Félicien David (1810-1876) ou comment faire résonner l’harmonie du Désert ?
Voilà près d'un siècle et demi que les œuvres de Félicien David ont quitté les salles de concert. C'est oublier bien vite l'immense succès qu'ont remporté ses compositions dans le Paris du premier romantisme. Longtemps, il apparut comme le seul rival d’Hector Berlioz dans la quête de la modernité; partout, il occupa les devants de la critique musicale, et pas moins de quatre volumineuses biographies lui ont été consacrées de son vivant (1). Actuellement, négligé par la recherche scientifique (2), les quelques lignes qui lui sont consacrées dans les récentes histoires de la musique en font un pâle rival de Berlioz dont l'unique mérite est de « réintroduire l'orientalisme dans la musique » (3). Pareille mission mérite certes plus de considération.
Le concert du 8 décembre 1844, qui crée l' «ode-symphonie» Le Désert, suscite une admiration unanime de Balzac à Berlioz. Tout Paris ne parle que de cette musique orientale. Ce compositeur jusque là inconnu est né le 13 avril 1810 à Cadenet dans le Vaucluse, et porte les prénoms conquérants de Félicien-César-David. Son précoce attrait pour la musique lui vaut d'être admis à la Maîtrise de l'église Saint-Sauveur d'Aix dont il devient Maître de chapelle en 1829. Voulant perfectionner son art, il se rend à Paris dans le courant de l'année suivante où le Conservatoire, et, avec lui, Luigi Chérubini et François Joseph Fétis, l'accueillent. A Paris, il est initié au Saint-simonisme par un certain Justius (4). A cette époque, les préoccupations sociales de Saint-Simon se sont ornées de tout un apparat religieux ou parareligieux (5). La nouvelle Eglise saint-simonienne s'installe à Paris, en 1830. Elle est dirigée par deux Pères Suprêmes : Bazard et Enfantin. Leurs divergences d'« opinion» sur le rôle à tenir par la femme dans la société débouche sur une crise et se solde par le schisme de Bazard. Le « Père» Enfantin installe sa communauté réduite dans un quartier de Ménilmontant. Félicien David les rejoint à la fin de l'année 1831. La musique occupe une grande place dans les activités des saint-simoniens : elle rythme les activités de la journée et illustre les cours magistraux donnés par les adeptes. C'est ainsi que David compose un Chœur du travail (6) et une Danse des astres (7), représentation chorégraphique des révolutions astrales pour le cours d'astronomie de Lambert. David n'est pas le seul musicien de la communauté: Tajan-Rogé, Reber et Vinçard (8) enrichissent aussi le répertoire saint-simonien. Mais davantage que la composition de ces œuvres de circonstance, le saint-simonisme marque de manière profonde l'œuvre de Félicien David en lui révélant l'Orient.
En effet, accusée d'immoralité et d'atteinte au bon ordre, la communauté saint-simonienne doit fermer ses portes; le Père Enfantin est jeté en prison et ses fidèles sont dispersés. Persuadés qu'un grand destin d'évangélisation, de modernisation et de pacification les attend en Orient (9), quelques saint-simoniens s'embarquent pour le Bosphore et pour l'Egypte. Un groupe de dix-sept d'entre eux quitte Lyon en décembre 1832; s'y retrouvent Barrault, Granal, le sculpteur Alrik et Félicien David. Pour la circonstance, H. Reber compose un choeur A l'Orient (10). David arrive dans une Constantinople en pleine effervescence : les armées égyptiennes d'Ibrahim campent à deux journées des murs de la ville. Ces évènements ainsi que l'accueil relativement hostile des Turcs face à ces missionnaires idéalistes abrègent le séjour des saint-simoniens à Istanbul. Félicien David se rend dès lors à Smyrne en passant par Mytilène, Rhodes et Phocée. Dans chacune de ces cités, dès qu'il le peut, il donne des concerts qui remportent un vif succès (11). A la fin juillet, il se rend avec Granal à Jérusalem pour ensuite s'embarquer à Jaffa afin de rejoindre Alexandrie et le Caire. En Egypte, il retrouve le Père Enfantin à l'isthme de Suez (12). En février 1835, la peste se déclare de manière alarmante et incite David à repartir pour la France.
