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Art conceptuel - - - - Bénédicte Bossard Hans Haacke et l'affaire Guggenheim Une exposition avortée à l'origine d'un pseudo-choix
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Reporticle : 101 Version : 1 Rédaction : 01/07/2014 Publication : 24/07/2014

Hans Haacke et l’affaire Guggenheim

Fig. 1 – Hans HAACKE (1936) Guggenheim Museum Visitors’ Profile, 1971, questionnaire à choix-multiples en impression noir et blanc sur papier, version anglaise.
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Fig. 1 – Hans HAACKE (1936) Guggenheim Museum Visitors’ Profile.

De Hans Haacke, on retient surtout aujourd’hui les nombreux travaux portant sur la critique du monde muséal et plus globalement, sur le fonctionnement institutionnel. Pourtant, ce n’est qu’à partir des années 1970 que l’artiste allemand spécifie son approche à travers une étude approfondie des rapports étroits qui existent entre l’art et son financement. C’est à cette même époque, en 1971, que le Musée Guggenheim de New York lui propose de monter une exposition individuelle qui ferait de lui, le plus jeune artiste à obtenir sa propre rétrospective au sein de cette institution. C’est une véritable aubaine pour Hans Haacke qui y voit le début d’une reconnaissance internationale de son travail.

Projet d’exposition

Fig. 2 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System, 1971, carte en impression noir et blanc de la zone de Manhattan (agrandissement). (Paris, Centre Georges Pompidou). Photographie extraite de FLÜGGE (Mathias) et FLECK (Robert), Hans Haacke: for real: works 1959-2006, Düsseldorf, Richter, 2006, p. 113.
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Fig. 2 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System (agrandissement). Paris, Centre Georges Pompidou.

Initialement, l’exposition devait s’articuler en trois sections: les deux premières regroupent des œuvres relatives aux premiers tâtonnements artistiques de Hans Haacke. À l’image du Land Art, ces installations sont constituées de matériaux purement naturels (ou « biologiques », comme l’artiste se plaît à les définir (1) ). La troisième section, en revanche, illustre un positionnement plus inédit, puisqu’elle présente, pour la première fois, un ensemble de réalisations d’ordre sociétal. L’intérêt que porte l’artiste à l’environnement et aux systèmes physiques cède ici le pas à des préoccupations plus terre-à-terre. L’approche se veut interdisciplinaire, mélangeant les sphères politiques, sociologiques et financières au service de la recherche et de la dénonciation. Aussi, cette dernière catégorie aux accents plus polémiques est-elle loin de provoquer l’enthousiasme des dirigeants du musée qui, bien que pris de court, ne peuvent toutefois imaginer l’ampleur que prendrait ensuite un tel renouveau artistique.

Fig. 3 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System, 1971, ensemble de 142 photographies noir et blanc.
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Fig. 3 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System. Paris, Centre Georges Pompidou.

La surprise s’accentue lors de la découverte du contenu exact de ce troisième pan du projet. Intitulé Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System, cet ensemble est constitué d’un questionnaire sociologique destiné à être complété par les visiteurs de l’exposition (fig. 1) et d’une série de pièces à caractère documentaire. Ces dernières rassemblent deux cartes de Manhattan (fig. 2), ainsi que 142 photographies noir et blanc (2) qui illustrent chacune des façades d’immeubles de cette même zone géographique (fig. 03). Chaque cliché est accompagné de l’adresse, du nom et du lien du propriétaire des lieux avec un groupe immobilier du nom de Shapolsky. Un dernier point reprend le prix d’achat de l’immeuble qui est représenté (fig. 4). Pour plus de clarté, un schéma est apposé au-dessus de ce répertoire imagé, afin de rattacher clairement chaque propriété à son acquéreur (fig. 5).

L’exposition comme vecteur de la critique institutionnelle

Fig. 4 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System, 1971, photographies en impression noir et blanc (détail). (Paris, Centre Georges Pompidou). Photographie extraite de FLÜGGE (Mathias) et FLECK (Robert), Hans Haacke: for real: works 1959-2006, Düsseldorf, Richter, 2006, p. 115.
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Fig. 4 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System (détail). Paris, Centre Georges Pompidou.

