Teteo et ixiptlahuan – les dieux aztèques et leur iconographie
« On ne sçauroit nombrer la quantité des idoles de Mexicque (...) On tient neantmoins pour certain qu’ils avoient plus de deux mille dieux & que chacun avoit son nom propre, sa marque, & son office. » (1)
L’Amérique, seul continent à être resté totalement isolé des autres pendant plusieurs millénaires, est le berceau de dizaines de civilisations originales, qui ne cessent de surprendre et de fasciner. Ainsi, les Aztèques et leurs dieux font-ils partie de ces thématiques qui captivent aussi bien les chercheurs que le grand public. Le flamboyant et foisonnant panthéon de ceux qui devinrent les maîtres de l’actuel Mexique central lors de la dernière période préhispanique (ca. 1200-1521) se déploie à l’envi au fil des planches des manuscrits pictographiques (ou « codex ») précolombiens, sur des sculptures monumentales à l’esthétique étrange, ou encore sous forme d’innombrables figures en céramique.
Mais qu’était, exactement, un dieu pour les Aztèques ? Comment pensaient-ils, disaient-ils et représentaient-ils cet univers invisible qui semble avoir occupé une place prépondérante dans leur quotidien ? La question est au cœur des recherches actuelles sur la Mésoamérique. En nous appuyant sur des exemples concrets, nous tenterons ici de préciser la nature et les champs d’action des dieux aztèques, et d’en décoder l’iconographie.
Fig. 1 – La Mésoamérique et les Aztèques, l’étendue de l’empire aztèque à la veille de la conquête espagnole. |
Dès le début de la période coloniale et même dès les premiers contacts, les divinités mésoaméricaines intriguent les Européens, qui leur consacrent parfois des ouvrages entiers. Il faut dire qu’elles sont extrêmement nombreuses, sans organisation logique apparente, et que l’iconographie leur donne souvent un aspect déconcertant. Le chroniqueur Francisco López de Gómara, cité ci-dessus, estime ainsi qu’il y avait plus de deux mille dieux, tandis que le dominicain Bartolomé de Las Casas préfère renoncer à les dénombrer (2) !
Son collègue Diego Durán est quant à lui impressionné par l’apparence de certaines statues de divinités, comme celle de Quetzalcoatl qui avait « le corps d’un homme et le visage d’un oiseau avec un bec rouge (...) dans le bec il y avait une rangée de dents et la langue qui sortait » ou encore celle de Tlaloc qui ressemblait à « un monstre épouvantable, le visage très laid, à la manière d’un serpent, avec de très grand crocs, très ardent et rouge à la façon d’un feu allumé » (3).
Pourtant, en même temps, les dieux aztèques présentent d’indéniables similitudes avec plusieurs divinités de l’Ancien Monde. Les chroniqueurs ont comparé les dieux mésoaméricains à des divinités de l’Antiquité classique et, plus particulièrement, de la Rome antique. Le franciscain Juan de Torquemada, par exemple, observe que « Ces Indiens (tout comme les anciens Gentils) avaient un autre dieu, qu’ils appelaient Tlalocatecuhtli (...) qu’ils consacrèrent comme dieu des eaux et des pluies, et on remarque bien que c’est Neptune, qu’ils appelaient dieu de la mer ; et la ressemblance est telle entre ces deux dieux, que ce doit être le démon qui les a inventés tous les deux » (4). Les auteurs coloniaux utilisaient évidemment le bagage culturel dont ils disposaient, mais des motivations pragmatiques sous-tendaient aussi leurs analyses. Plusieurs missionnaires se sont ainsi réapproprié l’argumentation des Pères de l’Eglise visant à discréditer les dieux antiques, et l’ont appliquée aux dieux mexicains qu’ils souhaitaient voir disparaître – cf. notamment le cas du franciscain Bernardino de Sahagún, étudié par Guilhem Olivier (5). Dans d’autres passages de leur œuvre, ces mêmes auteurs utilisent parfois aussi les comparaisons avec la Rome antique dans un but de valorisation de la culture aztèque, qu’ils estimaient malgré tout et dont ils espéraient ainsi prendre la défense, vis-à-vis de colons espagnols qui considéraient les indigènes comme de frustes sauvages (6).
