue table de travail, une enclume, des rabots et partout, partout, de la poussière » (12).Le travail organique du bois, par la taille directe, connaît une grande prolongation dans la création contemporaine, chez le sculpteur anglais David Nash qui taille directement dans le tronc des arbres pris sur pied (Column, 1970, œuvre disparue), ou chez Giuseppe Penone.

Il est très fréquent que les artistes de la taille directe aient été comparés aux tailleurs de pierre, présentés comme les héritiers des bâtisseurs anonymes des temples, des églises romanes et des cathédrales gothiques. Gaudier-Brzeska dit admirer « l’œuvre des maitres artisans » dans lesquelles « chaque centimètre de la surface est gagné à la pointe du ciseau » (13). Quant à Abbal, fils d’un tailleur de pierre, il défend avec exclusivité ce modèle. « Il n’y a de vraie sculpture que faite avec un bon ciseau et un maillet agile » (14), écrit-il. Ce dernier revendiquait la formation dans l’atelier de son père, tailleur de pierre. Dodeigne a appris les bases du métier auprès de son père, tailleur de pierre. Cependant, il ne s’agit pas de dynastie d’artisans mais bien d’artistes. S’ils se transmettent un métier, une connaissance de la matière, leur créativité et leur talent sont personnels. Souvent le débutant n’aboutit qu’à des formes anémiées car il méconnait le matériau ou manque de respect à son égard. Parvenir à faire naître dans la pierre des reliefs énergiques, puissants, requiert une solide expérience. « La relation avec la pierre est décisive ! Nous dit Dodeigne (...) vous devez sentir la pierre. Elle chante et elle sonne. Elle vous prévient si quelque chose ne tourne pas rond » (15). Encore faut-il savoir l’écouter. Henri Moore avait lui aussi résumé cette quête d’une vie, savoir faire parler la pierre. Simplifier sans affaiblir. « Un morceau de pierre peut parfaitement être trouvé sans en être affaibli pour autant – il suffit que le trou ait la taille, la forme et la direction voulues » (16), résume-t-il.

Bien qu’elle soit directe, sans modèle, la taille directe se passe rarement du dessin. « A la base de chaque sculpture, il y a toujours un dessin et, presque toujours, des petites esquisses en terre. Cette préparation est capitale pour le sculpteur, car son grand problème c’est la concision » (17), explique Dodeigne. Mais chaque artiste possède une vision différente de la tridimensionnalité. Baselitz pense sa sculpture sur bois en parenté très proche avec ses dessins. « Les lignes que je trace sur une sculpture sont identiques à celles que qu’on fait sur un dessin » (18), dit-il. Pour Henri Moore, dont l’approche esthétique de la sculpture et de la forme sont pour ainsi dire inverses à celle de Baselitz, les dessins sont des aides à sa pensée, des notations rapides, mais ils n’égalent pas le langage de la sculpture. De la même manière, l’épannelage (le dessin des contours de la sculpture sur les côtés du bloc et le dégrossissage du bloc) n’est pas suffisant pour faire naitre la forme. Le travail de la pierre est bien un corps à corps entre celui qui sculpte et celle qui est sculptée, dans le respect et la connaissance de la matière. Pour cela, l’artiste utilise différents outils : pics, ciseaux, gradines, bouchardes, râpes qu’il passe sur la pierre jusqu’à la faire devenir chair.

Héroïsme

Comme le confie Louise Bourgeois, qui fait usage du marbre à partir de 1967, sculpter la pierre est un « challenge » , « presqu’un jeu avec l’impossible » (19). La taille directe est un défi lancé à la matière. Elle est l’expression d’une « lutte émouvante et féconde entre la matière, la main et la pensée, une lutte qui a sa grandeur et presque toujours sa récompense » (20). René-Jean le relève au sujet du sculpteur animalier d’origine espagnole, Hernandez, qui « taille directement les matières les plus dures, sans études préliminaires, sans repère préalables » et qui « n’a peut-être jamais manié la glaise ni la plastiline » (21). Le sculpteur, ignorant la prétendue facilité des matières molles, travaille le granit, une pierre dure, austère, à la manière des assyriens. Dodeigne choisit une pierre extrêmement dure, la pierre de Soignies, qu’il laisse parfois brute. C’est un métier de « bagnard, de casseur de cailloux » (22), nous dit l’artiste. « Il s’agit pour le sculpteur d’aborder la pierre de la même manière qu’un ouvrier l’extrait dans la carrière. Après l’avoir éclaté à la machine, il lui faut frapper dans la masse. L’attaquer aux coins d’acier, à la disqueuse, au burin. Et frapper tant et plus, jusqu’à ce qu’elle délivre ce que vous en attendiez » (23).

