L'art c'est la vie et la vie c'est réaliste
« Je ne reproduis pas la vie, je formule une réflexion sur les valeurs humaines. Mon travail concerne des gens qui mènent des vies tranquillement désespérées. Je montre la stupidité, la fatigue, le vieillissement et la frustration. Ces gens n’arrivent pas à suivre le rythme de la compétition. Ce sont des exclus, ils sont psychologiquement handicapés » (1).
Les gens sont le thème principal de l’œuvre de Duane Hanson. Ses gens-art sont le médium de son message. Ce sont des gens très particuliers. Ce ne sont pas des personnages spéciaux et ils n’ont absolument rien de remarquable, car ils proviennent des masses. Mais Duane Hanson les a remarqués tout au long de sa vie et son regard exercé les a souvent distingués à la lisière de la foule, car ces gens, même les masses les excluent – aussi bien mentalement que physiquement. Ce sont ces perdants de la vie et ces héros de la vie quotidienne qui ont déterminé la recherche artistique de Duane Hanson pendant plus de trente ans. Au total, il existe encore aujourd’hui cent quatorze « sculptures de vie », dont certaines avec des variantes. Et nombre d’entre elles sont si réalistes que tous les lecteurs d’Ovide et de l’histoire de Pygmalion essayeraient de leur insuffler la vie. D’autres, qui les observent avec stupeur et perplexité, sont remplis à leur vue d’un mélange d’émotion et d’admiration profondes. À une époque où la simulation par ordinateur et la magie électronique ont brouillé notre croyance dans la réalité et dans la ressemblance, dans la réalité et dans la réalité virtuelle, le message de Duane Hanson paraît encore plus prégnant, plus fort et plus persistant, car la présence tridimensionnelle de ces gens suscite en nous une réponse émotive qui dépasse de loin nos réactions habituelles lorsque nous sommes confrontés à des images bidimensionnelles, plates. Ses images humaines ne réagissent pas à une curiosité trop intense et vous aimeriez toucher leur réalité déconcertante et presque obscène, renifler leur proximité ou même avoir avec elles un simple contact visuel. Vous pouvez montrer du doigt ces étranges personnes habillées, vous pouvez parler d’elles aussi longtemps et même aussi fort que vous le voulez, elles ne réagiront pas – il s’agit d’un état à mi-chemin entre l’attraction et la gêne qui va beaucoup plus loin, en termes d’effets dramatiques, qu’une interaction avec une Playstation. Mais il y a communication. Nous sentons profondément le message de Duane Hanson, qu’il a fait passer, avec ce matériau incarné, du monde extérieur au monde intérieur du musée, et que nous emportons consciemment ou inconsciemment avec nous dans le monde extérieur – car ce dialogue, nous ne pouvons pas l’esquiver. Nous voyons que les gens en fibre de verre de Duane Hanson vivent aussi dans notre monde à nous, où nous les croisons chaque jour : tôt le matin, devant des boîtes aux lettres, ou un peu plus tard, à une station-service, au bureau, à la caisse d’un supermarché, ou encore le soir sur le chemin du théâtre ou quand nous passons la commande au restaurant. Nous reconnaissons en eux la même résignation, le même vide et la même solitude, le même ennui et le même désespoir que Duane Hanson a reproduits dans ses œuvres sur le mode de vie américain, et son monde peuplé de motifs inspiré par les classes moyennes et popu- laires représente encore parfaitement les clichés et les préjugés des Européens à l’égard du mode de vie américain. Duane Hanson transforme la réalité de la vie dans le réalisme de l’art. Une fois encore, son monde réel artificiel devient la quotidienneté dans le monde réel de l’art muséal, en rendant plus nette notre vision de l’avenir, du monde, des êtres humains qui sont nos semblables, et même de nos propres vies.
Duane Hanson est né le 17 janvier 1925 à Alexandria, Minnesota, dans le Midwest américain. Ses parents, Agnes Nelson et Dewey O. Hanson, sont des immigrants suédois qui s’occupent d’une laiterie à la campagne. Ils donnent à Duane une éducation protectrice, pleine d’amour et de compréhension, fondée sur le système de valeurs américain. À l’âge de cinq ans, la famille Hanson part s’installer à Parkers Prairie, une petite ville de sept cents habitants dont aucun n’éprouve le moindre intérêt pour l’art – à l’exception de Duane. « Je crois bien que j’étais le seul excentrique du coin », racontera-t-il plus tard (2). Il peint, il sculpte et modèle sans cesse, et ses amis et ses camarades de classe de la petite école du village profitent de ses nombreux intérêts et de ses talents évidents. Il joue du piano et du violon, il écrit des pièces de théâtre, des poèmes et des nouvelles et il aime jouer des personnages. On a dit qu’il n’y avait qu’un seul livre d’art dans toute la bourgade et que Duane aimait particulièrement les illustrations et les tableaux du portraitiste anglais Thomas Gainsborough et de Joshua Reynolds, le peintre de cour anglais et le portraitiste le plus important de l’aristocratie britannique du XVIIIe siècle. Duane emprunte plusieurs fois ce livre à la bibliothèque locale et sa première création artistique est d’ailleurs inspirée d’un célèbre tableau de Gainsborough. Duane sculpte en bois le portrait de Gainsborough intitulé Le Garçon bleu, une œuvre de 1770. Il traduit cette image bidimensionnelle en une sculpture tridimensionnelle qu’il peint d’après la reproduction qu’il a sous les yeux, et il place au début un chapeau dans la main droite du per- sonnage. Duane est âgé de treize ans. Cinq ans plus tard – au plus fort de la Deuxième Guerre mondiale, en 1943, au moment de la mobilisa- tion générale –, personne n’est vraiment surpris lorsque le jeune homme, exempté de service militaire en raison de ses allergies, décide de s’inscrire dans une école de Beaux-arts. Il choisit d’abord le Luther College de Decorah, Iowa, avant de passer un an plus tard au département d’Art de l’University of Washington, à Seattle. Il aime bien bavarder avec le vieux sculpteur Dudley Carter, qui sculpte à la hache, et il profite de son enseignement même s’il n’apprécie pas particu- lièrement son style brut.