Paradoxalement, l’originalité du projet est aussi ce qui va le déliter, dans la mesure où la démarche de Hans Haacke oriente vers un discours critique qu’on ne lui connaît pas encore. En effet, des recherches portant sur le monde de l’immobilier new-yorkais amènent l’artiste à sélectionner des informations liées au groupe Shapolsky. Cette famille est, à l’époque, à la tête de nombreuses propriétés situées dans la zone de Manhattan. Parallèlement, elle fait aussi partie des trustees du musée, c'est-à-dire des membres du conseil d’administration du Guggenheim qui justifient leur place moyennant une contribution financière régulière (3). L’implication combinée des Shapolsky dans les milieux de l’immobilier et de la culture ne représente pas un problème majeur pour Hans Haacke à ce stade de ses recherches. Elle le devient lorsqu’il découvre ensuite la provenance de cet argent investi dans le musée. Après enquête, selon l'artiste, il est effectivement possible d’associer le nom de la figure dirigeante du groupe, Harry Shapolsky, à des affaires de corruption immobilière. Il semblerait que ce dernier gérait alors ses sociétés à coup d’accords non déclarés, et qu’il possédait une centaine d’immeubles d’une manière illégale. En totalité, plus d’une dizaine de milliers de dollars auraient été passés sous silence (4). Hans Haacke prend donc conscience que non seulement cet argent sale sert à fournir à la famille Shapolsky des places de choix parmi les trustees du musée, mais que leur implication culturelle légitimerait en quelque sorte leurs activités. En effet, malgré ces accusations, Harry Shapolsky reçoit régulièrement un soutien assez conséquent (5)  : beaucoup estiment que même s’il agit illégalement, il se rachète en proposant en contrepartie des aides financières au Guggenheim. Hans Haacke voit donc dans cette exposition une occasion idéale de dénoncer esthétiquement l’instrumentalisation de l’art à une échelle dont l’ampleur correspond pour la première fois à celle de ses préoccupations.

1971 : première censure

La nature collective et répétitive des Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings plonge le visiteur dans un inventaire colossal, plutôt que dans un rapport classique empreint d’admiration visuelle. L’organisation sérielle de l’ensemble permet de cataloguer avec exactitude chaque propriété immobilière, mais elle apporte beaucoup moins d’éléments du point de vue artistique, même si l’on peut déceler une certaine harmonie parmi ces motifs à chaque fois renouvelés. En revanche, cette mise en forme particulière renforce la portée du discours. Par son ampleur et par sa cadence, elle insiste sur l’immoralité dont fait preuve le groupe Shapolsky. Elle ne se cantonne pas à énoncer, elle montre réellement un état de fait. Toutefois, il est important de souligner que l’ensemble Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings ne contient que des références implicites à l’affaire Shapolsky. Si le nom est clairement mentionné, la relation entre ces financements artistiques et immobiliers n’est pas clairement détaillée. En réalité, les œuvres de Hans Haacke fonctionnent davantage comme une juxtaposition de faits répertoriés au sein d’une même création, où il appartiendrait au spectateur de bâtir sa propre interprétation en fonction d’une curiosité purement personnelle. Néanmoins, il est évident que cette forme d’accusation déguisée ne peut passer inaperçue. À la découverte de cet ensemble, le directeur du Guggenheim, Thomas Messer, prend donc expressément contact avec Hans Haacke. Il lui demande de supprimer les œuvres incriminables, lui garantissant la conservation des deux autres parties de l’exposition. Les échanges sont houleux. Malgré les nombreuses lettres et appels téléphoniques échangés entre les deux hommes, aucun accord n’est défini (6). Alors que Hans Haacke souhaite la mise en place d’un compromis qui permettrait l’affichage du travail initialement refusé, Thomas Messer y coupe très vite court. L’idée de remplacer par des appellations fictives les noms des principaux acteurs mis en cause est ainsi abandonnée.

