INTRODUCTION
S’il est une qualité, parmi celles caractérisant la peinture des artistes septentrionaux, qui a attiré l’attention des Italiens au cours de XVIIe siècle, c’est bien leur extrême diligentia, comprise comme un grand soin apporté aux détails. Évoquée largement dans la plupart des textes italiens relevant de la théorie de l’art de ce siècle, l’extrême diligentia a été reconnue en Italie comme étant l’un des caractères distinctifs de la peinture de l’Europe du Nord.
Or, si cette pratique picturale semble avoir exercé une certaine fascination sur une grande partie des collectionneurs italiens – on pense notamment à Vincenzo Giustiniani (1) - elle fait en revanche l’objet des facteurs principaux pour juger de l'infériorité des peintres nordiques par rapport aux italiens. Certes, la consolidation de la théorie vasarienne, selon laquelle la maniera italiana aurait atteint le plus haut degré de perfection artistique, coïncide sans doute avec une réticence large à l'égard de toutes les productions artistiques étrangères dont le style ne serait pas assimilable à la peinture italienne (2). Toutefois, la large diffusion de cette théorie ne semble pas pouvoir expliquer en profondeur les raisons entrainant le fort reproche dont le réalisme minutieux des oltramontani a été l’objet pendant le XVIIe siècle.
Pour mieux comprendre ces raisons, nous proposons ici une analyse approfondie des textes de Francesco Scannelli. A la fois médecin et amateur d’art, Scannelli est connu, entre autres, en tant qu’auteur de Il Microcosmo della Pittura (1667), ouvrage qui reconstruit l'histoire de la peinture italienne en opérant des distinctions par écoles artistiques. Le choix de se pencher sur cet auteur et sur son ouvrage est notamment motivé par la grande hostilité qu’il a nourrie envers l’extrême diligentia des peintres nordiques, ce qui en fait l’un des plus virulents détracteurs de la peinture septentrionale.
À l’instar de Vasari, Scannelli accorde en effet une place de choix aux peintres oltramontani, mais dans le seul but de faire valoir le primat de la peinture italienne. Dans le chapitre consacré à Titien, on peut en effet lire :
Les Oltramontani, surtout les Allemands, et d’autres habitants des pays septentrionaux, se sont révélé, au travers de leurs ouvrages, être notamment diligents, puisque le climat de ces pays entraine une inclination à opérer de telle façon. Cependant, si l’on considère les qualités plus dignes des esprits plus efficaces et prêts, alimentées de l’enthousiasme et d’une profonde intelligence, on remarquera que les écoles Italiennes ainsi que leurs Maitres n’ont pas d’égales (3).
Il est évident que Scannelli s’est livré à une digression sur la peinture nordique afin de mettre davantage en évidence l’excellence de l’art atteinte par les Italiens. Cependant, ce qui est particulièrement frappant, c’est que pour souligner cette opposition entre les deux productions, il n’évoque de la peinture septentrionale que le grand soin apporté aux détails. Ce n’est pas un hasard. À l’évidence, pour Scannelli, c’est avant tout le recours à cette technique qui aurait empêché les oltramontani d’égaler les peintres italiens.
Cette appréciation repose avant tout sur des réflexions purement techniques. En reprochant à Dürer l’idée selon laquelle « il ne faut laisser aucune partie du corps, même la plus petite, qui n’ait pas été représentée par l’artiste avec diligence » (4), Scannelli affirme en effet :
Il faut considérer comme absolue cette règle [il parle de la théorie de la perspective d’Euclide] […] toutefois, il semble qu’elle ne puisse que devenir vicieuse et imparfaite pour ceux qui, avec l’excès de finesse, ont de manière constante voulu montrer en détail toutes les parties [...] lesquelles, toutes représentées avec le juste ordre et suffisamment recherchées, montrent la vérité, qui exprimée d’autre manière n’apparaît qu’extrêmement affectée et vicieuse (5).