S’il y a certains champs d’action, certaines caractéristiques qui sont semblables de part et d’autre de l’océan, parce qu’ils relèvent de préoccupations humaines universelles – comme l’ont souligné John M. D. Pohl et Claire L. Lyons (7), il n’est guère surprenant que les dieux soient implorés à peu près partout afin d’obtenir des récoltes abondantes, des conditions climatiques favorables, des succès militaires, … Toutefois, les catégories occidentales correspondent souvent assez mal à la réalité mésoaméricaine et ne permettent pas une approche adéquate des systèmes de pensée indigènes (8). Dans le cas qui nous occupe, précisément, la grille de lecture utilisée est inappropriée et rend très mal compte de ce qu’était un dieu pour les Aztèques.
Or, les chercheurs modernes, s’ils n’ont bien évidemment pas les mêmes motivations que les missionnaires du xvie siècle, sont tributaires de leurs écrits qui constituent à bien des égards leur seule source d’informations détaillées sur la religion aztèque. Sans en être pleinement conscients, ils sont souvent influencés par la grille de lecture occidentale à travers laquelle les chroniqueurs coloniaux ont sélectionné, réorganisé et présenté les cultures indigènes du Mexique ancien (9).
Ces dernières années, la communauté mésoaméricaniste a fait preuve d’efforts louables pour tenter de dépasser ces interprétations biaisées, et étudier les dieux aztèques en utilisant les catégories indigènes. Les chercheurs étudient les divinités mésoaméricaines et leurs représentations pour elles-mêmes, mais aussi pour ce qu’elles peuvent révéler sur la société aztèque et le système de pensée des anciens Mexicains. La façon dont les Aztèques ont décrit et représenté leurs dieux est en effet tributaire du mode de pensée mésoaméricain et constitue à bien des égards un reflet du contexte sociétal dans lequel ils s’inscrivent. Il s’agit donc aussi d’une façon particulièrement appropriée d’aborder ces aspects.
Teotl et ixiptla
Afin de comprendre ce qu’était un dieu pour les Aztèques, il faut d’abord analyser le vocabulaire qu’ils utilisaient pour désigner le divin, dans leur langue, le nahuatl. Deux notions sont particulièrement importantes pour notre propos : celle de teotl (pluriel teteo) d’une part, celle d’ixiptla (pluriel ixiptlahuan) d’autre part.
Teotl a été traduit par « dieu » par les auteurs du xvie siècle ; ainsi, Cinteotl est-il le « dieu du maïs » (cintli : « maïs », teotl : « dieu ») (10). Le terme est cependant également utilisé dans d’autres contextes et, lorsque son radical teo- est employé comme préfixe, il a un sens assez large puisqu’il peut notamment signifier « divin » mais aussi « merveilleux », « rare », « étonnant », « pénible », « dangereux » (11), … et parfois tout cela à la fois ! Comme l’expliquent les informateurs indigènes de Sahagún, l’océan est appelé teoatl (mot formé sur teo- et atl, « eau ») « camo teutl, çan qujtoznequj maviztic vei tlamaujçolli », « non pas qu’il soit un dieu ; cela signifie seulement merveilleux, une grande merveille » (12).
Les teteo sont donc grands, surprenants, puissants et potentiellement dangereux. Ils règnent sur l’environnement naturel et sur les activités humaines, qu’ils personnifient – certains sont d’ailleurs décrits comme tels : Cinteotl est le maïs, Xiuhtecuhtli le feu, Chalchiuhtlicue l’eau, etc. Michel Graulich (13), reprenant des idées développées par Claude Lévi-Strauss (14) et Roger M. Keesing (15), estime que cette anthropomorphisation généralisée de l’univers avait pour but d’engager le dialogue avec l’environnement, en s’y adressant comme s’il s’agissait d’un ensemble d’êtres animés et puissants, afin de tenter de les contrôler. Les anciens Mésoaméricains demandaient ainsi à la pluie de tomber, au soleil de se lever le matin, … et pouvaient aussi s’adresser aux sources, aux montagnes, voire à leurs outils. Les possibilités sont presque infinies, ce qui explique en partie l’impressionnante quantité de teteo dénombrée par les Espagnols.
