Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait des Annales d'Histoire de l'Art et Archéologie (Université libre de Bruxelles, T. 5, 1983).
Avant-propos
« Poétiser n'est pas dire le monde, c'est dire le Mot sur lequel repose le monde ». O. PAZ
Discours et iconicité dans l’art égyptien
Que l'icône et le texte constituent les deux systèmes principaux de représentation par lesquels les sociétés humaines organisent et expriment leur compréhension de l'Univers – réel et imaginaire –, rien n'est plus évident. Dans la seule tradition occidentale, les exemples ne manquent pas d'usage simultané des deux langages, l'un précisant, complétant ou redisant l'autre, pour la production d'un sens plus vaste et plus complexe que ne le permettrait chacun fonctionnant par lui seul : opéra, théâtre, cinéma, image publicitaire, bande dessinée... n'existeraient pas sans cette conjugaison, source essentielle de leur significance. Si, dans d'autres cas, l'intimité paraît moins profonde (calligrammes, lettrines enluminées, ou, à l'inverse, « mots dans la peinture »... ), l'apport du langage « secondaire » au langage « principal » provoque inévitablement le surgissement de signifiés de connotation, de suppléments de sens.
Le propos de la présente étude est d'envisager un certain nombre d'aspects de cette intertextualité particulière au sein de l'univers représentatif des anciens Egyptiens. Comme je l'ai souligné ailleurs (1), l'Egypte pharaonique apparaît en effet comme l'un des terrains privilégiés de l'analyse intersémiotique : du temple à l'objet domestique, de la statuaire au décor des tombeaux, tous les objets qu'elle a créés, presque sans aucune exception, parlent un langage double, tissant de l'image à la parole, par-delà la différence des articulations, un inextricable réseau de significations. Et la fréquence de cette conjugaison n'est pas la seule source d'un tel intérêt mais sa nature même : l'un des objets des réflexions qui suivent sera de montrer que les anciens Egyptiens ont tendu souvent à déplacer l'opposition pour nous si évidente qui fait du texte un discours linéaire, concaténé, et de l'image un discours aléatoire, configuré, en développant une véritable syntaxe de l'image et en usant des signes de l'écriture en dehors de toute linéarité. D'une part, l'écriture se déploie comme image par la dimension figurative toujours préservée de ses signes, d'autre part, et symétriquement, l'image organise ses unités selon des codes rigoureux et une stricte typographie. On sait que les Egyptiens nommaient le peintre dessinateur au moyen d'une expression qui peut se traduire par « scribe des formes » ou « scribe des contours ». Ce n'est pas simple métaphore. La proximité qui lie les deux systèmes d'expression est tout autre que circonstancielle. Il s'agit véritablement d'une complicité profonde qui ne semble trouver d'équivalent dans aucune autre civilisation, sinon celle, peut-être, de la Mésoamérique (2). Au contraire en effet de la tendance à l'abstraction, à la désincarnation iconique, qui s'observe au sein de toutes les grandes écritures, les signes du système hiéroglyphique se sont maintenus, durant trois millénaires, dans une forme figurative parfaitement identifiable, avec une fermeté que le traditionnalisme ne peut suffire à expliquer. Parler de système figé serait méconnaître la réalité d'une évolution manifestée par de fréquentes créations de signes, particulièrement aux époques tardives qui connurent à cet égard de véritables frénésies. Mais ces signes nouveaux furent toujours de nouvelles images et la création ne mit jamais en cause le caractère essentiellement figuratif de l'écriture. L'explication du phénomène est à chercher sans doute dans la nature même du signe hiéroglyphique dont l'usage comme outil graphique désignant les phonèmes de la langue ne suffit pas à épuiser la complexité. A la fois graphe et symbole, mettant en œuvre un double signifié, phonologique et représentatif, il se trouve investi, au moins potentiellement, de deux fonctions distinctes, linguistique et sémiotique. Ce « double jeu » de l'écriture paraît bien d'ailleurs n'être qu'une manifestation parmi d'autres du mécanisme le plus caractéristique de la pensée égyptienne, oscillant entre rationalité abstraite et empirisme naturaliste, nourrissant l'un par l'autre en un continuel va-et-vient à travers un univers perçu tout à la fois comme signifié et comme signifiant, comme expression et comme substance. Il paraît essentiel, dans cette perspective, de souligner que l'ambiguïté du signe d'écriture, non constamment réalisée mais toujours latente, trouve un exact équivalent dans la capacité détenue par l'image de .fonctionner simultanément sur les modes iconique et hiéroglyphique, ainsi que je le montrerai plus loin.
