De la boîte postale à l’art on line. Quelques réflexions à propos du Mail Art.
Le XVIIe siècle consacre un genre qui ne cesse de se développer : l’œuvre épistolaire. Par la suite, à travers leur correspondance, Madame de Sévigné, Chateaubriand, Victor Hugo, George Sand ou Gustave Flaubert installent une forme littéraire qui génère son style, ses codes, ses conventions et ses innovations.
Au XXe siècle, les artistes s’emparent de la lettre. Ils utilisent les mots pour abolir les distances, pour témoigner, pour provoquer une résonance ou encore pour conquérir les voies de l’imaginaire.
Certains en font une création unique. Matisse, Picasso ou Calder prolongent ou clarifient leur expression à travers des courriers personnalisés. A partir des années 1960, Alexander Calder commence à travailler à l’échelle du monumental. Dès lors, il sollicite une rencontre, celle de l’art et de l’industrie. Ce système de production induit une collaboration qui passe entre autres par un échange de courrier. Les documents transmis par Calder, que ce soit des schémas, des croquis, des notations ou des dessins techniques, de par sa formation d’ingénieur, explicitent succinctement mais avec une rare précision des procédés de construction. Il intègre parfaitement les ressources plastiques (goussets et nervures) offertes par la technologie puisqu’elles deviennent indissociables de la structure formelle du stabile. Au passage, l’artiste ne manque pas d’apposer un large signe graphique sur l’enveloppe.
Pour autant, ces lettres affranchies, expédiées aux quatre coins du monde ne participent pas nécessairement au mail art.
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« Le mail art appartient à tous, il doit être l’affaire de tous et non d’un seul » (1) .
Le mail art pratique la diffusion de masse et se sert de la poste pour essaimer, pour rayonner, pour franchir les frontières. L’adresse des destinataires se doit d’être libellée de manière lisible, les envois respectent les normes édictées par les systèmes de distribution et sont dûment timbrés. Pour les « activistes » du mail art, le monde s’apparente à un vaste réseau qui se présente comme un système d’échange. Il se veut libre de toute ligne théorique bien définie. Il prône une forme de communication qui se déploie hors des circuits officiels. Il matérialise un lien social et se rapproche d’une forme d’esthétique qui touche à l’art d’attitude.
Les antécédents du mail art sont donc à chercher du côté de Fluxus (2). Fluxus émerge à New York, en 1961, sous l’impulsion de Georges Maciunas mais étend très rapidement son champ d’action à l’Europe et au Japon. Fluxus fait d’abord référence au flux, à une circulation libre, difficilement appréhendable. Fluxus plonge ses racines dans la vie qu’il transforme en un formidable terrain de jeu qui accueille toutes les mises en scène, des plus banales à la plus déjantée pourvu qu’elles se situent hors du périmètre artistique. Fluxus s’impose comme un état d’esprit, se caractérise comme une manière d’être, son identité se révèle dans cette formule à la fois sibylline et exhaustive : « c’est une façon de vivre » (3) . Finalement, la meilleure définition de Fluxus est encore la non-définition (4).
Cette production alternative, qui met en circulation divers documents et objets s’inscrit dans un contexte historique particulier. Le mail art prend son essor dans les années 1960 et se poursuit dans les années 1980 avec la publication de son premier manifeste. Cette époque charnière, qui est celle de la guerre du Vietnam, de la conquête de la lune, du Watergate, du renversement d’Allende, de l’assassinat de Martin Luther King, du développement du mouvement écologique, du début du terrorisme international, voit l’art et le discours sur l’art mettre en cause ses modalités d’existence. Il s’agit, pour certains, de quitter définitivement le périmètre sacré du musée ou de la galerie. La vie n’a de sens que dans l’ici et le maintenant et de toute évidence, il est impératif d’effacer la ligne de démarcation entre le politique, le social, l’art et le public.
Le mail art, qui échappe aux débats critiques, à la tradition esthétique et aux institutions officielles représente une des facettes de la désacralisation de l’art.
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Les historiens de l’art considèrent que Ray Johnson, qui fonde en 1962 la New York School of Correspondance consacre le mail art comme outil incontournable de la communication directe.
Johnson fait reposer le mail art sur une idée simple qui s’impose de manière hégémonique : « le seul moyen de comprendre quelque chose à mon école est d’y participer pendant quelque temps. C’est secret, privé et sans règle » (5). De quoi s’agit-il et qu’implique cette démarche particulière ?