Mais Seattle est loin de chez lui et les voyages sont difficiles pendant la guerre. Au bout d’un an et demi, Duane rentre au Minnesota et s’inscrit au Macalester College de St Paul. Il passe sa licence de Lettres en juin 1946. Cette période passée dans le Minnesota est particulièrement passionnante pour lui, car c’est à ce moment-là qu’il rencontre Alonzo Hauser et John Rood, deux sculpteurs déjà assez connus aux Etats-Unis. Leurs relations se transformeront en une amitié durable. Les conversations avec Rood, dont les œuvres figuratives impressionnent Hanson, sont très importantes pour lui. Ces discussions théoriques sont particulièrement stimulantes et les compliments de ses amis à propos de son propre travail l’encouragent à s’inscrire à la célèbre Cranbrook Academy of Art de Bloomfield Hills, Michigan, pour s’y consacrer à la sculpture. Bloomfield Hills est une petite ville située à environ vingt milles de Detroit, mais son académie des Beaux-arts jouit d’une réputation extraordinaire. La plupart des bâtiments ont été dessinés par Eriel Saarinen, un architecte connu à la fois pour ses formes historicisantes et pour l’intégration réussie de ses constructions dans le paysage – mais aussi, et surtout, parce que c’est le père du célèbre architecte et designer finlandais Eero Saarinen. Les designers Charles Eames et Harry Bertoia ont enseigné eux aussi à la Cranbrook Academy à la fin des années Trente et, avec d’autres artistes, ils ont donné un carac- tère très particulier à ce mélange d’académie, de centre de recherche, de colonie d’artistes et de musée. Le système d’enseignement ne prévoit ni classes ni notes, ce qui garantit un contact direct avec les professeurs – les « maîtres artistes » – et une très grande liberté qui marque profondé- ment les rares étudiants de l’institution, triés sur le volet.
À Cranbrook, Hanson rencontre également le sculpteur suédois Carl Milles, dont les œuvres, et en particulier les bronzes monumentaux, jouissent d’une renommée internationale. Milles est responsable de la sculpture à Cranbrook ; il consacre beaucoup de son temps à Hanson et les deux hommes s’apprécient beaucoup. « Les com- pliments de Milles étaient très importants pour moi, j’aimais son travail. Je l’aime encore, mais je crois que ce n’était pas vraiment mon truc » (3). L’abstraction est en vogue à cette époque, mais les rares œuvres de Duane Hanson de cette période qui nous soient parvenues présentent des sujets figuratifs, même si elles semblent montrer que l’artiste est à la recherche d’un style personnel et qu’il essaye de tirer toute chose de l’abstraction vers le réalisme. Comme il l’affirme lui-même, « j’essayais de faire des œuvres abstraites, mais j’y ajoutais toujours le bout d’un bras ou d’un nez. Je n’ai jamais pu faire une œuvre entièrement non-figurative » (4).
Hanson obtient son diplôme de Beaux-arts à Cranbrook en 1951. Il épouse Janice Roche, une jeune et ambitieuse chanteuse d’opéra, et il enseigne les beaux-arts pendant une courte période à l’Edgewood High School de Greenwich, Connecticut, puis à la Wilton Junior High School de Wilton. Sa première exposition personnelle a lieu à la Wilton Gallery en 1952, mais l’artiste est extrêmement insatisfait de son travail et de son développement. Il est en quête d’un style personnel et unique, mais d’un autre côté il voudrait s’imposer le plus vite possible dans les galeries de New York comme un représentant de l’Expressionnisme abstrait, un courant en vogue à cette époque. C’est un objectif possible à atteindre depuis le Connecticut, mais déprimant et frustrant d’un point de vue artistique car toutes ses tentatives finissent par échouer. Il n’a simplement pas de chance avec son art, même s’il imagine vaguement qu’il pourrait trouver une orientation artistique en Europe. Il se dit qu’il pourrait travailler comme enseignant dans des écoles américaines, dans les endroits où des soldats américains sont en garnison. Et ce rêve devient effectivement réalité en 1953. Duane Hanson trouve du travail à Munich et enseigne dans des écoles de la ville affiliées à l’armée américaine pendant les quatre années qui suivent. « J’ai fait quelques pièces formelles, j’ai réalisé quelques jolies réflexions esthétiques en pierre, en bois et en argile – et même quelques œuvres soudées et quelques tableaux. Mais je n’ai jamais persévéré en quoi que ce soit ni essayé de développer mon travail. Ça s’est toujours terminé comme de la décoration » (5).
