PORTE D’ENTRÉE
Un jour, c’était il y a quelque 6000 ans ou plus, un homme quelque part le long de l’Euphrate ou du Tigre, de l’Indus, du fleuve Jaune ou Bleu, déposa de la boue entre quatre planchettes. Il venait d’« inventer » la brique crue. L’architecture de terre allait suivre sur la plupart des continents. Cette architecture, méconnue voire négligée, utilise depuis plus de 12 000 ans, une terre mêlée d’argile et séchée au soleil (1). Ce qui permet de faire des économies d’énergie, puisqu’elle est produite sur place et ne nécessite pas de brûler du bois ou tout autre combustible (2). C’est en quelque sorte le soleil qui « cuit » la brique. L’architecture de terre reste fragile aux intempéries et particulièrement la pluie ; mais l’homme a pu pallier intelligemment cette faiblesse par des dispositifs propres à chaque région.
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Peu de constructions anciennes nous sont parvenues en bon état, contrairement aux constructions en pierres. On comprendra que l’histoire de cette architecture est difficile à écrire, d’autant plus que pendant longtemps – le temps des premières explorations en Mésopotamie – on n’y attacha que peu d’importance, la recherche de pièces archéologiques étant la principale préoccupation des fouilleurs de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. La plupart des constructions en briques crues qui nous soient parvenues, situées essentiellement au Proche et Moyen-Orient, n’ont pu l’être que parce qu’elles furent rapidement recouvertes de terre ou de sable entraîné par les vents. En d’autres termes les travaux de l’archéologue, qui mettent au jour des vestiges en briques crues, contribuent à leur destruction. Ce n’est qu’en 1972 qu’eut lieu le premier colloque international sur l’étude et la conservation du patrimoine bâti en terre crue (3). Il y avait alors à Yezd en Iran, une douzaine de spécialistes. Ils furent quelque trois cents à assister à la dernière conférence internationale qui s’est tenue en février 2008 à Bamako au Mali. Il y avait là des spécialistes dans les domaines de la conservation, l’anthropologie, l’archéologie, l’architecture, l’engineering, la gestion des sites et le développement durable de ce patrimoine. Ceci démontre l’intérêt que l’on porte aujourd’hui à l’histoire et au renouveau de cette architecture – tous continents confondus –, sa conservation nécessitant des mesures bien distinctes de celles utilisées habituellement pour les constructions en pierres (4). L’expression « Architecture de terre » désigne l’ensemble des édifices maçonnés en terre crue. Il existe à travers le monde une vingtaine de techniques traditionnelles de construction en terre. On distingue deux principaux procédés : le mur en briques crues ou adobes, mot d’origine arabe ou berbère, assimilé en espagnol puis transmis aux Amériques, et le mur en pisé de terre, mot apparu à Lyon vers 1562 et repris dans de nombreuses langues.
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La brique traditionnelle est moulée à la main, dans un cadre en bois, où l’on tasse un mélange bien particulier. Ce mélange est foulé au pied, auquel il faut ajouter de l’eau et un liant ou dégraissant en général végétal. C’est très souvent la paille hachée – blé ou orge – qui jouera ce rôle. D’autres liants existent comme des résidus de cendre, la brique pilée, des tessons de céramique, du gravier, des coquillages, du bitume, du poil de chèvre ou de vache, du sang animal et même du bulbe de betterave. Plus récemment on peut y trouver de l’huile de vidange, du ciment ou de la chaux, pour améliorer les qualités de résistance de la brique. Après le façonnage, la brique est séchée au soleil suivant les conditions locales. Un tel chantier, installé non loin des murs à élever, ne nécessite aucun engin de levage. Le mortier, utilisé pour la construction des murs, sera de la même composition que la brique mais ne contient en général pas de liant. Le pisé traditionnel, principale autre technique, consiste à comprimer de la terre mélangée d’eau et d’un liant – gravier ou brins de paille – dans des coffrages en bois placés de part et d’autre du mur à élever. Cette technique millénaire, qui a inspiré le procédé de mise en œuvre du béton armé d’aujourd’hui, fut rarement utilisée au Proche-Orient, mais surtout en Asie centrale, dans la péninsule Arabique, en Afrique et en Amérique du Sud, tant dans les Andes que sur la côte Pacifique.