Fig. 5 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System, 1971, planche en impression noir et blanc (détail). (Paris, Centre Georges Pompidou). Photographie extraite de FLÜGGE (Mathias) et FLECK (Robert), Hans Haacke: for real: works 1959-2006, Düsseldorf, Richter, 2006, p. 115.
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Fig. 5 – Hans HAACKE (1936) Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, a Real-Time Social System (détail). Paris, Centre Georges Pompidou.

L’exposition est annulée six semaines avant son ouverture au public (7). Officiellement, Thomas Messer qualifie le travail de l’artiste d’« inapproprié » (8) par rapport à la ligne éthique du musée. Dans une lettre personnellement adressée à Hans Haacke, il apporte davantage de précisions pour justifier ce refus. Il met en exergue la neutralité du Guggenheim, qui se doit de proposer dans son espace d’exposition des œuvres dépourvues du moindre intérêt personnel. Il s’agit donc d’exclure « tout engagement actif à des fins sociales ou politiques » (9). Les propos de Thomas Messer contiennent toutefois une certaine contradiction dans la mesure où ils réfutent ensuite la moindre atteinte à la liberté artistique. Pourtant, le directeur semble attacher de l’importance à définir le genre de travail qui est acceptable au sein du musée, et celui qui ne l’est pas. Il sous-entend donc que tout n’est pas présentable. Ainsi, même s’il considère l’espace muséal comme impartial, il effectue malgré tout un acte politisé en refusant d’exposer les œuvres de Hans Haacke (10). En réalité, ce double discours répond à l'attente des trustees du Guggenheim. En préservant leurs intérêts, il leur évite de faire mauvaise presse, ce qui, bien entendu, sauvegarde ses revenus financiers. La remise en cause des Shapolsky au sein même du lieu, symbole de leurs propres investissements, aurait certainement provoqué un scandale sans précédent. Mais elle aurait surtout sonné le glas de l’existence du musée.

Fig. 6 – Hans HAACKE (1936), Solomon R. Guggenheim Museum Board of Trustees (1974), 7 panneaux sous vitre et encadrés (détail). (New-York, Museum of Modern Art). Photographie extraite de BECKER (Howard), HAACKE (Hans) et BURNHAM (Jack), Framing and being framed, 7 works 1970-75, Halifax, Press of the Nova Scotia College of Art and Design (coll. The Nova Scotia series); New York, University Press, 1975, p. 61.
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Fig. 6 – Hans HAACKE (1936), Solomon R. Guggenheim Museum Board of Trustees (détail). New-York, Museum of Modern Art.

En plus de cette annulation tardive, Edward Fry, le curateur en charge de l’événement qui avait, par ailleurs, manifesté son soutien à Hans Haacke, est renvoyé (11). Même s’il participera plus tard aux Documenta 7 et 8 (12), jamais plus aucun musée américain ne se risquera à faire appel à ses services. L’artiste est lui aussi confronté à ce même genre de problème. Il aura fallu attendre quinze ans avant que le musée d’art contemporain de New York ne lui propose enfin une exposition personnelle (13). Par ailleurs, bien qu’il n’ait jamais été un très grand vendeur, l’achat de ses œuvres est également boudé aux États-Unis. En 1983, l’Allen Memorial Art Museum consent enfin à se lancer dans l’acquisition de quelques réalisations de l’artiste (14). Quant à l’ensemble des Shapolsky et al. Manhattan Real-Estate Holdings, il est dévoilé au grand public bien plus tard, à l’occasion de la Documenta 10 de 1997 (15).

Genèse du « pseudo-choix » en tant que créateur d’impasses

Finalement, ce minutieux travail de recherches mené par Hans Haacke permet d’incriminer pour la première fois les coulisses du monde muséal. Il l’amène à divulguer des relations de cause à effet qui jusque-là, n’étaient connues que par les principaux intéressés. L’affaire Guggenheim marque donc le point de départ d’une tactique de manipulation relationnelle que l’artiste n’avait pas encore expérimentée. Cette stratégie occupera par la suite une place de choix au sein de son discours critique car elle lui octroie le pouvoir d’attaquer ouvertement n’importe quelle institution fautive en lui offrant un pouvoir sans précédent. Qu’il s’agisse d’une conséquence involontaire de la censure du Guggenheim ou d’une réflexion longuement menée par Hans Haacke, elle permet de placer l’institution visée dans un contexte insoluble. Plus couramment appelé « choix de Hobson (16) », cet état de fait correspond à ce que nous appellerons ici le « pseudo choix (17)  ».

