



Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (2007, 6e série, T. 18, , pp. 313-326).
Introduction

La coïncidence des deux activités – nommons-les provisoirement critique et créatrice - ne peut en aucun cas être gratuite.
Au cours de la première moitié du XXe siècle, la modernité musicale a connu un essor prodigieux en France, grâce à un milieu artistique et intellectuel fécond dans lequel s'est révélée une nouvelle génération de musiciens. Si des compositeurs comme Ravel ou Stravinski ont été les phares des mouvements d'avant-garde en France, beaucoup d'autres, aujourd'hui moins en lumière, ont eu une influence considérable à cette époque et ont contribué à l'enrichissement du patrimoine non seulement par leurs œuvres, mais aussi par leur activité intellectuelle : que ce soit celle de pédagogue, celle de théoricien ou encore celle de critique. Parmi les compositeurs qui ont eu une activité régulière de critique musical, Florent Schmitt a perpétué, jusqu'à un certain point, la tradition héritée du XIXe siècle du compositeur-chroniqueur qui n'hésite pas à passer de la musique au verbe (pensons notamment à Berlioz et Schumann). À travers ses écrits, Florent Schmitt se révèle un ardent défenseur de l'avant-garde musicale française. Cependant, cette défense n'est pas absolue, car le compositeur l'oriente en fonction de ses critères esthétiques, culturels et sociaux. C'est ce discours critique, replacé dans son contexte historique, qui nous retient ici, après un bref rappel biographique.
Notes sur Florent Schmitt (1870-1958)

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Fig. 2 – Paul Charles Delaroche, Florent Schmitt chef d'orchestre de Salomé, 1912, crayon sur papier. |
Sans céder ici à la notice encyclopédique pour rappeler toute l'ampleur d'un catalogue si important pour la musique française, mais oublié aujourd'hui, peut-être est-il néanmoins nécessaire d'évoquer ici quelques repères des activités artistiques et intellectuelles de Florent Schmitt. Elève de Jules Massenet et de Gabriel Fauré, Schmitt est l'héritier d'une puissante tradition musicale française. Son voyage de Prix de Rome l'a amené par ailleurs à découvrir autant la ville éternelle que l'Allemagne, l'Autriche, la Hongrie ou la Turquie. Il en revient avec une connaissance des traditions européennes et une certaine indépendance d'esprit. À l'heure où les musiciens français ne juraient que par l'impressionnisme, sa musique était déjà admirée pour son énergie, son dynamisme et sa vitalité, autant que pour son union entre la clarté française et la puissance germanique. À l'aube de l'époque moderne, et marqué dans sa jeunesse par les mouvements symboliste et impressionniste, Schmitt revendique assez tôt le refus de l'abandon lyrique et de tout désir de plaire. À l'évidence, Schmitt a été pionnier dans un style qui a influencé Stravinski, Ravel ou Honegger (2). Son intérêt pour les rythmes, ses recherches d'effets de percussion primitive, le lient aussi à la musique russe moderne. Le poème symphonique La tragédie de Salomé (1907) fait partie de ses plus belles pages, avec son grandiose et tonitruant Psaume XL VII (1904), son Quintette pour piano et cordes (1908) ou encore sa Deuxième symphonie (1958). D'autres pages comme Antoine et Cléopâtre (1920), la musique de film Salammbô (1925) et le ballet Oriane et le Prince d'Amour (1938) témoignent tant de son goût de l'orientalisme que de sa maîtrise des formes classiques.
L'identité esthétique de Schmitt se définit non seulement par ses œuvres, mais aussi par les groupes sociaux auxquels il a appartenu. Deux sociétés de musique ont été capitales dans sa vie d'artiste et d'intellectuel : la Société des Apaches, dans un premier temps, et son développement plus structuré : la Société musicale indépendante. Chez les Apaches, Schmitt ne s'est pas seulement associé aux compositeurs Ravel, Delage ou Stravinski, mais il y a aussi fréquenté deux grands critiques musicaux de sa génération : Émile Vuillermoz et Michel-Dimitri Calvocoressi (3). La Société musicale indépendante (SMI), dont il est le cofondateur en 1909 avec Maurice Ravel et d'autres musiciens (4), est certainement l'entreprise qui révèle le plus justement l'identité musicale de Schmitt par les choix esthétiques et les mutations socio-historiques qu'elle révèle, et dont il sera le témoin.