Ce voyage en Orient, le seul qu'il entreprit dans ces contrées, influe de manière décisive l'esthétique de David. Il ne produira dès lors que de la musique aux relents exotiques (13). Ce périple lui permet de se constituer quantité d'images orientales; bien plus, avec son condisciple Tajan-Rogé, il recueille quelques mélodies locales, notamment à Smyrne (14). Malgré les approximations de ses transcriptions ces airs constituent un vaste réservoir dans lequel le compositeur pourra puiser. S'il semble que David ait peu composé lors de son voyage (15), il se met à la tâche, dès son retour à Paris. En 1836, il publie les Mélodies orientales, reflet des impressions recueillies à Smyrne. Un prospectus publicitaire les décrit ainsi.
Les peuples à demi-barbares qui pullulent dans le Levant, n'ont guère d'autre musique que quelques cris nationaux chantés à l'unisson: ils ignorent ce que c'est que l'harmonie […]. Le titre de mélodies était un hommage rendu à leurs créateurs primitifs et inconnus et un moyen de cacher modestement au public, le travail d'harmonie qu'il a fallu faire pour rendre cette musique sauvage agréable à nos oreilles européennes (16) .
Ainsi, dès ces premières oeuvres, se retrouvent toutes les constantes de l'orientalisme. La musique « sauvage» de ces peuples à « demi-barbares» se doit d'être domestiquée via un travail en profondeur. L'auteur de la notice ne cite qu'un point qui semble être l'apanage de la civilisation en musique : l'harmonie (17). Les airs recueillis par Félicien David sont très vraisemblablement monodiques; de plus, leurs modes ne devaient pas être tempérés selon le canon européen. Cette abondance de modes, qui fait la richesse et la spécificité de ces mélodies, l'auteur de la notice s'abstient de la mentionner car seuls des critères occidentaux sont retenus : une telle différence de conception interdit tout parallélisme. L'Occident, à cette époque, ne peut envisager, voire entendre un tempérament autre que celui de Rameau et ne doute pas un instant que l'harmonie porte en elle toutes les promesses du progrès et de la modernité.
Malgré l'accueil modeste réservé à ces mélodies orientales, Félicien David persiste dans cette voie. Entre 1837 et 47, l'auteur compose des mélodies telles que Promenade sur le Nil, Le bédouin, Le Tchibouk ou Les perles d'Orient (18). Durant ces années, David tente de faire exécuter diverses oeuvres à Paris. Les autorités du Conservatoire de Paris lui promettent une salle pour décembre 1843 mais une erreur administrative reporte cette réservation à décembre suivant si bien qu'ayant une année de temps libre, il se consacre à la composition d'une œuvre entièrement nouvelle : Le désert.
Avec cette «ode symphonie», sorte d’oratorio profane, David veut restituer les impressions ressenties face à la nature orientale : le désert, l'oasis, la caravane. Il opte pour un vaste effectif symphonique et adopte une forme apparentée à la musique à programme (19). Conscient de l'impuissance de la musique à évoquer, seule, l’argument littéraire, il se résout à faire précéder chaque passage symphonique d'une ode en strophe déclamée sur des trémolos de cordes. Le texte est dû à Auguste Colin, « littérateur obscur qui, depuis, ne s'est plus essayé dans aucun ouvrage lyrique » (20). L'œuvre est achevée en juillet 1844 et créée le 8 décembre de la même année. Le triomphe est total et la presse comme le public est unanime : « Les symptômes d'une attente extraordinaire peuvent être remarqués dans la salle. Au délicieux contre-sujet du hautbois de la Marche de la caravane un applaudissement formidable éclata. La Danse des almées commença le délire qui prit des proportions indicibles après le Lever du soleil » (21). La partition est rapidement éditée ainsi que sa réduction chant et piano (dont on trouvera l'intégralité en format PDF ci-dessous).
Le désert se compose de 10 numéros répartis en 3 parties. L'œuvre débute par un motif lent soutenu par une pédale de plus de trente mesures. Une note sur laquelle courent quelques accords traduit l'immensité stérile du désert (22). Dans le lointain, les cors annoncent la venue des pèlerins; tout reflète le calme : « une harmonie religieuse mais mahométane, comme il convient à un désert arabe; cela ne ressemble en rien au plain-chant catholique » (23). Les voix s'éteignent et la caravane arrive. Un motif lancinant que pare un contre-chant de hautbois se fait entendre (24). Plutôt qu'un développement, le même motif est repris inlassablement; seuls le rythme et le magistral crescendo rendent le mouvement de la caravane. Mais, l'orchestre s'obscurcit : la caravane est prise par le Simoun. Les cuivres éclatent. Sur un trémolo de cordes, les prières se mêlent à l'angoisse. La tempête se calme et la caravane peut reprendre son chemin.