Il est ici nécessaire de faire le lien entre la quantité et la diversité des teteo, et le caractère non délimité de la religion dans la société aztèque. Le rapport avec le monde invisible ne se limitait pas aux traditionnels mythes, rites et symboles ; il imprégnait toute la cosmovision et aucun aspect ne peut être qualifié de totalement profane.
Ixiptla, « son représentant », « son substitut », « son image » ou, plus littéralement, « sa peau », « son écorce » est un concept central lui aussi lorsqu’il s’agit d’étudier les dieux aztèques. Il faut l’aborder en ayant à l’esprit la notion de personnification. Certains teteo sont explicitement qualifiés d’ixiptlahuan, d’images, de ce qu’ils représentent (16). Mais des statues de ces teteo, leurs images peintes dans des manuscrits, leurs effigies comestibles en pâte de graines d’amarante, ou encore des êtres humains revêtus, lors d’un rite, des atours de la divinité, étaient aussi désignés comme des ixiptlahuan (17). Matérialisation physique des dieux, ils sont donc en quelque sorte des ixiptlahuan d’ixiptlahuan (la statue de Cinteotl est l’ixiptla de Cinteotl, lui-même ixiptla du maïs) et ils jouaient un rôle important dans les rites puisque c’est par leur biais que les Aztèques tentaient d’entrer en communication avec les teteo.
Cette question nous amène tout naturellement à aborder le traitement iconographique des divinités aztèques.
L’iconographie
Fig. 2a – Exemples de représentations des divinités dans le codex ; Xiuhtecuhtli (dieu du feu) dans le Codex Borgia, détail de la pl. 14. |
Lorsque les Aztèques ont représenté leurs dieux, ils leur ont la plupart du temps donné une apparence anthropomorphe, pour les raisons que nous venons de voir. Cependant comme l’avaient déjà observé les chroniqueurs du xvie siècle, il y avait aussi des teteo zoomorphes, phytomorphes, voire composites. Le franciscain Toribio de Benavente, dit Motolinia, explique ainsi que « les uns avaient l’image d’hommes, et d’autres de femmes ; d’autres de bêtes féroces, comme des lions (sic) et des tigres (sic) et des chiens et des cerfs ; d’autres comme des serpents » (18).
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Le choix de représentation peut, bien sûr, être directement guidé par ce que le teotl est supposé personnifier (le maïs, l’agave, …). Notons aussi que, dans le monde mésoaméricain, la distance est moins marquée que dans notre culture entre l’être humain, l’animal et, de manière plus ample encore, l’environnement naturel. Depuis l’époque préhispanique jusqu’à nos jours, au Mexique, certains être puissants ont la réputation de pouvoir changer d’apparence et se transformer en animal ou autre chose : il s’agit du « nahualisme », et le terme utilisé pour désigner aussi bien la personne capable de se transformer, que son apparence animale, est nahualli (pl. nanahualtin) (19). Les chercheurs estiment d’ailleurs que les représentations animales des divinités sont, le plus souvent, les nanahualtin de teteo qui se présentent aussi de façon anthropomorphe (20). L’exemple le plus connu est évidemment celui de Quetzalcoatl et de son serpent à plumes ; beaucoup d’autres teteo sont concernés et certains, comme Tezcatlipoca, sont des spécialistes de la métamorphose.
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Les choix de représentation posés par les Aztèques sont cependant, aussi et surtout, une façon de signifier le champ d’action de la divinité, de façon métaphorique. Certains dieux sont représentés à un âge bien précis tel le dieu du feu qui est âgé ou Tezcatlipoca qui est qualifié de « jeune homme » (21). Cela ne signifie pas qu’ils sont soumis aux mêmes contraintes temporelles que les êtres humains, mais qu’il s’agit de caractériser l’un de leurs aspects en faisant appel à une comparaison implicite avec l’univers visible. D’autres divinités sont, pour la même raison, présentées comme unies par des liens de parenté (22). De même, les animaux et plantes choisis le sont en fonction des caractéristiques qui leur sont prêtées – le jaguar est puissant, guerrier, tellurique, nocturne, l’aigle est solaire et diurne, etc (23). Ces choix sont basés sur des observations parfois très fines de l’environnement et il faut posséder une bonne connaissance des animaux et des plantes locaux pour comprendre ce que l’auteur d’une image a voulu signifier. Il s’agit, en fait, d’un véritable langage métaphorique, qui représente le divin en recourant à des expériences humaines quotidiennes (24). C’est une façon humaine de décrire un monde invisible. Le fait qu’il y ait des images composites (comme les teteo anthropozoomorphes, ou le serpent à plumes) montre d’ailleurs clairement qu’on est dans le domaine de l’imaginaire.