Le mail art labellise une procédure qui se base sur une pratique répétitive formalisée : créer, poster, distribuer, exposer, conserver et archiver. Cette façon d’opérer se pose en pratique référentielle qui détermine un champ d’action à la fois très précisément balisé mais aussi inventif, prêt à détourner les codes propres au système qui le produit. Il s’inscrit dans une esthétique de l’expansion puisque sa pratique se fonde sur la communication. Sa posture revendique, sans ambiguïté, la volonté manifeste d’établir un réseau d’échange. Sa diffusion, à l’échelle planétaire, renvoie à la distribution d’information (de toute nature) qui se joue des frontières et qui se positionne en marge de tous les circuits officiels.
La production des mail-artistes se révèle d’abord par son caractère pluriel, multiple et non homogène. Il est rigoureusement impossible de la contenir dans un énoncé emblématique. Les propositions thématiques foisonnent. Textes théoriques, communications incongrues, messages personnels, dénonciations de répressions sanglantes ou d’actes de torture, les messages, affectifs, sociaux, politique sont à l’image de la vie, chaotique, aléatoire et imprévisible (6).
Plume, pinceau, crayon, photographie, collage, photocopie, coupure de presse,… les artistes utilisent des matériaux aussi divers que variés.
L’imprimé, la page, l’encre, la couleur, le papier affichent une expérience personnelle fragile, banale désublimée. Le document, créé sans code préétabli n’existe que parce qu’il sera disséminé, il n’a de sens que dans la relation qu’il va nouer. Sa diffusion en fait également un objet dont la forme n’est pas figée puisque l’employé de la poste, le ou les destinataires peuvent intervenir en fonction d’une nécessité ou d’une raison circonstancielle précise. L’envoi, le message se charge d’adjonction d’éléments purement officiels et bureaucratiques tels que timbres, cachets, tampons remarques et compléments administratifs. A son tour, celui à qui s’adresse le courrier a le loisir de le conserver en l’état ou au contraire de le ponctuer, de le commenter, de l’illustrer et de le réexpédier.
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Il se leste de diverses expériences notamment lorsque plusieurs démarches se complètent, s’entremêlent et s’imbibent du dispositif propre à la communication postale. Ben dit à ce propos : « Ray Johnson et George Brecht se serviront de la poste pour transmettre leurs idées, leur vécu, par petits détails de la vie, subtilités, anecdotes, etc. Le mail art, alors, est une forme d’anti-art et de non-art parce qu’il permet le refus de jouer à l’artiste de carrière, en évitant de passer par le circuit des galeries d’art etc » (7) . Le mail art met en exergue le lien social qui se déploie dans l’espace et le temps. Le message circule à l’échelle planétaire et il se décline sur le mode de relations éparses. L’œuvre s’élabore parfois à plusieurs mains ce qui périme de facto la notion d’identité de l’artiste. Ces éléments tendent à disqualifier les lieux traditionnels d’exposition. Dans son mode de fonctionnement, le mail art pulvérise les frontières de la galerie ou du musée. S’agissant d’établir un contact social, un échange, une transmission, la forme même du mail art est volatile et poreuse et chacun en use à sa convenance. Matériau souple et ductile qui ne promeut que des relations entre expéditeur et destinataire, des rapports interpersonnel, le mail art appartient à tous et à personne. Il n’est soumis à aucune contrepartie financière. Si son usage est libre et ouvert à n’importe qui, il est régit par une ligne de conduite essentielle qu’il est impossible d’enfreindre : « no fees, no jury, no copyright, no return ». Ce principe détermine les modalités de présentation et d’exposition du mail art. A tout moment quelqu’un peut lancer une invitation en notifiant un thème et en mentionnant la règle fondamentale.
Les lieux d’exposition sont souvent des endroits alternatifs, des bâtiments abandonnés, des sites insolites. En 1977, à Montréal, les rencontres internationales se déroulent dans un ancien bureau de poste désaffecté… Le réseau ainsi créé se matérialise dans un document : « Une liste des participants est dressée, par ordre alphabétique, ces participants étant eux-mêmes regroupés par pays également classés par ordre alphabétique.
Les adresses complètes accompagnent de préférence les noms, et le tout est inclus dans une affiche ou un catalogue qui est retourné à chaque expéditeur. Ainsi la machine peut redémarrer à tout moment : les mises à jour sont faites (changements d’adresses, nouveaux arrivants, etc…) » (8) .
Par définition et parce que basé sur l’idée d’échange et de communication, le mail art fait éclater les frontières et les limites territoriales. Ces citoyens du monde, comme la canadienne Anna Banana,
l’italien Ruggero Maggi, les brésiliens Paulo Bruscky et Daniel Santiago, le hongrois Galantaï, le chilien Deisler, l’allemand Wolf Vostell, le hollandais Jan Dibbets, les belges Guy Bleus, Luc Fierens, Jacques Lennep, Jacques Charlier ou Roger Dewint pour n’en citer que quelques uns, tissent des liens à l’échelle de la planète.