Au moment de la création de la SMI en 1909, c'est la Société Nationale, dominée par Vincent d'Indy, qui est un des principaux organes de diffusion de la musique, avec la Schola Cantorum et le conservatoire. La déclaration d'intention de la SMI précise que le but de la société est d'ouvrir le public à toutes les tendances et à toutes les générations, « tout en s'attachant particulièrement à favoriser les plus jeunes tendances et à préparer l'avenir » (5).
La SMI se fonde donc sur des principes d'éclectisme des programmes (compositeurs reconnus et inconnus, nationaux et internationaux), de soutien aux jeunes novateurs, d'encouragement au dépassement des traditions (une « inspiration libérée de toute forme de tradition » (6) et d'indépendance par rapport aux exigences formelles. La position est donc fondamentalement 'antischola' et se définit par une fidélité à la nouvelle école incarnée par Chabrier, Fauré, Debussy qui s'attache à la recherche du son et donne son privilège à l'harmonie (telle que renouvelée par Debussy) (7). L'ouverture à l'usage de matériaux folkloriques, non seulement régionaux, mais aussi étrangers, est aussi très importante. Ces caractéristiques sont autant d'éléments structurant la conduite de la SMI telle que résumée par Koechlin : « Une liberté d'expression quant aux formes, aux styles et aux sources d'inspiration », et formant le faisceau d'une définition de « l'avant-garde » telle que mise en perspective par Michel Duchesneau (8). Ce dernier a montré que l'ensemble des acteurs de la critique musicale de l'époque (jusqu'en 1914) se positionnaient, en fonction de leur appartenance, pour ou contre la SMI (9). Schmitt est bien entendu un ardent défenseur des principes cités plus haut et au-delà de son attachement à la SMI, il s'en fera également l'apôtre dans l'ensemble de sa critique.
Florent Schmitt critique musical

L'activité de critique de Florent Schmitt se décline en quatre phases correspondant aux quatre journaux ou revues pour lesquels il a exercé : La France, Le courrier musical, La revue de France et le journal Le temps.
En mai 1912, Schmitt commence à rédiger les chroniques du journal La France où il garde la tribune jusqu'en mai 1914 et la reprend brièvement de novembre 1917 à mars 1918. Ensuite, de décembre 1917 à février 1922, il rend compte de tous les concerts parisiens dans Le courrier musical. Il passe alors au bimensuel culturel la Revue de France, où il tient la chronique musicale sans interruption de mars 1922 à septembre 1931 ; il y fait paraître des articles récapitulatifs au rythme d'un article d'une quinzaine de pages tous les deux mois. Enfin, il sera le critique musical officiel du journal Le temps, ancêtre du Monde, entre octobre 1929 et juillet 1939 ; c'est là qu'il fut certainement le plus influent avec sa chronique bihebdomadaire (10).
L'œuvre critique de Schmitt totalise ainsi près d'un millier de pages de chroniques réparties sur la période allant de 1912 à 1939, avec une interruption entre 1914 et 1917. Il y a donc là un corpus d'une richesse et d'une densité inestimable pour la vie musicale en France entre les deux guerres. Les perspectives ouvertes par l'éventuelle mise à disposition de ce matériel seraient nombreuses pour la recherche. Les données factuelles qu'il apporte concerne autant la possibilité de reconstituer un calendrier précis de la vie musicale parisienne (Schmitt évoque autant l'Opéra, que les Concerts Lamoureux, les Concerts Colonne, les programmes de la Société nationale de musique, de ceux de la Société musicale indépendante et de toute une série de petites organisations de concerts plus éphémères) que la possibilité de mettre à jour les catalogues de nombreux compositeurs français de l'entre-deux guerres pour lesquels on ne connaît pas les dates et/ou les lieux de création, et les noms des interprètes des œuvres.