Ce même besoin impérieux de signifier rend compte d'ailleurs, mieux qu'une incapacité à se renouveler qui serait propre à cette civilisation, de l'étonnante stabilité de son répertoire iconographique, au sein duquel de brusques mutations ne s'observent qu'à l'occasion de graves crises de société, celles, socio-politiques, des « périodes intermédiaires » ou celle, psychoreligieuse, de l'époque amarnienne par exemple. Cette stabilité fondamentale, liée au caractère anonyme et à la fonction collective de l'expression figurative, contribue, autant que ses affinités avec l'écriture, à apparenter la conception égyptienne de l'image, dans la lisibilité absolue qu'elle suppose, à un véritable système de signification. Il est à peine besoin de rappeler qu'en outre l'image égyptienne, du moins celle qu'il nous est loisible d'étudier puisque nous ignorons presque tout de la figuration profane, participe totalement de ces ensembles à fonction rituelle que sont les temples et les tombeaux et qu'elle se trouve de ce fait inévitablement soumise à des impératifs logiques du même ordre que ceux qui régissent les mécanismes rituels eux-mêmes. Les différentes perspectives qui viennent d'être esquissées (manifestation simultanée de l'image et de l'écriture, interactian des processus de signification fonction collective et codification des représentations figurées) devraient être longuement développées. Leur simple énumération permet déjà, Je pense, d'entrevoir l'intérêt que présenterait, pour la connaissance profonde de la pensée pharaonique, la résolution de la discontinuité que risquent d’introduire en elle l'interprétation des textes par la seule philologie et celle des images par la seule histoire de l'art.
L’image comme écriture
Avant d'examiner dans quelles conditions l'image égyptienne tend à se constituer en écriture, une constatation s'impose, passablement évidente, mais dont les conséquences méthodologiques sont loin d'avoir été tirées. Il s'agit du fait que cette image ne se présente que rarement (sauf cas marginaux des stèles, des vignettes de papyrus etc.) en tableaux autonomes : nœuds de formes et de sens refermés sur eux-mêmes, que le cadrage de la vision humaine ou celui de la photographie puissent saisir dans leur totalité. Un livre consacré à la peinture occidentale fournit sans difficulté, si l'auteur le souhaite, unee suite de tableaux complets, tenant chacun un discours clos. L’histoire de l’art égyptien au contraire, lorsqu'elle envisage peintures ou bas-reliefs, procède presque exclusivement par citations découpées arbitrairement dans le corps de l'image et dotées d'un statut d'autonomie illusoire, ne correspondant souvent qu’au souci de composition du photographe et au format courant des plaques sensibles. Sans doute la pratique est-elle inévitablé, mais, outre qu'elle risque, comme toute citation, d'engendrer ces sens parasites que la sémantique structurale appelle des « effets de sens », elle occulte entièrement le problème primordial de la clôture et du découpage réels du texte figuratif, tels que les conçurent les compositeurs anciens, pour des raisons sûrement bien éloignées du confort visuel d'un spectateur. Pour éviter cet arbitraire, il n'est d'autre moyen que de considérer la clôture du texte figuratif comme coïncidant exactement avec celle du monument qui le porte, celui-ci constituant en somme l'unité expressive la plus large qu'il soit possible d'isoler. On notera d'ailleurs, par parenthèse, que le caractère indissociable de l'image et de son support amène nécessairement à considérer l'existence possible d'un ordre supplémentaire de relations liant le signifiant figuratif et celui de l'objet architectural. Ainsi défini dans sa totalité, le texte s'articule de façon explicite en unités plus restreintes, mais toujours solidaires du découpage architectural : auxquelles on pourra donner la dénomination générique de « parois », en désignant par là toutes les unités de deuxième niveau (paroi, plafond, colonne décorée, mur bahut etc.), dont la combinaison produit immédiatement le monument entier. A de très rares exceptions près en effet, la