Des constructions gigantesques furent élevées au fil du temps, utilisant la brique crue ou le pisé, parfois les deux à la fois. Telle la double ziggourat du temple d’Anouet Adad à Assour, élevée à la fin du troisième millénaire. Le temple était dédié à deux divinités et semble être le seul à comporter deux tours à étages. Aujourd’hui encore, des tours en briques crues s’élèvent à plus de 60 m de haut, non seulement en Irak, mais aussi au Mexique, en Equateur, au Pérou et dans le Xinjiang chinois en Asie centrale. La ziggourat n’est donc pas propre au seul Moyen-Orient, comme on le pense souvent ; on en trouve même dans l’ex-Afrique orientale anglaise, mais à une échelle plus réduite. Depuis 6000 ans, ce matériau est utilisé pour bâtir les monuments les plus prestigieux ou les villages les plus modestes, dans le souci du développement matériel et spirituel des communautés. Ziggourats, pyramides, églises, mosquées, stupas, monastères, fermes, entrepôts, caravansérails, nécropoles, tours à vent, mangeoires à bestiaux, habitations rurales ou urbaines, autant de constructions qui témoignent de la richesse et de la diversité d’une architecture accusée à tort de pauvre et de faible (6). Révolu le cliché qui veut que la brique crue soit un matériau désuet. A la base d’une pyramide en terre, élevée près du Caire par le roi Asydis, on peut lire : « Ne me méprise pas en me comparant aux pyramides de pierre, je suis autant au-dessus d’elles que Jupiter est au-dessus des dieux, car j’ai été bâtie en briques faites avec le limon du fond du lac ». C’est bien l’un des premiers textes qui rende hommage à l’architecture en terre crue ; nous sommes loin d’une architecture dite « aux pieds d’argile ».
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Fig. 18 – Le Domaine de la terre à l’Isle-d’Abeau, Lyon, France. Au centre : deux immeubles en pisé abrités par un portique et une toiture légère. |
L’architecture en terre crue est recensée sur presque tous les continents, tant au Moyen-Orient qu’en Asie centrale, tant en Afrique qu’en Amérique, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. C’est ainsi qu’en France, il existe toujours une tradition architecturale en terre, notamment dans la région Rhône-Alpes. Une tradition remise à l’honneur dans les années 1980, grâce aux initiatives de l’architecte Jean Dethier et de l’ingénieur Hugo Houben (7). En témoigne le Domaine de la Terre, édifié près de Lyon, dans la ville nouvelle de l’Isle-d’Abeau. En 1981, le Centre Pompidou présentait l’exposition Des architectures de terre ou l’avenir d’une tradition millénaire (8). Cette manifestation a suscité en France et à l’étranger, un large débat sur les opportunités de moderniser cet art de bâtir : soit dans les pays industrialisés pour faire face à la crise de l’énergie : soit dans le tiers-monde, pour affronter à la fois la crise économique et une crise de l’habitat sans précédent dans l’histoire par son ampleur. En termes d’actualité, l’année 1985 marqua une étape décisive dans l’évolution de ce que l’on nomme désormais la « Filière Terre ». En effet, elle a vu s’achever en France le premier quartier expérimental d’habitat social entièrement construit avec des techniques modernes de construction en terre crue. Une première mondiale (9).