Scannelli met donc en cause la théorie de Dürer, en affirmant qu’une grande attention accordée aux moindres détails nuit à la vision correcte des objets en perspective et à leur disposition dans l’espace. Cette technique porterait donc atteinte à l’un des principes fondamentaux de la peinture italienne, à savoir la perspective linéaire, ce qui a évidemment dû discréditer cette pratique aux yeux de l’auteur du Microcosmo. Dans le processus qui a permis aux peintres italiens d’atteindre ce degré de perfection, l’invention de la perspective a en effet joué un rôle fondamental. Car, comme l’a remarqué A. Blunt, « c’est grâce à la perspective qu’ils [les artistes italiens] dépassèrent l’imitation naïve et timorée du monde et qu’ils furent capables de la reconstruire dans leurs œuvres avec cette sureté qui vient de la confiance en des règles absolues » (6). Scannelli semble avoir bien conscience de ce processus, notamment lorsqu’il affirme:
L’observation par la vue de ce que la nature offre de meilleur est le véritable mezzo-termine recherché par les meilleurs Peintres, car cela est conforme à ce que les règles sûres de la Perspective laissent connaitre (7).
Ainsi, pour l’auteur du Microcosmo, le choix d’imiter la nature jusque dans ses moindres détails, au détriment de la mesure, de l’ordre et des règles, ne peut que se présenter comme le signe que les peintres oltramontani n’ont pas effectué, comme les Italiens, un « dépassement » vers une imitation savante de la nature, et ont contraint de ce fait leur peinture à demeurer dans l’imperfection.
Cependant, si le terme « imperfetta », tel qu’évoqué par Scannelli, dénote l’infériorité des oltramontani par rapport à la peinture italienne (8), il est pourtant difficile de comprendre, d’une part les raisons qui ont amené cet auteur à qualifier la maniera oltramontana d’« affectée », de « vicieuse » et de « sèche », et d’autre part les éventuelles relations existant entre cette terminologie et l’extrême diligentia des peintres nordiques. Le recours à ces termes semblerait en effet indiquer que la critique de Scannelli reposerait également sur d’autres théories, outre celle déjà évoquée.
La présente étude vise à envisager d’autres causes qui auraient pu déterminer une vision si négative à l'égard de l’extrême diligentia de la peinture septentrionale, tout en cherchant à définir les fondements qui ont amené Scannelli à adopter ce jugement. Une attention particulière sera dès lors portée aux phénomènes d’intertextualité et aux spécificités lexicales et linguistiques propres au texte de Scannelli. Cela nous permettra de repérer les modèles littéraires de référence de l’auteur et les possibles influences provenant d’autres domaines.
L’ÉVOLUTION DU TERME DILIGENTIA
Il convient de s’attarder préalablement sur l’évolution sémantique du mot diligentia et de chercher à comprendre le rôle que ce terme a joué dans la théorie de l'art au cours du XVIIe siècle. Le Dictionnaire étymologique de la langue latine de Meillet et Ernout, on explique que ce terme provient du verbe diligo, ce qui se traduit par le verbe français « aimer ».De là, le participe présent diligens, dans le sens de« qui aime » ou « qui a le zèle pour, soigneux de », et le substantif diligentia, qualifié de « soin, zèle ou application » (9).
Au cours du XVIIe siècle, ce substantif subit pourtant une modification en Italie. Il ne se présente plus comme un synonyme de « soin », mais plutôt comme un superlatif de ce terme. Dans les deux premiers dictionnaires de la langue italienne, à savoir celui de la Crusca de 1612 et celui d’Andrea Politi de 1614, l’entrée diligentia est en effet qualifiée respectivement de « soin exquis et assidu » et d’ « étude et de soin assidu dans les choses » (10).
Malgré ces variations de signification, la diligentia peut continuer à désigner une qualité positive, comme il ressort du traité d'iconologie de Cesare Ripa, recueil encyclopédique d’allégories, publié pour la première fois en 1593, sous le titre Iconologia, overo descrittione dell'imagini universali cavate dall'antichità et da altri luoghi (11). C’est l’édition de 1618 qui nous intéresse particulièrement, étant donné que cette version témoigne tant de l’évolution étymologique que des divers aspects et significations que ce terme a pris à son époque. Représentée comme une très belle femme, la diligentia est qualifiée par Ripa de :
L’exacte industrie que nous mettons à élire et à choisir ce qui nous est le plus convenable, dans la conduite de nos actions [...] n'y ayant rien de si difficile, que par son moyen nous ne puissions obtenir, étant donné qu’elle contient toutes les vertus (12).