paroi constitue une entité visible, aisément isolable, et que les Egyptiens eux-mêmes ont décrite comme telle par des moyens architectoniques ou graphiques, tels que tores et bandes d'encadrement. Au sein de l'unité-paroi, un nouveau découpage s'opère ensuite en registres ou en tableaux, eux-mêmes clairement délimités par des moyens cette fois exclusivement graphiques (ligne peinte, cordon en relief). Une étude approfondie de l'organisation formelle de la paroi aurait à prendre en considération les modes d'association des registres et des tableaux qui la composent, et notamment envisager l'éventualité de systèmes harmoniques réglant les proportions des unités entre elles. L'étude n'ayant jamais été menée et les mesures étant difficilement disponibles, on ne peut actuellement affirmer l'existence de telles structures rythmiques. On n'est pas davantage en droit de décider a priori de leur inexistence. La constatation, souvent faite, d'une tendance de l'image amarnienne, par exemple, à déployer des unités moins nombreuses et plus étendues, voire à éluder complètement le découpage graphique de la paroi pour la saisir dans sa totalité (3), et, inversement, le retour, après la restauration de l'orthodoxie, à une formulation plus fragmentée indiquent clairement les possibilités d'une recherche qui viserait à repérer de telles règles structurelles fondant l'organisation de l'espace figuratif.
On a pu remarquer, jusqu'à présent, que la clôture ultime du texte s'exprimait par l'architecture, celle des parois par l'architecture et le graphisme, celle des registres ou tableaux par le graphisme seul, et que, d'autre part, aucune de ces unités ne comportait d'analogon dans le monde réel. Avec les unités de quatrième niveau, nous touchons au concret pour la première fois, en même temps que disparaît tout procédé d'encadrement graphique. La décomposition s'y effectue en «scènes », unités syntagmatiques constituées au minimum d'une «figure» et d'une «action », analogues à la phrase des langues naturelles. La relation des unités entre elles s'exprime selon une structure rythmique où le blanc, le temps de silence, tiennent lieu de ponctuation et remplacent ainsi implicitement les limites graphiques du niveau supérieur. La scène, enfin, se compose de «figures », spatialement isolables et enfermées dans un contour clos. Ces figures constituent les unités significatives minimales qu'il soit possible de délimiter sans déchirer la texture du signifiant, c'est-à-dire par exemple rompre le contour ou feuilleter le plan pictural. Nous touchons là, en effet, à la substance même de l'image, nous l'atteignons dans sa matérialité. Fragmenter les figures, c'est décrire ce que Mondrian appelait les « moyens plastiques fondamentaux », surface, ligne, point, couleur, auxquels on est tenté de reconnaître, malgré les réticences de certains sémiologues, des affinités de principe avec les unités distinctives du langage que sont les phonèmes.
Ce système complexe, et d'une évidente cohérence, met en somme en lumière l'une des particularités les plus remarquables de l'image égyptienne, à savoir sa structuration en niveaux multiples, étroitement hiérarchisés, s'emboîtant exactement, sans résidu ni lacune, en une progression qui mène du matériau à la représentation sensible et du monde sensible aux êtres abstraits de la géométrie. Au contraire des méthodes traditionnelles de l'histoire de l'art égyptien, une analyse structurale du système signifiant de l'image pharaonique aurait, on le voit, à explorer niveau par niveau les modes d'association par lesquelles les unités d'un niveau donné s'engrènent au plan supérieur ou se fragmentent au niveau inférieur. La constatation d'une variabilité géographique et historique de ces structures permettrait à la fois de dégager les règles fondamentales du système figuratif et de définir les choix opérés dans sa disponibilité en ses différents moments et lieux. Ce serait retrouver, si l'on veut, le problème du style à travers des formes symboliques objectivement fondées et susceptibles de connexions avec les autres domaines de la pensée égyptienne.