A l’entame de la deuxième partie, la nuit s'abat sur le désert; un hymne, soutenu par des notes graves, s'élève vers les cieux. Il est repris sans grand développement par les cors et la clarinette. La Fantaisie arabe : danse des almées fait entendre un rythme caractéristique sur lequel se dresse une cantilène au hautbois : « Cette mélodie si neuve, vous croyez l'avoir trouvée vous-même et fredonnée autrefois, dans une existence antérieure [...] En entendant ce motif égyptien, sans doute contemporain des pharaons, comme toutes les mélodies de l'Orient, où rien ne change, il vous paraît démontré que vous avez été au mieux avec la reine de Saba » (25).
Le chœur suivant célèbre la liberté du désert et recourt à de fréquents unissons. Il y clame la liberté de l'Oriental face à l'infinie nature. Cette deuxième partie s'achève sur la Rêverie du soir. Ce passage abonde en quartes et quintes à vide. Théophile Gautier y entend « un air égyptien d'une langueur ineffable [...] mais la mélodie s'éteint peu à peu [...] et le songe succède à la pensée» (26) .
La troisième partie débute par un trémolo sur le mi aigu de la chanterelle alors que les autres instruments rentrent graduellement jusqu'au fortissimo final. Ce Lever de soleil fait place à la partie qui frappa le plus fortement le public par son aspect oriental : Le chant du muezzin. « El salam alek! Aleikoum el salam! Allah oukbar-iales salah » (27). L'étrangeté de la mélodie fut par tous reconnue. Le chanteur, Monsieur Befort, semble y être pour beaucoup. Gautier remarque que « c'est un contralto qui n'appartient ni à l'homme ni à la femme et dont l'équivalent ne se retrouverait qu'à la chapelle Sixtine ou dans le sérail du Grand Turc » (28). Berlioz croit discerner dans cet air des intervalles plus petits que des demi-tons (29), bien que la partition ne mentionne aucun de ces intervalles. Peut-être y a-t-il eu consigne orale du compositeur au chanteur ? A défaut d'intervalles non tempérés, cette mélopée se caractérise par son pentatonisme initial, son mode mineur et la fréquence de ses triolets mélismatiques (30). Après ce chant, la caravane repart et tout s'évanouit :
Sur sa couche de sable, immobile, s'étend»
L'argument du Désert reprend la plupart des lieux communs de l'orientalisme : s'y retrouve comme principe majeur la dualité entre un désert terrible par son Simoun mais fascinant par la liberté qu'inspire son immensité. Davantage, le statisme domine toute l'œuvre : Félicien David décrit un Orient où rien ne bouge, rompant en cela avec la tradition instaurée par les Rossini, Méhul et autres Boieldieu. Là où tout n'était qu'action, décors et costumes, David préfère camper un univers immuable par la seule force du texte et de la musique (31). Si l'action est réduite au minimum (une caravane qui arrive et qui part), le texte n'a pas pour autant disparu. La musique seule, ne parvient jamais à évoquer seule l'atmosphère orientale : et le chant du muezzin sans ses « El salam alik» aurait sans doute perdu beaucoup de son attrait.
Les effets musicaux sont pourtant nombreux et neufs pour la plupart d'entre eux. Avec Le désert, David crée une grammaire qui sera maintes fois employée et dont les traits principaux sont l’emploi de mélodies minimalement harmonisées (se réduisant souvent à la tonique et à la dominante, voire à une simple pédale), la mélodie répétitive et mélismatique privilégiant le mode mineur et des rythmes simples mais répétés jusqu’à l’obsessionnel. L'emploi de tous ces éléments ainsi que l'originalité de la forme apporte au public une sonorité résolument neuve. La critique unanime voit alors en Félicien David le «vrai» interprète de la «musique orientale». Brancour témoigne de cet état d'esprit :
On ne saurait prétendre que le rondo de Steibelt soit « turc» autrement que de nom ou que la marche turque de Mozart le soit davantage. Son Enlèvement au sérail, La caravane du Caire de Grétry ou Le calife de Bagdad de Boieldieu [...] sont résolument dénués de toute couleur locale si diluée qu'on la suppose. [Félicien David est] le créateur, ou si l'on préfère le révélateur d'une sensation nouvelle (32).