Fig. 7 – Hans HAACKE (1936), Solomon R. Guggenheim Museum Board of Trustees (1974), 7 panneaux sous vitre et encadrés (détail). (New-York, Museum of Modern Art). Photographie extraite de BECKER (Howard), HAACKE (Hans) et BURNHAM (Jack), Framing and being framed, 7 works 1970-75, Halifax, Press of the Nova Scotia College of Art and Design (coll. The Nova Scotia series); New York, University Press, 1975, p. 62.
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Fig. 7 – Hans HAACKE (1936), Solomon R. Guggenheim Museum Board of Trustees (détail). New-York, Museum of Modern Art.

D’une manière plus générale, lorsque le travail de l’artiste incrimine dans son discours l’entité même qui l’expose, comme ce fut le cas au Guggenheim, celle-ci ne peut alors réagir que de deux manières possibles. Elle peut décider de montrer, malgré tout, l’œuvre qui la met en cause. Dans ce cas, elle reconnaît implicitement le contenu qui la dénigre, risquant de la sorte de ternir fortement sa propre réputation. Mais elle peut, au contraire, décider de ne pas exposer la réalisation. Dans ce cas, l’action intentée à l’encontre de l’artiste et de son travail s’apparente fortement à de la censure. Libre alors à celui-ci de rendre l’annulation publique. Mais la diffusion de cette décision risque de se muer en scandale. Les conséquences seraient alors bien plus lourdes, puisque l’information se disperserait beaucoup plus largement. En optant pour cette deuxième manière d’agir, l’institution prend alors le risque de saboter sa propre notoriété auprès de l’opinion publique. Par conséquent, le préjudice ne se limiterait pas à la sphère artistique. Les réalisations de Hans Haacke ne se contentent donc pas de placer dans l’embarras le musée dans lequel elles sont exposées. Elles l’obligent également à agir, c'est-à-dire à assumer ou non ce qui est dénoncé. Quelle que soit la décision prise, il se retrouvera dans une impasse puisque son choix se fait par défaut. De plus, la manipulation de l’artiste ne peut être ignorée par l’institution car une absence de réaction reviendrait à reconnaître à demi-mot la justesse de ses propos. Ainsi Hans Haacke devient-il le maître d’une situation qu’il contrôle de bout en bout.

Le caractère vérifiable des sources

Un des principes fondamentaux du « pseudo-choix » repose sur l'utilisation d'informations vérifiables. Il s’agit par exemple d’archives, d’articles de journaux ou de renseignements rendus public par les institutions (18). Lorsque ces dernières font l’objet d’une accusation de la part de Hans Haacke, elles ne peuvent donc prétendre que cette dénonciation est fausse. La simple renommée de l’entité culturelle n’a pas valeur de preuve pour l’artiste qui se base sur des éléments concrets. C’est pourquoi la mise à jour des réseaux d’intérêts entre le monde institutionnel et les enjeux extérieurs ne nécessite pas de vérification systématique, contrairement aux méthodes sociologiques beaucoup plus pointilleuses. En revanche, la stratégie du « pseudo-choix » limite l’approbation de ses sujets, ceux-ci approuvant rarement que de telles investigations soient menées à leur encontre (19). Aussi le procédé est-il limité, puisqu’il rend difficile l’obtention d’informations supplémentaires. L’artiste ne peut donc exposer une enquête pleinement aboutie. On parlera plutôt de « traçabilité» (20), en ce sens qu’il utilise les éléments rendus public pour les exploiter au maximum. La plupart des réalisations de Hans Haacke sont donc des exposés visuels de recherches durement menées. Ils n’offrent ni témoignages ni interprétations, mais relatent succinctement des faits. Il appartient au public de mettre lui-même en place son propre commentaire.