S’il continue à stagner du point de vue artistique, il découvre quand même les musées allemands qui ont été reconstruits ou qui ont survécu à la guerre, comme le Haus der Kunst de Munich. Mais la chance est de son côté et la vie de Duane Hanson va bientôt changer. En 1957, il est muté à Bremerhaven pour enseigner à l’école de l’armée pendant trois ans. En 1958, il présente plusieurs œuvres à la Galerie Netzel à Worpswede et c’est certainement aussi au cours de cette période qu’il rencontre George Grygo, un sculpteur relative- ment peu connu mais suffisamment talentueux pour que l’on vienne juste de lui commander des sculptures destinées à plusieurs villes de l’Allemagne en ruine de l’après-guerre. Duane Hanson est impressionné. Pas par la commande en soi, ni par l’approche de Grygo, mais par les matériaux avec lesquels il travaille : la résine de polyester et la fibre de verre. Il est fasciné par les possibilités qu’offrent ces matériaux.
Quand Duane Hanson rentre aux Etats-Unis en 1961 pour enseigner à l’Oglethorpe College d’Atlanta, Géorgie, il se met à expérimenter la technique de la résine de polyester. À cette époque, il ne connaît aucun artiste utilisant ce médium, mais il sent que celui-ci peut apporter une certaine force à son travail. Sauf qu’il ne sait pas exactement quel sujet pourrait lui offrir l’énergie et la force d’expression qu’il espère désespérément trouver. Par esprit critique, il juge tout ce qu’il fait comme un travail stylistique de routine – y compris lorsqu’il collabore avec des architectes : c’est ainsi qu’il considère comme purement décoratif un relief qu’il a réalisé pour un immeuble. Duane reste cinq ans en Géorgie. Ce n’est pas une période facile pour lui du point de vue artistique, et la vie ne l’est guère davantage. Le mouvement des droits civils des années Soixante, la tension politique, les émeutes, le mécontentement général et la violence brutale des rues américaines – perpétrée dans certains cas à la lumière du jour – créent un climat qui est encore plus manifeste dans le Sud, en particulier pour Hanson qui est originaire des États du Nord. Il est en proie à un véritable conflit personnel : en tant qu’artiste, il voudrait faire quelque chose contre ce climat pour briser l’hypocrisie et la ségrégation monstrueuses qui sont encore si fortement ancrées dans la société, mais il ne sait pas comment s’y prendre et est incapable d’exprimer son idée de la justice. Plusieurs pièces de cette période, dont la plupart ne nous sont pas parvenues, révèlent les sentiments qui l’animent ainsi que ses tentatives pour arriver à surmonter ce conflit intérieur. En 1963, il se voit décerner le Ella Lyman Cabot Trust Award pour son œuvre sculptée et il reçoit deux mille dollars pour continuer ses expériences en résine de polyester, mais son séjour à Atlanta s’achève dans la déception et la frustration lorsqu’il divorce avec Janice Roche et se trouve ainsi séparé de son fils. Duane Hanson a maintenant quarante ans et son installation à Miami en 1965 va représenter pour lui un nouveau départ. Du point de vue universitaire, le poste d’enseignant qu’il occupe au Miami Dade College se révèle plus compétitif qu’il ne s’y attendait. Peut-être est-ce en raison de cette adaptation nécessaire qu’il observe avec curiosité le début du développement du Pop Art et l’évolution de l’Expressionnisme abstrait. Des artistes comme George Segal et Edward Kienholz, ou encore Jasper Johns et Robert Rauschenberg, l’intéressent tout particulièrement : ces hommes se sont mis à examiner les banalités et les futilités de la vie de tous les jours comme un matériau iconographique qu’ils traitent énergiquement et d’une manière spectaculaire en le mettant en scène dans des formulations claires et compréhensibles et en réagissant par rapport à lui. « Le Pop Art m’a certainement stimulé, en particulier le travail de George Segal » (6).
Au début des années Cinquante, George Segal, qui a juste un an de moins que Duane Hanson, a déjà commencé à produire des figures humaines rudimentaires en fils métalliques, en toile de jute et en plâtre. Au début des années Soixante, il réalise à partir de modèles vivants ses premiers moulages de corps réalisés avec un système de bandes, la « peau » du moulage étant tournée vers l’extérieur. Encore irréguliers et grossiers assez impressionnistes, ces personnages sont placés dans des installations pour montrer les habitudes, les banalités et les monotonies de la vie américaine devant la caisse d’un cinéma, dans des toilettes, à une station-service, dans un bus ou en train de se poser du vernis à ongles. Duane Hanson considère Edward Kienholz et même Robert Rauschenberg comme trop surréalistes et trop coupés de la réalité, tandis qu’il trouve assez intéressants Jasper Johns et d’autres artistes travaillant uniquement avec des parties de corps ou des torses. Néanmoins, tout comme d’autres artistes – à l’instar de Paul Thek, l’auteur de Death of a Hippie (Mort d’un Hippie) en 1967, ou même de Marcel Duchamp avec Étant Donnés, que Hanson ne peut pas avoir vu avant l’été 1969 au Philadelphia Museum of Art –, ces personnalités l’influencent, le guident, renforcent sa détermination et finissent par le conforter dans sa voie.