Le paragraphe précédent a fait apparaître comme fondamentale pour la compréhension de l'image égyptienne la reconnaissance de l'enchaînement de niveaux de lecture clairement délimités, depuis l'unité élémentaire de la figure jusqu'à l'unité globale du cosmos, en coïncidence symbolique avec l'unité architecturale du monument. Il convient à présent d'examiner de plus près la nature de ce qu'un peu rapidement j'ai dénommé « figure ». La figure ne saurait être confondue avec un personnage entier, une image de roi par exemple, car celle-ci révèle, à l'analyse, plusieurs unités de sens choisies au sein de séries paradigmatiques nettement délimitées : vêtements, couronnes, insignes, sceptres, couleurs des chairs, gestes interviennent dans une combinatoire complexe créant une véritable « phrase » dont, à l'instar de ce qui se passe dans le langage, le remplacement d'un mot suffit à modifier le sens. Il est à noter que ces figures élémentaires ne possèdent pas nécessairement de référent dans le monde naturel. Si certaines couronnes par exemple furent effectivement portées, d'autres apparaissent comme des symboles ou combinaisons de symboles, d'autres enfin comme des signes d'écriture agrandis posés sur le sommet du crâne, unités donc d'iconicité variable, de l'analogique à l'arbitraire, que la pensée égyptienne manipule sans souci des catégories de la sémiotique occidentale (4) ! Cette volonté d'intellectualité de l'image s'accompagne très naturellement d'un souci toujours affirmé de lisibilité formelle. On a rappelé plus haut que le dessinateur égyptien se définissait comme « scribe des contours ». L'expression, outre qu'elle témoigne d'une proximité reconnue entre l'image et l'écriture, pose clairement la délinéation, le découpage comme activité première de l'artiste. Dans le cadre géométrique du tableau ou de la paroi, sur une page unie qui ne dénote aucun espace réel, aucune « ambiance », et qui supporte conjointement tous les types de signes, la ligne se déroule sans hiatus jusqu'à la clôture parfaite de l'objet, l'enferme hermétiquement, en fait une entité immédiatement dissociable de son environnement. Et, sous réserve d'exceptions localisées principalement sous la 18e Dynastie (5), la couleur contribue, par sa pose en à-plat, à cette délinéation. Par là, l'image égyptienne, au moins dans ses tendances les plus affirmées, ne peut mieux se définir que comme une véritable écriture figurative qui puise dans une adhérence calculée au réel sa capacité à provoquer le surgissement magique et à réaliser une constante médiation entre les niveaux irréconciliables du réel et de l'imaginaire, des hommes et des diellx, de la vie et de l'au-delà (6).
Je n'ai parlé jusqu'à présent que des caractères qui définissent les unités de base du lexique de l'image égyptienne, en rappelant la rigueur de leur codification. Mais il est évident que pour s'autoriser à considérer cette image comme un langage relevant d'une sémiologie, il convient non seulement d'établir un lexique, mais de repérer également des règles structurelles suffisamment stables pour que parler de syntaxe de l'image n'apparaisse pas comme une simple métaphore. L'analyse portera ici principalement, par souci de clarté, sur la figuration de l'Ancien Empire qui nous présente le système dans sa forme première, la plus pure, mais il va de soi qu'à travers l'évolution de l'art égyptien divers phénomènes de transformation, d'extension et de déplacement de ces structures se sont manifestés dont l'étude demanderait de très longs développements. Le trait structural le plus manifeste, et qui constitue véritablement l'armature de la figuration égyptienne, consiste en son caractère fortement polarisé. Si l'on décide en effet de dépasser les citations produites par les publications sur l'art égyptien pour considérer des ensembles plus significatifs (monument, salle, paroi, cette dernière unité faisant seule l'objet des présentes réflexions), on est forcé de constater que, dans leur immense majorité, les images égyptiennes s'organisent selon une structure syntaxique simple Sujet-Action-Objet. La figure 1 reproduit une paroi de la tombe du prince Rahotep (7), appartenant aux tout débuts de la 4e Dynastie, moment où la structure se constitue dans sa forme la plus élémentaire. Sa décomposition révèle d'une part une figure de grande taille, statique, et dont une inscription fournit le nom, d'autre part de petits personnages animés et anonymes, soit les axes sémantiques être vs action ; dénomination vs anonymat ; unicité vs multiplicité ; grandeur vs petitesse.
