PORTE XIV. Les Palais royaux d’Abomey au Bénin : l’histoire inscrite dans la terre.
Avant-propos
Introduction
« Personne ne doute aujourd’hui que les sociétés pré-coloniales africaines ont aussi une histoire. Des Etats y sont nés, se sont épanouis puis sont tombés dans l’oubli, et cela bien avant l’arrivée des Européens : royaumes soudanais médiévaux (XIème-XVIème siècles) influencés par l’Islam dans l’Ouest sahélien comme le Ghana, le Mali et le Songhaï. Royaumes plus mystérieux du Bénin (XIIème-XVIIIème siècles) à l’ouest du Nigéria actuel. Enfin, royaumes négriers plus ou moins côtiers qui, jusqu’à la fin du XIXème siècle, durent leur prospérité à la traite des esclaves, et dont le royaume d’Abomey – où l’on visite encore les ruines des palais de ses rois – est l’un des plus prestigieux » (232).
Les palais : enceinte, cases, cours. Rendre le Dahomey toujours plus grand.
Fig. 323 – Cour des canons. Palais d’Abomey. L’ensemble des cours et des places est entouré de murs de clôture avec portails. |
Créés entre 1620 et 1900, les palais royaux d’Abomey s’étendent sur plus de quarante hectares. En 1860, au dire du père Borghéro, l’ensemble des constructions que l’on dénomme « palais », de grands bâtiments construits en terre battue et couverts de chaume, n’étaient qu’un amalgame de cases, de cours et de murs d’enceinte autrefois couronnés de crânes humains. En 1911, M. Waterlot visita Abomey. Seuls les palais de Glélé et de Guézo étaient intacts, mais restaurés grâce à l’initiative de l’Administration des colonies. Les autres bâtiments ne représentaient que des ruines dont les mieux conservées étaient celles du palais d’Agadja. Le tout formait un tata s’étendant sur quelque 40 hectares (233). Les vestiges du mur d’enceinte avec des saillants et des rentrants, atteignaient encore une hauteur de 8 à 10 m. Les portes d’accès, larges de 4 m, étaient flanquées de leur corps de garde. Les tombeaux des rois et les autels dédiés à leurs mânes, étaient en parfait. C’est parce que le Dahoméen qui a le culte du souvenir poussé à l’extrême, n’oublie pas chaque année, lorsque arrive l’époque des sacrifices commémoratifs, de réparer les monuments de ses grands morts. S’y trouvaient encore les restes de deux maisons à étage, d’environ 15 m de haut. A l’époque, le palais n’était habité que par quelques vieilles femmes. Les unes représentaient les mères des rois ; les autres, gardiennes des tombeaux, les entretenaient avec un soin religieux en même temps qu’elles veillaient dévotement sur les objets sacrés échappés à l’incendie lors de la prise d’Abomey en 1892.
A l’intérieur du palais, chaque bâtiment affecte la forme d’un rectangle allongé. Il est coupé dans son grand axe par un mur qui le transforme en deux couloirs dont l’un remplit l’office de véranda ouverte sur la cour. La façade présente de larges baies séparées par des piliers en terre, parfois en bois. Le mur postérieur n’a qu’une ou deux ouvertures qui donnent accès aux cours, tandis que dans la cloison médiane, sont percées symétriquement des portes et des fenêtres. La couverture est en chaume. La charpente en nervures très droites de palmier raphia, comporte des fermes à trois montants. Les tombeaux des rois et les autels sont des huttes rondes, dont le toit conique tombe presque au ras du sol (234). Leurs murs sont revêtus d’une couche de kaolin blanc ; la terre dont ils sont façonnés fut dit-on, pétrie avec de l’alcool, des cauris, du sang d’hommes et d’animaux (235).
