Aspects de l'art arménien. Introduction à l'art arménien médiéval
L'art arménien proprement dit est un art essentiellement chrétien. Ce n'est pas que l'Arménie soit dépourvue de vestiges de l’Antiquité, mais ceux-ci appartiennent aux civilisations ourartéenne, hellénistique ou romaine. Les réalisations qui portent un cachet typiquement arménien ne remontent pas au-delà du IVe siècle de notre ère quand le roi Tiridate III, converti par saint Grégoire a adopté le christianisme comme religion officielle en 301 (certains disent aujourd'hui 314), faisant ainsi de son pays le premier État chrétien. Celui-ci demeurera, tout au long de son histoire, le bastion asiatique du christianisme et de l'Occident en dépit des invasions sanglantes qu'il subira et de l'islamisation des peuples voisins. On comprend dès lors que tous les artistes et artisans architectes, sculpteurs, peintres, orfèvres ou même tapissiers - aient rivalisé pour créer des œuvres à caractère religieux : églises, miniatures, objets liturgiques, vêtements sacerdotaux. Sans doute l'Arménie a-t-elle été aussi couverte de constructions civiles et militaires dont il demeure encore des ruines spectaculaires, - telles, par exemple, les murailles d'Ani et les châteaux-forts de Cilicie, moins connus parce que peu ou point étudiés par les archéologues, mais celles-là n'ont pas résisté au temps et aux guerres comme les lieux de culte et de culture qu'étaient notamment les monastères du Moyen Âge.
Il est permis de supposer qu'ayant rompu avec le paganisme et détruit les autels mazdéens du feu, saint Grégoire l'Illuminateur a construit sa première église à l'endroit même où il avait eu la vision du Christ, appelé désormais Etchmiadzine, là où « Est descendu le Fils Unique », et devenu le siège du Catholicos ou Patriarche suprême de tous les Arméniens. Si tel est le cas, la cathédrale - qui, dans son état actuel, est du XVIIe siècle - a vraisemblablement conservé le plan de l'édifice primitif : basilique à trois nefs et quatre absides, dont trois saillantes et la quatrième, celle de l'Est, flanquée de deux chambres annexes. De fait, les fouilles ont révélé l'existence, sous cette abside, des restes d'un pyrée. Quant à la coupole centrale, qui repose sur quatre piliers massifs, elle serait une adjonction du Ve siècle, refaite au XVIIe siècle.
L'âge d'or de l'architecture arménienne va du Ve au VIIe siècle, c'est-à-dire depuis l'invention de l'alphabet arménien par Mesrop Machtots vers 405 jusqu'à la conquête arabe en 642. Paradoxalement, c'est la période où l'Arménie est l'enjeu des rivalités entre Byzance et la Perse, mais où, en revanche, elle lutte pour son identité. En effet, durant la seconde moitié du Ve siècle, elle s'insurge contre les Sassanides qui tentent de la reconvertir au mazdéisme : à la bataille d'Avarayr en 451, l'armée de Yardan Mamikonian est décimée en un jour, mais trente ans plus tard, les Arméniens obtiennent la liberté de leur culte, de leur langue, de leur culture. Au VIe siècle, c'est Justinien qui veut helléniser l'Arménie et la soumettre à l'église orthodoxe. Résultat de cette tentative d'annexion, l'église arménienne, exacerbée, devient définitivement antichalcédonienne, nationale et autocéphale ; en outre, elle crée sa propre ère, qui commence en 552. Autrement dit, sur le plan dogmatique, elle ne reconnaît que les décisions des trois premiers conciles œcuméniques auxquels elle avait pris part, à savoir ceux de Nicée (325), de Constantinople (381) et d'Ephèse (431).
Dès l'abord, les architectes arméniens inventent les divers types de constructions qui serviront de modèles durant les siècles à venir: basiliques à une ou trois nefs avec coupole centrale soutenue par quatre piliers ou pilastres, églises en croix grecque avec coupole centrale, églises circulaires ou polygonales à deux ou trois étages surmontées d'une coupole, églises à trois ou quatre absides dont les deux latérales sont parfois saillantes. Quand ce n'est pas le plan central, avec ses multiples variétés, c’est adopté, c'est par le subterfuge de la coupole centrale que la plan basilical passe au plan cruciforme, sans pour autant qu'il y ait un transept que pourraient faire supposer, de l'extérieur, les toits croisés. L'église arménienne s'insère souvent dans un rectangle ou un carré aux murs unis dans lesquels des niches profondes suggèrent éventuellement l'existence d'absides à l'intérieur. Ce qui fait aussi sa véritable originalité, c'est la coupole de pierre sur tambour circulaire ou polygonal, le tout coiffé d'un toit conique, qui, plus tard, se plissera en accordéon pour prendre l'aspect d'un parapluie. Le passage du carré au cercle est obtenu généralement au moyen de trompes, plus rarement par des pendentifs. La nudité des parois, à l'exception de quelques maigres frises sobrement sculptées autour des fenêtres ou d'arcades aveugles, ainsi que l'aspect trapu des églises arméniennes, - dû aux risques de mouvements sismiques du pays, - donnent à ces édifices une allure pré-romane ; mais c'est aussi leur dépouillement, ce sont leurs proportions d'un équilibre géométrique parfait leur confèrent un caractère monumental, à quoi s'ajoute le ton chaud du matériau employé, le tuf volcanique multicolore - allant du rose au brun foncé - et le basalte gris-noir. Du point de vue purement constructif, les parements intérieurs et extérieurs sont faits de pierres de taille bien équarries, l'épaisseur des murs étant remplie d'un conglomérat de pierrailles et de mortier.