Par ailleurs, le corpus donne matière substantielle à une réflexion de fond : il éveille à la vivacité de la création musicale moderne en France dont de nombreux noms incontournables à l'époque ont été totalement oubliés aujourd'hui. Il contient aussi en creux une histoire de la réception des œuvres modernes en France - il n'existe pas à ce jour, du moins à notre connaissance, d'édition d'un corpus de critique musicale qui englobe ainsi tout l'entre-deux-guerres. Sur le plan des mentalités, il plonge le lecteur dans les conditions de la vie musicale et dans la circulation des idées ; c'est un jalon pour comprendre le discours sur la musique, l'évolution des goûts et par extension, une occasion de s'interroger sur les méthodes et les enjeux de la critique musicale, en particulier celle d'un compositeur.
Compositeur et critique musical : de la coïncidence des deux activités

Pour autant que l'on puisse parler de tradition pour considérer la double activité de compositeur et critique chez certains musiciens, il serait bien inconfortable de lui donner une origine. Les compositeurs de musique se sont toujours exprimés d'une manière ou d'une autre sur leurs contemporains ou leurs prédécesseurs. Disons que nous circonscrirons ici la critique musicale au développement de la presse musicale périodique émergeante à la fin du XVIIIe siècle et si importante pour la vie musicale au XIXe siècle. Les deux noms qui viennent immédiatement à l'esprit sont Berlioz et Schumann, tous deux icônes respectives des critiques musicales française et allemande. En France, l'histoire de la musique du XIXe siècle et de la première moitié du XXe est jalonnée de compositeurs-critiques : Ernest Reyer (1823-1909), Camille Saint-Saëns (1835-1921), Alfred Bruneau (1857-1934), Claude Debussy (1862-1918), Paul Dukas (1865-1935), Charles Koechlin (1867-1950) ou encore Gustave Samazeuilh (1877-1967). Force est de constater que cette « coïncidence des deux activités », menées toutes deux à ce point d'excellence, disparaît après la seconde guerre mondiale. Les compositeurs qui ont mené cette double carrière ne se sont à l'évidence pas vraiment illustrés avec force dans la composition comme le montrent les cas de Pierre Petit (1922- 2000) qui succède à Bernard Gavoty (Clarendon) au Figaro, Maurice Fleuret (1932-1990 ; Le nouvel observateur), Claude Pascal (France-Soir) ou Gérard Condé (Le monde).
Florent Schmitt est donc l'un des derniers à assumer ces deux activités de front, jusqu'au seuil de la seconde guerre. Les raisons de cet abandon général du statut de compositeur-critique peuvent se situer à plusieurs niveaux. Dans l'entre-deux-guerres, cette situation fréquente a fait souvent débat et était parfois considérée avec suspicion comme une anormale position de « juge et partie ». Ainsi Schloezer résume-t-il le problème : « À Paris, bien des compositeurs s'occupent de commenter l'œuvre de leurs collègues ; c'est leur métier. A tel point parfois qu'on ne sait plus au juste si l'on a affaire à un critique auquel il arrive, quand l'occasion se présente, de composer, ou à un compositeur qui pour telle ou telle raison s'abaisse au métier de critique. [...]Il ne s'agit pas pour le compositeur de faire œuvre d'historien et de distribuer les prix, mais de batailler » (11).
