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- - - Anthony Spiegeler Les démesures de l’imaginaire Les œuvres monumentales de Marc Chagall
Amateur
Reporticle : 127 Version : 1 Rédaction : 01/03/2015 Publication : 03/04/2015

Les démesures de l’imaginaire. Les œuvres monumentales de Marc Chagall.

Spectateur d’un monde mouvant, aux multiples révolutions et aux conflits matériels, Chagall raconte — autant qu’il se libère — par le geste. À contre-courant, par son hassidisme, son origine biélorusse et son apport à la modernité, Chagall trace dès sa jeunesse la voie d’une œuvre qui se lit par strates successives. Il y mêle, de Paris à Vitebsk, sa foi religieuse, son engagement politique et sa vie affective. La fortune critique divise généralement son travail en deux temps, avant et après la Seconde Guerre mondiale ; cela sans soulever l’importance des échos thématiques qui mèneront l’artiste à produire des œuvres monumentales. Pour des raisons évidentes, l’hiver 1944 fait acte pour la sphère politique internationale, mais, pour l’artiste, ce moment de libération correspond à un effondrement, la mort de sa femme, Bella. Comme pour survivre à cette perte, Chagall multiplie les voyages, participe volontiers à des projets d’ampleur ; il jouit rapidement d’une reconnaissance mondiale et expose son travail dans les plus grandes institutions muséales. Infatigable et en toute cohérence, il décloisonne sa pratique artistique, passe du pinceau à la pâte, de la céramique au verre. Dès 1945, il se consacre, à côté de nombreuses œuvres, aux projets monumentaux ; s’offrant la visibilité dont il fut coupé pendant les conflits mondiaux. Théâtres, opéras, chapelles, musées, églises, institutions politiques, publiques ou privées sont autant de cimaises que nous tenterons d’analyser sous le filtre des interactions entre pratiques et thématiques artistiques.

Fig. 1 – Maquette pour le rideau de scène de « L’Oiseau de feu » d’Igor Stravinsky, 1945. Gouache, encre de Chine, pastel, crayon coloré, 38,5 x 63,4 cm, Collection privée.
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Fig. 1 – Maquette pour le rideau de scène de « L’Oiseau de feu » d’Igor Stravinsky, 1945.

En 1908, pendant ses années de formation à Vitebsk, Chagall fait la rencontre de Léon Bakst, scénographe de ballets russes. Ce moment est important dans la vie personnelle de l’artiste car il correspond à la première incursion qu’il effectuera dans le monde des arts de la scène ; ceux-ci l’accompagneront sa vie durant et lui permettront de poser une passerelle entre les petits et les grands formats. Happé par l’avant-garde qui se met en branle à Paris, Chagall obtient une bourse, grâce au concours de Maxime Vivaner, député de la Douma, qui lui permet de compléter sa formation (1). C’est donc les rêves plein la tête que Chagall quitte son pays et ses repères en 1910 pour participer à l’effervescence de l’avant-garde. Sans s’intégrer dans une entreprise collective, il se met au fait des activités artistiques, intègre rapidement un atelier au sein de la ruche (2) et cumule les rencontres décisives. Malgré l’influence des cubistes et des fauvistes que l’on retrouve ça et là dans ses premières œuvres, Chagall est résolument libre, il se démarque par son aptitude au blasphème artistique ; lorsque son atelier lui semble trop étroit pour la réalisation de grands formats, il travaille dans celui de Soutine, son voisin de palier (3). Les limites du support sont déjà perceptibles. Sans se résoudre aux « ismes » des courants d’avant-garde, l’artiste développe un style personnel qui prend comme grammaire visuelle le dynamisme du geste conjugué à la construction formelle, à l’onirisme chromatique et à la mémoire personnelle. Au même moment, dans la capitale française, il fait la connaissance d’Igor Stravinsky, avec qui il travaillera en 1945 lorsqu’il réalisera les décors et les costumes de L’Oiseau de Feu (fig. 01). Cet intérêt pour la musique n’est pas un cas isolé. De Bakst à Stravinsky, Chagall ne cache pas l’intérêt qu’il porte à la musique et au théâtre ; il reconnait l’importance d’une production complémentaire où les arts se répondent. Dans cette voie, les animaux ailés qu’il peignait sur de petites toiles au temps de la ruche sont agrandis et font écho aux mouvements des rideaux. Ayant la volonté de ne pas inférer sur l’espace scénique, son travail correspond, avec humilité, à l’apport d’un décorateur (4). Chagall n’altère pas le contenu « dansé » proposé par le scénographe, il contribue à une alchimie entre les intervenants. Cette formule, portée par les pionniers d’un « nouveau » théâtre, se fera à coups de révolutions esthétiques (5).