Fig. 4 – Eglise de Thalich (661-682) : frise décorative autour d’une fenêtre à travers laquelle on aperçoit une des quatre trompes de la coupole centrale. |
Cet aperçu théorique mérite d'être illustré par quelques exemples parmi les plus caractéristiques sinon les mieux conservés. L'Église de Ptghni, du VIe siècle, est une salle longitudinale dont le mur sud et la coupole se sont effondrés, mais où subsiste toutefois l'une des trompes qui marque le départ de la coupole centrale appuyée sur quatre pilastres. Comme seuls ornements, les frises sculptées en arc de cercle autour des fenêtres et une longue frise au haut de la paroi extérieure, notamment au mur nord. Thalich (ou Aroudj) est, par ses dimensions, une des églises les plus grandioses, construite de 661 à 682 sur plan basilical. Dans la façade Est, deux niches profondes - où s'ouvre, chaque fois, une fenêtre - encadrent l'abside. Si les toits de pierre sont bien conservés, la coupole a malheureusement disparu. Odzoun (VIe-VIIe siècle) est aussi remarquable : c'est une basilique à trois nefs entourée d'une galerie sur trois côtés, objet de la sollicitude du gouvernement soviétique d'Arménie qui veille à la préservation de tous les monuments du haut Moyen Âge. La cathédrale de Thalin (VIIe siècle) est en voie de restauration : basilique à trois nefs, elle a, outre l'abside principale à l'Est, deux absides latérales saillantes au nord et au sud, ce qui donne au plan l'allure d'un transept. La façade ouest à fronton n'est peut-être pas sans rappeler - comme d'autres édifices similaires - les églises syro-byzantines de Saint-Siméon le Stylite ou de Qalblozé. Les murs extérieurs et le tambour polygonal de la coupole sont ornés d'arcades aveugles et de frises en arc de cercle entourant les fenêtres: ce décor offre au monument une certaine légèreté. Plus sobre est l'église de Gayané (630-641), basilique à trois nefs, qui domine le cimetière d'Etchmiadzine. Du même type est encore la cathédrale de Mren qui lui est contemporaine (vers 629-640). Pour être complet, il faudrait citer les ruines de la basilique Dsiranavor d'Achtarak (548-557), celles de la basilique Saint-Sargis à Tekor (Ve siècle) en territoire turc, - église encore debout au début du siècle, d'après Strzygowski, détruite depuis par un tremblement de terre et où subsistait vraisemblablement la coupole la plus ancienne de l'architecture arménienne, - celles enfin de la grande basilique d'Ererouk, le monument qui s'apparente le plus à ceux de Syrie du nord et qui ne cesse d'intriguer les chercheurs. Quant aux fouilles d’Ovin, un moment, capitale de l'Arménie, elles ont mis à jour les fondations d'édifices primitifs d'un intérêt archéologique.
Fig. 5 – Eglise circulaire de Zvartnots (643-652) : chapiteau décoré d’un aigle aux ailes deployées. |
Le chef-d’œuvre de l'art arménien est, sans contredit, l'église de Hripsimé érigée en 618 à Vagharchapat, ancienne capitale du pays, aujourd'hui Etchmiadzine. C'est un tétraconque inscrit dans un carré légèrement rectangulaire, que domine une superbe coupole sur tambour polygonal. Sur les quatre faces, huit niches profondes suggèrent la présence des absides. D'une extrême sobriété à l'extérieur comme à l'intérieur, c'est un édifice qui frappe par la pureté des lignes et des volumes. La salle carrée sur laquelle s'ouvrent les conques, a, dans ses angles, des niches en trois-quarts de cercle qui donnent accès chacune à une chambre. Cet agencement se retrouve dans l'église quasi contemporaine d'Avan, aujourd'hui en ruines, où toutefois les quatre chambres d'angle sont circulaires.
Fig. 6 – Eglise circulaire de Zvartnots (643-652) : élément décoratif d’un éconçoin représentant des branches de grenadier. |
Parmi les églises cruciformes à quatre bras égaux, les mieux conservées sont celle de Sainte-Marie à Thalin ; la Karmravor (ou rouge) d'Achtarak ayant, par son toit en tuiles rouges, l'aspect d'une petite église byzantine d'Athènes ; et celle de Saint-Etienne à Lmbat. Toutes les trois sont du VIIe siècle. Dans les deux premières, les bras saillent du carré central et ne laissent pas supposer qu'ils couvrent des conques. Dans la troisième aux mirs rectilignes, seule l'abside est hémisphérique. La massive église Saint-Jean de Mastara, du milieu du VIIe siècle, est une grosse, tour hexagonale sur base carrée avec trois conques en saillie, l’abside - flanquée de deux petites chambres étant prise dans un mur rectiligne.
Pour le plan central, le monument le plus célèbre – bien qu’il n’en subsiste que les soubassements - est la grande église circulaire de Zvartnots construite de 643 à 652 par le catholicos Nerses III le Bâtisseur sous la forme d'un tétraconque entouré d’un déambulatoire et dédiée aux anges du ciel. Elle est aussi à Vagharchapat non loin de la cathédrale d'Etchmiadzine. Quatre puissants piliers supportaient la coupole. L'abside de l'Est est entourée d'un mur, les trois autres conques, à claire-voie et munies chacune de six colonnes, donnent accès au déambulatoire. Derrière l'abside, se trouve une chambre rectangulaire en saillie sur l'ensemble de l'édifice. Depuis Toramanian architectes et archéologues ont tenté de reconstituer l'aspect que celui-ci pouvait avoir avant son effondrement, imaginant jusqu'à deux étages superposés, théorie aujourd'hui abandonnée. Les ruines de Zvartnots ont livré une profusion de sculptures, éléments décoratifs en bas-relief qui ornaient les écoinçons des arcs et le pourtour des fenêtres : branches de grenadiers, vignes, voire des figures humaines. Des chapiteaux ont également résisté à la destruction, soit de type byzantin en forme de corbeille avec, dans un médaillon, le monogramme grec du catholicos Nerses, soit d'un genre plus original : un grand aigle aux ailes déployées.