L'inscription indique, selon une formulation très courante dans les tombes de l'Ancien Empire, que « le défunt X contemple (m33 au duratif, littéralement : « est contemplant ») les félicités de la terre entière ». Dans son unicité, Rahotep nous est ainsi.donné pour le sujet d’une relation de contemplation, phénomène déjà par lui-meme extrêmement intéressant du point de vue sémiotique et déroutant pour nous, accoutumés comme nous le sommes à être l'émetteur du regard, le lieu unique de la lecture de l'œuvre. L'image de la tombe égyptienne nous ignore. Le spectacle se joue en circuit fermé pour un spectateur-image intérieur à l'image. La position de la statuaire confirme d'ailleurs très clairement le fait, puisqu'elle s'enferme (sous l'Ancien Empire au moins) dans une pièce annexe, murée, obscure (le serdab), percée seulement d'une mince fente qui doit permettre aux statues non d'être vues mais de voir, d'assister à la ptésentation des offrandes dans la chapelle funéraire. L'image du défunt tire ainsi toute sa raison d'être de sa nature de Sujet regardant. L'Objet regardé, quant à lui, apparaît disséminé dans un champ paradigmatique beaucoup plus vaste et largement aléatoire. Les petits personnages ne sont nullement des êtres, mais les supports des actes de la vie offerts à la contemplation de l'être unique, transféré par le rituel dans la vie véritable, absolue, de l'au-delà, selon un nouvel axe sémantique vie vs Vie.
Nous accédons par là à la constatation d'une autre particularité fondamentale de ces représentations : Sujet et Objet n'y manifestent pas la même densité face au codage culturel, ou, plus exactement, les modalités de ce codage apparaissent différente,s selon que l'on considère le pôle Sujet ou le pôle Objet de la structure. Un autre exemple bien connu nous le fera comprendre. Il s'agit d'une paroi de la tombe du vizir Ptahhotep (5e Dynastie), l'un des monuments funéraires de l'Ancien Empire à l'imagerie la plus riche, la plus foisonnante (8) . Première constatation : le défunt n'a pas changé, ou guère, depuis l'image « primitive » de la tombe de Rahotep. Ce n'est pas affirmer l'immuabilité du Sujet : perruques, vêtements, insignes de commandement ou de dignité peuvent connaître des variations signifiantes, ainsi qu'il a été relevé plus haut, mais au sein d'un champ paradigmatique restreint, sans affecter généralement l'attitude et sans entamer la relation fondamentale de contemplation. L'Objet, par contre, c'est-à-dire l'ensemble du spectacle offert au défunt, constitue un catalogue beaucoup plus largement ouvert, à l'intérieur duquel les choix formels et sémantiques paraissent motivés davantage par l'initiative et l'imagination de l'artiste. On pourrait dire plus précisément que l'Objet fonctionne en bloc, au sein de la structure de contemplation, comme une unité sémantique renvoyant à l'idée d'activités terrestres, indifféremment de la diversification plus ou moins grande de son contenu. A ce pôle de l'image, réduction extrême ou amplification rhétorique ne changent rien au sens.
Permettant ainsi de déceler une intéressante variabilité de la densité de codification en fonction des zones structurelles de l'image, l'analyse mène à une première conclusion. Si l'image égyptienne peut être tenue à la fois pour une écriture porteuse de contenus sémantiques univoques, et simultanément, pour le produit d'une création permanente (sans laquelle il n'y aurait évidemment pas d'art), c'est à cette ouverture paradigmatique de l'Objet qu'elle le doit, face au codage strict, et du Sujet contemplant, et de la structure syntaxique unissant ce Sujet à l'Objet de sa contemplation. Bien entendu, la mise en relation Sujet-Objet ne prend pas toujours, même si elle apparaît essentielle, valeur de contemplation. Mais, que le défunt chasse au boomerang ou pêche au harpon les animaux néfastes des marais, que le roi maassacre rituellement les prisonniers ou charge en char des ennemis en déroute, la forme de la structure demeure identique : un pôle Sujet unitaire, nommé, magnifié, s’opposant à un pôle Objet démultiplié, anonyme et miniaturisé (9). Entretien de la vie éternelle et maintien de l'ordre du monde par la destruction du mal s'expriment selon un même schéma représentatif et traduisent ainsi leur solidarité essentielle au sein de la pensée égyptienne.