Ripa lui reconnaît donc une double fonctionnalité : d'une part, la diligentia permet d'atteindre n’importe quel objectif; d’autre part, elle donne la liberté d’« élire, choisir et tirer le meilleur » (13) dans toute situation. Cette définition prend une place fondamentale également dans le domaine de l’art. En partant de l’idée selon laquelle le véritable art n’imite pas la nature dans tous ses aspects, mais qu’il n’en montre que le meilleur, la théorie de l’art italien a en effet identifié la diligentia comme la qualité répondant le mieux à la nécessité d’accomplir ce processus de sélection. À titre d’exemple, on peut citer un extrait de Bellori concernant la vie du Dominiquin :
Il se retient longuement avec diligence et étude infinie [...] ce qui ne parait pas étrange, car il a décidé de souffrir n’importe quoi pour acquérir la vertu et le savoir de l'art (14).
La diligentia est donc l’un des éléments principaux qui a permis au Dominiquin d’acquérir le véritable art, qui, selon Bellori, doit montrer uniquement le meilleur de ce qu’offre la nature. Cependant, on peut noter qu’elle suppose un travail difficile et, dans les cas extrêmes, de la souffrance. Dominiquin, d’après Bellori, en a bien conscience, mais sa volonté d’acquérir la vertu et le savoir de l’art à tout prix, l’amène à ne pas s’en dispenser.
Cependant, si le chemin pour atteindre un objectif peut se révéler tortueux, douloureux, comme dans le cas de Dominiquin, il ne faut jamais abuser de la diligentia. Rapportant l’anecdote concernant la critique d’Apelle contre la pratique picturale de Protogène, Ripa précise en effet que : « la diligentia soverchia è vitiosa » (15). Force est de constater que cette formule présente des similitudes avec les considérations de Scannelli à l’égard de la peinture oltramontana. Le terme soverchia est en effet un synonyme d’ « extrême », comme il ressort bien dans le dictionnaire de la Crusca, où ce terme signifie « plus que ce qu'il faut, surabondance, excès » (16). Mais ce qui est frappant c’est que les deux auteurs ont indiqué qu’un abus de diligentia n’est pas seulement une pratique à éviter, mais que c’est aussi un vice.
Certes, l’association de la diligentia, en tant qu’excès, avec le terme soverchia ou extrême, aurait dû se présenter comme une formule hyperbolique peu acceptable par les deux auteurs. Comme on l’a déjà remarqué pour Scannelli, il est difficile d’expliquer les raisons motivant une vision si négative à l'égard de l’extrême diligentia, au point de la qualifier de « vicieuse ».Bien que Ripa précise en effet qu’il a emprunté cette conception à l’anecdote plinienne concernant la critique d’Apelle contre Protogène, il ne va pas plus loin que cette affirmation.
Il devient dès lors nécessaire de s’attarder sur l’un des plus importants ouvrages de la Renaissance, Le Courtisan de Baldassare Castiglione (17). Une analyse en profondeur des spécificités lexicales de cet ouvrage permettra, en effet, de comprendre les bases sur lesquelles repose cette considération de Scannelli et Ripa.
LA GRÂCE CHEZ BALDASSARE CASTIGLIONE
Publié en 1528, le Courtisan appartient au genre littéraire appelé « trattatistica sul comportamento » (18). Plus particulièrement, il s’agit d’un dialogue sur les manières de cour, dans lequel les protagonistes débattent notamment sur le modèle parfait de l'homme de la cour et sur la conduite qu’il doit adopter dans les différentes circonstances de la vie. Dans l’ouvrage, tous les protagonistes s’accordent sur un point : la qualité incontournable dont tout courtisan ne peut manquer, c’est la grâce.
Différente de la beauté, la grâce chez Castiglione est notamment une sorte d’harmonie et de charme qui guide les gestes et la façon de parler du parfait courtisan. Mais pour qu’elle se manifeste, l’homme de cour est subordonné à « une règle universelle » (19) :
Il faut fuir, autant qu'il est possible, comme un écueil très acéré et dangereux, l’affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d'une certaine sprezzatura, qui cache l'art et qui montre que ce que l'on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser. C'est de là, je crois, que dérive surtout la grâce (20).