Duane Hanson perce dans le domaine artistique en 1965 avec une sculpture qu’il intitule Abortion (Avortement). Il puise l’inspiration techniques – notamment le choix de matériaux – et les méthodes dans l’œuvre de George Segal. Un débat en Floride sur le problème de l’avortement lui offre le sujet. Des médecins cubains incompétents ont pratiqué des avortements illégaux sur de jeunes femmes désespérées, dont certaines sont mortes ou ont subi de graves traumatismes. Hanson est en faveur de la légalisation de l’avortement et il veut documenter sa position ainsi que la frustration que provoque en lui l’inertie du gouvernement. La figure sculptée, d’environ soixante centimètres de longueur, représente une jeune femme enceinte allongée sur une table, recouverte d’un drap en lin. « Je voulais produire une réflexion sur la raison pour laquelle notre société voulait les forcer à risquer une opération illégale. Il fallait faire quelque chose pour que le public prenne conscience de la situation » (7). Duane Hanson modèle en argile le corps de la jeune femme, puis il le recouvre de fibre de verre et de résine de polyester afin de créer une forme sculpturale exacte, bien que légère sous le drap. Cette figure spectrale, qui représente sans ambiguïté un avortement illégal mortel, ne manque pas de susciter des réactions. Des amis de l’artiste le persuadent de présenter cette œuvre à l’exposition annuelle des sculpteurs de la Floride et, après un débat passionné et controversé, Abortion et une autre œuvre de Duane Hanson sont sélectionnés par le jury pour l’exposition. La véritable polémique éclate au moment du vernissage. Les réactions des critiques locaux sont toutes cal- quées sur celle de Doris Reno, laquelle écrit dans le « Miami Herald » du 20 octobre 1966 : « Nous ne considérons pas cette pièce comme une œuvre d’art, car nous considérons inévitablement que tous les objets et les traitements de ce type sont situés hors des catégories de l’art. Nous trouvons le sujet choquant et nous continuons à souhaiter que de telles œuvres, qui entendent uniquement exprimer une expérience brute, puissent être désignées par quelque autre nom. Bien entendu, il s’agit là d’une grande nouveauté dans le domaine de la « sculpture », mais cela n’invalide pas notre affirmation : c’est du non-art » (8).
Les expressions d’indignation sont aussi vigoureuses que les manifestations de soutien, mais le débat est si houleux que la direction du collège interdit à Hanson de produire ses œuvres dans l’atelier de sculpture de l’institution. Quelque temps après, il déclare « ici, à la fin, il y avait quelque chose que je voulais absolument dire à propos de la vie qui nous entoure aujourd’hui. Mais ce qui est encore plus important, après des années d’entreprises peu gratifiantes avec des travaux abstraits, non-objectifs et fondés sur des représentations conventionnelles [...] j’avais embrassé le réalisme comme mon mode d’expression » (9). Les rejets et les approbations l’encouragent de conserver à exprimer ses idées sociales et politiques à travers la sculpture. Il est un sculpteur, un artiste visuel. L’art pour lui est la vie et la vie est réaliste. Cette vérité est mainte- nant claire pour lui.
Les années suivantes, Duane Hanson est toujours très influencé par l’esprit de protestation et il crée des sculptures ayant pour thèmes la misère sociale, le suicide, le viol, le meurtre, le racisme et la violence. Dans Welfare-2598, il utilise de la fibre de verre et de la résine de polyester, les mêmes matériaux avec lesquels le sculpteur George Grygo l’avait tant impressionné en Allemagne. Dans cette œuvre, la figure d’un homme grandeur nature est étendue dans un cercueil noir à la mode d’autrefois, fabriqué par le père et l’oncle de l’artiste. « Cette sculpture parle d’un homme pauvre en train de mourir et dont tout le monde se fout complètement. Son corps est là, mais ce n’est qu’un numéro parmi tant d’autres [...]. Ça ne va pas. C’était peut- être une idée idiote. Mais l’idée de la mort était très importante pour moi et je voulais partager mes sentiments avec les autres. Pourquoi ne devrions-nous pas protester contre les choses folles et idiotes que font les gens, en particulier les bureaucrates ? » (10). Cette œuvre provoque elle aussi des débats et des discussions de fond à propos de ce qu’est l’art et des limites que peut atteindre un artiste. La réputation de Duane Hanson et son intérêt pour le morbide commencent à s’imposer dans la sensibilité du public.
C’est cette année-là, en 1967, que Hanson réalise ses premiers moulages de modèles vivants. Une de ses sculptures représente un suicidé, vêtu d’un short et pendu à une poutre, la tête penchée sur le côté. Une autre œuvre montre une fille à moitié nue, assassinée et couverte de sang, allongée sur un lit avec l’arme du crime encore plantée dans son corps. Une troisième sculpture présente la victime d’un viol, à demi nue et attachée à un arbre. C’est une scène d’une violence crue, l’un des nombreux crimes commis par les gangs de motocyclistes qui font la une des médias de cette époque. Son travail avec des modèles vivants, et ses premières tentatives pour réaliser des moulages directement d’après nature, sont particulièrement stimulants pour Hanson. D’innombrables possibilités de réaliser une mise en scène s’offrent désormais à lui, jusqu’à ce que la force dramatique de l’expression finisse par refléter vraiment la réalité. De plus, la technique du moulage, l’assemblage de parties du corps et l’habillement des figures lui permettent de créer une sculpture quasiment hyper-réelle. Il sent qu’en améliorant sa technique, il pourrait accroître l’expressivité de son travail. Mais ces œuvres constituent seulement pour lui des expériences, des études qui ne seront jamais exposées, et il ne s’en préoccupera guère lorsque trois d’entre elles seront détruites par un incendie dans la maison d’un ami où il les avait entreposées avant de partir s’installer à New York.