Il reste un dernier cas à mentionner, le plus fréquemment illustré celui des scènes rituelles où le roi pose un acte (lustration, libation, offrande, etc.) devant le dieu qui, en échange, lui accorde la perpétuation de l'harmonie cosmique. Ici, la variabilité paradigmatique de l'Objet s'efface, la codification maximale est atteinte. C'est que la structure se dédouble : ses deux poles fonctionnent simultanément comme Sujet et Objet. La relation de do ut des qui caractérise l'acte rituel s'établit en circularité continue, en va-et-vient incessant qui détruit l'Objet comme tel et, par là même, toute possibilité pour l’artiste d'amplification, toute liberté créatrice. Dans l'écriture rituelle, le syntagme ne peut être que premier. On notera enfin que le caractère fondamental de ce type de structure duelle dans le discours figuratif égyptien se renforce à la constatation d'une absence, celle d'images qui n'impliqueraient aucun Sujet autre qu'un spectateur extérieur. Paysage ou nature morte par exemple n’existent pas comme ensembles de sens autonomes, et s'il arrive que l'on évoque, de façon clairement ethnocentriste, l'existence de tels « genres » dans l'art égyptien, il convient de ne pas méconnaître leur inscription dans le système structurel décrit plus haut, leur caractère premier de spectacle ou d'objet d'action pour le Sujet-dans-l'image. Cette analyse, qui demanderait à être considérablement complétée et nuancée montre en somme comment les impératifs de lisibilité liés aux intentions rituelles ou métaphysiques de la figuration égyptienne aboutissent à un codage étroit de l'image, codage qui n'exclut pas, loin s'en faut, l'action créatrice des artistes, mais qui lui impose des modalités et des zones bien particulières, lui permettant du même coup de fonctionner comme un système sémiotique cohérent, intermédiaire entre iconicité et scripturalité.
Si l'image égyptienne se lit comme une écriture, l'écriture, inversement, dispose en Egypte d'une capacité imageante qui trouve à s'exprimer de multiples manières. Comme chacun sait, à l'origine était le pictogramme, c'est-à-dire une image renvoyant à un concept sans association stable avec une configuration sonore (10). Le système étant apparu insuffisant, notamment lorsqu'il s'agissait d'exprimer des abstractions, une liaison standardisée s'établit bientôt entre signe figuré et signe acoustique. Dans la majorité des écritures, la prépondérance croissante du signifié phonétique sur le signifié figuratif entraîna la disparition progressive de ce dernier. En Egypte, exceptionnellement, la désincarnation du figuratif au sein du système d'écriture ne se produisit pas. Trois catégories de signes figuratifs y coexistèrent toujours : déterminatifs, idéogrammes et signes phonétiques. Les déterminatifs sont pures images, pictogrammes sans contenu sonore et ne se prononçant pas. Leur fonction consiste à réduire la polysémie du ou des signes sonores qui les précèdent, par un ancrage du sens qui, soit dit en passant, renverse la proposition de Barthes en vertu de laquelle l'image, foncièrement indéterminée, ne pourrait découvrir son pouvoir signifiant qu'à travers les sèmes du langage (11). Au contraire des déterminatifs, les idéogrammes sont des images renvoyant à un ou plusieurs signifiés acoustiques. L'image de Pidéogramme, cette fois effectivement polysémique, se voit déterminée par des signes phonétiques, qui sont purs outils de langage. Enfin existent des signes alphabétiques légalisant une sonorité unique, indépendamment de l'objet que figurativement ils représentent. Cette dernière catégorie de signes aurait pu mener à ce système purement utilitaire qu'est l'alphabet. L'Egypte pharaonique ne l'a pas voulu. Et la raison majeure en est sans doute que, pour l’Egyptien, le signe d'écriture n'est pas senti comme arbitraire. Il procède directement de la réalité naturelle. Objet démiurgique par excellence, il fait exister ce qu'il donne à voir. Aussi le contenu figuratif des signes, même non utilisé par l'écriture, présente-t-il cette particularité de demeurer latent et susceptible de réactivation dans des circonstances particulières. Un cas remarquable est celui des mutilations, remplacements ou suppressions de signes qui s'observent, durant l'Ancien Empire surtout, dans les lieux les plus secrets des ensembles funéraires (12). Dans cette nuit profonde, où