A première vue, il semblerait qu’aucun ordre n’a présidé à la disposition de ces constructions. Il n’en est rien. Les rois dahoméens tenaient à exprimer par des devises, la grande pensée de leur dynastie : rendre le Dahomey toujours plus grand. Cette pensée, ils l’ont reproduite dans leur palais. C’est ainsi qu’une dizaine de rois bâtisseurs s’étaient fait une obligation d’édifier tout contre l’emplacement qu’avait habité son prédécesseur, la demeure où il désirait vivre, avoir son tombeau et ses autels. Les événements ne permirent pas au roi Béhanzin (1889-1894) de se conformer à la tradition qui imposait au successeur d’un roi d’élever une nouvelle demeure. Il occupa le palais de Glélé, son père, et un certain nombre de bas-reliefs ornant cette demeure relatent les hauts faits du dernier roi. D’autres palais parsèment le plateau d’Abomey. Leur destruction provient de deux causes principales : l’incendie allumé par les habitants eux-mêmes au moment de fuir devant les troupes françaises et les ravages du temps. Revenus après la paix, les propriétaires n’eurent plus d’esclaves à leur disposition et ne se virent plus autorisés à faire appel à la « corvée », pour procéder aux réparations urgentes et aux travaux d’entretien de leurs demeures.
Les bas-reliefs polychromes. Tradition orale et BD
Fig. 326 – Salle des assins du palais de Guézo : la façade aux portiques et bas-reliefs polychromes. |
Les mots « Afrique noire » évoquent trop souvent des images comme les paysages de forêts et de savane, hantés par une faune extraordinaire, des villages de brousse, des cités lagunaires. Ces clichés font oublier que ce continent est riche d’un passé historique complexe et tumultueux, aux civilisations parfois très élaborées, voire brillantes. Ce passé survit grâce à la tradition orale, devenue aujourd’hui patrimoine ethnologique ou « immatériel ». Les récits le plus souvent versifiés et bénéficiant d’un support mélodique et rythmique, étaient transmis de génération en génération par des gardiens de la tradition ou des griots professionnels. Ils ont fait l’objet de révisions périodiques, sous l’autorité de chefs de tribus ou de monarques. C’est tout particulièrement le cas des Fons d’Abomey.
L. Lévy Bruhl, dans la préface qu’il consacra au livre Les bas-reliefs des bâtiments royaux d’Abomey, aborde la question de la documentation historique : « L’une des principales difficultés de l’ethnologie provient du manque de données historiques dignes de confiance, touchant des populations qui ne connaissent pas l’écriture. Si d’autre part, comme il arrive souvent, la nature de leurs constructions, les matériaux qu’elle y emploient et le climat ne permettent pas la conservation de leurs monuments, nous en sommes réduits aux traditions orales, en général peu sûres, et que nous n’avons pas les moyens de contrôler. C’est donc une rare bonne fortune, dit-il, que de rencontrer, dans une région telle que l’Afrique occidentale, des documents historiques d’une authenticité incontestable, dus aux indigènes eux-mêmes. » Il ajoute : « Au cours de nos expéditions coloniales, nous avons trop détruit, sans idée préconçue par ailleurs, mais par suite des nécessités de la conquête. Au Dahomey, l’œuvre du passé demeure, irrécusable témoin d’une civilisation particulièrement originale et intéressante. Et c’est ainsi que, pour le royaume nègre aujourd’hui défunt, nous possédons une documentation historique infiniment précieuse » (237).
A cette tradition orale, s’ajoutent les relations de voyage de nombreux négriers et commerçants anglais, français, hollandais et portugais (236), puis brésiliens qui fréquentèrent le golfe de Guinée dès le XVIIème siècle, les écrits des missionnaires espagnols et bretons qui tentèrent d’évangéliser les populations de la côte, les études des administrateurs, historiens et ethnologues de la période coloniale, enfin les œuvres des écrivains dahoméens contemporains. C’est ainsi que le royaume d’Abomey a longtemps frappé l’imagination des Européens qui osèrent s’aventurer à l’intérieur du pays au début du XVIIIème siècle.
Les palais des rois Guézo et Glélé, les mieux préservés, présentent une particularité unique en Afrique : les bas-reliefs polychromes qui décorent la façade principale et la galerie donnant sur la cour. Ceux-ci racontent comme peut le faire une bande dessinée contemporaine (238), l’histoire des rois successifs inscrite dans la terre crue et représentent une des plus belles productions artistiques des peuples de la côte occidentale d’Afrique. Véritables monuments historiques, ces bas-reliefs rappellent les faits marquants de l’évolution des Fons.