Fig. 2 – Planches de « Ma vie », 1922, Eau-forte et pointe-sèche sur papier Japon, Paul Cassirer, Berlin, 1923, Collection privée, Planche 5. Pokrowskaja à Vitebsk, 17,4 x 20,8 cm.
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Fig. 2 – Planches de « Ma vie », 1922, Eau-forte et pointe-sèche sur papier Japon, Paul Cassirer, Berlin, 1923.

En 1914, la Première Guerre mondiale est déclarée et Chagall, en voyage à Vitebsk (fig. 02) pour trois mois, est contraint de rester en pays russe. Il y vivra huit années. Sur place, il rencontre des littérateurs et des dramaturges dont Nicolas Evreïnoff qui lui demande en 1915, à l’occasion de la mise en scène de Mourir content, sa première contribution pour un théâtre. Loin de l’abstraction et de ses pères, c’est par le biais d’une figuration libre que Chagall porte à l’obsession les mondes imaginaires qui lui permettront d’abjurer l’actualité politique. Il est à remarquer que le modus operandi consiste, pour ce cas, en l’amplification d’une œuvre produite trois années plus tôt, Le Saoul (6)  — Chagall ne procède pas encore par l’approche globale et monumentale que l’on retrouvera plus tard. Proche de Meyerhold et de Maïakovsky, il contribue au bouillonnement culturel qui suit la révolution d’octobre 1917. L’artiste s’engage et est recruté comme commissaire des Beaux-arts et directeur de l’école d’art de Vitebsk par Anatoli Lounatcharsky — alors commissaire du peuple à l’Instruction. Cette fonction lui permettra la production d’œuvres de plus grande taille, à portée sociale et décorative, comme à l’occasion du premier anniversaire de la Révolution bolchévique où il réalise avec l’aide des artistes de la ville, et cela malgré un climat hostile des traditionalistes, une fresque géante. En 1919, il participe à la première exposition d’art révolutionnaire au Palais d’Hiver, à Saint-Pétersbourg, pour laquelle il produit quinze grandes compositions. Dans la foulée, le théâtre d’essai de l’Hermitage lui demande de faire les décors et les costumes pour deux œuvres de Gogol mais les maquettes préparatoires seront refusées pour leur caractère antinaturaliste. Les occasions pour réaliser des œuvres de grand format se font donc rares puisque celles-ci doivent émaner de l’appareil étatique ou de l’accord des représentants des arts nationaux, jusqu’ici conservateurs. Ce refus systématique des autorités cumulé à un désaccord avec Kasimir Malevitch, fer de lance du suprématisme, le poussera à renoncer à sa charge. À côté des projets pour la scène, Chagall réalise des toiles de plus en plus grandes et atypiques, comme en atteste La Promenade (fig. 3) qui fait déjà plus d’un mètre septante de haut pour un mètre soixante de large. Au sein des œuvres personnelles accomplies durant cette période, Chagall révèle son amour pour Bella, source d’un bonheur archétypal où l’envol du couple complice fait référence au paradis terrestre.

Fig. 3 – La promenade, 1917–1918, Huile sur toile, 175,2 x 168,4 cm, Saint-Pétersbourg, State Russian Museum.
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Fig. 3 – La promenade, 1917–1918.

La même année, désespéré par les tumultes de Vitebsk, l’artiste rejoint Moscou. Sa rencontre avec Alexis Granowky, directeur du théâtre juif Kamerny, sonnera le glas de la période d’ostracisme dont il fut la cible. Ce dernier lui fait réaliser, lors d’une commande plurielle, les décors et les costumes de trois miniatures ainsi que la décoration des murs de la salle de théâtre (7). Chagall est amené à laisser libre cours à son imaginaire poétique, il composera six grandes peintures murales, un rideau, une frise et un plafond où l’on retrouve des thèmes abordés quelques années plus tôt. Cet attrait pour les interactions, ou plutôt pour cette amplification des sujets, permet à Chagall de structurer, sous de multiples formes, un espace combinatoire et cyclique. Douze mètres de long sur quatre de largeur marquent, sous la forme d’une introduction au théâtre, les prémices de sa rencontre avec l’art monumental ; les allégories de la musique, de la danse, de la littérature et du théâtre y apparaissent comme le manifeste de ce qui se donnera à voir, dans les années soixante, aux nues des plus hautes compositions.