s'opère la métamorphose du défunt, l'anodin pronom personnel de la troisième personne, par exemple, écrit par la vipère à cornes, redeviendrait animal dangereux si le scribe ne prenait la précaution de le neutraliser, en sectionnant son corps, en lui enlevant la tête ou la queue. Et tous les signes représentant des êtres vivants inspirent semblable méfiance! La destruction sélective et soigneuse des signes d'écriture paraît relever du même ordre d'idées. Lorsque Touthmosis III, par exemple, décida de faire marteler les inscriptions et les images proclamant, au temple de Deir el Bahari, la royauté de sa belle-mère détestée, il donna l'ordre (car on n'imagine pas que l'initiative eût pu venir des ouvriers eux-mêmes) de respecter soigneusement le contour des signes, afin peut-être de ne point trop endommager un monument qui restait ouvert au culte divin (13). Si ce travail de destruction n'entraîna point la perte de la lisibilité (on a pu recopier la quasi totalité des textes mutilés), quel put être le sens de l'opération ? On ne voit d'autre explication que celle-ci, même aberrante à nos yeux : l’efficacité du signe ne réside pas dans sa seule lisibilité, elle est indissociable de sa matérialité figurative. La réduction de sa capacité de représentation suffit à tuer l'hiéroglyphe et, par là, la réalité qu'il supporte. Privé de sa chair qui est image, le signe, même reconnaissable, est tenu pour mort.
Cette capacité d'animation du signe d'écriture peut prendre bien d'autres formes encore. C'est ainsi que l'on voit certains hiéroglyphes, déplacés dans le champ de l'image et coupés du réseau syntagmatique de la phrase, devenir personnages véritables, pourvus de bras, de têtes, de jambes, brandir des armis, des outils, des enseignes, sans pour autant renoncer à signifier à la manière de l’écriture (14). La pratique du rébus (que l'on appelle parfois, mais à tort, cryptographie, car la volonté de dissimuler est très peu évidente) va dans le même sens. De nombreux exemples existent, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici. Il suffira de laisser parler Serge Sauneron qui, dans la publication magistrale sur le temple d’Esna, a décrit très clairement le phénomène : « L’hiéroglyphe ne transcrit plus seulement la parole qu’il veut fixer… L’écriture cesse d’être un simple outil du langage pour devenir en elle-même et indépendamment du texte un moyen d’expression… Indépendamment des mots lu ou compris, les images de signes perçues par les yeux offrent l’étrange spectacle de signes associés dans des groupes esthétiques, ou de tablaux, dont l’aspect seul suggère déjà une idée… Il s’agit de tisser derrière le rythme verbal du texte prononcé, comme une trame discrète et continue d’images évoquées, un peu comme le fond musical accompagnant par moments une projection de film » (15). Ce va-et-vient de l’image à l’écriture et de l’écriture à l’image s’exprime encore, et dès les plus hautes époques, par l’amplification de certains déterminatifs, amplification qui les fait échapper à la typographie pour les établir soit comme pures images, soit à mi-chemin entre les deux systèmes d’expression. Dans la tombe de Raemka (5e dynastie), on voit un chasseur prendre au lasso un libex (scène constituant l’un des éléments du spectacle offert au défunt) (16). L’inscription se lit : « Prendre au lasso (sph) un ibex (ni3) par un chasseur (in nw) ». Aux trois mots manquent les déterminatifs : un lasso, un libex, un chasseur, c’est-à-dire très précisément, et dans la succession de gauche à droite qui est celle, ici, de l’écriture, ce que l’image nous donne à voir. L’absence n’en est pas une, car c’est bien évidemment la scène tout entière qui constitue le déterminatif global de la phrase. Dans la tombe de Ptahhotep déjà citée, un tableau montre le défunt assis, accompagné de la légende : « Que soit accomplies pour lui (diverses cérémonies)… par le prêtre-lecteur » (17). Le déterminatif de ce dernier mot, un personnage debout tenant un rouleau de lecture, apparaît à sa position typographique normale, mais agrandi au module de l’image. Transgressant à nouveau nos catégories, il s’établit dans l’incertitude ou, plus exactement, la polyvalence sémiotique, et affirme bien nettement la volonté des scribes-artistes égyptiens de n’établir au sein de la signifiance aucun clivage décisif, aucune discontinuité, aucune hiérarchie.