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Le site d’Abomey aujourd’hui inscrit sur la Liste du Patrimoine mondial, fut l’objet de divers projets d’aménagement ou de restauration, vu entre autres le passage régulier de tornades équatoriales (239). Le projet d’un « jardin japonais », proposé par Jean Gabus, professeur à l’Université et directeur du musée ethnographique de Neuchâtel, mérite qu’on s’y arrête. En août 1964, l’Unesco lui confia une première mission (époque des missions dites globales) au Dahomey. Ses recommandations étaient les suivantes :
- restauration des bâtiments ou éventuellement construction des bâtiments dans lesquels sont installées les collections royales.
- réalisation d’une maquette des palais, soutenue par les plans des ruines. A partir de cette maquette de 2,30 m x 4,85 m placée dans le bâtiment dit « case à étage », raconter graphiquement sous forme d’épopée sur les murs, l’histoire des dix règnes des rois d’Abomey.
- entretien des ruines en leur état actuel par une équipe de maçons qui ont l’habitude du banco et des réparations du banco, chaque année après la saison des pluies.
- création d’un jardin botanique sur les 40 hectares du site, par le ministère de l’Agriculture. Ce jardin devrait être dessiné par un maître-jardinier japonais, tenant compte de l’aspect des plantes, de leurs dimensions, de la couleur des fleurs, de la durée de floraison et du feuillage permanent ou non. C’est un art des jardins en Extrême-Orient vieux de quelque 3000 ans et qui apprit l’harmonie des formes et des couleurs en fonction des accidents de terrain et souvent de quelque rocher enchâssé parmi les fleurs et les arbustes, selon une technique de joaillier. Or, pour nous, ces « cabochons » (pierre précieuse polie, mais non taillée en facettes) seraient les ruines devenant l’essentiel, l’explication de l’ensemble botanique. Cette mise en valeur par toute la conception du parc, prendrait l’aspect d’un hommage rendu à l’histoire. Ce serait également un geste de prestige.
- présentation fonctionnelle des collections qui ont un aspect différent de celles d’un musée habituel, car une partie des objets ont conservé leur caractère rituel. Les descendants des familles royales font appel chaque année, pour leurs besoins cérémoniels, aux autels assins. Par conséquent, la conception du musée tiendra compte des fonctions comme des aspects traditionnels de l’architecture.
Fig. 331 – Terres labourées et remparts en ruine se décomposant verticalement, site d’Abomey (40 hectares). |
Les palais royaux qui « racontent » en palais successifs les règnes des dix rois dahoméens, n’ont pas rompu totalement leurs traditions rituelles, religieuses et sociales. Par conséquent, tout doit être conçu en fonction de l’Histoire, mais d’un aspect très particulier de l’Histoire, typiquement africain, c’est-à-dire d’une présence du passé incorporée à la vie quotidienne, hors de notre notion du temps et telle qu’elle apparaît dans cette remarque d’un roi aboméen : « Il ne suffit pas qu’un roi soit selon les vivants, il faut aussi qu’il le soit selon les morts ». Les palais royaux d’Abomey sont donc à la fois, haut lieu de l’esprit et sanctuaire. Juridiquement les quarante hectares du site historique avec ses ruines, ses temples et ses collections restent propriété des familles royales qui les ont confiés en dépôt à l’Etat.
Sauvegarde et aménagement. Musée, ateliers, expositions
Fig. 332 – Porte d’entrée en chicane du palais de Glélé. Les toitures en tôles ondulées n’ont pas résisté aux intempéries d’avril 1977. |
A la suite de la première mission de l’auteur en août 1977, des recommandations ont été formulées dans un rapport publié par l’Unesco et envoyé aux autorités concernées (240). L’Unesco mit à la disposition du gouvernement béninois une somme de 500.000 dollars, afin de prendre les premières mesures d’aménagement et de restauration. Avant d’envisager un plan à long terme, des mesures prioritaires s’imposaient, relatives à l’abri des collections, la surveillance du site, l’accueil des visiteurs et les conditions de travail du personnel du musée. Les recommandations générales portaient sur la réfection urgente de certaines constructions, l’installation électrique sur l’ensemble du site et la fourniture de vitrines et de mobilier dans les salles d’exposition. En ce qui concerne l’aménagement au sol des eaux d’écoulement, afin de réduire l’affouillement à la base des murs de terre, il y avait lieu d’évacuer le plus directement possible les eaux de pluie tombées sur l’ensemble du site, vers la place extérieure, vaste aire d’évaporation et de résorption de celles-ci. La solution préconisée était de relever l’ensemble des niveaux existant dans les cours par un apport de terre, en reprenant par exemple les terres déposées sur la place extérieure, depuis que les palais n’ont plus bénéficié d’un entretien régulier, par une main d’œuvre abondante. Le réseau actuel d’écoulement devait être revu, de manière à désengorger les zones mouvementées, en créant des raccourcis et en partageant les eaux en fonction des chemins existants. Enfin, les sols devaient être entretenus par un balayage bien compris. Le balai ne sert pas uniquement à rassembler les feuilles mortes, mais aussi à égaliser les terres après les fortes pluies.