Fig. 4 – La Tour Eiffel, le rêve / L’âne et la Tour Eiffel, 1927, Aquarelle, gouache et huile sur papier, 66,5 x 51,2 cm, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv.11110.
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Fig. 4 – La Tour Eiffel, le rêve / L’âne et la Tour Eiffel, 1927.

Après un bref passage à Berlin, Chagall rejoint Paris en 1923 sous l’invitation de Blaise Cendrars (8). Ce deuxième séjour au sein de sa « ville de cœur » lui permettra d’établir des contacts avec le marchand et éditeur Ambroise Vollard. Ce dernier lui fera la commande d’une kyrielle de gouaches afin d’illustrer des ouvrages issus de la tradition française (fig. 04). Les Âmes mortes de Gogol, Les Fables de La Fontaine et la Bible sont du nombre des édifices littéraires pour lesquels Chagall puisera les thèmes qui l’accompagneront jusqu’à sa mort. Par ce travail gravé, l’artiste affirme son vocabulaire stylistique, abolit la perspective, prolonge son emphase gestuelle et joue sur les contrastes en confrontant le dualisme terrestre-céleste. En cela, l’œuvre de Chagall mène à de nombreuses lectures ; synthèses d’abondants travaux préparatoires qui lui permettent de fouiller les incertitudes de l’esprit et de la main. Cette méthode qui consiste à épuiser le geste sous la répétition des esquisses sera celle qui l’accompagnera sur les projets monumentaux. L’artiste réalisant parfois jusqu’à deux-cents modèles préparatoires pour une seule commande. Loin de rassurer l’artiste ex opere operato, cette façon de travailler lui demande un investissement conséquent ; sans s’aventurer dans une gageure, toucher le point d’équilibre entre la lumière, les couleurs, les perspectives et le mouvement reste un combat majeur.

Fig. 5 – Costume pour un joueur de bandera (Aleko, scène III), 1942. Costume composé d’une blouse de gabardine en coton peint et applications, d’un pantalon de gabardine en coton peint, Collection privée.
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Fig. 5 – Costume pour un joueur de bandera (Aleko, scène III), 1942.

Dans les années trente, Chagall voyage en Terre sainte, il y étudie les paysages bibliques en Syrie, en Palestine et en Egypte mais également à Varsovie et Vilna dans le contexte qui est celui de la recrudescence xénophobe des totalitarismes. Lorsque Vollard lui demande, en 1930, d’illustrer la Bible, l’artiste réalise des planches graphiques affranchies de la sévérité iconographique que l’on pourrait concéder à son héritage spirituel ; il se permet volontiers la figuration humaine des saints — malgré l’interdit biblique — et l’intégration, au gré des scènes, des fantaisies de son imaginaire. Appartenant au hassidisme, mouvement judaïque populaire qui prend racine au XVIIIe siècle sous l’influence du Ba’al Shem Tov, Chagall est empreint de cette communion constante entre l’Homme et Dieu, la légèreté et le sacré. Demeure en cette voie une caractéristique qui jalonne l’approche globale de son œuvre, l’union d’un présent, vécu comme une réalité à dépasser, avec l’acuité théologique. Chagall dépeindra, sous une interprétation libre et moderne, l’adoration quasi mystique de sa foi religieuse. Ce thème pointait déjà en 1910 dans ses recherches ; les gouaches qu’il produit pour l’illustration du Livre saint lui permettent de prolonger ce vocabulaire iconographique conséquent (9). Le Message biblique de Nice ou les vitraux de Jérusalem, pour ne prendre que ces deux exemples monumentaux, en découlent assurément.

Fig. 6 – La danseuse violette, 1945, Gouache, encre de Chine et pastel sur papier, 43,1 x 35,7 cm.
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Fig. 6 – La danseuse violette, 1945.

En été 1942, Chagall, alors exilé aux Etats-Unis, reçoit la commande des décors du ballet d’Aleko. Miss Lucia Chase, par l’intermédiaire du chorégraphe Léonide Massine, souhaitait réunir les meilleurs artistes afin de porter à la scène un poème de Pouchkine, Les Tziganes. Inépuisable, Chagall réalise une quantité de croquis qu’il reporte aux panneaux décoratifs et aux costumes (fig. 5) ; la méthode reste identique à celle de 1919, lorsqu’il travailla pour le théâtre juif de Moscou, même si l’artiste confie avoir eu des difficultés à trouver la solution pour répondre aux exigences de Massine (10). Sont du nombre de ses créations : quatre décors monumentaux et des éléments constitutifs, comme des arbres ou des meubles. La période américaine correspond également au décès de Bella. La femme tant aimée sera à présent exaltée dans une rage de peindre. Arrivant au même moment, la commande du Metropolitan Opera de New York, pour le ballet L’Oiseau de feu (fig. 06), permet à l’artiste de se laisser porter par ses songes hyperboliques ; laissant, sous les allures du phénix, la possibilité de renaitre à chaque coup de pinceau.