A ces représentations sous des formes variées, il faut encore ajouter, surtout dans le cas des figures anthropomorphes, une multitude de parures et d’attributs, qui permettent généralement d’identifier la divinité.
Fig. 5a – Différentes représentations de Chicomecoatl ; Sculpture conservée aux Musées Royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles. |
La peinture faciale et corporelle, la coiffure, les vêtements, les bijoux, objets portés par le dieu, chacun de ces éléments était significatif (25), à la fois individuellement et pris dans leur ensemble. Ils peuvent faire allusion au nom de la divinité (un miroir dont s’échappe une volute de fumée pour Tezcatlipoca, « miroir fumant »), à son champ d’action principal (un foudre pour Tlaloc, le dieu de la pluie), à son rôle comme protecteur d’un groupe social ou d’une occupation (le bâton de marche pour Yacatecuhtli, dieu des marchands ; le coton dans la coiffe de Tlazolteotl, déesse qui patronne les activités textiles, …) (26). En fonction du support choisi, les atours d’une divinité pouvaient être représentés de façon différente, ce qui dut certainement dérouter encore davantage les chroniqueurs européens du xvie siècle et accentuer leur impression de panthéon impossible à dénombrer. Ainsi, Chicomecoatl, une déesse liée au maïs et à la fertilité agricole, voit-elle sa coiffe habituelle, l’amacalli (ou « maison de papier », une coiffe dont la forme évoque un grenier à provisions et qui, lorsqu’elle était portée par des personnifications, était vraisemblablement confectionnée en papier), figurée différemment sur une sculpture en pierre conservée aux Musées Royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles, dans un manuscrit pictographique comme le Codex Borbonicus, ou sur un encensoir en céramique conservé au Museo Nacional de Antropología de Mexico. Seule cette dernière image permet de comprendre le symbolisme véhiculé par cette coiffe : Chicomecoatl est en effet représentée, non pas avec un grenier à provisions sur la tête, mais à l’intérieur même du grenier (27). Elle EST la précieuse céréale, dont elle est l’ixiptla, tandis que les épis de maïs doubles qu’elle tient en mains évoquent la fertilité agricole.
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Ces ornements et attributs recèlent un symbolisme très riche, comme le révèlent les analyses approfondies que Katarzyna Mikulska D¹browska et Loïc Vauzelle ont récemment dédiées à certains d’entre eux (28). Ils peuvent constituer un véritable langage visuel, « à même d’exprimer ce que chaque divinité représentait pour les Aztèques » (29). Un seul élément peut être représenté de manière isolée car il est si caractéristique qu’il permet à lui seul d’évoquer une divinité bien précise, comme c’est parfois le cas pour la bande labiale et les yeux cerclés de Tlaloc.
On peut aussi, théoriquement, dresser une liste d’attributs habituellement portés par une divinité – les chroniqueurs du xvie siècle ne s’en sont pas privés, et certains chercheurs modernes, comme Bodo Spranz, ont poursuivi dans cette veine (30). Cependant, en pratique, les choses sont plus complexes. La plupart du temps, les parures et attributs ne sont en effet pas exclusifs à une divinité, et ils ont rarement une signification univoque. En fonction du contexte précis de la représentation (situation spatio-temporelle, symbolisme des éléments qui entourent la divinité, figuration éventuelle d’autres protagonistes, …), ils peuvent revêtir des sens différents, qu’il faut prendre en compte avant de se lancer dans l’interprétation d’une image. En ce sens, l’établissement d’un « dictionnaire de symbolismes » est une entreprise tout aussi vaine que le catalogage des atours effectué par les chroniqueurs coloniaux (31). Cette caractéristique indique à quel point il est ardu de définir une divinité en elle-même (32) : plutôt que d’avoir affaire à un panthéon de teteo identifiables par des attributs spécifiques, il faut voir les dieux aztèques comme des manifestations de teotl, investies sous diverses formes et avec différents atours (33). Pour certains auteurs, ce sont les atours d’un ixiptla qui non seulement définissent la divinité, mais aussi la créent (34).