Les sculptures sont rares à cette époque dans l'art arménien. Dans l'église de Ptghni, par exemple, qui date du VIe siècle, on voit des frises décoratives portant feuilles et grappes de raisins, le Christ en médaillon soutenu par deux anges, des bustes d'apôtres en médaillon, deux scènes de chasse au lion, une suite de vases, etc. Mais ces reliefs sont si discrets qu'on les soupçonne à peine. À Odzoun, également du VIe siècle: on peut mentionner, entre autres, une plaque avec la représentation assez fruste de la Vierge et l'Enfant. On a aussi découvert des chapiteaux ornés de figures humaines à Ovin, chapiteaux datant du VIe siècle, ainsi qu'un linteau avec scène de vendange. A la cathédrale de Mren (629-640), des tympans de portes étaient sculptés, en bas-relief, de personnages historiques entourant le Christ entre saint Paul et saint Pierre. Il faut enfin noter de nombreuses stèles funéraires, souvent fragmentaires, retrouvées dans divers cimetières ou près de vieilles églises. Les deux plus célèbres, en forme d'obélisques et encore debout, sont celles d'Odzoun (VIIe siècle). Les scènes qui y figurent sont assez usées mais reconnaissables : les évangélistes, la Vierge et l'Enfant, personnages divers, les trois Hébreux dans la fournaise etc… La représentation humaine sur toutes ces sculptures est généralement très stylisée et archaïsante.
On sait, grâce à un auteur du VIIe siècle, Vrtanes Kertogh, que les parois intérieures des églises étaient couvertes de peintures : scènes évangéliques, vies de saint Grégoire l'Illuminateur ou des premiers martyrs. Ces peintures ont disparu presque partout avec la fine et fragile couche de stuc qui leur servait de support. Quelques rares traces en subsistent néanmoins dans l'abside des cathédrales de Thalin et de Mren et des églises de Lmbat et de Thalich. Pour cette dernière notamment, il s'agit de la partie inférieure d'un grand Christ debout avec, en dessous, les apôtres, très effacés aujourd'hui.
Aucun manuscrit illustré de cette période n'étant parvenu jusqu'à nous, il est impossible de se faire une idée de l'art de l'enluminure à ses débuts. Seulement deux feuillets, attribués au VIIe siècle, ont été cousus dans un évangéliaire connu sous le nom d'Évangile d'Etchmiadzine daté de 989, dont il sera question plus loin. Peints sur les deux faces, ces feuillets représentent l'Annonce à Zacharie, l'Annonciation, l'Adoration des Mages et le Baptême. La physionomie des personnages, leur stylisation, leur habillement, leur attitude, par exemple les genoux écartés des rois mages, sans parler de la richesse du coloris, marquent une certaine influence sassanide et contribuent à la datation de ces œuvres. La reliure de ce même volume, faite de deux plaques en ivoire sculpté, est étrangère à l'Arménie : elle appartient à l'art byzantin du VIe siècle. Sur le plat supérieur, on voit le Christ trônant et quelques-uns de ses miracles ; sur le plat inférieur, la Vierge et l'Enfant et des scènes de l'enfance de Jésus. Il faudra descendre jusqu'en 862 pour assister à la renaissance de la miniature arménienne dont témoigne l'Évangile de la reine Mlké, épouse du roi Gagik Ier, du Vaspourakan, manuscrit conservé chez les Pères Mekhitaristes de Venise. D'un style particulier, les illustrations de cet évangile sont vraisemblablement inspirées de modèles plus anciens. Une des pages les plus typiques est la scène de l'Ascension du Christ où l'on perçoit des réminiscences de l'art byzantin.
Près de deux siècles de stagnation, de la fin du VIIe au milieu du IX siècle, sont dus à la conquête arabe, aux luttes entre Byzance et les Califes, aux rivalités aussi entre les princes féodaux des diverses régions de l'Arménie. En 862, toutefois, commence la réunification du pays. Les Abbassides donnent à un Bagratide, Achot, le titre de « prince des princes » et, en 886, ils envoient au neveu de celui-ci, également nommé Achot, une couronne royale. L'empereur Basile Ier, Arménien d'origine, ne peut qu'en faire autant. Naît alors la ville d'Ani aux 1001 églises, qui verra s'épanouir l'art arménien en un second âge d'or Jusqu'au milieu du XIe siècle. Les troupes byzantines détruiront, en effet, les remparts d'Ani en 1045 et ouvriront ainsi la voie aux Seldjoukides qui pénétreront sans peine dans l'empire byzantin en 1064.
Fig. 10 – Petite église de Saint-Grégoire construite par Aboughamrents à Ani dans la seconde moitié du XIe siècle. |
Les premières églises de cette ère sont celles des Saints-Apôtres et de la Mère-de-Dieu construites en 874, par la princesse Mariam de Siounie, sur l'île du lac Sévan. D'apparence rustique, elles suivent un plan classique : triconque avec coupole centrale sur trompes aux Saints-Apôtres, sur pendentifs à la Mère-de-Dieu. Rival du roi Achot, le prince Gagik, de la famille des Ardsrounis, reçoit aussi une couronne du calife et devient roi du Vaspourakan. Il s'installe sur l'île d'Aghthamar, au sud du lac de Van où il fait construire un magnifique palais - dont il ne reste plus aucune trace - et surtout l'église cruciforme, unique en son genre, de la Sainte-Croix, œuvre de l'architecte Manuel. Cette église, une des plus célèbres de l'architecture arménienne, aujourd'hui sur territoire turc comme Ani, date des années 915 à 921. Tétraconque, comme Hripsimé, mais aux absides latérales saillantes, elle a une coupole classique sur la partie centrale, qui passe du carré au cercle au moyen de pendentifs. Son originalité réside surtout dans la profusion de sculptures en bas-relief voire en haut-relief, qui couvrent toutes ses parois extérieures. D'une richesse iconographique extraordinaire, les thèmes traités comprennent des épisodes de l'Ancien Testament, tels David et Goliath, Jonas et la baleine puis au pied du ricin, des saints et des prophètes en médaillon ou debout, le Christ et la Vierge trônant, les évangélistes, des anges et des séraphins, des animaux réels ou fantastiques, des scènes de genre, des rinceaux de vigne avec parfois des têtes humaines apparaissant dans les branchages, le roi Gagik offrant au Christ le modèle de son église, etc... Les grandes figures sont figées, stylisées, somptueusement vêtues mais d'un relief sans modelé et d'une expression plutôt sévère. Les parois intérieures, elles, sont peintes, dans un style linéaire, de scènes du Nouveau Testament et de représentations des apôtres. Les mêmes qualités architecturales, dans la composition se retrouvent dans les miniatures de l'Evangile d'Etchmiadzine (989), conservé au Maténadaran d'Erévan : Tables des Canons, le Christ imberbe entre deux saints, la Vierge et l'Enfant, portraits des évangélistes, scènes diverses.