Fig. 7 – Vue du plafond de l’Opéra Garnier.
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Fig. 7 – Vue du plafond de l’Opéra Garnier.
Fig. 8 – Chagall au travail pendant la realisation des maquettes à l’échelle de l’Opéra Garnier.
Photo ARTE/VIDEO reportage Chagall à l’Opéra, le plafond de la discorde.Close
Fig. 8 – Chagall au travail pendant la realisation des maquettes à l’échelle de l’Opéra Garnier.
Fig. 9 – Maquette définitive pour le plafond de l’Opéra Garnier, 1963, Gouache sur papier entoilé, 141 x 141 cm, Collection privée.
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Fig. 9 – Maquette définitive pour le plafond de l’Opéra Garnier, 1963.

Chagall s’installe, en 1949, dans le Midi, d’abord à Saint-Jean-Cap-Ferrat, ensuite à Vence, lieu d’émulation artistique, où il fera construire trois ateliers, un pour la gravure, un autre pour le dessin et le dernier pour les projets monumentaux et la peinture (11). Sur place, il découvre les possibilités de la matière argileuse, réalise des sculptures et ouvre de nouvelles perspectives (12). Après la décoration du mur du Watergate Theatre de Londres, Chagall s’inscrit dans la négation de l’hermétisme comme souhaité par le renouveau de l’art sacré, alors en quête d’une participation plus active des fidèles (13). La chapelle du Rosaire à Vence, que Matisse avait décorée, est pour lui l’impulsion le confortant dans sa volonté d’investir l’espace religieux. Entre 1954 et 1967, il produit dans les ateliers des « collines » deux cycles distincts ; le premier rassemble douze toiles consacrées à la Genèse et à l’Exode ; le second comprenant cinq toiles fait référence au Cantique des Cantiques. Enclin à la représentation du dialogue entre Dieu et l’Homme, Chagall laisse sa créativité se libérer des contraintes stylistiques. La Création de l’homme, le Paradis, Adam et Ève, l’Arche de Noé, Noé et l’arc-en-ciel, Abraham et les trois anges, le Sacrifice d’Isaac, le Songe de Jacob, la Lutte de Jacob et de l’Ange, Moïse devant le buisson ardant, le Frappement du rocher, Moïse recevant les Tables de la loi, sont autant de scènes avec lesquelles l’artiste, devenu serviteur de la religion, déploie l’intimité de son lyrisme. Libre, il intègre ça et là des éléments de sa vie personnelle, place des allégories de l’histoire récente du peuple juif en regard de l’Ancien Testament. Une fois le Monument biblique réalisé dans son ensemble, Chagall souhaite l’intégrer dans une petite chapelle — non loin de Vence —, mais l’avenir de celui-ci sera porté à d’autres cimaises suite à l’intervention d’André Malraux. Sensible par le travail de l’artiste, qu’il connaît depuis de nombreuses années, le ministre acte la construction d’un musée permettant la conservation du Message biblique (14) . Proche du concept esthétique du Gesamkunstwerk, une tapisserie d’accueil, tissée aux Gobelins, une mosaïque placée sur l’extérieur du bâtiment et trois vitraux exécutés par le maître verrier Charles Marcq complètent les rêveries de cette synthèse artistique. Au même moment, Chagall réalise une grande mosaïque et douze panneaux pour le parlement israélien, des vitraux pour la cathédrale de Metz et d’autres pour la synagogue de la clinique « Hadassah » à Jérusalem ; il y met en exergue les douze tribus d’Israël. Intimement lié au culte, le vitrail, par son pouvoir d’incarnation du sacré, offre à l’artiste un nouveau matériau avec lequel dépeindre son approche théologique : « Dieu est lumière » (1 Jn 1,5 ; cf. Jn 1, 4-9) (15). L’échelle monumentale ajoute à la dimension sacrée une valeur éducative ainsi qu’un relai social certainement perçu par les commanditaires de ces projets. Sans poursuivre de système, Chagall travaille par étapes. Dans un premier temps, il réalise quantité de dessins dans lesquels les réflexions sur l’apport de la lumière sont déjà visibles. Lorsque le trait se précise, des maquettes monumentales succèdent à de plus petites. L’artiste, toujours hanté par le doute, y pose comme point de départ de grandes masses colorées ; l’intérêt de réaliser des maquettes à l’échelle consiste à fixer le sujet, les variations de la perspective et l’interprétation des tons. Rien n’apparaît de manière aléatoire. Enfin, le savoir-faire de l’artisan-verrier rejoint les volontés de l’artiste. Ils subliment de concert les polyphonies de la lumière. Cette méthode par strates successives est également employée pour la décoration des deux cent vingt mètres carrés du plafond de l’opéra Garnier que Malraux commanda en 1960 afin de donner un coup de projecteur à cette institution en mal de fréquentation (fig. 07). Son intérêt pour la modernité va de pair avec une volonté de démocratiser l’art, de l’offrir au peuple et à la politique. Nous retrouvons ici l’impact éducatif concédé au monumentalisme. Malgré des tensions avec les décorateurs de l’institution et la virulence des critiques, Chagall rend un vibrant hommage à la musique qui, de la Russie à la France, apparait comme la justification essentielle de ses rêveries. Se pose d’emblée la question de la monumentalité et de son procédé ; comment résoudre le problème de la perspective et du dôme amovible ? Chagall éclairera ces nébuleuses dans la manufacture des Gobelins à l’aide de vingt-quatre triangles moulés en plastique et recouverts de toiles à peindre (fig. 08). Sur celles-ci, il reporte, avec l’aide d’assistants, les schémas préparatoires. Fixées côte à côte par-dessus l’ancien plafond — réalisé en 1875 par Jules-Eugène Lenepveu —, les toiles orchestrent la confrontation de deux mondes, classique et moderne, où se joue, au cœur du temple, une nouvelle histoire de la musique. Mélomane, Chagall représente aux nuées du théâtre quatorze compositeurs d’opéras et de ballets ; leur représentation est délimitée sous les vibrations de la couleur dont l’opposition, l’équilibre et la complémentarité étaient quelques années plus tôt autant de questionnements (fig. 09). Suite à cette réussite technique et artistique, Chagall sera sollicité pour des commandes monumentales jusqu’à son départ vers d’autres cieux. Laissant comme trace les paysages de son infinie contemplation, la mémoire d’un rêveur au geste sans limites.