Cependant, ce recours constant à des sources fiables ne laisse guère de place au discours nuancé. Bien souvent, les « pseudo-choix » créés par l’artiste imposent un propos inflexible, comme si les recherches menées ne pouvaient aboutir qu’à une seule conclusion. On peut déplorer le manque de précisions contextuelles, lesquelles fourniraient au public la possibilité d’affiner ses conclusions. Il est vrai que l’artiste, dans sa poursuite assidue d’une impartialité, ne livre aucun commentaire. Mais ces faits exprimés aussi crûment dirigent facilement le visiteur vers l’interprétation la plus simple. C’est pourquoi la dimension documentaire des travaux de Hans Haacke doit être envisagée avec précaution.

Le besoin médiatique

Les œuvres soumises au Guggenheim constituent un très bon exemple de ce mode opératoire. Cependant, l'analyse de la stratégie du « pseudo-choix » peut être poussée encore plus loin. En effet, cette pratique repose sur un phénomène que l’on pourrait qualifier d’effet miroir. Non seulement elle s’exerce dans le même champ social que ses cibles, mais elle reproduit aussi leurs méthodes de communication ou de manipulation. Bien souvent, les institutions coupables masquent leurs activités par d’autres occupations considérées comme plus honorables. Dès lors, un bon nombre d’entreprises privées mettent un point d’honneur à faire largement connaître leur rôle de mécène. De même, les entités culturelles et plus particulièrement les musées de grande envergure investissent énormément dans la promotion de leurs expositions. Ils prétendent en faire une valorisation du patrimoine, mais ne parlent que très rarement de la nature des financements dont ils disposent. Pour tous, le recours à la diffusion médiatique est indispensable, car sans elle, la bonne image qu’ils cherchent tant à entretenir ne serait pas connue. Hans Haacke suit exactement cette même logique. Le recours aux médias et plus particulièrement à la presse populaire, constitue la deuxième condition d’exercice de son procédé, après celle de la vérifiabilité des sources. Sans l’argument d’une révélation publique et massive, l’artiste ne disposerait pas de moyen de pression. Il envisage donc l’opinion collective comme un terrain neutre à conquérir. La mise en place du « pseudo-choix » vise donc à susciter un débat qui passionnerait suffisamment les masses. Ainsi, si Hans Haacke tente de conscientiser les visiteurs de ses expositions grâce à ses œuvres, il étend ce même discours au-delà de l’espace muséal. Toutefois, bien que l’artiste soit le médiateur entre l’entité culturelle et son public, il ne possède pas ce rôle en dehors du monde artistique. Cette fonction est occupée par les journalistes qui se feront le relais des révélations que l’on a tenté de cacher (21).

L’impact du « pseudo-choix » sur l’affaire Guggenheim

Il est possible que l’affaire Guggenheim représente le point de départ de la mise en place de « pseudo-choix ». Néanmoins, qu’il ait été exercé de manière volontaire ou non, celui-ci permet de se représenter concrètement les limites de la tolérance institutionnelle. Il constitue un parfait indicateur de l’impact des informations qu’il révèle et se mesure en fonction de l’ampleur de la réaction de l’institution concernée. Dans le cas du Guggenheim, il est certain que la réaction de Thomas Messer fut plutôt radicale, notamment au regard de son refus insistant à mener d’éventuelles négociations. Pourtant, à aucun moment, dans l’installation de Hans Haacke n’est clairement mentionnée l’affiliation entre la famille Shapolsky et les trustees du musée. Il est vrai que l’information était, à l’époque, facilement disponible, mais rien n’incite le spectateur à faire cette recherche. L’attitude du directeur laisse donc sous-entendre que les enjeux dont il est question dépassent largement la simple soumission de sondages sociologiques à un public non averti, ou l’exposition innocente de photographies répertoriées. Le décalage entre le travail de l’artiste et l’ampleur que prendra ensuite la tournure de l’événement suffit à révéler que Hans Haacke a clairement franchi la limite de la simple présentation événementielle de ses travaux (22).

Suite à l’annulation de l’exposition au musée Guggenheim, Hans Haacke fait le choix de dénoncer publiquement l’affaire par le biais des médias. Il est le premier à parler ouvertement de l’emprise institutionnelle dont étaient alors victimes de nombreux artistes (23). Attirée par ce parfum de scandale, la presse relaie les faits avec enthousiasme. Mais cette prise à partie médiatique oriente l’intérêt public vers l’artiste bien plus que vers son exposition. En réalité, celle-ci est quasiment occultée au profit d’un seul fait : la censure (24). Aussi tous les regards convergent-ils vers Hans Haacke.