De cette fonction imageante constamment mise en oeuvre par l’écriture égyptienne, il reste un dernier aspect particulièrement important, concernant l'orientation du discours écrit dans l'espace de son support, espace du bâtiment ou espace de l'image à laquelle il s'intègre (18). A la différence en effet de la plupart des écritures, l'écriture monumentale égyptienne ne possède pas une seule orientation mais quatre, puisqu'elle peut s'écrire en lignes ou en colonnes, de droite à gauche ou de gauche à droite. Cette mobilité spatiale de l'écriture fut par les penseurs égyptiens chargée de sens, traitée comme un outil sémiotique capable d'enrichir et de diversifier l'expression. L'exemple le plus évident réside dans l'usage qui fut fait de l'écriture pour souligner l'axialité de l'édifice sacré. Aux pylônes des temples, aux portails, aux corniches, les bandeaux épigraphiques convergent en symétrie-miroir, dirigeant le regard impérativement, vers la nervure solaire de l'édifice, où s'exprime symboliquement l'ordre suprême du Cosmos. L'écriture accompagne, par le déroulement de sa lecture, le mouvement du monument, accuse la subordination du latéral à l'axial, de l'extérieur à l'intérieur, du profane au sacré. A ce point, écriture et image respectent les mêmes règles typographiques et symboliques. Du fond du sanctuaire émane le dieu-hôte, de l'extérieur vers l'intérieur s'avancent les dieux visiteurs ou le roi en fonction de grand-prêtre, et c'est vers le dehors de la clôture sacrée que le roi menaçant repousse les forces du mal (19).
Le domaine des dieux n'est pas le seul d'ailleurs à bénéficier de ce surcroît de sens offert par la spatialisation des signes de l'écriture. Aux parois des cercueils, dès l'Ancien Empire, s'édifie une logique de l'orientation de l'écrit qui aboutit à faire converger les formules funéraires vers le visage du mort, la momie devenant en quelque sorte le déterminatif concret du texte sacré tout entier. Tandis qu'au sein même de l'image, la disposition des signes indique la direction d'une contemplation, désigne l'émetteur ou le récepteur d'un ordre, d'un discours, ou traduit la diffusion spatiale de la musique. Ce n'est plus statiquement que l'écriture ici définit ses affinités avec le monde de la figuration. Par son adhérence spatiale aux actes de la vision ou de l'action, l'écriture devenue active, vocative, participe étroitement à la dynamique de l'image (20).
Il est temps de conclure. Les quelques exemples réunis ici ont permis de constater combien, dans l'univers sémiotique des anciens Egyptiens, image et texte s'unissaient de la façon la plus intime, la plus complice, au point de dissoudre cette infranchissable frontière qui, dans la pensée occidentale, fait de l'iconique et de l'écrit des systèmes autonomes, aux convergences rares. Plutôt que de ramener sans cesse l'art égyptien à n'être qu'une étape primitive d'un développement devant mener à l'art européen, ne serait-il pas plus fécond de reconnaître en lui une voie différente, et par la suite abandonnée, celle de la quête d'une plénitude sémiotique où texte et image, contenu et expression auraient tenté de fusionner pour dire le mystère du monde, dans l'optimisme d'une perception réunifiée du réel et de l'imaginaire ?