Notes

NuméroNote
1Il est à noter qu’il rencontra notamment Leon Bakst par l’intermédiaire de Maxime Vivaner. Pour un complément d’informations sur cette période de la vie de l’artiste, le lecteur se référera à l’ouvrage suivant : Denizeau (G.), Les plus belles oeuvres de Chagall, Paris, Larousse, Essais et documents, 2013, p. 9.
2Fondée en 1902, à partir d’éléments récupérés de l’exposition universelle — qui se tenait deux années plus tôt dans la capitale française —, la ruche est composée d’une succession de petits ateliers fréquentés au début du XXe siècle par une jeune génération d’artistes (Brancusi, Léger, Modigliani, Soutine sont du nombre de ses habitants).
3Walter (I.) & Metzger (R.), Chagall, Köln, Taschen, 2007, p. 19-20.
4Milhau (D.), Chagall et le théâtre, Toulouse, Musée des augustins, 15 juin – 15 septembre 1967, p. 22.
5op. cit, p. 47.
6Loc. cit.
7op. cit, p. 56.
8Pour un complément d’informations, voir la section « 1923-1931 » du catalogue de l’exposition Marc Chagall. Retrospective 1908 – 1985, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 27 février – 28 juin 2015.
9Loc. cit.
10Chagall (M.), « Mémoires » in Marc Chagall. Retrospective 1908 – 1985, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 27 février – 28 juin 2015, p. 36-37.
11Force est de constater que l’apport des œuvres produites pendant la première partie du XXe siècle aux projets monumentaux se fait en creux d’une contingence matérielle. Les conditions étatiques ou économiques permettant l’appropriation d’un lieu pour l’édification d’une œuvre « démesurée » et décloisonnée techniquement n’étaient jusqu’alors pas encore réunies.
12Retenons toutefois qu’il continue à répondre aux commandes de décors pour les théâtres ; il poursuit également son travail d’illustrateur comme le révèlent les parutions de l’éditeur Tériade.
13Substance extraite du deuxième concile œcuménique du Vatican.
14Le Message biblique fut offert, dans son entièreté, par l’artiste à l’État.
15Vanden Bemden (Y.), « La Bible entre lumière et image. Le vitrail médiéval » in Mies (F.)(éd), Bible et art, Namur, Lessius-Presses universitaires de Namur, 2009, p. 65.