Deux termes fondamentaux retiennent particulièrement notre attention. Le premier est la sprezzatura, mot traduisible en français par le substantif « désinvolture ». Bien que Castiglione affirme qu’il a employé un mot nouveau, Peter Burke remarque que ce terme existait déjà dans le sens de « ne pas établir un prix » (21). Castiglione a surtout le mérite de lui avoir donné une nouvelle signification. En empruntant à Cicéron l’expression negligentia diligens et à Ovide celle de Forma viros negleta decet, il a en effet employé ce terme pour désigner une facilité et une spontanéité dissimulant tout effort. Castiglione lui donne une importance considérable. Pour l’auteur du Courtisan, la grâce ne se manifeste en effet qu’au moyen de la sprezzatura, autrement dit en montrant que ce que l’on fait et dit est venu sans efforts. Il établit donc une relation de dépendance entre les deux, qualifiant la sprezzatura de « vraie fontaine d'où découle » (22) la grâce.
Le second terme introduit par Castiglione est celui d’« affectation », qui désigne en revanche un manque de naturel. Qualifiée d’« écueil très acéré » (23) contre lequel le bon courtisan ne doit jamais se heurter, sa relation avec la grâce est conflictuelle. L’affectation n’est en effet pas seulement un manque de naturel, mais aussi un manque de grâce. Castiglione l’a indiqué clairement en la qualifiant de « disgrazia » (24). À travers ce terme, Castiglione vise à mettre en évidence que l’affectation est à la fois un « malheur » qu'il faut éviter et, en sachant que le préfixe dis-change le mot en son contraire, une qualité « manquant de grâce ».
Maria Teresa Ricci, qui a consacré plusieurs travaux au Courtisan, précise que ce terme a pu glisser du plan esthétique au plan moral :
Elle est d'une part l'effort, la recherche et donc le contraire du naturel, ce qui implique pour le comportement la perte de sa légitimité esthétique; d'autre part elle est simulation, mensonge, ce qui implique la perte de la légitimité morale (25).
Toutefois, ce terme, selon Ricci, contient chez Castiglione une connotation quasi uniquement esthétique, en se présentant notamment comme un excès d’art (26). On verra toutefois par la suite que Castiglione n’a pas renié la connotation moralisante de ce terme.
En effet, il convient d’abord de s’attarder sur l’origine de l’affectation. Castiglione le rapporte dans un autre passage :
On dit aussi que chez certains excellents peintres anciens, un proverbe voulait que trop de diligentia fût nuisible, et que Protogène a été blâmé par Appelle de ce qu'il ne savait pas lever les mains de son tableau [...] Apelle voulait dire que Protogène en peinture ne savait pas ce qui était suffisant, ce qui revenait à lui reprocher d’être affecté dans ses œuvres (27).
Sur la toile de fond de la dispute entre les deux peintres antiques, Castiglione souligne que l’affectation dérive de l’extrême diligentia. Dans ce cas spécifique, en apportant trop de soin à ses tableaux, Protogène a mis en exergue toutes ses capacités techniques, révélant ainsi tous les efforts qu’il a déployés pour réaliser ses œuvres. Comme on l’a déjà remarqué, pour Castiglione, cela ne peut pas engendrer de la grâce, étant donné que celle-ci dérive d’une dissimulation des efforts, autrement dit d’une sprezzatura. Par conséquent, l’extrême diligentia ne peut qu’entrainer un manque de grâce, ce qui pour Castiglione se traduit par le terme d’affectation.
Pour élaborer ces concepts, Castiglione s’est donc appuyé, comme l’a fait Ripa, sur la célèbre anecdote concernant Apelle et Protegène, topos largement diffusé dans la littérature artistique entre le XVe et le XVIIe siècle. Bien que Castiglione ne cite pas la source principale dans laquelle il puise cette anecdote, il l’emprunte directement à l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien :
[Apelle] eut surtout la grâce en partage, il y avait de son temps de très grands peintres : il admirait leurs ouvrages, il les comblait d'éloges, mais il disait qu'il leur manquait cette grâce (venerem) qui était à lui (ce que le Grecs nomment Charita) : qu'ils possédaient tout le reste mais que pour cette partie seule il n'avait point d'égal.
Admirant un tableau de Protogène d'un travail immense et d'un fini excessif, il dit que tout était égal entre lui et Protogène, ou même supérieur chez celui-ci ; mais qu'il avait un seul avantage, c'est que Protogène ne savait pas ôter la main de dessus un tableau : mémorable leçon, qui apprend que trop de soin est souvent nuisible (28).
