Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait des Annales d’Histoire de l’art & archéologie de l’Université libre de Bruxelles (XXXVIII, 2016, pp. 161-168).
Gaston Bachelard et les artistes. Une légitimité à double sens ?
Combattre les images faciles, les réalités abusives ou les métaphores pourrait apparaître, pour un esprit fasciné par les rêves, comme une gageure. En interdisant les raccourcis dogmatiques, voire des paroles communiquées comme des vérités absolues, Gaston Bachelard se positionne, armé de ses écrits sur l’imagination poétique (1), à l’encontre du réalisme représentatif et de la rationalisation — quasi ontologique — de ce qui nous entoure. Le rapport entre Bachelard et les arts plastiques n’apparaît pas de manière limpide dans sa fortune critique, mises à part quelques références placées ça et là dans ses essais sur les quatre éléments ou rassemblées dans son ouvrage posthume, Le Droit de rêver. Ce n’est qu’au crépuscule de sa vie, en 1951, qu’il explicite son point de vue : « nous pouvons dire d’une peinture ce que je pense d’un poème […]. Comme la parole, les lignes et les couleurs peuvent être des prophéties et prendre l’allure d’un psychisme précurseur qui projette l’être » (2). Bien que peu épais, ce corpus a fait l’objet d’études abondantes : d’abord de manière objective et rigoureuse, par la lecture des textes critiques portant sur l’art un regard assurément neuf (3) ; ensuite de manière subjective, en tentant de défendre qu’un artiste, pour des raisons parfois obscures, traduirait la pensée de Bachelard.
La perméabilité de Gaston Bachelard avec les artistes apparaît au début des années quarante, lorsque ses cours à la Sorbonne deviennent publics. À ce moment, il côtoie la scène littéraire et artistique de Paris ; Éluard, Queneau, Ubac, Lescure sont du nombre de ses auditeurs. Quand il commence à écrire sur l’art, Bachelard s’intéresse, dans un premier temps, à ses amis et à ceux qu’il admire : Albert Flocon (4), Segal (5), José Corti (6), Marcoussis (7), Chillida (8), Henri de Waroquier (9), Marc Chagall (10) ou Claude Monet (11). En les défendant sous le filtre de l’onirisme, le philosophe trace une voie qui trouvera écho, des années plus tard, auprès de ceux qui ressentent le besoin de légitimer leur production. Majoritairement, ces derniers — que l’on ne retrouve pas dans sa bibliographie — défendent une dynamique exploratoire, éloignée de toute référence au réel ; ils travaillent autour de l’idée de dépassement et d’ouverture du médium. Imprégnés de ce nouveau paradigme, ils produisent des œuvres qui se lisent en deux temps : une image peut en cacher une autre et celle-ci peut être inductrice de rêverie. Pour eux, l’image authentique perd de sa substance parce qu’elle est perçue comme une simple transcription du réel. En d’autres termes, les défenseurs d’un art ayant pour objet le dépassement de la réalité ne peuvent transmettre de récits dans la négation de l’imaginaire ; il y a en cela convergence et objectif commun entre les artistes et les thèses du philosophe.
Le discours de Bachelard est simple. À l’aide du pouvoir matérialisant et d’un contact privilégié avec les éléments, il propose de guérir l’esprit humain (12). Il défend l’idée que, confronté à lui-même, l’esprit ouvre les possibilités de l’imaginaire et sollicite ses capacités créatrices. La contemplation de la nature permettrait en ce sens de toucher une forme de rêverie primitive. Dans cette voie, le travail de l’artiste est à définir comme un moyen permettant de poser les témoins d’un voyage introspectif et les traces peintes, gravées ou sculptées sont les reflets d’une solitude vécue. Perçue comme telle, l’œuvre se métamorphose en balise, elle devient un point placé sur la cartographie des songes. Dans ce contexte apparaissent le feu, l’eau, l’air ou la terre ; ces éléments sont appréhendés par Bachelard comme des catalyseurs ayant le pouvoir de mener qui les contemple au centre d’un imaginaire salvateur : « Je ne force personne à rêver comme je rêve mais de lire véritablement un tableau, une sculpture, une gravure, comme on lit un poème. Non pas de rêver sur l’œuvre mais rêver l’œuvre pour peu que l’artiste et l’objet qu’il a engendré soient bons inducteurs de la rêverie » (13).