Le succès du Désert échappe largement au cadre musical : le monde littéraire se reconnaît dans cette œuvre; ainsi, Gautier y voit la synthèse de tous les mouvements artistiques orientalistes. Après quelques considérations sur Hugo, Marilhat, Delacroix et Byron, il conclut son dithyrambe : « Nous croyons avoir conquis Alger et c'est Alger qui nous a conquis » (33). Honoré de Balzac, après avoir entendu l'œuvre en 1845, écrit à Madame Hanska : « Ca vaut la peine de faire le voyage de Paris pour entendre un pareil chef-d'oeuvre [...] Voilà la première fois que la fougue parisienne ne se trompe pas et n'élève pas sur le pavois une sottise » (34). Eugène Fromentin, chantre de l'orientalisme tant pictural que littéraire, écrit en 1848, alors qu'il séjourne à Biskra (Algérie) : « nous sommes revenus à chameau. Il faut essayer de toutes les montures : c'est une habitude à prendre et quoiqu'on en dise, il n'y a pas de mal de coeur à craindre. Nous avons fredonné Le désert de Félicien David au pas mesuré de nos hautes montures » (35).
Félicien David après Le désert
Félicien David, « Charmant oiseau des îles » in La perle du Brésil, Emma Calvé (soprano), disque Victor 1908 |
Après le triomphe parisien, David sillonne l'Europe et plus particulièrement l'Allemagne (36). Rentré à Paris en 1846, il se remet à la composition mais sans rencontrer le succès du Désert. Son oratorio Moïse au Sinaï (1846) est un échec. Christophe Colomb (1846), L'Eden (1848) et La perle du Brésil (1851) ne rencontrent qu'un succès d'estime. La formule ode symphonie a perdu de son attrait et ne fait plus recette. Le désert sombre lentement dans l'oubli à partir de 1860 (37); l'inflation orientaliste dans les œuvres lyriques la rend désuète.
David ne renoue avec le succès qu'en abordant la scène : Herculanum et Lalla Roukh demeurent quelque temps au répertoire lyrique. David y réutilise tous les éléments qui firent le succès du Désert. Le livret renforce l'élément orientaliste en introduisant tous les clichés orientaux : Herculanum offre son lot d'orgies, d'aphrodisiaques, de paganisme, de chrétiens, de martyrs, d'esclaves, de références bibliques, égyptiennes... Mais la même palette orchestrale et les mêmes procédés compositionnelle se retrouvent dans des scènes aussi hétéroclites que la Bacchanale et le Credo. Le succès d'Herculanum (38) incite Félicien David à composer une nouvelle œuvre orientaliste : Lalla Roukh d'après Thomas Moore (39); délaissant ainsi l'évocation du Proche-Orient pour celle de l'Inde.
L'œuvre est créée à l'Opéra-comique en 1862 (40). David retrouve ici la simplicité de l'intrigue : Lalla Roukh, fille d'un sultan des Indes, se rend de Delhi à Cachemire pour épouser le fils du roi de Boukharie. L'eunuque Baskir veille sur elle; bien mal cependant puisque un chanteur ambulant, Noureddin, la séduit de ses chants. La langueur de l'action rappelle Le désert, les formules musicales y sont identiques : simplicité de l'harmonie, statisme des accords, orchestration centrée sur les vents : David, n'a pas changé son système compositionnel pour évoquer des horizons autres que l'Egypte. La structure même de l'orientalisme, toute entière issue de l'Occident, lui confère une universalité qu'une étude plus stricte des sources locales lui interdirait. Ce phénomène n'a pas échappé aux contemporains de David. Camille Bellaigue s'interroge :
Etrange aptitude de la musique à rendre ce qui se voit par ce qui s'entend, le spectacle par des harmonies! Lalla Roukh est un exemple unique, peut-être, au théâtre de ce phénomène d'impressions transposées. Ce que Félicien David a reproduit, ce n'est pas telle ou telle mélodie locale, la notation bizarre ou même barbare d'un chant de muezzin ou d'une danse d'almée; ce n'est pas tel mode extraordinaire ou telle tonalité baroque : c'est l'ensemble de mille sensations qui constitue l'âme elle-même de la nature orientale (41).
Ainsi, seul Félicien David serait capable, en un brillant synthétisme de rendre par la musique « l’âme orientale». On a peine à imaginer l’importance qu’a eu ce compositeur aujourd’hui oublié dans la constitution de l’imaginaire orientaliste. Avec lui, « l'Orient qui n'était que le pays des lumières est devenu le pays des sons » (42). Désormais, « tout le monde voudra aller à La Mecque et devenir hadji sur les rythmes si francs et si puissants de Félicien David » (43).
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