Cette procédure d’échange plus ou moins élémentaire n’a plus rien de commun avec le système classique des Beaux-Arts. Toutefois, la recherche esthétique et la qualité formelle du document interpellent certains adeptes du mail art qui ne prétendent pas renoncer aux qualités plastiques de leurs productions.
C’est aussi le cas notamment du collectif Mass Moving, qui, dans l’ébullition et l’effervescence de l’époque situe son action dans l’ici et le maintenant. Il abolit les frontières entre le social, le politique, la technique et la création artistique. Lors de son action Sound Stream (9) (1975), Mass Moving produit un témoignage graphique qui la souligne esthétiquement. Depuis Kribi, lors de la construction des orgues à vent, les mass movers impriment un document qui est envoyé partout dans le monde, aux agences de presse, aux amis, aux sympathisants. Lorsqu’en août 1975 les bambous sont placés à Vlissingen (Pays-Bas), les participants à l’action confectionnent d’autres dépliants qu’ils diffusent largement. Enfin, quand le Sound Stream atteint la Norvège et le cercle polaire, Raphaël Opstael crée une dernière pièce qu’il expédie dans les premiers jours de 1976. Les feuillets font preuve d’une grande maîtrise technique et d’une recherche graphique qui tient compte d’une proposition visuelle équilibrée, rigoureuse et cohérente. La forme traduit une volonté de donner à la communication une orientation artistique affirmée. Une remarque similaire s’applique aux courriers qui accompagnent Shadow project (1972). En décembre 1971, cinq mass movers s’embarquent gare du Midi à Bruxelles pour Moscou puis prennent le transsibérien à destination de Yokohama pour rejoindre ensuite le lieu de l’action : Hiroshima. L’action consiste à peindre des ombres roses à l’endroit de l’explosion atomique du 6 août 1945. Pour témoigner de son intervention, Mass Moving produit entre autres deux documents dont la finalité confère à l’action, très éphémère, une certaine pérennité. La mise en forme, soignée, contrôlée met en valeur la dimension esthétique de l’image. Les mass movers envoient une carte postale (tirée à 2.000 exemplaires) sur laquelle figure deux définitions, celles des mots « ombre » et « rose ». A côté de l’adresse du destinataire apparaît aussi le titre du journal « Il fera beau demain ». L’écrit enregistre de l’entreprise et noue un lien entre le champ de l’action, le lieu de l’expression et la plus-value symbolique d’une trace. Une carte du monde (10) imprimée en noir, sur du papier calque, permet de visualiser le parcours effectué par les membres du collectif. Le trajet se matérialise par un trait rose. Le caractère documentaire de la carte passe au second plan et devient presque périphérique, accessoire. L’impact visuel qui se détermine comme prioritaire, le dessin, la typographie, les pictogrammes insèrent ce travail dans le domaine de la création artistique.
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Parfois, l’envoi adopte des contours tarabiscotés, incongrus.
La forme seule prime sur le contenu et l’éparpillement du document renonce à ce qui constituait son sens – à savoir notamment la communication et la construction d’un réseau d’échanges-. Le mail art, qui se développe en marge de l’histoire de l’art doit-il être considéré comme une inflexion, un glissement vers le « n’importe quoi » et relégué dans la catégorie de la curiosité ou du divertissement ? La réponse est complexe d’abord parce qu’il est rapidement adoubé par le cénacle institutionnel. Dès 1970, le Whitney Museum de New York fait écho à cette expression « underground ». L’année suivante, la Biennale de Paris lui consacre une section et à la fin de la décennie, plusieurs manifestations lui sont dédiées (11).
Ensuite parce qu’il est en concordance avec certains points qui identifient les expressions actuelles. L’art contemporain se caractérise notamment par l’immense variété de ses positions esthétiques, par la création d’un lien, presque organique, que lie l’historien de l’art, le critique à l’artiste, par un rapport particulier à l’histoire, par la mort des imaginaires qui est remplacé par une imagerie personnelle et par la mise en valeur du concept de divertissement. Par la pratique du jeu (jeu avec le destinataire, l’administration, le facteur,…) qu’il reformule, il ne manque pas de se rattacher à cette mouvance. Il n’en reste pas moins difficile à appréhender puisque l’esthétique de la communication et les réseaux qui se matérialisent dans ce que Paul Ardenne nomme le « net.art » (12) sont entrés de plein pied dans la culture numérique. La « Web culture » génère d’autres espaces de participation et reprend, avec des moyens différents, une des idées développées par Fluxus : « le réseau éternel ».