Entre 1945 et 1960, Gaston Bachelard rédige des textes critiques sur des œuvres issues de pratiques diverses (14). Ce corpus a pour but de montrer que la matière peut être, concurremment aux lettres, la substance de l’imagination. N’étant ni historien de l’art ni critique d’art, le philosophe s’intéresse moins à la forme qu’à la matière et aux rêves ; Bachelard ne fait pas l’apologie de l’artiste, il se fascine pour le démiurge créateur d’un monde onirique. Pour ce faire, il se rapproche de la phénoménologie, parle du pouvoir ontologique de la couleur : « Un jaune de Van Gogh est comme un or alchimique, un or butiné comme un miel solaire. Ce n’est jamais simplement l’or du blé, de la flamme ou de la chaise de paille : c’est un or à jamais individualisé par les interminables songes du génie. Il n’appartient plus au monde, mais il est le bien d’un homme, le cœur d’un homme, la vérité élémentaire trouvée dans la contemplation de toute une vie » (fig. 1) (15). De même, lorsqu’il analyse les cathédrales de Monet en 1954 (16), Bachelard fait de la couleur une projection à part entière. Il ne s’intéresse pas à ce qui est représenté mais bien à l’exaltation de la pâte. Ses observations lui permettent de placer Monet dans la catégorie des peintres de l’air (17). Pour le philosophe, les éléments sont inscrits en nous et font résonance à des images prégnantes (18). Gaston Bachelard cherche, par sa méthode, à libérer l’esprit de ses contraintes ; il utilise les images oniriques pour le mener à l’infinie contemplation.
Cette recherche placée sous le règne des images premières interpelle de nombreux artistes de l’immédiat après-guerre. En 1948, alors que Bachelard vient de publier son double essai sur la terre (19), Christian Dotremont, l’un des fondateurs du groupe Cobra, apprend l’existence des thèses sur l’imaginaire matériel. Interpellé par celles-ci, il trouve en elles un fondement théorique permettant d’alimenter la perspective artistique qu’il souhaite donner au collectif. Et Dotremont d’aller en ce sens : « Presqu’à son insu, le personnage qui a le plus radicalement compris l’art abstrait, Bachelard, m’influencera vers Cobra » (20). Créé en creux des dissensions qui déchiraient jusqu’alors le surréalisme belge, Cobra défend la résurgence d’une expression primitive sous la véhémence des mouvements de la main (fig. 2). La rêverie de Bachelard et la production d’œuvres expérimentales se sont pour la première fois cristallisées. Le philosophe souhaite aller à l’encontre des pensées simples là où l’artiste et le littéraire portent l’expérimentation. Le but est identique : dépasser le réel par l’intermédiaire d’une dynamique — gestuelle ou pensive. Rapidement, les thèses de Bachelard apparaissent dans la revue éponyme du groupe Cobra. Au sein du premier numéro, le collectif reprend à son compte le principe de matérialisme. Dans le deuxième numéro, Pol Bury fait allusion aux possibilités oniriques de la terre : il défend dans son texte De la pièce montée à la pierre (21) une imagination active mise au service des mouvements de l’esprit et des surfaces colorées. En 1950, dans le sixième numéro, Bachelard publie Notes d’un philosophe pour un graveur (22). Cette contribution atteste in fine une proximité de pensée qui permet aux artistes de légitimer leurs travaux mais également au philosophe de donner corps à ses réflexions. Un dernier exemple de cette proximité se trouve en filigrane du travail de Pierre Alechinsky. Celui-ci met en évidence que tout être possède une écriture intérieure dictée par l’environnement, les éléments et l’individualité (23). Comprise en ce sens, l’œuvre d’art serait capable de ressusciter les rêveries de celui qui la crée mais également d’offrir, à qui les contemple, les possibles d’un voyage onirique.