Elle est un défi lancé au temps et même temps qu’un paradoxe. Tailler est un long processus, qui peut prendre plusieurs mois. La taille directe repose néanmoins sur le principe de l’immédiateté, de l’immanence, d’une certaine spontanéité. Elle ne peut s’exécuter en différé, n’autorise nul repentir. En temps réel, elle ne s’inscrit paradoxalement dans le temps long de la sculpture. « Je pense que je m’exprime mieux en utilisant le marbre, explique Louise Bourgeois. Il permet d’exprimer certaines choses que d’autres matériaux ne permettent pas comme la persistance, la répétition, les forces qui vous entrainent vers la ténacité. Je suis quelqu’un de persévérant et je crois en la ténacité » (24).

Fig. 3 – Maurice Prost au travail en 1939.
Autorisation des ayant-droits et de M.Pierre KastelynClose
Fig. 3 – Maurice Prost, 1939.

La taille directe place l’artiste dans une posture de virilité, le renvoie au modèle du guerrier. Maurice Prost, amputé d’un bras pendant la Grande Guerre, se fit appareiller d’un marteau piqueur à air comprimé pour tailler la pierre (25). C’est justement la perte tragique de son bras qui le convainc, par défi, de se consacrer à l’une des techniques les plus exigeantes que la sculpture peut compter : la taille directe sur pierre, et notamment le granit et l’onyx, parmi les plus dures. Il choisit également le sujet animalier, difficile à saisir car toujours mouvant. Dans les photographies publiées dans la presse des années 1930, Prost apparait sculptant la pierre à l’aide d’un marteau remplaçant le bras manquant. La dimension héroïque, spectaculaire, est assez saisissante et en grande partie liée à son handicap. L’usage d’outil pneumatique peut également venir alléger la difficulté de la taille de la pierre, comme Marino Marini en fit usage dans les années 1970. L’artiste italien choisit peut-être cette aide à la taille en raison de son âge – 70 ans – qui le rendait moins fort physiquement.

La taille directe privilégie une vision très personnelle, intérieure, de la sculpture, qui refuserait d’aboutir à des stéréotypes. Dans les années vingt, la taille directe est une manière de réagir contre le multiple engendré par le modelage, et dont découlerait une certaine uniformisation du goût. Un bon exemple est alors le problème de la statuaire commémorative. L’achat en masses par des milliers de communes de France de fontes bon marché représentant des poilus effondrés ou triomphants, accompagnés d’allégories sans âme, a fait naître un mouvement de protestation contre la laideur. Il existait deux manières d’y réagir. La première consistait à rejeter un réalisme trop conventionnel. C’est le choix que fit notamment Joachim Costa dans Le Poilu, une figure synthétique et massive, universelle traduite en bronze pour le monument de la Rochelle. La seconde était de privilégier la taille directe, et donc une œuvre complètement unique et originale, comme le réalisa André Abbal pour le monument de Moissac. Waldemar Georges situe entre 1920 et 1925 l’apogée de la querelle entre le modelage et la taille directe. Le manifeste du groupe de la Douce France, La Pergola, est présenté durant l’exposition internationale des arts décoratifs et modernes de 1925 (26). Elle réunit d’un ensemble de sculpteurs (dont Abbal, Saupique, Nicot, Pompon, les frères Martel) dans l’esprit du compagnonnage. Ils rejettent clairement le modèle académique antique au profit d’un modèle jugé barbare et de thèmes celtiques. Dans la presse, Paul Vitry (conservateur du département des sculptures, au Louvre, et critique d’art) moque la posture d’héroïsme dont semblent se réclamer les artistes de la taille directe, qui prétendent œuvrer par eux-mêmes, sans modèle et sans praticien (27).

La dimension héroïque et novatrice de la taille directe est sensible dans les images d’un film d’actualité de 1928 dédié au sculpteur catholique moderne Carlo Sarrabezolles. On y voit l’inventeur de la taille directe en béton sur prise exécuter à même l’église d’Elisabethville la taille directe de personnages monumentaux attachés à l’architecture. Les images font véritablement revivre, sans le pasticher, le passé des imagiers des églises de France. Dans une monographie consacrée à Sarrabezolles, Paul-Louis Rinuy remarque que la taille directe est, chez cet artiste, « de l’ordre de l’ascèse et de l’héroïsme » (28). Avec cette technique, qui enrichit l’esthétique moderne du béton, le sculpteur expliquait réduire considérablement le temps de travail. La taille directe est aussi une technique très performante, performative, dont il défendit les atouts dans un article paru en 1933 (29).