Charles Koechlin, lui-même concerné par la question, répond à Schloezer et argumente en faveur du compositeur-critique : « Partial le compositeur ? Qui sait ? D'ailleurs est-ce que l'homme de lettres ou le philosophe ne le serait donc point, lorsqu'il disserte de notre art ? Est-ce que sa personnalité ne se marque pas, et ses préférences ?[ ...] Romain Rolland vous semble-t-il plus large, plus exempt de parti-pris que Paul Dukas ? Et suffit-il qu'on ignore la technique pour être à même de saisir la beauté ? J'en doute. [...]Si Berlioz, parfois, mit une imagination un peu fantaisiste à ses beaux commentaires de Beethoven, il serait grand dommage que nous n'eussions pas les Études sur les neuf symphonies de À travers chants. Et je voudrais savoir, parmi les philosophes ou les littérateurs de son temps, qui les eût écrites ! Tandis que Scudo, et d'autres que l'histoire oublie, s'obstinaient dans une réaction haineuse, Robert Schumann avaient discerné que les prétendues 'Basses fausses' de Berlioz, le plus souvent, sont nécessaires. [...] Paul Dukas est un critique de premier ordre.[ ...] Dans les écrits de Debussy, que de bon sens (sous l'apparence du paradoxe). [...]Je trouve excellent que nos artistes écrivent[ ...] sur leur art. Cela les incite à réfléchir, à fixer leurs idées, à s'efforcer d'y voir clair et de comprendre la beauté chez les autres » (12).
Le fait que l'activité de critique ait pu représenter une source de revenus pour des compositeurs est évident. Peut-être les compositeurs trouveront-ils au cours du XXe siècle d'autres sources de revenus plus sûrs, notamment grâce à l'enseignement dans les conservatoires. En outre, on peut émettre l'hypothèse que l'abandon de la critique musicale 'générale' participe du mouvement de spécialisation du compositeur. En effet, après la seconde guerre, le compositeur s'attachera davantage, sur le plan intellectuel, à des analyses spécialisées. C'est pourquoi les écrits du compositeur s'apparenteront d'ailleurs plutôt à la musicologie, qui à la différence de la critique musicale obligée d'utiliser le langage commun, peut se permettre l'usage de vocabulaire et de notions techniques. Notons l'importance du ton donné par Boulez dès après la guerre : chef de file incontestable de la musique contemporaine, il écrit énormément, mais rompt consciemment avec l'écriture de compte-rendu qu'il réduit d'ailleurs à l'état d'anecdote dérisoire ou de « boursouflure polémique » (13).
Enfin, l'activité de critique n'intéresse probablement plus le compositeur tant elle est aujourd'hui l'instrument du marché : la critique musicale se partage essentiellement entre les critiques de concerts, sorte de leviers pour les carrières des interprètes, et la critique de disque, qui est un produit commercial. Il n'y a plus guère de place dans ce contexte pour la critique quotidienne de la création musicale contemporaine, et pour le compositeur de partage possible de son regard sur le travail des pairs. À tout cela, il faut peut-être encore ajouter que les réputations des compositeurs ne se basent plus autant aujourd'hui sur les jugements critiques de la presse qui adopte de son côté une position très neutre face à la difficulté de cerner l'évolution de la création contemporaine. D'aucuns diront à ce sujet qu'elle est actuellement au mieux en crise, au pire en danger. Jusqu'au milieu du XXe siècle, les compositeurs étaient attachés à la critique musicale parce qu'ils avaient conscience qu'elle tenait les rennes de l'histoire de la musique et qu'elle avait en quelque sorte un pouvoir de décision pour désigner qui ira au Panthéon (14). Ainsi les critiques de Florent Schmitt sont-elles redoutées par les compositeurs, ou au contraire brandies dans un florilège de belles critiques lorsqu'il avait livré une appréciation positive.
Nature de la critique musicale de Florent Schmitt

Les débats sur la légitimité de la critique, sur sa nature et ses fonctions n'ont cessé de tourmenter l'esprit critique de ses auteurs. Au XIXe siècle, nous devons quelques mises en question de la pratique de la critique musicale à François-Joseph Fétis qui a livré dans les années 1850 et 1860 une série d'articles sur le sujet « Critique de la critique musicale » (15). Il y distingue la « critique vulgaire » de la « haute critique » et formule trois conditions à la pratique de cette discipline : être musicien, être rigoureux dans son expression et être porteur d'une éthique (16). Cette critique de la critique se poursuit au XXe siècle. Citons brièvement ici quelques repères bibliographiques qui permettent de situer l'évolution des conceptions.