Les teteo aztèques étaient donc complexes et ambivalents dans leur iconographie. En même temps, ils étaient tout aussi polysémiques à appréhender par la parole puisque la plupart d’entre eux avaient plusieurs noms (35), illustrant différents aspects de leur personnalité, et il existe plusieurs interprétations possibles pour chaque nom. Comme l’a souligné Danièle Dehouve (36), il est absurde de chercher à déterminer une signification unique, précise et exclusive pour chacun d’entre eux puisque celle-ci varie suivant le contexte et que c’est là même que réside la logique du système. La façon dont les Aztèques évoquaient et représentaient leurs dieux est en fait tout à fait caractéristique des usages propres à la langue nahuatl, où l’on a « l’impression que les mots viennent par vagues successives, présentant chaque fois une facette légèrement différente du fait, comme pour mieux nous le représenter » (37), et elle est à ce titre très révélatrice du système de pensée mésoaméricain.
Tentatives de classification
Depuis le xvie siècle, les auteurs tentent d’opérer des classifications au sein du panthéon aztèque, cherchant à définir des groupes de divinités suivant leur nom, leur fonction, leur apparence, leur provenance, ... A la lecture de ce qui précède, on comprend à quel point la tâche est complexe, d’autant plus que les champs d’action des teteo concernent des domaines extrêmement variés, relevant tant de l’environnement naturel que des activités humaines. Certains d’entre eux étaient, de surcroît, particulièrement vénérés par certaines villes, certains villages ou certains quartiers, comme le notaient déjà les auteurs coloniaux (38), sans que l’on sache toujours pourquoi.
Est-ce une raison suffisante pour laisser la question de côté et conclure, comme Manuel Orozco y Berra, que les Aztèques « façonnèrent leurs croyances de la façon dont ils agrandirent leur empire, en intégrant tous les systèmes des populations vaincues, formant un mélange confus et incohérent » (39) ? Le thème est en effet intéressant, notamment parce qu’il permet d’approfondir notre questionnement sur les catégories de pensée mésoaméricaines.
Sans grande surprise, les auteurs anciens ont recouru à des schémas occidentaux, s’appuyant sur leur connaissance de l’Antiquité classique et sur les écrits des Pères de l’Eglise. Guilhem Olivier a, par exemple, mis en évidence le modèle tripartite, inspiré de celui décrivant les dieux romains dans la Cité de Dieu de Saint Augustin, sur lequel s’appuient les franciscains Bernardino de Sahagun et Juan de Torquemada, ainsi que le dominicain Bartolomé de las Casas, pour ordonner les divinités aztèques (40). Dans le Codex de Florence, Sahagun présente ainsi les teteo en trois grandes catégories, les « dieux principaux », les « déesses principales » et les « divinités mineures ». Peu pertinentes dans le système de pensée mésoaméricain, ces subdivisions avaient surtout pour objectif de rendre les dieux aztèques compréhensibles aux yeux des Européens, et de les leur présenter de façon didactique. De plus, certains choix opérés par le franciscain étonnent quelque peu le mésoaméricaniste actuel : des divinités incontournables, comme Tonatiuh, Tlaltecuhtli ou encore Mictlantecuhtli sont absentes de la liste alors qu’une divinité très peu connue, Tzaputlatenan, est mentionnée parmi les « déesses principales » (41).