C'est à Ani même qu'on peut le mieux étudier les églises des Xe et XIe siècles, les palais et autres édifices civils ayant tous disparu à l'exception des remparts. En 989, l'architecte Trdat (ou Tiridate) - le restaurateur de la coupole de Sainte-Sophie à Constantinople commence la construction de la cathédrale, achevée en 1001. Basilique à trois nefs avec coupole centrale, c’est le monument le plus achevé, le plus élégant de l'art arménien. Les gros piliers forment comme des faisceaux de minces colonnes qui se prolongent dans les arcs de la voûte, préfiguration de l’ogive gothique. A l'extérieur, des arcades aveugles créent des jeux d'ombre et de lumière qui rompent avec la nudité traditionnelle des murs. Trdat avait aussi construit une seconde église ronde celle-là à l'imitation de Zvartnots, mais qui s’est écroulée. Par contre, de la seconde moitié du XIe siècle subsiste une petite église dédiée à saint Grégoire par Aboughamrents : de plan central, elle est constituée d'une abside et de cinq niches, le tout inscrit dans un épais mur polygonal et coiffé de l'habituelle coupole. Une autre église polygonale, quasi ronde, celle du Saint-Sauveur datant de 1036, comporte huit conques et est ornée extérieurement d'arcades aveugles : elle est attribuée à l'architecte Trdat dont le nom figure sur le mur sud. Avec la charmante petite église circulaire dite du Berger (Xe-XIe siècle), c'est tout ce qui demeure de la prestigieuse capitale des Bagratides. Il sera question plus loin des monuments plus récents qui s'y trouvent.
Les rois d'Ani favorisent aussi la construction de monastères au nord de l'Arménie : ce sont, aujourd'hui encore de vastes ensembles formés d'églises précédées de porches, de campaniles, des édifices funéraires, bibliothèques et réfectoires. Achot III élève l’eglise du Saint-Sauveur à Sanahin en 966 et, entre 976 et 991, celle du Saint-Signe (Sourb-Nechan) à Haghbat, toutes deux à l’imitation de types classiques du VIIe siècle. Il offre en fief cette région à son fils Gourgen, qui s'en proclame le roi en 982 avec, pour capitale, Lori. Avant qu'Achot III n'ait été sacré à Ani en 961, les rois bagratides résidaient à Kars, sur territoire turc actuellement, ou Abas 1 construisait entre 930 et 937, l’église des Saints-Apôtres, quasi une copie de l'église de Saint-Jean à Mastara du VIIe siècle. Achot III ayant nommé comme gouverneur de Kars son frère Mouchegh, celui-ci, à son tour, se proclame roi, et le royaume de Kars se maintiendra jusqu'au règne de Gagik qui, devant les attaques des Seldjoukides en 1053-1054, se retirera en Cappadoce.
Pour les Xe et XIe siècles, époque de renaissance artistique, nous avons la chance de posséder d'importants manuscrits à enluminures. Y apparaissent deux tendances opposées : d'une part, un art fruste, naïf, gauche mais savoureux ; d'autre part, un style savant, un peu académique, visiblement byzantinisant. On dirait d'un contraste entre des productions «provinciales» et un art davantage «palatin». Il ne peut être question d'énumérer ici ces manuscrits. Sinon, il faudrait le faire aussi pour les siècles suivants. Or, il y a, de par le monde, environ 30.000 manuscrits, dont près de la moitié au Maténadaran d'Erévan, 4.000 au Patriarcat arménien de Jérusalem, 4.000 chez les Mekhitaristes de Venise et le reste en Iran, au Liban, dans les pays d'Europe et d'Amérique. Les spécialistes ont donc, ample moisson pour étudier l'évolution de la miniature arménienne depuis le IXe jusqu'au XVIIIe siècle. La plupart des œuvres sont des livres religieux, surtout des évangiles. Les Arméniens n'ayant pas la tradition des icônes, pour eux les images contenues dans ces livres prennent un caractère sacré. Qu'il nous suffise de rappeler quelques exemples caractéristiques. Pour le style un peu schématique mais souvent coloré il y a un Evangile à la Walters Art Gallery, de Baltimore daté de 966, ou y on voit notamment la Vierge et l'Enfant dans un encadrement fantaisiste. Ce même parti pris apparaît dans une Fontaine de Vie de l'Évangile n° 2555 du Patriarcat de Jérusalem attribué, au XIe siècle : il s'agit là d'une rotonde à huit colonnes surmontées d'un toit pointu. Plus linéaire est l'art d'un Evangile de 1038 au Maténadaran d'Erévan (n° 6201) dans les scènes de la vie du Christ : Baptême, Crucifixion, etc… Par contre, les personnages du grand Évangile sur parchemin de 1064 au Patriachat de Jérusalem (n° 1924) sont bariolés, de facture assez sommaire, faisant l'effet d'un dessin d'enfant : c'est le cas des quatre évangélistes, de la Crucifixion, d'autres pages encore. Le contraste est immense entre cet art «primitif» et celui, par exemple, du splendide Évangile n° 2556 de Jérusalem, copié en, onciales sur beau parchemin blanc pour le roi Gagik de Kars a la veille de l'invasion seldjoukide. Là, les illustrations dans le texte sont tracées de main de maître ; mais, hélas elles ont presque toutes été arrachées. Parmi celles qui sont préservées, outre les nombreux oiseaux et éléments décoratifs dans les marges, il faut citer : Jésus amené devant Ponce Pilate, Jésus et le jeune homme riche et, d'une composition plus complexe, la Tentation de Jésus. De la même veine est l'Évangile dit de Trébizonde, également du XIe, siècle, aujourd'hui à Venise. L'influence byzantine y est indéniable : dans les scènes évangéliques, le peintre arménien s'est trahi - ou n'a pas voulu cacher ses modèles - en mettant des inscriptions grecques. La Transfiguration entre autres est à la fois expressive et d'une belle composition.