Castiglione tire de cette anecdote deux interprétations différentes. Outre la leçon que trop de soin est nuisible, l’auteur emploie aussi cette anecdote pour introduire l’idée selon laquelle l’extrême diligentia spolie les choses de la grâce. Bien que dans le deuxième extrait cité, la grâce ne soit pas nommée par Pline, la lecture conjointe des deux extraits laisse raisonnablement supposer que l’avantage qu’Apelle s’est attribué sur Protogène soit en effet la même qualité qu’Apelle a revendiquée sur tous les autres peintres de son époque. C'est en tout cas ce qu’en déduit Castiglione, influencé, selon toute probabilité, par un autre passage de l'Histoire Naturelle. Dans le chapitre VIII du livre XXIV, en s’attardant sur le sculpteur et peintre Callimaque, Pline affirme :
Toujours prompt à se blâmer, il ne pouvait cesser de retoucher ses ouvrages [...] on a de lui des Lacédémoniennes dansant, ouvrage correct, mais dans lequel la diligentia a effacé toute la grâce (29).
Le texte plinien a donc joué un rôle essentiel pour Le Courtisan, en ayant constitué la base sur laquelle Castiglione a élaboré la plupart de ses théories sur la grâce. Castiglione a pourtant apporté des modifications aux anecdotes de Pline, en ajoutant des termes inconnus de l’auteur romain, tels ceux de la sprezzatura et l’affectation. D’ailleurs, comme on l’a déjà remarqué chez Scannelli et Ripa, l’ « extrême diligentia » n’a pas été désignée uniquement comme une pratique nuisible, mais aussi comme une pratique vicieuse :
Notre courtisan sera donc estimé excellent et aura grâce en toute chose, principalement quand il parle, s’il fuit l’affectation, erreur dans laquelle tombent plusieurs [...] et tout cela procède d’un trop grand désir de montrer que l’on fait beaucoup; et de cette manière, l’homme met étude et diligentia à acquérir un vice fort haineux (30).
Fig. 2 – « Les trois écoles italiennes ». Eau-forte en F. SCANNELLI, Il microcosmo della pittura, Peril Neri, Cesena, 1667. |
On estime que la raison de cette divergence peut être attribuée notamment aux différentes significations que les deux auteurs ont accordées au terme de grâce. Chez Castiglione semble en effet émerger l’influence de la conception de la grâce telle que développée par la tradition chrétienne, que l’on ne retrouve pas chez Pline. Une analyse en profondeur visant à reconstruire l’évolution de la conception de la grâce au cœur de la tradition chrétienne serait toutefois trop longue et complexe à aborder ici. Par ailleurs, ce qui nous intéresse particulièrement est le fait que, dans la longue histoire du christianisme, la grâce ait toujours été conçue comme une vertu venant de Dieu. À titre d'exemple, on peut citer un extrait de l’Épître aux Éphésiens de saint Paul :
Vous étiez morts par vos offenses et par vos péchés […] C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, et par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu (Éph. 2, 8-9).
Il en va de même pour Castiglione, lequel, en s’attardant sur les différentes vertus ˗ parmi lesquelles se distingue la grâce ˗ que le parfait homme de cour doit montrer à son souverain, précise qu'elles « sont octroyées par Dieu aux hommes » (31). D’ailleurs, à l’instar de la pensée chrétienne, Castiglione identifie la grâce comme une vertu ayant une fonction salvatrice. De fait, ainsi que la grâce évoquée par saint Paul permet le salut des hommes, en les délivrant de la mort éternelle à laquelle leurs péchés les ont condamnés, de la même manière, la grâce évoquée par Castiglione sauve le bon courtisan du « mensonge » et de la « simulation » auxquels l’extrême diligentia peut le conduire.
Compte tenu de cette conception, il est évident que Castiglione, en évoquant le terme affectation, n’a pas appliqué une forte distinction entre le plan esthétique et le plan moral de ce terme. De fait, l’extrême diligentia et l’affectation ne contrastent pas seulement avec la sprezzatura, mais aussi avec la plus importante vertu que Dieu ait donnée aux hommes pour les sauver : la grâce. Ainsi, l’affectation se présente à Castiglione comme un vice, et ce qui l’a engendrée, c’est-à-dire l’extrême diligentia, comme une pratique vicieuse. Autrement dit, elles entrainent à la fois la « perte de la légitimité esthétique » et de « la légitimité morale » du courtisan.