Les premières traces de construction en terre crue en Europe occidentale datent de 6000 ans av. J.-C. ; il s’agit d’un habitat primitif en Thessalie. De manière générale, le clayonnage enduit de terre est utilisé pendant les périodes troublées, alors que la brique de terre crue l’est durant les périodes de richesse et de stabilité. Il serait donc logique que le Moyen Âge vit un retour au pan de bois après une époque romaine privilégiant l’emploi de la brique. Les avancées en charpenterie vont alors faire évoluer les modèles de construction à pans de bois. Il faudra attendre le siècle des Lumières pour observer un retour progressif à des habitats massifs en terre crue, dont le pisé. Ce renouveau est sans doute dû à François Cointereau, qui écrira plus de 70 fascicules (dont une bonne partie traduits et diffusés sur toute la planète) sur le sujet du pisé. Le retour en force de la terre crue concerne non seulement l’Europe mais le monde entier. La terre crue continuera à être utilisée jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis sera abandonnée pour des solutions plus rapides à mettre en œuvre, dans l’urgence de la reconstruction. Toutefois, le patrimoine constitué jusqu’alors représente aujourd’hui un nombre considérable de bâtiments, surtout ruraux, dans certaines régions (en France : vallées de la Saône et du Rhône, Dauphiné, Auvergne, Bourgogne, Bretagne, Normandie, Midi-Pyrénées). L’intérêt porté aujourd’hui au matériau dans les pays européens, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, le Danemark et la France, date du début des années 1980.
Source : Wikipedia.
Il y a une vingtaine d’années, un total d’un milliard et demi de personnes, soit quelque 30 % de la population mondiale d’alors, habitaient une construction dont les murs porteurs sont en terre crue, essentiellement dans les pays en développement. Parmi ce pourcentage : la majorité de la population rurale et au moins 20 % de citadins. En Chine, cent cinquante millions d’habitants vivraient soit dans un habitat troglodytique, soit dans des maisons principalement élevées en terre. C’est dire que la tradition perdure, mais elle tend à disparaître là où elle entre en concurrence avec les blocs de ciment aggloméré. Effectivement, même si la construction en blocs reste plus chère, elle se réalise plus vite et les murs ne fondent pas sous l’action des pluies. L’un des grands avantages de la construction en terre tient dans la forte épaisseur des murs, ce qui autorise des qualités impressionnantes d’isolation et de résistance (11). En Mésopotamie comme en Chine et ailleurs, les murs peuvent atteindre plusieurs mètres d’épaisseur à la base, ce qui permettait en outre de les élever de plus en plus haut (12). « Plus de cinq cents millions de logements, proclament les Nations unies en 1980, seront à construire d’ici l’an 2000. En d’autres termes il y a un déficit actuel d’un milliard de logements. » On sait que sur la planète et surtout en milieu rural, la construction et le logement débordent les compétences des architectes et des ingénieurs. Seuls quelque 5% des bâtisses actuellement réalisées dans le monde sont le fait d’architectes de métier ; le reste relève de la construction dite sauvage, c’est-à-dire traditionnelle ou auto-construite. Serait-ce faire fi de l’intelligence de la main ? Dans ce contexte, la construction en terre jouera encore comme elle le fait depuis douze millénaires, un rôle considérable essentiellement dans les pays en développement. Grâce aux centres de recherche européens et américains, on est parvenu à améliorer les qualités de la brique crue, notamment en y ajoutant un certain pourcentage de ciment ou de chaux ou en la comprimant dans des presses aisément transportables (13). Des initiatives personnelles jouent également un rôle non négligeable dans l’amélioration des toitures plates ou des toitures-terrasses qui permettent de doubler la surface occupée au sol (14). Cependant l’utilisation des ressources locales, en particulier les techniques et les matériaux locaux de construction, se heurte à deux préjugés. D’une part, celui des experts européens qui croient déchoir en concevant et en exécutant de tels projets et qui estiment qu’un projet devient « sérieux » quand il coûte cher. D’autre part, celui des autorités du tiers-monde qui ne retrouvent pas dans les matériaux locaux le prestige de la modernité occidentale et qui rejettent ce qu’ils pensent être des technologies de rabais ; pourtant elles représentent toute la force inégalée de l’architecture vernaculaire.