En 1967, les réactions très contradictoires de ses contemporains à propos de l’engagement des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam l’amènent à produire War (Guerre), un groupe sculpté qui constitue aussi pour lui une sorte de déclaration contre la guerre et la violence en général, à l’appui de tous ceux qui souffrent directement ou indirectement à cause des conflits armés. War présente cinq soldats en uniforme, morts ou blessés, qui pourraient « être en service » dans n’importe quelle armée du monde et qui gisent maintenant sur un champ de bataille, quelque part, couverts de terre et de sang. Une autre œuvre de 1967 – également un moulage d’après nature – traite de la violence pure dans la rue : dans Race Riot (Émeute raciale), Hanson entend représenter l’idée de la justice person- nelle, la criminalité, les troubles raciaux et les attaques directes et brutales des représentants d’une soi-disant démocratie contre les minorités et les citoyens sans défense. Sept figures sont impliquées dans un combat violent et armé. Un robuste agent de police, entouré de citoyens agressifs prêts à se faire justice eux-mêmes, frappe un Noir sur la tête avec sa matraque. C’est là une scène qui est loin d’être exceptionnelle en Amérique à cette époque et à l’occasion d’une exposition au Whitney Museum de New York à laquelle Hanson participe en 1969, le critique David L. Shirey désigne cette œuvre comme l’une des représentations les plus vigoureuses. Mais Hanson considèrera plus tard ces figures comme trop « rigides » et il détruira cinq d’entre elles, ne conservant que la figure du policier debout avec sa matraque et le Noir recroquevillé et allongé par terre.
La même année, dans un atelier un peu plus grand à Opa-Locka, l’artiste crée également Gangland Victim (Victime de règlement de compte) (1967) : le corps enchaîné d’un noyé, qui commence déjà à se décomposer et dont certains membres ont été tranchés, est attaché à un bloc de ciment qui l’a maintenu au fond d’un étang. C’est un cri d’alarme lancé contre le crime organisé. Un an après, Hanson reçoit le Florida State Fair Award of Merit pour cette œuvre – avec le soutien de l’un des membres du jury, qui n’est autre que George Segal. Dans Motorcycle Accident (Accident de motocyclette), en 1967, l’artiste entend également s’exprimer à propos de la mort : « Je devais mouler un modèle étendu à côté d’une motocyclette accidentée et j’ai cassé les bras et les jambes du moulage. Je ne cherchais pas à ce que cette pièce ait l’air finie et peaufinée. Je m’intéressais davantage au symbolisme de la mort et de la violence » (11). Motorcycle Accident reçoit également un prix et l’œuvre fait sensation : des voix s’élèvent même pour qu’elle soit retirée d’une exposition au Bicardi Museum de Miami, en même temps que Gangland Victim. Des protestations éclatent dans la société civile, les médias interviennent, les critiques et le milieu de l’art de la Floride sont impliqués, jusqu’au directeur du Miami Art Museum, un défenseur de Hanson qui s’était offert de présenter ses œuvres dans son musée. « Le jour où nous avons installé ses pièces était aussi celui de mon mariage et je suis parti dix jours en voyage de noces. Quand je suis rentré, j’ai vu un tas de journaux qui m’attendait » (12). Trash (Ordures, 1967), un bébé mort dans une poubelle, et Pietà (1968), qui montre un homme noir mort dans les bras d’une jeune femme – Hanson détruira ensuite cette dernière pièce –, reprennent dans leurs composition des images de dévotion traditionnelles et concluent la période politique de critique sociale de l’artiste. Son approche critique bien structurée, sa conscience sociale, son âge, mais certainement aussi l’esprit des années Soixante avec les mouvements de protestation, la guerre du Vietnam et le mécontentement général, ont étayé son travail tout au long de cette période.
Duane Hanson commence alors à se concentrer de plus en plus sur les individus, sur leurs caractéristiques physiques avec leurs côtés satyriques et comiques, ainsi que sur leur attitude et leur posture visible, qui sont souvent représen- tatives de l’ensemble des membres de la nation. En même temps, il tente de donner à ses figures une dimension plus dramatique en recourant à l’effet du « mouvement instantané ». Race Riot constitue une première tentative de reproduire cet effet, suivi par Football Players (Joueurs de Football) (1968), où trois athlètes s’entassent sauvagement autour du ballon dans une pose presque théâtrale, comme dans un tableau. L’effet de choc de ses sculptures, les controverses qu’elles provoquent dans les médias et la publicité qui en résulte rendent Duane Hanson célèbre en Floride, alors qu’il reste méconnu dans d’autres États. Des amis l’encouragent alors à contacter d’importantes galeries newyorkaises et lui conseillent de leur envoyer des diapositives de ses sculptures, car c’est à New York que se font les grands artistes. Après mûre réflexion, Hanson contacte la Leo Castelli Gallery. Leo Castelli et Ivan Karp ont fortement contribué au succès du Pop Art en promouvant des artistes tels que Roy Lichtenstein, Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Tom Wesselmann, Andy Warhol, James Rosenquist et Mel Ramos. La réponse d’Ivan Karp est très positive : il envoie à Duane des lettres encourageantes, organise sa participation à une exposition au Whitney Museum en 1969 et finit par le persuader de venir s’installer à New York pour pouvoir mieux s’occuper de lui. Duane Hanson s’installe donc en 1969 dans un grand atelier au 17, Bleeker Street, avec sa jeune et jolie femme, Wesla Host, une Danoise qu’il a connue à Miami. L’avenir est riche d’espoir et New York est une ville excitante pleine de contrastes. Son immeuble est situé en face d’une église catholique où des SDF peuvent recevoir chaque jour un repas chaud. « Je regardais par la fenêtre et je les voyais, ils se saoulaient pendant la journée et gisaient sur le trottoir en face de notre porte d’entrée [...]. Il est atroce d’être confronté à des gens qui vivent dans la rue [...]. Il fallait que je fasse quelque chose » (13).