Au début du XXe siècle, à l'époque de la création du Sacre, Jacques Rivière défend une critique de type impressionniste et soutient ainsi la pratique de la critique par ceux qui n'ont pas de légitimité professionnelle directement en rapport avec la musique - compositeur, musicien ou musicologue -, comme Jean Marnold, Pierre Lalo, Henri Gauthier-Villars, Louis Laloy). Ne pouvant pas échapper à l'influence de la critique littéraire, Rivière concilie littérature et musique en adoptant un style et un angle d'approche qui allient deux modes a priori contradictoires : d'une part, une érudition véritable et d'autre part un langage qui s'écarte radicalement du jargon musicologique pour flirter avec l'écriture créatrice (17). Dans ce cadre, Rivière ne parle que de ce qui le passionne et développe ce que Schaeffner a appelé une « critique de l'exquis ». Ami, collaborateur et parfois contradicteur de Rivière, Schloezer s'exprimera maintes fois sur son souci de garder quant à lui une distance par rapport à l'objet dont il parle et de témoigner d'un point de vue « objectif ». À cette utopie de l'objectivité, Schaeffner opposera en 1939 l'idée d'une critique « d'observation et d'analyse », en s'imposant une règle incontournable : l'absence totale de tout jugement (18). Cette conception sera la ligne de conduite dès après 1945. Cet intérêt massif dans l'entre-deux-guerres pour la définition, voire la délimitation, du champ de la critique s'observe aussi avec l'édition des premiers traités de Calvocoressi (19) et de Machabey (20), et les premières études historiques après la guerre, telle celle de Max Graf (21).
Schmitt fréquente ces diverses conceptions tout en se positionnant en dehors de ces débats et de ces quêtes progressives d'objectivité. Suivant peut-être Debussy ou d'autres modèles, il se réclame d'une critique subjective assumée et revendiquée. Ainsi peut-être aurait-il rejoint la définition baudelairienne de la critique souhaitée par Boulez : « Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais à un point de vue qui offre le plus d'horizon » (22). En fait, Florent Schmitt suit consciemment le modèle donné par Oscar Wilde en 1891 dans Critic as artist (23) dans lequel l'écrivain irlandais s'oppose à une critique littéraire positiviste, qui voit dans l'objectivité le seul salut de la critique. Le critique, selon Wilde, ne doit considérer l'œuvre que comme « un point de départ pour une nouvelle création », et non pas tenter d'en révéler, par l'analyse, un hypothétique sens caché. Selon lui, la critique n'est pas affaire d'objectivité, bien au contraire : « le vrai critique n'est ni impartial, ni sincère, ni rationnel » (24). Ainsi Schmitt s'exprime-t-il sur l'impossible objectivité :
« Il ne possède pas la certitude infaillible de ces critiques qui expliquent si clairement les choses les plus inexplicables, font avec désinvolture communiquer les compartiments les plus étanches et, fixant péremptoirement la part d'originalité qui revient à ch que compositeur dans l'enchaînement historique des sons, perçmvent les courants sonores et leur machination si compliquée comme des courants nets et limpides partant de points déterminés vers des buts précis, tels les jets lumineux d'une Tour Eiffel » (25).
Dans sa première chronique pour Le temps, parue le 19 octobre 1929, Schmitt définit le critique comme « celui qui est prêt autant à louer qu'à blâmer, sans idée préconçue et sans idée arrêtée, avec le désir clair de dire ce qu'il pense, parce qu'il faut le dire, et non pour s'attirer un remerciement, ou au contraire se faire une réputation de juge sévère, donc mieux écouté ». Aussi Schmitt voit la critique « partiale et passionnée », parfois injuste donc, comme un incitatif puissant pour la création :
« L'œuvre critique est utile dans ses erreurs même. Elle détermine parfois des enthousiasmes encourageants pour la pléiade en mal de travail, parfois des injustices cruelles qui n'en constituent pas moins un réactif puissant pour ceux qui en sont l'objet » (26).