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En avril 1968, la Bibliothèque royale de Belgique accueillait une exposition de photographie, qui allait marquer un tournant dans l’esprit de nombre d’architectes. A l’initiative de la section des expositions itinérantes du musée d’Art moderne de New York et sous les auspices du Conseil international des musées (Icom), l’exposition Architecture sans architecte a été réalisée sur l’architecture collective, des temps préhistoriques à nos jours, par l’architecte Bernard Rudofsky, critique et auteur américain (15). Cette architecture, Rudofsky la définit comme un art collectif, qui n’est pas le produit de spécialistes, mais émane de l’activité spontanée et continue d’un peuple entier, possédant un héritage commun qu’il accroît sur base d’expériences collectives.« Par un choix d’exemples pris dans soixante pays, l’exposition veut donner une image architecturale témoignant d’une sagesse qui voit au-delà des considérations économiques et esthétiques. Elle met en lumière, en outre, le problème beaucoup plus complexe et sans cesse ardu qui se pose à l’homme : comment vivre en paix avec ses voisins et s’accommoder d’eux, non seulement dans les petites communautés, mais aussi dans les grands ensembles humains. Parmi les solutions primitives qui anticipent sur notre technologie moderne, nous trouvons la préfabrication, la standardisation des composants architecturaux, les constructions pliables et démontables, le chauffage par le sol, le conditionnement d’air, l’éclairage et les ascenseurs. » (16)
C’est aux personnes avisées de redécouvrir sous tous ses aspects l’architecture en terre crue léguée par des générations de bâtisseurs souvent anonymes, tout en pérennisant les valeurs insoupçonnées d’un héritage modèle dont tout créateur a besoin, même s’il doit sur certains points aller au-delà et innover. Ce qui est aujourd’hui une tradition fut un jour une innovation (17). Qu’est ce que le droit au logement sinon le devoir de loger ? Investir donc dans l’innovation, le développement et l’invention de nouvelles technologies, ce qu’on appelle « la bonne dette », alliant matière grise, réflexion et bon sens. Les exemples d’architecture glanés dans le monde tout au long des portes de ce livre, pouvant associer la terre, la chaux, le bois, la pierre et la brique ou s’inspirant de leurs formes et de leur esprit, utilisant alors le béton, l’acier ou le verre, doivent nous faire comprendre un art de bien vivre toujours d’actualité (18). Participant au « développement durable » respectueux des valeurs humaines, culturelles et environnementales, la terre crue retourne toujours à la Terre mère (19). Contribuant à notre enrichissement personnel, tout ceci ne démontre-t-il pas que la terre crue, cette matière noble comme ce matériau de construction intemporel, n’a plus à prouver sa durabilité à travers douze mille ans de l’histoire des hommes ?
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Aux patrimoines monumental, paysager, ethnologique, artistique, écrit et oral, s’ajoute le patrimoine photographique, une forme de conservation de la mémoire visuelle, comme les images exhumées des guides anciens, des albums de famille, des collections particulières. Ce travail de fouilles – une archéologie de la photographie –, conduit à marquer d’un jour nouveau les lieux de mémoire. Le passé et le présent sont ici au service de la création enrichie de réminiscences. La confrontation de photographies anciennes et récentes invite au voyage dans l’espace comme dans le temps, dans les climats comme dans les odeurs, dans les lumières comme dans les couleurs. Les photos sépia ou noir et blanc sortent de terre, reprennent vie au contact d’une vision actuelle et rejoignent les pages de l’Histoire, pour mieux enchanter l’observateur qui voyage sous d’autres cieux. Ainsi naît le livre-musée qui se visite en chambre, en remontant le cours du temps et en projetant l’intérêt patrimonial sur l’écran du troisième millénaire. Ce monde monumental et photogénique, issu des rencontres visuelles avec les sites naturels et culturels – entre faune, flore et œuvre d’art –, révèle, puis fixe une pérennité des traditions : l’art de pétrir le pain comme celui de bâtir l’environnement. Le respect dû au patrimoine et la sensibilisation à sa sauvegarde passent autant par la vision de l’œuvre in situ que par son portrait itinérant. Trace de lumière, la photographie se révèle l’ambassadrice multilingue des patrimoines de l’Humanité (20)