Les auteurs modernes ont tenté de nouvelles approches. Les analyses d’Eduard Seler, par exemple, qui a tenté de regrouper les dieux en fonction de leurs attributs (42) et de leur lien avec les astres (43), ont été publiées il y a plus d’un siècle mais ont connu une importante postérité et sont toujours lues actuellement. Alors que Seler voyait essentiellement les teteo aztèques comme des divinités stellaires, associées au soleil, à la lune, à Vénus, ou à différentes constellations, son disciple Walter Krickeberg a insisté sur le fait que ces dieux ne régissaient pas seulement les forces de la nature : ils patronnaient aussi des activités humaines comme la guerre, la chasse, le commerce (44), … Signalons aussi les recherches d’Alfonso Caso, éminent spécialiste des calendriers mésoaméricains, sur les « noms de calendrier » des dieux – le chercheur a élaboré un répertoire de divinités en fonction des dates qui leur sont associées, dans les codex et sur les monuments sculptés (45). Des auteurs comme Pedro Carrasco ont quant à eux mis l’accent sur les aspects socio-politiques que renferme le panthéon aztèque, puisqu’on y trouve des dieux patronnant les différents métiers, les classes sociales, divers groupes ethniques (les Mexicas, les Tépanèques, les Tlaxcaltèques, etc), et toutes les unités politiques de la plus grande à la plus insignifiante (46). Il faut donc avant tout interpréter ce panthéon comme une image de la société aztèque qui l’a produit, puisque chacune de ses caractéristiques possède sa contrepartie divine.
C’est sans doute toutefois la classification d’Henry B. Nicholson (47) qui a rencontré le plus de succès auprès de la communauté mésoaméricaniste et, de nos jours encore, nombre de publications la reprennent ou en proposent de légères variantes (48). Le chercheur a réparti les divinités aztèques en trois grands groupes : la création céleste et la parentalité divine ; la pluie, l’humidité et la fertilité agricole ; la guerre, le sacrifice et le nourrissage sanglant du soleil et de la terre. Chacun de ces groupes est à son tour subdivisé en une série de complexes, dominés par des dieux importants comme Ometeotl, Tezcatlipoca, Xiuhtecuhtli, Tlaloc, Cinteotl, etc. Il s’agit là de l’une des présentations les plus pédagogiques dont nous disposons mais, pas plus que les autres, elle ne s’interroge sur les regroupements de divinités qu’opéraient les Aztèques eux-mêmes. En définitive, ce sont les référents culturels occidentaux qu’elle laisse entrevoir, bien plus que les catégories mésoaméricaines. C’est la raison pour laquelle Guilhem Olivier a récemment suggéré de questionner les listes de divinités provenant exclusivement de sources préhispaniques. Si, en région maya, d’abondantes données épigraphiques permettent d’étudier des listes de dieux intervenant dans des mythes, vénérés durant certaines fêtes, etc., pour le Mexique central et les Aztèques, ce sont surtout les manuscrits du groupe Borgia, dans lesquels des séries de dieux sont figurés en relation avec différentes séquences calendériques, qui sont à même de fournir des données intéressantes. On pourrait par exemple s’interroger sur les caractéristiques des divinités qui ont conduit le peintre à les représenter comme patrons des jours, des treizaines, comme « seigneurs de la nuit », … suivant une logique qui, à bien des égards, nous échappe encore (49).