L’INFLUENCE DE BALDASSARE CASTIGLIONE DANS LA THÉORIE DE L’ART ITALIEN
On peut donc remarquer que Castiglione a mis en place une véritable théorie de la grâce par le biais d’un mélange des concepts pliniens -où la grâce contraste avec l’excès de diligentia-, des théories élaborées par l’école néoplatonicienne - selon lesquelles la grâce se différencie de la beauté (Marsilio Ficino) -, et des concepts chrétiens – la grâce en tant que vertu salvatrice.
Dès sa parution en 1527, cette théorie a connu une large diffusion en Italie, du moins jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Les termes sprezzatura et affectation, tels qu’introduits par Castiglione, se retrouvent en effet dans la poésie lyrique du Tasse, dans la prose de Manzoni, ou encore dans les ouvrages théâtraux de Pirandello. En outre, ce modèle théorique a également été transposé dans des domaines qui ne relèvent pas du champ purement littéraire, comme dans le cas de Giulio Caccini qui l’a appliqué à la musique (32).
L’adaptation du modèle théorique de Castiglione au domaine artistique remonte en revanche bien avant la parution du Microcosmo. Comme l’a remarqué Blunt, le premier à avoir eu recours à ce modèle théorique est en effet Giorgio Vasari, lorsqu’il applique aux arts le concept de la grâce de Castiglione. À l’instar de ses prédécesseurs Alberti et Leonard de Vinci, il a employé le terme de grâce, notamment pour indiquer un parfait accord et une parfaite harmonie, tant entre les parties composant la forme humaine, qu’entre celles composant l’ensemble de l’œuvre d’art. Pour que la grâce se manifeste dans un tableau, il est nécessaire pour l’artiste d’avoir une très bonne connaissance des principes concernant la perspective et les proportions. Pour l’Arétin, en revanche, la grâce n’est pas une qualité qui peut s’apprendre. Elle est au contraire un « don céleste » (33) et donc, en tant que telle, innée à l’artiste. L’objectif principal de ce dernier est alors de la transposer à l’œuvre.
C’est toutefois en rapportant la manière dont ce processus de transposition s’accomplit que Vasari révèle sa pleine adhésion au modèle théorique de Castiglione. A titre d’exemple, dans la Vie de Michel-Ange, il précise que les œuvres du peintre florentin manifestent une grâce suprême puisqu’il a su peindre « facilement les choses, au point qu’elles ne semblent pas faites avec effort » (34). Bien qu’il ne soit pas cité, il est évident que Vasari fait référence au terme de sprezzatura, tel qu’évoqué par Castiglione, ainsi qu’à la théorie selon laquelle la grâce se manifeste en dissimulant tout effort et maitrise.
Cependant, pour Vasari, ceux qui ont réussi à accomplir le processus de transposition de la grâce, et qui par conséquent ont atteint la perfection de l’art, ont été uniquement les artistes appartenant au troisième âge, c'est-à-dire les artistes de la Haute Renaissance (1490-1530). Leurs prédécesseurs du Quattrocento, pour autant qu’ils y aient aspiré, n’ont pas réussi à atteindre ce but, car :
Il leur manquait encore une certaine liberté qui, sans être entravée par la règle, ne devait pas la transgresser et ne devait pas entraîner de confusion, ni compromettre l’ordre. Il fallait à celui-ci une invention toujours riche, une beauté présente dans les plus petits détails pour apparaître sous un jour plus relevé. Dans les proportions manquait l’appréciation judicieuse qui aurait conféré aux figures, sans qu’elles fussent mesurées et à la taille choisie, une grâce qui excédât la mesure (35).
Cet extrait témoigne d’un tournant important pour la conception de la grâce et de la manière dont elle se manifeste. Vasari remet en effet en question la conception du Quattrocento, selon laquelle la grâce est une qualité rationnelle, et donc un processus de transposition soumis à des règles - mathématiques - fondées a priori. L’Arétin y oppose une grâce en tant que qualité irrationnelle, indéfinissable et surtout excédant la mesure et le calcul. Selon lui, elle ne dépend pas de règles, mais dérive plutôt d’un processus cognitif individuel a posteriori, voire du jugement de l’œil.