Le morcellement du pays rendait l'Arménie vulnérable. Après la chute d'Ani, rappelée plus haut, et surtout la bataille de Mantzikert où, en 1071, les armées seldjoukides triomphent des Byzantins, les Arméniens vont s'installer en Cilicie. Ils y fondent un nouvel Etat qui, grâce aux Croisés, se nommera baronnie pour devenir un royaume, en 1198, sous Léon dit le Magnifique, royaume appelé Petite Arménie. Celle-ci connaîtra une longue période de prospérité sous les Roubénides d'abord, les Hétoumides ensuite et enfin, faute de descendance mâle dans la famille royale, sous les Lusignan français de Chypre de 1342 à 1375, date à laquelle la Cilicie tombe sous le coup des Mamelouks d'Egypte. Léon V, dernier souverain d'un État arménien indépendant, ira finir ses jours à Paris et sera enterré dans la cathédrale de Saint-Denis. Des constructions arméniennes de Cilicie, - églises, monastères, forteresses, - on connaît peu de chose : elles sont, pour la plupart encore inexplorées. En revanche, les manuscrits copiés et illustrés à Skevra et à Hromkla, aux XIIe et XlIIe siècles surtout, sont le titre de gloire de l’art cilicien. Les plus beaux sont conservés maintenant au Patriarcat arménien de Jérusalem, qui jouissait alors des faveurs des rois de Cilicie. Le style de la miniature cilicienne s'apparente à celui de l'Évangile du roi Gagik de Kars, ayant les mêmes affinités avec l'art byzantin. Dans l'Évangile de Jérusalem n° 1796, par exemple, qui date du XIIe siècle, un Christ majestueux et sévère bénit le donateur qui lui offre le livre. Si les paroles du Christ sont écrites en arménien, on lit, au-dessus de sa tête, en abréviation mais en caractères grecs, le nom de Jésus-Christ. Sur une autre page on a superposé deux scènes : les Saintes femmes au tombeau et Jésus leur apparaissant après sa résurrection. La composition bien balancée et les couleurs intenses sur fond bleu donnent à ces images une réelle monumentalité.
Le plus fameux des peintres du XIIIe siècle est Toros Roslin, dont les sept œuvres signées, écrites à Hromkla, datent de 1256 à 1268. Il a l'art des tons nuancés, du modelé, de l'expression dans les visages et il affectionne le fond or. On pourrait citer toutes ses miniatures, mais une sélection s'impose ici plus que jamais : dans un Évangile de 1262 à la Walters Art Gallery de Baltimore, le Jugement dernier sur quatre registres à la manière d'une icône grecque ; dans un autre de 1265, le n° 1956 de Jérusalem, la Descente aux Limbes, où le Christ porte une croix orthodoxe à trois barres horizontales et semble voler dans le ciel doré, un pan de sa robe blanche faisant l'effet d'une aile ; dans un Rituel de 1266, le n° 2027 de Jérusalem, le Passage de la Mer Rouge, les cavaliers du pharaon tombant dans les eaux dont les vagues sont suggérées par des spirales, ou bien encore les Trois enfants dans la fournaise, tout sereins sous les ailes protectrices de l'ange ; dans son dernier Évangile de 1268, naguère au Patriarcat de Jérusalem, aujourd'hui au Maténadaran d'Erévan (n° 10675), un tout autre Jugement dernier où le Christ trônant occupe presque entièrement la page, entouré d'une mandorle en or sur le fond bleu intense du ciel ; enfin, dans ce même Evangile, la Résurrection de Lazare pleine d'harmonie dans les couleurs et la composition, de gravité dans l'expression des figures. Â propos de ce peintre, une chose qui intrigue toujours les chercheurs, c'est son nom de Roslin (ou Rauslin) qui n'est pas arménien. On doit noter ici, en passant, que l'influence de l'art cilicien débordait des frontières de la Petite Arménie. Nous en avons un témoignage dans une grande Bible, la première du genre, copiée et illustrée en 1269 à Erzindjan (en arménien, Erznka et en orthographe du turc moderne, Erzincan) en Cappadoce. Elle porte le n° 1925 à Jérusalem. A part les portraits de prophètes et d'évangélistes somptueusement vêtus et aux traits vigoureux, on y trouve quelques épisodes de l'Ancien Testament. Le tableau le plus remarquable est la Vision d'Ezéchiel qui est une des compositions les plus spectaculaires de la peinture arménienne.
Pour en revenir à des productions ciliciennes proprement dites, les chefs-d’œuvre sont si nombreux qu'un choix ne peut être que subjectif. Mentionnons quelques manuscrits très appréciés en y désignant l'une ou l'autre page, tous manuscrits du XIIIe siècle : un Évangile de la Freer Gallery à Washington, attribuable à Toros Roslin, où Jésus apparaît aux apôtres et leur montre ses stigmates dans un paysage montagneux ; un Évangile du Musée de Topkapi à Istanbul, copié à Skevra en 1273 par Hovasap, où l'évangéliste Jean, grande figure de patriarche, dicte à son disciple Prochore au milieu des montagnes l'Évangile du connétable Smbat, frère du roi Hétoum Ier, approximativement de la même date, où l'évangéliste Jean est, cette fois, seul, assis, portant le doigt à la bouche en signe de méditation, devant une construction fictive qui se détache sur le fond or (n° 7644 du Maténadaran d'Erévan) ; le luxueux Évangile copié par le scribe Avetis, sur un parchemin de qualité, en 1272 pour la reine Keran et le roi Léon III et conservé à Jérusalem sous le n° 2563, mais sans mention du peintre qui l'a abondamment illustré de magnifiques scènes de la vie de Jésus, dont une des plus frappantes est la Crucifixion avec un Christ souffrant rappelle l'expression d'un tableau similaire du primitif italien Cimabue ; à remarquer aussi, dans ce même Évangile de la reine Keran, les portraits de la famille royale à genoux aux pieds du Christ trônant dans une grande auréole bleue entre la Vierge et saint Jean-Baptiste, le tout sur fond or, les plis des vêtements, eux aussi, étant soutenus par des traits d'or ; l'Évangile du prince Vasak (n° 2568 de Jérusalem) qui montre également les portraits du prince avec ses deux enfants agenouillés devant le Christ trônant et protégés par la Vierge ; le Lectionnaire du roi Hetoum II daté de 1286 (n° 979 d'Erévan), où figure une petite miniature représentant la baleine qui rejette, visiblement avec force, Jonas; enfin un Évangile de 1287 au Maténadaran d'Erévan (n° 197) d'une préciosité de style qui fait penser, notamment dans l'Annonciation analysée par Sirarpie Der Nersessian, à une miniature française de la première moitié du XIIIe siècle. Dans cette énumération, il n'a pas été tenu compte des Tables des Canons, têtes de chapitres et multiples éléments décoratifs qui ornent les marges des manuscrits et qui sont d'une prodigieuse richesse et diversité. À cet égard, les peintres ciliciens étaient d'une imagination des plus fertiles.