Fig. 7a – Les dieux du maïs : Xilonen, Chicomecoatl et Cinteotl ; Xilonen, Codex Magliabechiano, p. 36r. |
Il nous reste à présent un dernier aspect, fondamental, à prendre en considération. S’il est préférable de privilégier les sources préhispaniques aux documents produits à l’époque coloniale, il faut aussi et surtout être conscient du principal problème des classifications opérées sur base de catégories occidentales : celles-ci sont fermées et rigides, alors que la pensée aztèque, qui fonctionne par analogies et associations d’idées, conçoit les choses de manière dynamique. Quelle que soit la logique qui peut amener à regrouper des dieux d’une certaine façon, ces regroupements ne sont, la plupart du temps, valables que dans un contexte bien déterminé. Les dieux, leurs champs d’action et leurs attributs changent en permanence, notamment en fonction de cycles mythiques ou temporels. Michel Graulich (50) a ainsi montré que la structure des mythes mésoaméricains reposait toujours sur un schème d’union puis de disjonction et, enfin, d’équilibre des contraires basé sur leur alternance. Ce schème est comparé ou assimilé à un jour et, dès lors, il n’est pas rare d’observer des divinités qui, en fonction de leur situation au sein d’un cycle mythique, présentent alternativement des aspects solaires, lunaires et vénusiens. Que l’on songe, par exemple, à Quetzalcoatl qui est solaire durant les pérégrinations toltèques, devient lunaire lorsqu’il règne sur Tollan et, enfin, se transforme en Vénus en tant qu’Etoile du Matin après s’être consumé sur un brasier au terme de son voyage vers l’Est. L’apparence et les attributs d’une divinité pouvaient aussi différer significativement suivant des cycles temporels naturels tels que les différents stades de croissance du maïs, comme l’a récemment détaillé Elena Mazzetto (51). Céréale par excellence en Mésoamérique, le maïs occupait une place importante dans la vie quotidienne des Aztèques, et ceux-ci lui ont réservé un traitement mental complexe. Le teotl de la précieuse céréale peut en effet changer de sexe et se présenter sous au moins trois aspects distincts : Xilonen est personnifiée par une jeune fille et correspond au maïs tendre, qui n’est pas encore prêt à être consommé, Chicomecoatl est une déesse féminine dont les connotations renvoient à la fertilité et enfin Cinteotl est une divinité masculine, renvoyant au maïs mûr.
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Fig. 8 – « Fusion » de Cinteotl et de Tlaloc : peinture murale ornant l’intérieur du temple de Tlaloc, phase II, à Mexico-Tenochtitlan. |
De plus, même en dehors d’une représentation située à un moment précis d’un cycle, il arrive que des divinités à la personnalité bien individualisée échangent leurs attributs, semblant se fondre les unes dans les autres, ou bien au contraire qu’elles se fragmentent en différents aspects. Ce sont les cas qu’Alfredo López Austin a qualifiés de phénomènes de « fusion » et de « fission » de divinités, ces cas « (...) où un ensemble de dieux se conçoit aussi comme une seule divinité, une unité, et les cas opposés, de division, quand une divinité se sépare en entités distinctes, en partageant aussi ses attributs spécifiques » (52). Les attributs de Tlaloc et de Cinteotl, par exemple, pouvaient être combinés sur une seule figure pour évoquer la pluie en tant que liquide indispensable à la croissance des plants de maïs.
Quant aux cas de « fission », ils sont fréquents eux aussi. Parmi les plus connus, citons Ehecatl, un aspect de Quetzalcoatl qui a spécifiquement trait à l’air, au vent, au souffle vital, ou encore la « fragmentation chromatique », la scission de dieux en formes identiques exception faite de leur couleur. Ce dernier phénomène, étudié par Elodie Dupey Garciìa (53), touche un grand nombre de divinités : ainsi, dans le seul Codex Borgia, Tlaloc, Xiuhtecuhtli, Quetzalcoatl, Tezcatlipoca, Tlahuizcalpantecuhtli, Yohualtecuhtli, les Cihuateteo et les Macuiltonaleque sont concernés. Connotant le passage de l’immobilité au dynamisme qui caractérise le processus cosmogonique, ces formes multicolores, qui apparaissent souvent dans des scènes de surgissement, touchent des divinités qui « étaient certes les acteurs de la mise en marche de la machine mondiale, mais aussi les agents de l’alternance régissant l’existence du cosmos mésoaméricain : (...) elles étaient ainsi tenues pour responsables des cataclysmes qui, périodiquement, aboutissaient à la destruction du monde et des créatures » (54).
Dans un tel contexte, l’établissement d’un catalogue exhaustif et d’une classification univoque des divinités aztèques apparaît comme une entreprise totalement vaine.
Il est également illusoire d’espérer définir les teteo en eux-mêmes ou de les cerner dans leur totalité, car une évocation d’un dieu dans un discours ou une image peinte ou sculptée ne le représente que dans une situation donnée à un moment bien précis. Elle ne peut être interprétée que dans cette optique, en prenant chaque élément en considération, à la fois individuellement et par rapport à l’ensemble.
Ces discours et ces images qui ont réussi à traverser les siècles sont cependant incroyablement riches de sens et ils constituent une merveilleuse opportunité de mieux comprendre le système de pensée aztèque, dans toute sa complexité mais aussi sa grande cohérence.