Martelages, malmenages, rituels

Dans son traité publié en 1883, le sculpteur allemand Aldof von Hildenbrand préconisait la taille directe. Il soutenait que l’imagination et l’acte de sculpter, de produire par soi même, sont liés (et condamna Auguste Rodin pour ses pratiques de délégation de la taille des marbres). Au début des années 1920, Emmanuel de Thubert invitait les artistes de la taille directe à élaborer « des formes mentales » (30), c’est-à-dire à donner une assise conceptuelle à leur œuvre. En 1997, Alain Kirili le dira autrement. Il évoque, dans son œuvre, la « naissance du monolithe » (31), la verticalité, l’objet dressé, « modelé ou en attaque directe (forge, martelage) » qui célèbre la création d’un « corps vivant » , universel et abstrait. Selon lui, le martelage n’a pas été suffisamment exploré dans la sculpture. Cette technique, qui consiste à frapper fortement une surface avec un marteau, a été exploitée par l’artiste avec le métal. Elle entretient une parenté intéressante avec la taille directe puisqu’elle vient aussi donner forme, entailler, dans une matière non molle. Les surfaces qui en résultent présentent un caractère très archaïque. On sent poindre l’usure du monde et la vérité silencieuse des formes universelles. Il n’est pas rare que ses œuvres soient présentées dans des installations, parfois temporaires, ou des performances unissant créations plastiques et musicales, mêlant l’art et la vie.

Fig. 4 – Affiche d'Alan Kaprow annonçant son happening Record (1968): il en explique le déroulement et invite toutes les personnes souhaitant y participer à se rendre à une réunion d'information le 19 mars 1968.
Photo Coll. Fondation du doute, Blois. Photographie de Thierry BourgoinClose
Fig. 4 – Affiche d'Alan Kaprow annonçant son happening Record (1968).

Dans une série de clichés liée à une publication, Record II (1968), l’artiste Allan Kaprow se représente en tailleur de pierre. La sculpture qui pourrait résulter de cette action n’est pas donnée à voir, on ne sait pas si elle existe. Seul le geste, l’action, apparaissent au cœur d’un rituel mêlant lumière et ombre, identité et absence, solidarité humaine et solitude minérale. La série se compose de plusieurs vues qui décrivent trois phases de la performance Record : Breaking big rocks photographing them, Silvering big rocks photographing them, Scattering the photos with no explanations. La première image, imprimé sur le livre d’artiste issu de cette performance montre un plan serré sur une masse solidement tenue frappant le roc. A l’intérieur : plusieurs vues de piles de rochers, deux hommes taillant la pierre, le rituel autour d’un papier argenté. La performance de Kaprow se constitue d’une action ritualisée autour d’une pile de rochers, recouverte de feuilles argentées sur lesquelles les noms des acteurs de la performance sont inscrits. Et la photographie fait pleinement partie de la performance qui porte d’ailleurs le nom « d’enregistrement » (Record).

Ici, la taille directe est une manière de reconnecter au monde, à l’universel, ce dont l’enregistrement par la performance témoigne. Henri Moore ne disait pas autre chose quand il parlait de la sculpture contemporaine comme d’une « exploration du monde » (32). Le sculpteur anglais exprimait parfois le besoin de tailler en extérieur, générant un nouveau de type de rapport avec sa sculpture, dans l’harmonie de la nature, qui est aussi le temps de la nature. La réintégration et temps et du site (in situ) sera l’objet de la remise en question des formes artistiques traditionnelles que proposera le Land Art dans les années 1960. La pierre et le bois, in situ, sont assemblés à même la nature. Doit-on parler d’une action, d’une sculpture, et plus encore de taille directe ? Le land art n’est pas qu’une simple réaction au diktat du métal, c’est aussi un acte de déconstruction et de construction, un ready-made de la sculpture en acte. Bien souvent, la taille directe provient de l’action de la nature elle-même, tout comme Josef Beuys l’a souligné dans plusieurs œuvres et performances à partir des années 1970 (The end of the Twenthieth Century).