Florent Schmitt ne s'exprime pas que sur les œuvres ; il prend aussi position sur l'évolution des destinées de la création musicale, sur le développement de la vie musicale et il ne dissocie pas ses chroniques du tout cohérent qu'elles doivent former avec son crédo esthétique de compositeur. Ainsi les écrits complètent-ils le travail du musicien et constituent une autre facette de l'artiste, de sa pensée, de ses idées et de ses choix. Chez Schmitt, le métier de critique est le reflet d'une volonté intellectuelle de l'artiste de l'entre-deux-guerres, de son désir de compléter l'œuvre par les mots.
Aux antipodes du misonéisme, Schmitt envisage aussi la critique comme une occasion de réduire toute distance ou manque de compréhension entre le public et l'artiste. « Pourquoi faut-il qu'il y ait toujours entre les artistes et la foule cette dissonance d'un demi-siècle ? » (27). Schmitt milite à travers la critique pour que les œuvres nouvelles soient plus nombreuses au concert que le répertoire ; il craint l'abus de chefs d'œuvres en ce sens qu'il est agacé par les œuvres ressassées et par ceux qui se font un succès facile de leur interprétation quotidienne. Il déclare que « le chef d'œuvre devrait rester la chose sacrée, pour ainsi dire impolluée, qu'on ne dévoile qu'avec des rites » (28). Par ailleurs, il met son public en garde contre tout snobisme et invente le néologisme de « m'as-tu-ouïsme » (29) pour dénoncer les compositeurs qui ne songent qu'à se faire entendre. Le discours très contrasté de Schmitt ne doit cependant pas être rangé sous l'étiquette du visionnaire, mais simplement d'un homme de son temps. L'entre-deux-guerres est aussi une époque de questionnements où l'on parle « d'arrivisme, d'à peu près, de bâclage et de bluff, de succès tapageurs ou de feux follets d'un soir » (30).
Enfin, le nationalisme est une composante incontournable de la critique musicale de Schmitt. Chez lui, la défense de l'art national apparaît en quelque sorte comme fond politique à ses jugements ; il tient en trois axes. Dans la droite ligne de Debussy, Florent Schmitt s'en prend au « sens musical allemand » et se positionne comme l'une des voix d'un nationalisme musical profondément anti-wagnérien. Il prône ensuite une promotion hexagonale de la musique française pour qu'elle soit davantage jouée publiquement et surtout en plus grande proportion que la musique allemande ou italienne. Il s'interroge enfin sur une définition interne, voire structurelle de ce qu'est la musique française. Il parle de l'importance d'un retour aux racines musicales, et se montre favorable aux œuvres régionalistes. Chez lui, le nationalisme ne se démarque pas tant, comme chez d'Indy, par une récupération du folklore et des chants populaires que par un esprit élitiste, mettant en valeur le raffinement de la culture française. Ainsi en va-t-il de son anti-wagnérisme : très critique à l'égard du compositeur allemand, « l'ogre de Bayreuth » dangereux et ennuyeux (31), il ne voit ou ne veut voir dans sa production que l'expression d'une musique bruyante, teutonne, grasse et épaisse, une sorte d'invasion barbare venue du Nord. C'est pour lui le contraire de l'esprit français, léger, alerte, enclin au juste milieu.