Le résultat est Bowery Derelicts (Les Épaves de Bowery) (1969),sa dernière installation de critique sociale et l’une de ses œuvres les plus importantes. Trois SDF ivres et en haillons gisent au milieu des ordures et des bouteilles vides dans un environnement qui est si réaliste que l’on peut presque le « sentir ». On remarquera que Duane Hanson sculpte les têtes de ses figures, alors que les corps sont des moulages de modèles vivants. Comparées à d’autres sculptures, la posture et les gestes restent assez simples. Avec cette œuvre, il devient finalement clair pour lui que lorsqu’il représente des tares de la société tels que la violence, la criminalité, la souffrance et la misère, et lorsqu’il les dénonce avec la franchise expressive qui est si caractéristique de ses premières œuvres, ce sont toujours les sujets eux-mêmes qui sont au centre de l’attention et non pas leur manipulation artistique et leur transformation en une sculpture tridimensionnelle.
Au cours des quatre années suivantes, jusqu’en 1973, Duane Hanson produit à New York plus de vingt-cinq sculptures dont la plupart représentent des Américains « typiques » menant des vies américaines complètement normales. « Pourquoi ne pas observer ces types assis juste en face de moi, ce qui se passe, ce que je vois à la télé et dans les journaux » (14). Au début, les poses et les gestes de ces gens fabriqués en plastique sont parfois encore mis en scène avec l’effet du « mouvement instantané », comme dans la figure en marche de Baton Twirler (Baguette de majorette, 1971), dans le Rock Singer (Chanteur de Rock) penché en avant (1971) et même dans Boxers (Boxeurs, 1971). Mais Hanson comprend alors que le mouvement interrompu semble trop contrôlé, comme dans Woman Cleaning Rug (Femme nettoyant un tapis, 1971), qu’il nuit à son réalisme et à sa force de persuasion, alors que des pièces comme Seated Artist (Artiste assis, 1971) possèdent une énergie intacte et une expressivité plus marquée. Ses nouveaux sujets comprennent désormais des caricatures comiques – comme dans Bunny (1970), une satire de la fièvre de l’American Playboy, le premier Tourist (1970), Supermarket Shopper (Caddie de supermarché, 1970), Housewife (Ménagère, 1970) ou encore Sunbather (Bain de soleil, 1971) – mais aussi des réponses extrêmement sérieuses au problème de l’alcool – comme dans Reclining Man Drinking (Homme allongé en train de boire, 1972) –, ou des sculptures telles que Hard Hat (Casque de chantier, 1970), Businessman (Homme d’affaires, 1971) et Lady with Shopping Bags (Femme avec des sacs à provision, 1972) qui vont rendre Hanson célèbre et qui sont caractéristiques de sa recherche artistique.
Les grandes toiles colorées des peintres de l’école hyperréaliste de cette époque inspirent, stimulent et encouragent certainement Duane Hanson au cours de ses années newyorkaises. Des artistes comme Richard Estes, Malcolm Morley, Robert Bechtle et d’autres encore peignent des stations-services, des scènes vues derrière des fenêtres, des rues et des salles de séjour qui ressemblent à des photographies. D’autres, comme Chuck Close, réalisent des portraits qui sont aussi réalistes que des biographies. Duane Hanson traduit ces tendances artistiques dans la tridimen- sionnalité, mais ses sculptures sont plus magnétiques, plus chargées d’émotion, plus pénétrantes et plus remarquables que n’importe quel tableau hyperréaliste. L’hyperréalisme étant l’un des thèmes de Documenta 5 de Kassel en 1972, Hanson est invité à y présenter Bowery Derelicts (1969) et Seated Artist (1971). Ces deux sculptures font sensation dans cette grande exposition internationale d’art toujours innovatrice, ce qui vaut à Hanson une reconnaissance au niveau européen, des expositions dans plusieurs galeries et la perspective d’une exposition itinérante en 1974. Il passe l’été en Allemagne où il prend des contacts et travaille aux sculptures Maurer (Maçon, 1972), Putzfrau (Femme de ménage, 1972) et Lesender Mann (Homme lisant, 1972). Mais il n’est pas satisfait par ces œuvres et, à son retour aux Etats-Unis, il comprend que les personnages américains lui sont beaucoup plus familiers et que cette familiarité est essentielle à ses sculptures.