Il convient de préciser que cette conception de la grâce excédant les règles ne renie point l’application de celles-ci. Vasari évoque en effet ce qu’il a appelé la « licenzia nelle regole ».Il s’agit d’une liberté au sein des règles : une très bonne connaissance des règles demeure en effet indispensable, mais, pour que la grâce se manifeste, l’artiste doit en dépasser la simple application, en assumant une certaine liberté d’action qui lui permettra de choisir ce qui est plus convenable selon ce que lui dicte son jugement.
Ce renversement relève pourtant d’une idée plus générale. Comme l’a bien souligné Erwin Panofsky, chez Vasari, toute représentation artistique est « d’abord projetée dans l’esprit de l’artiste, […] auquel on reconnaissait le pouvoir de transformer, intuitivement et par lui-même, la réalité en Idée et de procéder par lui-même à une synthèse du donné objectif » (36). Ce qui implique que pour que le processus de sélection des différentes beautés, ainsi que le parfait accord entre elles- ce qui témoigne de la manifestation de la grâce -s’accomplisse, l’artiste ne peut pas être soumis à des règles qui lui sont extérieures. Il a en effet toutes les capacités pour atteindre ce but par lui-même, en étant déjà projeté dans son esprit, à condition qu’il ait développé un bon jugement (retto giudizio) de l’œil. De fait :
Toutes ces choses sont faciles à reconnaitre par un œil bon, lequel, s’il a du giudizio, pourra garder le vrai compas et la juste mesure, parce que par lui les bonnes choses seront louées et les mauvaises blâmées (37).
Cependant, Edouard Pommier a remarqué que la conception de la grâce en tant que qualité excédant la mesure, ainsi que la théorie selon laquelle la grâce se manifeste au moyen d’une certaine liberté dans les règles, sont également dérivées du modèle théorique de Castiglione. Pommier montre en effet que, dans Le Courtisan, Castiglione précise qu’un trop fort attachement aux règles condamne le courtisan à la recherche constante de la perfection (38). Plus particulièrement, comme on l’a vu dans le cas de Protogène, pour l’auteur du Courtisan cela mettrait en exergue tous les efforts du courtisan, en entrainant ainsi un amoindrissement de la grâce. Le courtisan doit par conséquent dépasser la simple application des règles par le biais des abusioni delle regole (exceptions des règles). Il ne s’agit pas de renier les règles, mais plutôt d’avoir recours à une certaine désinvolture qui en transcende l’application. On peut dire, en empruntant les mots de Pommier, que pour Castiglione« la grâce se présenterait à la faveur d’une exception à la règle. […] la règle demeure jusqu’à l’instant où elle s’efface au profit de la grâce » (39).
Il en va de même pour les artistes du Quattrocento. Pour Vasari, ceux-ci n’aspirent qu’à faire ressortir la grâce dans leurs tableaux, mais le manque de liberté dans les règles les amène vers une recherche constante d’exactitude, qui n’aurait provoqué que l’effet contraire, à savoir une manière manquant de grâce. Par contre, cette dernière émerge d’une manière « graziosissima » dans les tableaux des maitres du troisième âge, puisque leur capacité à transcender les règles leur a permis « de lever une certaine manière sèche, dure et coupante qui avait été instituée dans cet art, après une étude excessive des peintres du Quattrocento » (40).
D’ailleurs, on peut remarquer que Vasari, bien qu’il ait adhéré pleinement à la théorie de Castiglione, ne qualifie pas le manque de grâce d’« affectation », mais en revanche il emploie le terme de « sécheresse ». L’historiographie n’a pas encore clairement défini le sens que Vasari aurait accordé à ce dernier terme. Toutefois, dans la mesure où ce terme a été employé par Vasari uniquement dans un sens péjoratif, et surtout que, en tant que synonyme de sécheresse et d’aridité (41), il indique un manque de quelque chose, une interprétation possible pourrait être qu’il ait été utilisé par Vasari pour désigner un manque de grâce. Les réflexions de Scannelli à l’égard de la peinture flamande sembleraient donc confirmer cette thèse. L’auteur du Microcosmo alterne en effet souvent le terme de « sècheresse » avec celui d’« affectation », toujours pour désigner un produit engendré par l’extrême diligentia. En sachant que les Vies de Vasari sont l’une des sources principales de son ouvrage, on peut dès lors supposer que le terme sécheresse ait été considéré, tant par Vasari que par Scannelli, comme étant un synonyme d’affectation, telle qu’évoquée pas Castiglione.