Si l'âge d'or de la peinture cilicienne est le XIIIe siècle il en reste néanmoins des traces au début du XIVe siècle. Un Evangile de 1316, le n° 1950 de Jérusalem, en donne la preuve : une des pages significatives montre le Christ trônant et le donateur agenouillé à ses pieds, mais les plis du vêtement qui accentuent les formes du corps font une impression quelque peu baroque. Vers le milieu du siècle apparaît un peintre au style stéréotypé, beaucoup moins élégant, Sargis Pidsak, qui a laissé beaucoup de miniatures. Un de ses Évangiles les mieux connus est celui de la reine Marioun daté de 1346 (n° 1973 de Jérusalem). Les scènes y sont très colorées, le rouge et le bleu y dominent, les expressions des personnages sont presque toutes pareilles, plutôt figées ; mais l'effet d'ensemble, notamment dans la Descente de croix avec la reine au pied du crucifix ou dans l'Entrée à Jérusalem, est assez décoratif malgré une certaine lourdeur.
Durant la période cilicienne, la grande Arménie n'est pas inactive. Appauvrie un moment, certes, par les invasions seldjoukides au XIe siècle, puis mongoles au XIIIe, elle est toutefois libérée par les Géorgiens, -,- mieux protégés par les chaînes du Caucase, qui y installent des familles féodales arméniennes, les Zakarian, les Orbélian, les Prochian. Ani renaît à la vie. Tigran Honents y construit, en 1215, la belle église de Saint-Grégoire à l'imitation de la cathédrale de 1001, mais avec un tambour plus haut et des peintures murales sur les parois intérieures et même, à l'extérieur, sur la façade ouest. Ce sont toutefois les arcades aveugles qui constituent le décor architectural.
Dans les autres régions d'Arménie, surtout quand elles sont, à l'écart des voies de pénétration, ce sont les complexes monastiques qui prennent de l'ampleur et deviennent quasi des lieux fortifiés. Haghbat, Sanahin, Geghard aux églises rupestres, Ketcharis, Hovhannavank (ou Couvent de Jean), Saghmosavank (ou Couvent des psaumes) sont parmi les ensembles les mieux conservés. Ils datent, dans leur état actuel, du XIIIe siècle. Les nombreuses églises qui s'y trouvent côte à côte obéissent aux types déjà connus ; mais, dès la fin du XIIe siècle et durant le XIIIe siècle, on a pris l'habitude d'y ajouter à l'ouest un immense porche, que les Arméniens appellent gavit, salle de réunion sur plan carré aux piliers massifs supportant une coupole ouverte. Pour la technique de construction de ces gavits, un des traits caractéristiques, ce sont les puissants arcs entrecroisés qui soutiennent les voûtes et la coupole. Une intrusion dans l'art arménien du XIIIe siècle, c'est l'emploi des stalactites - d'inspiration musulmane - sculptées dans ces voûtes et coupoles. Un des meilleurs exemples est celui de Geghard, appelé également Ayrivank ou couvent rupestre, dont plusieurs parties sont creusées à même le rocher avec des parois sculptées de motifs décoratifs, croix, personnages humains et animaux. Le gavit servait aussi de sépulture aux évêques et aux notables devenant ainsi ce qu'en arménien on nomme jamatoun.
Au XIVe siècle apparaît un type d'église funéraire à deux étages, dont le plus beau spécimen, à l'instar d'Eghvard, est celui qu'ont construit, en 1339, les Orbélian dans leur fief à Amaghou-Noravank, sis au sud-est de l'Arménie. Cette église, une des plus élégantes qui soient, est dédiée à la Mère-de-Dieu. En bas se trouvent les tombes. La porte d'entrée est surmontée d’un tympan semi-circulaire où une sculpture en assez haut relief représente la Vierge et l'Enfant entre les archanges Gabriel et Michel. On monte à l'étage par un double escalier entourant cette porte, escalier qui fait presque office d'un impressionnant décor pyramidal. Au tympan de la fenêtre supérieure apparaît le Christ - en buste seulement - entre les apôtres Pierre-et Paul. Tout au haut de chacune des quatre façades de l'église est sculptée une grande croix en relief. Un autre édifice à Amaghou permet d'apprécier la sculpture monumentale de l'époque : c'est le porche de l'église du Précurseur, construite par les Orbélian au XIIIe siècle mais restaurée au XIVe siècle. Le tympan de la porte représente la Vierge et l'Enfant, celui de la fenêtre au-dessus, l'Ancien des Jours et la Crucifixion. Les quatre tympans cités ici sont encadrés de motifs décoratifs inspirés de l'art musulman.
Un art spécifiquement arménien, c'est le khatchkar ou pierre à croix, stèle votive, commémorative ou funéraire, dressée isolément ou encastrée dans le mur des églises et dont l'usage remontant peut-être à un lointain passé - s'est répandu considérablement à partir du XIIIe-XIVe siècle. Les sculpteurs ont rivalisé de talent pour tailler au trépan des croix aussi décoratives que possible. L'architecte, sculpteur et peintre Momik nous a laissé, par exemple, une stèle datée de 1308 qui est une véritable dentelle de pierre. Rares sont, sur de tels monuments, les scènes figuratives d'après le Nouveau Testament ; mais on y voit parfois la Crucifixion.