En 1973, Duane Hanson retourne en Floride avec sa femme et Maja, sa fille de trois ans, et toute la famille s’installe à Davie, près de Fort Lauderdale. « New York est plus qu’un monde synthétique ; ici, c’est davantage le monde réel » (15). Il est maintenant de retour un peu plus près de la morne banalité et de la morosité des banlieues américaines, où l’on peut reconnaître la limite étroite qui sépare la comédie de la tragédie un peu plus vite que dans une ville. De retour en Floride, il améliore sa méthode de travail : les poses et les gestes de ses figures deviennent plus calmes, le langage du corps est moins ambigu et plus clair, les visages sont techniquement plus polis ; quant au choix et à l’usure des vêtements et des accessoires, leurs caractéristiques existentielles sont plus accentuées. Son fils Duane naît en 1973. En 1974, Hanson reçoit une bourse du Service d’Échanges universitaire allemand (DAAD) pour aller vivre et travailler six mois à Berlin. En octobre 1974, son exposition commence à tourner dans les musées de Stuttgart, Aachen, Berlin et Humlebæk au Danemark. Vingt œuvres vont être présentées et plusieurs d’entre elles doivent encore être terminées. Mais l’expérience de 1972 lui a appris qu’il est absolument nécessaire pour lui d’être complètement en phase avec le caractère de ses personnes artificielles, si bien qu’il apporte en Allemagne des « pièces de rechange » (des bras, des jambes et des têtes, mais aussi des vête- ments et des accessoires usés). L’exposition itinérante, qui est une rétrospective, présente War (1967), Motorcycle Accident (1967), Gangland Victim (1967) et Bowery Derelicts (1969), qui appartiennent à sa période de critique sociale ; Supermarket Shopper (1970), Tourists (1970), Bunny (1970) et Baton Twirler (1971), datant de sa période satirique et d’observation ; et Hard Hat (1970), Seated Artist (1971), Lady with Shopping Bags (1972), Artist with Ladder (1972), Putzfrau (1972), Dishwasher (1973), Woman with Suitcases (1973), Man in Chair with Beer (1973), Man Leaning against Wall (1974), Repairman (1974) et Woman with a Purse (1974), de sa période illusionniste. L’exposition itinérante remporte un vif succès. Les musées ne désemplissent pas, mais personne – pas même les médias – n’arrive à trouver une explication au grand intérêt qu’elle suscite. Pourtant, si la réputation de Duane Hanson est maintenant bien établie également en Europe, il est heureux de rentrer en Floride pour pouvoir y développer ses idées et perfectionner sa technique. Il sait que l’illusion doit être absolue.
Plus les figures sont proches de la vie, plus elles correspondent à la réalité de la vie américaine de tous les jours, et plus elles paraissent naturelles dans leur environnement, qu’il s’agisse de musées ou de galeries. Hanson choisit ses modèles avec le plus grand soin. « Le sujet que je préfère est lié aux types américains des classes moyennes et populaires actuelles. Pour moi, la résignation, le vide et la solitude de leur exis- tence montrent la vraie réalité de ces gens [...]. Je veux atteindre un certain réalisme vigoureux qui parle des particularités fascinantes de notre époque » (16). Duane Hanson établit un lien entre sa création artistique et l’observateur. La relation entre le locuteur et le récepteur devient une communication non verbale, et la confusion de la réalité, de la fiction et de l’imitation parfaite se fraient un chemin à l’intérieur de nos consciences. On en trouve un exemple dans Rita the Waitress (Rita la serveuse, 1975), une figure réaliste appuyée contre le mur du musée avec un plateau sous le bras, qui oblige le visiteur à réfléchir sur ses propres expériences humaines dans notre société impersonnelle, et en particulier dans un restaurant. Photographer (Photographe, 1978) fonctionne de manière encore plus simple : personne ne le regarde jamais de face parce que les gens pensent qu’il va prendre une photo d’eux et personne ne « marche dans son image », car l’appareil photo peut se déclencher à tout moment. À partir de 1976, les œuvres de Duane Hanson sont présentées dans le cadre d’une grande exposition itinérante qui fait halte dans les musées de plusieurs États américains, suivie par plusieurs expositions personnelles dans des musées de plus en plus importants. Et à chaque fois, le public est au rendez-vous : une grande exposition se tient à la Corcoran Gallery de Washington en 1978, puis au Whitney Museum of American Art de New York en 1979. L’University of Miami en Floride le nomme professeur des Beaux-Arts adjoint et l’University of Fort Lauderdale docteur ès Lettres – autant de reconnaissances sociales pour l’artiste.
L’intérêt tout particulier de Hanson pour les gens qui travaillent de leurs mains est clairement visible dans son œuvre. « Visuellement, ils tendent à être plus descriptifs et fascinants. Avec un ouvrier du bâtiment, vous pouvez décrire le type de personne dont il s’agit, ce qu’il fait dans la vie. Ses mains sales, ses vêtements tachés de graisse, ses cheveux gras et sa mâchoire couverte de sueur. C’est vraiment réaliste » (17). En vous fondant sur l’apparence du Repairman (1974), de Man with Hard Cart (1975), de Slab Man (1976), des trois ouvriers de Lunchbreak (1989) ou de Man on a Mower (1995), et des nombreux peintres, concierges, maçons, laveurs de carreaux et plombiers qu’il crée dans la période intermédiaire, vous pouvez dire pour quel parti ils votent, ce qu’ils pensent de l’avortement, des minorités et des augmentations d’impôts, que leur plat pré- féré n’est pas nécessairement végétarien et où ils aiment aller après le travail. Il est spécialement fasciné par les plus âgés, les informes, par ceux que la vie a marqué d’une manière particulière, même si elle n’est pas forcément atroce. « Vous lisez leur présence physique : leur taille, leur âge, leur forme, leur couleur et tout le reste. Il