Conclusion

Avec le recul, on peut penser que cette mésaventure offrit à l'artiste un succès équivalent - sinon supérieur - à celui qu'il aurait obtenu s'il avait bénéficié de la rétrospective initialement prévue. Bien entendu, la nature de cet intérêt ne fut pas celle à laquelle il s’attendait, mais elle eut pour avantage de le faire définitivement reconnaître comme l’une des figures-clés en matière de critique institutionnelle. Suite au scandale du Guggenheim, la stratégie du « pseudo-choix » le poussa au-devant de la scène, le transformant en personnage idéal pour révéler les travers pouvant exister dans le fonctionnement des établissements muséaux. Par conséquent, il permit à l’artiste de tourner la situation à son avantage. C’est ainsi que le débat soulevé lui confèrera par la suite une sorte d’immunité artistique, le mettant à l’abri des futures annulations de ce genre. Désormais, les institutions peuvent se faire une opinion arrêtée sur les conditions dans lesquelles elles exposeront le travail de Hans Haacke.

Notes

NuméroNote
1Becker (Howard Saul), Haacke (Hans) et Burnham (Jack), Framing and being framed, 7 works 1970-75, Halifax, Press of the Nova Scotia College of Art and Design (coll. « The Nova Scotia series ») ; New York, University Press, 1975, p. 137.
2Osborne (Peter), Conceptual Art, Londres, Phaidon Press, 2002, p. 154.
3Evan Clark (Philippe), « Hans Haacke: l’art, le sens et l’idéologie : interview » in Art Press, n˚ 136, mai 1989, p. 23.
4L’art conceptuel, une perspective: 22 novembre 1989 – 18 février 1990, Paris, Musée d’art moderne, 22 novembre 1989 – 18 février 1990, p. 163.
5Loc. cit.
6Becker, Haacke et Burnham, op. cit., p. 137.
7L’art conceptuel, une perspective : 22 novembre 1989 – 18 février 1990, Paris, Musée d’art moderne, 22 novembre 1989 – 18 février 1990, p. 163.
8Loc. cit.
9Labrusse (Rémi), « Histoire d’un soupçon: Marcel Broodthaers, Joseph Beuys » in La provocation une dimension de l’art contemporain: (XIXe – XXe siècles), acte du colloque organisé à Paris à la salle Doucet de l’Institut d’Art et d’Archéologie, les 2 et 3 février 2001, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 247.
10Alberro (Alexander) et Stimson (Blake), Institutional Critique: an anthology of artists’ writings, Cambridge, MIT press, 2009, p. 127.
11 Grasskamp (Walter), Nesbit (Molly) et Bird (Jon), Hans Haacke, New York, Phaidon Press Limited, 2004, p. 47.
12Elles ont respectivement eu lieu en 1977 et 1987.
13Matzner (Florian) e.a., Hans Haacke: Bodenlos, Stuttgart, Edition Cantz, 1993. Elle s’est déroulée en 1986, soit quinze ans après le scandale du musée Guggenheim. En revanche, il faut préciser qu’il a régulièrement exposé à la galerie John Weber de New York. Beaucoup d’ouvrages omettent de préciser que cette absence d’exposition concerne uniquement les musées.
14Grasskamp, Nesbit et Bird, op. cit., p. 47.
15Ibid., p. 52.
16Ibid., p. 139.
17Becker (Howard Saul) et Walton (John), L’imagination sociologique de Hans Haacke, trad. par Laurent Guérif et Daniel Vander Gucht, Bruxelles, La Lettre volée (coll. « Palimpsestes »), 2010, p. 29.
18Becker et Walton, op. cit., p. 12
19Ibid., p. 14.
20Ibid., p. 23.
21Ibid., p. 32.
22Ibid., p. 54.
23Becker, Haacke et Burnham, op. cit., p. 137.
24Loc. cit.