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Pour les murs de clôture, il était recommandé de renforcer le sommet par addition de terre mélangée à une faible quantité de ciment ou de chaux et d’arrondir la partie supérieure, en y appliquant un enduit imperméable. Vu la longueur de l’enceinte et l’entretien que cela nécessite, il était plutôt vain d’adopter un système de protection composé d’un support en bois et de gerbes de paille ou de tôles ondulées. Le problème était différent pour les portails points de passage obligé d’une cour à l’autre. Dans ce cas, ceux-ci pouvaient conserver leur bois de charpente et leur couverture en paille ; il était alors possible de retrouver en ces éléments partculiers d’architecture, l’authenticité d’une forme de couverture traditionnelle.
Quant aux bas-reliefs polychromes, mis à l’abri de la pluie par le débord de toiture, il était convenu de confier la remise en couleurs aux artisans locaux, encore au courant des techniques anciennes. Fin 1978, la plupart de ces mesures avaient été appliquées aux deux palais principaux. Il reste le site en ruine, dont les vestiges de la résidence d’Akaba, édifiée il y a plus de trois siècles. La densité visuelle de cette masse, le contraste entre la géométrie rigide des assises et le découpage – on dirait volontiers le déchiquetage – de la muraille en font un véritable événement plastique, qui n’est pas sans évoquer certaines œuvres surréalistes, telle toile de Max Ernst ou tel décor de Luis Buñuel.
Quittant la sphère des monuments historiques d’Abomey, relevons le récent projet de sauvegarde d’un patrimoine vernaculaire : les cases-obus Musgum du Cameroun qui rappellent les maisons coniques de Syrie. Notées par tous les voyageurs comme formes inédites, ces architectures ont été attestées dans le Nord camerounais et au Tchad où vivent les Musgum, peuple de pêcheurs et d’éleveurs de poney. Véritable curiosité coloniale : grands cônes galbés de terre, striés de moulures verticales, elles ont suscité de nombreuses descriptions imagées : « poterie cuite par le soleil ardent », « pain de sucre », « coquille d’œuf », mais le terme « case-obus » s’est vite imposé, à cause d’une métaphore évidente pour les premiers observateurs, tous militaires. Ces cases n’utilisant aucun bois, sont construites dans un mélange de terre et d’herbe, sur un plan circulaire, par superposition d’assises successives, pour des unités pouvant atteindre 10 m de haut et 7 m de diamètre.
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Dernièrement, s’achevait la reconstruction d’une concession de cinq cases obus à Mourla-Hâ. Mené par Patrimoine sans frontières en 1996 et 1997, ce chantier-école a représenté un bel exemple de coopération franco-camerounaise en faveur d’un savoir-faire constructif ancestral menacé de disparition. Il aborda les problèmes liés à la transmission des savoirs dans les sociétés traditionnelles et à la résurgence, puis l’appropriation d’espaces inscrits dans la mémoire collective des Musgum. Cependant, « la communauté Musqum s’approprie mal les cases reconstruites (rivalités politiques, attentes financières de l’extérieur) et les élites rejettent les techniques et formes traditionnelles au moment de construire pour des étrangers (cases de passage), comme une preuve de leur modernité », disait Claire Lagrange, déléguée de l’association Patrimoine sans frontières, dans une lettre adressée à l’auteur en janvier 1998. Depuis lors, un livre a été édité en 2003 par PSF et les éditions Parenthèse : La case-obus. Histoire et reconstruction. En 2005, une exposition itinérante a été conçue par la Cité de l’architecture et du patrimoine en coproduction avec Patrimoine sans frontières, l’Institut de recherche pour le développement et l’Association culturelle Musgum pour promouvoir et sauvegarder le patrimoine et la mémoire de la culture Musgum (243).