y a des choses visuelles vraiment bouleversantes que vous observez chez les gens. Mes images ne s’approchent pas de ce que vous voyez dans la vie réelle. Le monde est si remarquable, si étonnant et si surprenant qu’il n’est pas nécessaire d’exagérer. Ce qui existe hors d’ici est tout bonnement ahurissant » (18). Dans un aéroport américain, il découvre un Traveller (Voyageur, 1985), quelque part – peut-être à Disneyland – un couple de gros Tourists bariolés (1988), ou quelque part dans une mairie Queenie (1988), et assis à l’extérieur le Old Couple on a Bench (Vieux couple sur un banc, 1994). La ressemblance doit correspondre à l’original : le produit fini doit ressembler à la vie. Hanson travaille sur ses modèles avec une attention presque excessive pour les détails, il rend ses moulages plus précis, tantôt en corrigeant des nez, tantôt en arrondissant des mentons ou même en changeant des têtes, des bras ou des jambes entières et en les assemblant pour créer son corps-ressemblant ; puis il peint sa couleur de peau, ajoute les cheveux et l’habille avec des vête- ments choisis de manière tout aussi minutieuse. Les gens de sa famille et ses amis lui servent de modèles pour certaines de ses sculptures. Son père est le modèle de Old Man Playing Solitaire (Vieil Homme faisant une patience, 1973) et de Old Man Dozing (Vieil Homme assoupi, 1976) ; le fils qu’il a eu de son premier mariage est le modèle de Medical Doctor (Médecin, 1992) et de Policeman (Agent de Police, 1992) ; sa femme Wesla est Bunny (1970), ses enfants Maja et Duane l’aident pour Children Playing Game (Enfants en train de jouer, 1979), Child with Puzzle (Enfant avec puzzle, 1978), Cheerleader (Pom-pom girl, 1988), High School Student (Lycéen, 1990) et Surfer (Surfeur, 1987), tandis que le chien de la famille est le modèle de Beagle in a Basket (Beagle dans un panier, 1979) – la première d’une série de sculptures que Hanson réalise en bronze. Le modèle de Janitor (Concierge, 1973) est un ami de l’artiste qui est professeur de littérature, la Flea Market Lady (La Dame du marché aux puces, 1990) est une enseignante d’une école d’art, tandis que Seated Artist (Artiste assis, 1971) n’est autre que le peintre Mike Bakaty, un ami newyorkais qui lui donne également un coup de main pour les accessoires servant à habiller les sculptures. Mais même lorsqu’il prend comme modèle des membres de sa famille ou des amis, il lui arrive de corriger des traits de leur visage ou des parties de leur corps. Ainsi, Museum Guard (Gardien de musée, 1975) a la tête de la femme de son oncle. Dans ces cas-là, Hanson ne s’intéresse pas aux portraits, mais presque toujours à la plus grande proximité possible du personnage à un type. (Les six portraits réels exécutés par Hanson – William Weisman, Larry Tobe, Martin Bush, Mary Weisman, Heid et Kim – sont assez curieusement sculptés par lui, car il ne peut pas réaliser de moulages de ses commanditaires). Il veut créer les effets émotionnels désirés pour atteindre ses buts artistiques et modifie donc sans hésitation les corps et les figures : « Avec la figure, il est merveilleux de voir que chaque corps et chaque visage sont différents. Parmi des millions de personnes, il n’y en a pas deux semblables, à l’exception peut-être de quelques jumeaux identiques. Comment cela est-il possible ? Nous avons tous un nez, des oreilles et des lèvres, et ils sont tous différents. Il y a des millions et des milliards de combinaisons comme cela » (19)
Duane Hanson réalise des collages de formes réalistes tant qu’ils paraissent réels. Quand il n’est plus satisfait de l’effet de la peinture de ses personnages, il finit par demander à Richard Estes ce qui rend ses tableaux si extraordinai- rement lumineux. Le peintre hyperréaliste lui révèle son secret : il met un enduit sur ses toiles et Hanson utilise avec succès cette formule pour ses sculptures, avant d’adopter en 1989 une nouvelle peinture acrylique de meilleure qualité. Hanson révèlera plus tard la formule d’Estes à John de Andrea, l’un des brillants artistes qui utilisent le même procédé que lui, surtout pour créer des personnages nus et en pose.
Dans les années Quatre-vingt, Hanson présente des expositions couronnées de succès partout aux Etats-Unis et dans quatre grands musées japonais. Un peu plus tard, six de ses œuvres sont exposées dans le cadre de la Work Design Exposition à Nagoya, au Japon, et il est décoré par le roi de Suède à l’occasion d’une exposition dans ce pays. En 1983, l’État de Floride lui décerne l’Ambassador of the Arts Award. En 1985, il reçoit le Florida Prize pour sa carrière artistique exceptionnelle. Les années Quatre-vingt-dix commencent pour lui par une grande rétrospective dans six importants musées allemands et autrichiens. De longues queues se forment à chaque fois devant les lieux d’exposition et le public et les médias manifestent leur enthousiasme. Aux Etats-Unis, il est récompensé au Florida Artists Hall of Fame en 1992 et en 1995 il est nommé docteur ès Lettres par le Luther College à Decorah, Iowa, où il avait été inscrit pendant une courte période en 1943, et par le Macalester College de St Paul, Minnesota, où il avait étudié en 1945. La grande exposition au Musée des Beaux-arts de Montréal de 1994 est présentée au Texas l’année suivante, suivie par trois expositions au Japon. Sa première figure en bronze peint est Man on a Mower (1995), une œuvre qui peut également être exposée en plein air, sous les intempéries.
Un cancer provoqué par ses contacts répétés et sans protection avec la résine de polyester et la fibre de verre est diagnostiqué à Duane Hanson dès 1971. Il a de nouveaux problèmes de santé en 1974 et une sérieuse rechute en 1995. Mais cette fois, c’est la maladie qui a le dessus : l’artiste meurt le 6 janvier 1996 à l’âge de 70 ans. Il a montré la réalité de la vie avec le réalisme de son art.