Fig. 5 – Georg Baselitz dans son atelier en Italie, travaillant à sa sculpture Dunklung Nachtung Amung Ding, 2009.
Photo Elke BaselitzClose
Fig. 5 – Georg Baselitz, Dunklung Nachtung Amung Ding, 2009

L’artiste allemand Georg Baselitz utilise la technique de la taille directe du bois d’une manière particulièrement agressive, une esthétique radicale au service de la tabula rasa. « Je veux, nous dit Baselitz, par le travail du bois, éviter toute forme d’adresse, toute élégance artistique manuelle, toute construction. Je ne veux rien construire » (33). Baselitz pratique ce qu’il nomme « l’agression immédiate » (34) du bois à l’aide d’une hache (qu’il utilisait dans les années 1970 pour tailler et dégrossir lui-même les arbres), d’une scie ou d’une tronçonneuse (35). Les effets n’aboutissent pas moins à un résultat très archaïque par le refus que semble faire l’artiste d’une étape de finition, de ponçage. Blessés, ces hommes totémiques, épais, grossiers, peinturlurés mais étrangement calmes, semblent prêts à affronter l’éternité (Volk Ding Zero, 2009). Comme le dit l’artiste né en 1938, son inspiration vient en partie de l’art populaire allemand, des christs aux outrages habituels dans sa région natale. La taille directe serait un retour vers les origines de l’art, mais aussi un retour à soi. La taille directe est au service d’une interprétation directe, entière et personnelle du monde.