Le principe de filiation artistique dû au matérialisme imaginaire et à la construction d’une mythologie personnelle trouve son aboutissement dans le travail d’Yves Klein (24). Ce besoin de légitimité s’observe ici sous une charge spirituelle. Marqué durant son adolescence par les idéaux de rose-croix et par des pratiques occultes, Yves Klein a la volonté de s’afficher, dans l’histoire de l’art, comme le disciple de Gaston Bachelard. Lorsque sa mère lui offre, en 1958, l’essai portant sur l’air et les songes, son travail trouve une nouvelle voie : « J’avoue n’avoir découvert Bachelard que depuis un an seulement. Ma mère m’a offert pour mon anniversaire, le 28 avril 1958, le soir même de mon exposition du vide, le premier livre que j’ai jamais lu de Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Je dois dire que ça a été pour moi une révélation de ne plus me sentir tout à fait seul » (25). De culture modeste et n’ayant jamais suivi de cours de philosophie, Klein ne comprend pas ce qu’il lit (26). Il perçoit Bachelard comme un mystique alors que ce dernier défend une physique des éléments (27). Convaincu du lien entre ces écrits et les monochromes qu’il produit, Klein décide en 1961 de rendre visite au philosophe. Rapidement, l’artiste est éconduit car considéré comme un « illuminé ». Cependant, il est remarquable que, même si les procédés des deux hommes divergent, leur but est pourtant identique : toucher à l’immatériel. La dématérialisation des images de l’air défendue dans le chapitre « Ciel bleu » (28) de L’Air et les songes deviendra, pour Klein, une obsession. Lorsque Bachelard affirme que les artistes ont pour tâche de « faire rêver » la couleur bleue pour atteindre le souffle de l’immatériel, Klein perçoit une invitation (29). Sa finalité est claire, il souhaite incarner l’immatérialité, fusionner son être à la couleur bleue (30). D’emblée, le monochrome est teinté de symbolisme ; l’IKB (31) devient le moyen de tendre vers un absolu sans images. Comme pour Bachelard, le renvoi au réel n’a plus d’intérêt, Klein souhaite aller au-delà de ce qui se donne à voir (32). L’artiste dépasse la représentation par l’absence, il s’intéresse moins au rapport de l’être au monde qu’à sa propre transcendance.
Plus proche de nous, le travail d’Isabelle Bonté-Hessed est également à placer dans le sillage des essais de Bachelard. Non par l’influence des thèses mais par la perméabilité entre les réflexions et la transposition matérielle qu’elle opère. Pendant six mois, l’artiste propose, par l’intermédiaire d’une performance filmée, de lire chaque jour une page de la Psychanalyse du feu (33), de la déchirer puis de la brûler — presque sous la forme d’un rituel — dans l’immédiat. Rapidement, les mots deviennent illisibles et perdent leur fonction première : Isabelle Bonté-Hessed dématérialise le propos de Bachelard pour créer une œuvre plastique (fig. 3). Une fois plongé dans la paraffine, le discours passe au silence, d’une poétique des éléments à une performance artistique, du philosophe à l’artiste. On voit en cela un processus inversé : du texte critique, on passe à une œuvre marquée par la destruction du mot. Sans se référer directement aux thèses de Bachelard, Bonté-Hessed intègre la philosophie dans son travail afin de légitimer sa démarche. À l’instar de Klein, ce besoin de validité conceptuelle est prégnant.
Que ce soit de son vivant ou cinquante ans après sa mort, Bachelard marque résolument les esprits. L’accessibilité aux images premières ne pouvant être que consubstantielle à la démarche artistique, il apparaît évident, à ce jour, que les peintres, les sculpteurs ou les performeurs intègrent le corpus littéraire de Gaston Bachelard dans leurs travaux. Ils synthétisent et portent au-delà des cimaises les voies tracées par la philosophie. De même, Bachelard trouve chez les artistes le moyen de décloisonner sa pensée. Il passe de thèses soutenues par l’intermédiaire de la littérature à des œuvres d’art plurielles, du mot à la matière. Au moment où le philosophe s’intéresse aux arts, il jouit déjà d’une certaine reconnaissance ; s’intéresser à la pratique artistique n’est donc pas un moyen de légitimer ses recherches mais plutôt d’étayer son propos sous un autre filtre. En observant le travail des artistes, et non en le critiquant, Gaston Bachelard offre la possibilité de se raccrocher à ce qu’il défendait jusqu’alors. Il permet, à qui souhaite découvrir les possibilités du pouvoir matérialisant, de trouver les beautés de leur voyage introspectif.