On peut donc revenir à la question de départ. Il semble évident que Scannelli a repris littéralement la théorie de la grâce de Castiglione et qu’il l’a appliquée à la peinture septentrionale. À l’instar de Castiglione, Scannelli emploie en effet les qualificatifs d’affecté, sec et vicieux pour indiquer que la maniera des artistes nordiques, en recourant à l’extrême diligentia, manque de grâce. D’une part, l’extrême soin apporté aux détails par les peintres du nord, en distrayant le regard des principes de la perspective, entache de fait « la digne correspondance de toutes les parties » dans leurs œuvres (42). D’autre part, cette pratique mettant en exergue toutes les capacités artistiques des peintres septentrionaux ne permet pas que le processus de dissimulation des efforts s’accomplisse.
Néanmoins, à la lumière de cette analyse, on peut remarquer que la critique de Scannelli envers l’extrême diligentia ne semble pas se configurer uniquement comme un reproche au grand soin que les peintres septentrionaux ont apporté aux détails, mais aussi à leur manière d’appliquer les règles. Rapportons entièrement le passage de Scannelli au sujet de Dürer:
En partageant l’avis du maître au sujet des perspectives (Euclide) selon lesquelles les objets les plus proches se montrent nécessairement plus grands à la vue, il faut considérer comme absolue cette règle, à condition qu’elle soit accordée à l’esprit particulier du Peintre. Il semble par contre qu’elle ne puisse que devenir vicieuse et imparfaite […] pour ceux qui, avec l’excès de finesse, ont de manière constante voulu montrer en détail toutes les parties […] l’observation par la vue de ce que la nature offre de meilleur est le véritable mezzo-termine recherché par les meilleurs Peintres, car cela est conforme à ce que les règles sûres de la Perspective laissent connaitre, en montrent ces objets bien en place : certaines parties qui doivent augmenter, et d’autres qui doivent se cacher de tout, et entre les deux même celles du milieu, lesquelles toutes représentées avec le juste ordre, et suffisamment recherchées montrent la vérité, qui exprimée d’une autre manière, n’apparaît qu’extrêmement affectée et vicieuse (43).
Scannelli adresse de fait aux peintres nordiques la même critique que Vasari a émise à l’égard des peintres du Quattrocento. Les artistes nordiques manquent de cette liberté dans les règles évoquée par l’auteur arétin. Plus particulièrement, ils n’accomplissent pas le processus de sélection de la nature « au regard de la vue », mais uniquement par le biais d’une excessive application des règles. Il apparaît donc évident que le terme d’extrême diligentia a chez Scannelli deux significations : elle dénote un grand soin apporté aux détails, d’une part, et une extrême application des règles, d’autre part. Dans le deux cas, le résultat est toujours le même : une manière affectée, voire manquant de grâce.
Et pour conclure, on peut remarquer que le dernier extrait cité constitue un véritable phénomène d’intertextualité. La critique adressée contre l’extrême diligentia des peintres nordiques, s’intègre de fait dans un discours historico-artistique plus large qui concerne la liberté de l’artiste. Commencé par Vasari, qui comme on l’a vu, incite les artistes à assumer une certaine licentia par rapport aux règles, voire une désinvolture qui en transcenderait l’application, ce discours fera l’objet de discussions tout au long du XVIIe siècle. Déjà en 1604 le peintre Federico Zuccari affirme :
Or, les pensées de l’artiste ne doivent pas simplement être claires, mais elles doivent encore être libres ; l’esprit de l’artiste doit être affranchi, il ne doit pas être asservi, c’est-à-dire qu’il ne doit pas dépendre mécaniquement de semblables règles (44).
Cependant, cette liberté accordée à l’artiste ne demeure jamais inconditionnelle car, bien que la théorie de l’art encourage l’artiste à transcender l’application des règles, cette dernière continuera inévitablement à en régler l’action.