Les réalisations architecturales ne sont pas les seules manifestations artistiques en Grande Arménie aux XIIIe et XIVe siècles. Des peintures murales couvraient les parois intérieures des églises d'Ani (comme celle de Tigran Honents), de Haghbat, d'Akhtala surtout dans le nord ; mais ces peintures sont souvent influencées par l'art géorgien contemporain. La miniature, elle, garde davantage sa spécificité arménienne. Un gigantesque Homéliaire des années 1200 à 1202, miraculeusement sauvé et parvenu jusqu'à nous, malgré les massacres et pillages de 1915, pour aboutir au Maténadaran d'Erévan (n° 7729), est un témoin éloquent des copistes de ces temps. Ses dimensions (70 x 50 cm) en font déjà un monument. On le croyait écrit à Mouch, mais il s'avère qu'il l'a été à Avag Vank. Malheureusement la seule page illustrée, par le peintre Stépannos, de scènes évangéliques est le frontispice partiellement déchiré. On y voit trois tableaux : le Christ trônant, le Baptême et la Nativité avec, d'un côté, l'adoration des Bergers et, de l'autre, celle, abîmée, des Mages. A Haghbat, dont le scriptorium était célèbre, le peintre Margaré illustrait, en 1211, un Évangile (Erévan n° 6288) dans un style très particulier, à la fois anecdotique et pittoresque, où il transpose à son époque et à son milieu des scènes comme l'Entrée à Jérusalem : costumes, coiffures, monuments sont ceux de l'Arménie d'alors. Les miniatures de l'Évangile de 1232 dit des Traducteurs, en arménien Targmantchats (Erévan n° 2743), sont déconcertantes parce qu'elles ne ressemblent en rien aux œuvres traditionnelles : les couleurs y sont âpres, les physionomies de même, tracées à gros coups de pinceau. Un peintre d'une grande personnalité et qui a eu beaucoup d'influence sur son époque, c'est Ignatios. Il travaillait dans la région d'Ani, peut-être à Horomos, où il a illustré sept manuscrits. Le plus important de ceux-ci est conservé au couvent de Saint-Sauveur à Nouvelle-Djoulfa (n° 36) : écrit en 1236 sur beau parchemin blanc, il comporte, outre les Tables des Canons, les scènes principales de la Vie de Jésus, réunies en tête de volume. Richesse de tons aux couleurs nuancées sur un fond bleu intense, modelé expressif des visages généralement tristes ou graves avec une carnation sombre, draperies un peu raides, épousant néanmoins les formes du corps, cadre architectural et paysage plutôt sommaires, telles sont les qualités maîtresses de ces miniatures. Iconographiquement, celles-ci étonnent quelquefois par leur originalité, pour ne citer que le Tombeau du Christ gardé par six soldats casqués aux yeux bridés, scène qui remplace le traditionnel ensevelissement de Jésus. Sans vouloir citer tous les noms connus, on doit une mention spéciale pour le peintre Avag, du milieu du XIVe siècle. Grand voyageur, il a circulé durant une trentaine d'années entre son pays d'origine, la province de Siounie, et la Cilicie en passant par Sultaniya, Tabriz et Tiflis. Il doit avoir vu des manuscrits de Toros Roslin et d'autres peintres ciliciens, dont il a visiblement subi l'influence. Son Évangile n° 1941 du Patriarcat de Jérusalem est, à maints égards, une imitation de l'art cilicien avec, toutefois, des couleurs plus heurtées, comme la grande montagne verte de la Nativité, des gestes plus théâtraux et, sur les visages, une expression souvent étonnée.
Les invasions de Tamerlan - qui occupe toute l'Anatolie orientale et centrale - mettent fin à cette activité artistique dans les régions de l'actuelle Arménie soviétique. Au XVe siècle, ce sont les Turcs Ottomans qui deviennent les maîtres d'un immense empire après la prise de Constantinople en 1453. Les guerres incessantes entre Turcs et Perses aboutiront, au début du XVIe siècle, à la transplantation des Arméniens de la région de Djoulfa sur l'Araxe et leur installation, par chah Abbas, au sud de la capitale que celui-ci crée à Ispahan. Ce faubourg deviendra la Nouvelle-Djoulfa, quartier des communautés chrétiennes et des Arméniens en particulier, qui y construiront de nombreuses églises d'un type nouveau, mélange d'art persan et d'art occidental. En outre, la Nouvelle-Djoulfa sera un centre culturel important avec des écoles, une imprimerie et des miniaturistes au style original. Au XVIIIe siècle, les Russes récupèrent les provinces orientales de l'Arménie, qui sera désormais partagée entre la Turquie, la Perse et la Russie.