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    Notes

    NuméroNote
    2Dans son film tourné en 1915, Ceux de chez nous, Sacha Guitry montre Rodin au travail. Le maître, très âgé, est montré en train de sculpter un marbre, mais c’est une mise en scène car l’artiste ne taillait plus ses marbres à cette époque. A la différence des sculpteurs antiques et de Michel-Ange auquel il était pourtant comparé, Rodin n’a jamais pratiqué la taille directe. Dans l’organisation classique d’un atelier, l’artiste délègue les travaux les plus pénibles à ses praticiens.
    3 « La technique de la taille (...) consiste à supprimer de la substance dans un bloc de matière, afin de lui donner une forme déterminée » , voir Marie Thérèse Baudry et Dominique Bozo, Sculpture, méthode et vocabulaire, Paris, éd. Imprimerie nationale, 1990 (3e éd.), p. 147. Fondamentale, cette technique est employée depuis les hautes époques (antiquité et Moyen Age). Elle connaît un développement esthétique sous la Renaissance, puis une période d’éclipse au 19e siècle. Pour les techniques de la taille directe, nous conseillons de nous reporter à l’ouvrage cité.
    4La pratique : traduction en pierre d’un modèle en plâtre ou en terre, tel que cela s’accomplissait dans l’atelier de Rodin. Le sculpteur s’entourait de praticiens pour réaliser la traduction dans le marbre de ses modèles.
    5Voir P.L. Rinuy, Le Renouveau de la taille directe dans la sculpture française, 1880-1940, thèse sous la direction de P. Vaisse, Lille, 1991, inédit et l’article « 1907 : Naissance de la sculpture moderne ? Le renouveau de la taille directe en France » , dans Histoire de l’art, 1988, p.67-76. Paul Louis Rinuy est l’auteur de textes fondamentaux sur l’étude de la taille directe. Voir également le chapitre que lui consacre Pénélope Curtis dans Sculpture 1900-1945, Oxford University Press, 1999.
    6Emmanuel de Thubert, poète et critique d’art, fut le fondateur de l’association L’Art en France (1916) et de la revue La Douce France (1922-1927). Entre 1922 et 1931, il organisa six expositions sur la taille directe. Le groupe de la Douce France se définit surtout par les artistes qui ont exposé ensemble : Jouve, Seguin, Pompon, Bernard, Abbal, Angst, Costa, les Frères Martel. Voir également : Jean Fournier, La douce France, une esthétique sculpturale du retour à l’Ordonnance, mémoire Master 1, sous dir Rossella Froissart, MCF Marseille 1, 2009-2010, p.46.
    7Le bois et le marbre deviennent des matériaux jugés traditionnels la sculpture contemporaine. Voir « Traditional matérials » , dans Judith Collins, Sculpture today, éd. Phaidon, London/New York, 2007, p.171-194.
    8L’ouvrage de Thomas Mc Evilley, Sculpture in the age of doubt, NY, Allworth Press, 1999 est éclairant. Aucune des légendes accompagnant les images dans ce livre ne mentionne leur technique, elles illustrent pourtant une diversité des matériaux qui mériterait d’être analysée.
    9 « Every stroke of the hammer is a physical and mental effort » , in Ezra Pound, A memoir of Gaudier-Brzeska, New York, New Direction sbooks, 1970, p.31.
    10Propos de Zadkine dans le catalogue de l’exposition Zadkine : bois et pierres, Arles, musée Réattu, 1992, p.40.
    11De nombreux travaux ont été publiés sur ce sujet : Anne-Françoise Penders, Brancusi, la photographie ou l’atelier comme « groupe mobile » , Bruxelles, éd. La lettre volée, 1995 ; Elisabeth A. Brown, Constantin Brancusi photographe, Paris, éd. Assouline, 1995.
    12Dora Vallier, Chez Brancusi, vendredi 4 mai 1956, Paris, éd. L’Echoppe, 1995, p.9.
    13Revue The Egoist, 1913.
    14Abbal dans la douce France 1920, repris dans Waldemar George, André Abbal, 1876-1953, un maître de la sculpture en taille directe, Privat éd., 1966,p. 7.
    15Propos de Dodeigne rapportés par R.P. Turine en 1997, voir Paul-Louis Rinuy, Dodeigne, Paris, éd. Biro, 2002, p.36.
    16Henri Moore, Notes sur la sculpture, Paris, éd. L’Echoppe, 1990, p.21.
    17Propos de Dodeigne Propos de Dodeigne rapportés par R.P. Turine en 1997, voir Paul-Louis Rinuy, Dodeigne, Paris, éd. Biro, 2002, p.29.
    18 « Je travaille en discordance. Entretien avec Georg Baselitz » , Art press, n°77, janvier 1984, p.8.
    19Alain Kirili, « Entretien avec Louis Bourgeois, sculptrice, à New York, en février 1998 » , dans Mémoires de sculpteur. Alain Kirili, Paris, éd. ENSBA, 2007, p.123.
    20Jeanne Doin, « Les salons de 1922 » , La Gazette des Beaux-arts, janvier-juin 1922, p.287.
    21René-Jean, « La sculpture au salon », La Gazette des Beaux-Arts, 1928, p.368.
    22Propos de Dodeigne rapportés par R.P. Turine en 1997, voir Paul-Louis Rinuy, Dodeigne, Paris, éd. Biro, 2002, p.35.
    23Propos de Dodeigne rapportés par R.P. Turine en 1997, voir Paul-Louis Rinuy, Dodeigne, Paris, éd. Biro, 2002, p.36.
    24Propos de Louise Bourgeois rapporté dans Cat. expo. Louise Bourgeois, Sculptures, environnements, dessins 1938-1995, Paris, MAMVP, 1995, p.105.
    25 Voir Claire Maingon, « Apollons blessés de guerre et la Samothrace. Vicissitudes d’une autre avant-garde artistique » , dans l’ouvrage collectif Misères de l’héroïsme. La première guerre mondiale dans la mémoire intellectuelle, littéraire et picturale des cultures européennes, sous la direction de Thomas Strauder et Gislinde Seybert, Université de Augsburg (Allemagne), Francfort, éd. Peter Lang, p.1425-1450.
    26La Pergola de la Douce France fut acquise par la ville d'Étampes en 1934, et remontée au pied de la Tour de Guinette.
    27Paul Vitry, « L’exposition des arts décoratifs modernes » , La Gazette des Beaux-arts, juillet-décembre 1925, p.286-300.
    28Voir P.L. Rinuy, dans Carlo Sarrabezolles, sculpteur et statuaire, Paris, éd. Somogy, p.64. A visionner sur le site de l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) http://www.ina.fr/video/AFE00001027/aubergenville-sculpture-sarrabezolles-video.html" target="_blank">http://www.ina.fr/video/AFE00001027/aubergenville-sculpture-sarrabezolles-video.html. Voir également le catalogue de l’exposition itinérante Carlo Sarrabezolles, de l’esquisse au colossal, 2009.
    29Carlo Sarrabezolles, « La sculpture sans maquette par taille directe du béton en prise » , dans le Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, octobre 1933.
    30Emmanuel de Thubert, « Préface au livre de Joachim Costa : Modeleurs et tailleurs de pierre » , La Douce France, n°35, octobre 1921, p.330.
    31Alain Kirili, « La concordance des arts conter le mépris du corps » , 1997 dans Mémoires de sculpteur. Alain Kirili, Paris, éd. ENSBA, 2007, p.53.
    32Henri Moore, Notes sur la sculpture, Paris, éd. L’Echoppe, 1990, p.21, p.44.
    33 « Je travaille en discordance. Entretien avec Georg Baselitz », Art press, n°77, janvier 1984, p.8.
    34 « Entretien avec Jean-Louis Froment et Jean-Marc Poinsot » dans le catalogue de l’exposition Baselitz, sculptures, Bordeaux, CAPC, 1983 et repris dans Eric Darragon, « Là où est la sculpture » , dans cat. Expo. Baselitz Sculpteur, Paris, MAMVP, 2012, p.15.
    35Voir le catalogue de l’exposition Baselitz sculpteur, Paris, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 2012. Pour voir l’artiste au travail, voir également Baselitz. Eine fotografische Studie von Edward Quinn, Berne, éd. Benteli Verlag, 1993.