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Fig. 6 – Richard Paraire, Portrait d'Edouard Lalo, gravure publiée dans La vie populaire, 22 janvier 1891. Collection New York Public Library, New York. |
Parmi les compositeurs français, Schmitt compte Edouard Lalo au premier rang (« tous les musiciens devraient connaître sa musique, si claire, si lumineuse, comme on connaît telle page de Racine ou tel conte de Voltaire » (32) ). Il considère Emmanuel Chabrier comme l'inventeur de la musique française moderne et il voue un culte à son maître Gabriel Fauré qui demeure, à ses yeux, un pilier de l'art français : « son œuvre » dit-il « témoigne de l'infaillibilité des grandes lois éternelles fondées autant que sur l'expérience et la logique, sur le goût et la mesure, qui sont les qualités de race essentiellement gréco-latine » (33). Il loue aussi de nombreux compositeurs de sa génération comme Paul Dukas, Gabriel Pierné, Maurice Ravel avec toujours le maître 'de France' au sommet, c'est-à-dire Debussy. Il ne manque pas non plus de faire état de quelques chefs d'œuvres de compositeurs aujourd'hui délaissés tels Guy Ropartz, Roger Ducasse, Gustave Samazeuilh, Maurice Delage ou André Caplet (34).

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Dès 1924, Florent Schmitt manifeste une sorte de phobie à l'égard des musiques étrangères qui envahissent la France et se positionne comme le défenseur de l'art national :
« Notre renommée de xénophilie, en matière d'art et particulièrement de musique, est proverbiale. En dehors d'illustres métèques comme Beethoven et Wagner qui, à la faveur de ce préjugé très bourgeois et très nationaliste que l'art n'a pas de patrie, depuis un siècle se sont installés en France comme en pays conquis, et plus confortablement que jamais un musicien français, Paris, depuis l'armistice surtout, est devenu le réservoir musical de l'Europe entière. Que dis-je ! Voici maintenant que toutes les parties du monde, les Amériques, l'Afrique du Nord, l'Extrême-Orient, entrent dans la mêlée, non sans éclat d'ailleurs. À tel point que dans certains milieux dits d'avant-garde vous n'entendrez plus que des musiques hongroises, polonaises, arméniennes, tchéco-slovaques, sahariennes, califor-niennes, vénézuéliennes, annamites, sans compter les déformations binaires des nègres, particulièrement chères à nos esthètes en jupe. Le tout, bien entendu, à l'exclusion de notre musique française, laquelle, je m'empresse de l'ajouter, traitée en France en parente à peu près négligeable, retrouve heureusement hors des frontières une réciprocité compensatrice » (35)
Cet extrait illustre l'état d'esprit du compositeur-critique dans tout l'entre-deux-guerres et son idée de menace qui pèse sur l'art français. Nous ne pouvons faire l'économie à ce stade de rappeler à quel point Florent Schmitt a souffert d'un rejet massif du monde musical dans l'après-guerre. Les raisons sont purement politiques et non musicales. Schmitt a participé au Comité France-Allemagne créé en 1935 et au groupe Collaboration à partir de 1941 (36). Il a aussi été l'acteur d'un triste épisode, un concert de Kurt Weill en novembre 1933 à Paris, au cours duquel s'insurgeant une fois de plus de l'invasion de la musique étrangère, qui plus est imprégnée de musique légère, il aurait crié « Vive Hitler » (37) . Aujourd'hui, soixante-dix ans après cette locution fatale et inutile, le rôle du musicologue n'est pas ici de juger, encore moins de maintenir un silence, mais sans doute de tenter de mieux comprendre dans quel contexte ces propos ont été proférés. En cela, l'entreprise de reconsidérer l'ensemble des textes de Schmitt permettrait de mieux comprendre sa pensée et plus précisément ce « glissement de l'avant-garde ». En effet, si Schmitt est un apôtre de la modernité dans les années vingt, pendant lesquelles il loue sans relâche Stravinski, Schoenberg ou les Six, son idéal esthétique est mis à l'épreuve dans les années trente et la période de sa critique musicale au journal Le temps révèle tout son scepticisme à l'égard du néoclassicisme ou de l'intégration d'éléments issus des musiques dites légères.