Profitant d'un moment d'accalmie vers les années 1660, les architectes - s'inspirant des modèles de l'âges d'or – édifient de nouvelles églises et en restaurent d'anciennes en les modernisant. C'est le cas notamment de la cathédrale d'Etchmiadzine dont la coupole sur tambour élevé, par son décor sculpté à l'extérieur et peint à l'intérieur, trahit l'influence persane. Un énorme clocher y a été ajouté, de même que devant la belle église de Sainte-Hripsimé, sans qu'on ait assez tenu compte des proportions de l'édifice primitif. A l'église Saint-Georges de Moughni, l'alternance de pierres rouges et noires rappelle un principe de l'art arabe. La petite église de Choghakat près d'Etchmiadzine est une basilique traditionnelle. Au couvent de Saint-Thaddée, dans le nord de l'Iran, la première église, dite la noire, fondée peut-être au IVe siècle, mais construite au XIIe-XIIIe siècle, a été flanquée au XIXe siècle d'une nouvelle église, blanche celle-là, dont les sculptures extérieures sont nettement « persisantes ». C'est aussi en Iran du nord que se dresse l'église de Saint-Étienne le protomartyr : les inscriptions qui la couvrent datent du XVIIIe siècle. Quant aux églises de la Nouvelle Djoulfa, dont treize sont encore debout, elles sont construites en briques. Ce sont des salles couvertes d'une grande coupole, précédées souvent d'un léger clocher. Les peintures qui ornent les coupoles sont de style persan. Par contre, les parois sont peintes de haut en bas de tableaux qui veulent imiter l'art européen. Les lambris sont couverts de plaques de faïence avec un décor aux couleurs chatoyantes, lui aussi d'influence persane. Les monuments les plus imposants sont la cathédrale Saint-Sauveur et l'église Bethléem ; mais les autres édifices ne manquent pas d'intérêt : Saint-Sargis, la Vierge, etc…
Pour la miniature tardive, il y aurait lieu de distinguer deux écoles : celle du Vaspourakan, province méridionale de l'Arménie, autour du lac de Van, et celle de la Nouvelle-Djoulfa. L'une et l'autre s'écartent sensiblement des œuvres produites dans les autres provinces d'Arménie et en Cilicie. La première a, comme centres, Ardjech, Van, Varag, Aghthamar et surtout Khizan. Y prévaut un style plus naïf, linéaire, sans modelé, où les personnages aux grands yeux sont tracés sur le fond nu du papier. Peu à peu, aux XVe et XVIe siècles, les peintures deviennent plus colorées et plus expressives. Grigoris d'Aghthmar, Minas, Khatchatour, Martiros de Khizan sont parmi les noms d'artistes cités dans les manuscrits. A la Nouvelle-Djoulfa, on connaît un peintre célèbre, Hakob de Djoulfa, qui a fait, dans le colophon d'un Évangile de 1607, le récit dramatique de la déportation de ses compatriotes d'Arménie en Perse. Son art est quelque peu « barbare » mais à la fois puissant et très personnel. Un autre miniaturiste, moins original parce qu'il s'inspire d'œuvres antérieures, se nomme Hayrapet : il a notamment illustré, en 1645, la Bible n° 1933 du Patriarcat de Jérusalem. Un trait caractéristique de cette époque, c'est aussi le fait que les copistes arméniens cherchent à imiter les gravures occidentales. Ajoutons que, de tous temps, ils ont essaimé au-delà des frontières de leur pays : à Sébaste notamment, à Constantinople, en Crimée, voire à Rome.
Au terme de ce bref aperçu, rappelons que, par leur habileté manuelle, les Arméniens ont excellé également dans les arts mineurs : l'orfèvrerie, la joaillerie, le tapis, la tapisserie, la broderie, la dentelle, le damasquinage, la céramique. Le trésor du Patriarcat de Jérusalem abrite aujourd'hui une très riche collection d'objets liturgiques et de vêtements sacerdotaux. En Turquie, jusqu'au début du XVIIIe siècle, les ateliers de céramistes arméniens installés à Kutahya étaient les plus prospères de l'empire ottoman. C'est de là que proviennent les plaques de faïence qui couvrent certaines parois de la cathédrale Saint-Jacques à Jérusalem et peut-être celles des églises de la Nouvelle-Djoulfa. Aujourd'hui encore, ce sont des Arméniens qui fabriquent la céramique en Israël. Reconnus aussi comme tailleurs de pierre, ils semblent avoir été sollicités, avec d'autres équipes d'ouvriers d'Orient, pour participer à la construction des églises médiévales d'Europe : on aurait découvert, dans des édifices romans du XIIe siècle, trace de techniques qui leur sont propres.
Ainsi donc, située entre l'Orient et l'Occident, influencée, à ses origines, autant par la Perse que par l'art hellénistique, l'Arménie servira, tout le long de son histoire, - une des plus tourmentées qui soient, - de pont entre deux mondes. Toutefois, par sa christianisation et par sa prédilection pour les cultures venant de l'ouest, elle est plus proche du monde méditerranéen. Le dynamisme de ses habitants, leur ténacité et leur extraordinaire volonté de survie ont permis à ce petit peuple de triompher de tous les avatars et à créer sans désemparer des chefs-d'œuvre architecturaux, sculpturaux, picturaux, artisanaux dignes d'une grande nation. C'est un miracle, aux yeux de tout chercheur, de tout voyageur, qu'après tant de destructions, l'Arménie puisse déployer encore une telle quantité de richesses artistiques, sans oublier celles qui sont dispersées dans la diaspora. En joignant à ces œuvres une immense production littéraire qui, du Ve au XXe siècle, - d'abord en langue classique, le grabar, ensuite en langue moderne, l'achkharhabar, - n'a cessé de faire l'admiration des spécialistes, on comprend que des hommes, aussi austères en apparence que poètes dans l'âme, aient réussi à vaincre l'idée de la mort.
Plat aux saints cavaliers
Le plat et le bol présentés dans la vidéo ci-contre témoignent avec bonheur de l’apport arménien chrétien à l’art de l’empire ottoman. Quatre pièces appartenant à d’autres collections complètent la série. Une inscription sous la lèvre du bol livre le nom du commanditaire : Abraham de Crète, évêque en place à Takirdakh (Thrace), sur le versant européen de la Turquie actuelle. La dédicace nous apprend en outre que la pièce fut produite en 1718 ou 1719. Les douze apôtres figurés sous des arcades décorent la partie intérieure de la coupe. Le monogramme du commanditaire est apposé sur le fond de la coupe. L’extérieur est décoré d’une scène de chasse dans les montagnes, d’une ville (Jérusalem ?) et d’un tableautin non identifié présentant une procession au cours de laquelle la maquette d’une église se dirige vers un personnage couronné. Ces pièces de vaisselle d’usage courant proviennent des ateliers céramiques de Kütahya, au nord-ouest de la Turquie actuelle. Ces centres de production emploient surtout une main-d’œuvre arménienne et existent déjà au 16e siècle. Ils suivent d’abord la tradition d’Iznik et engrangent de ce fait de nombreuses commandes en provenance d’Istanbul. Lorsque cet engouement diminue, ils développent un style propre, populaire et empreint de fraîcheur, souvent d’inspiration chrétienne.