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Reporticle : 147 Version : 1 Rédaction : 01/07/2004 Publication : 02/10/2015

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (2004, 6ème série – t. 15, pp. 201-211).

L'œuvre et ses interprètes

Le sujet me paraissait tout indiqué pour une séance de la classe des Beaux-Arts. Mais plus j'y réfléchissais - tout en le vivant, d'une certaine façon, au quotidien - plus il me semblait à la fois s'enrichir et se dérober. Curieusement, je n'en voyais plus, au fur et à mesure, et de manière croissante, que la redoutable complexité. Les relations entre auteurs et interprètes, pas toujours faciles, montrent l'ampleur de la question. Leurs points de vue sont forcément différents. L'idée qu'ils se font, l'un et l'autre, de l'œuvre, la connaissance qu'ils en ont, le sens dont ils l'investissent, se situent sur des plans bien distincts.

Fig. 1 – Imprimeurs J.E. Busschmann - Audition intégrale des dix sonates pour piano et violon de L. Van Beethoven, 1911, papier chromolithografié, 127 x 90 cm. Musée Vleeshuis, Anvers.
Photo KIK-IRPA, BruxellesFermer
Fig. 1 – Imprimeurs J.E. Busschmann - Audition intégrale des dix sonates pour piano et violon de L. Van Beethoven, 1911, papier chromolithografié, 127 x 90 cm.

Il est, aussi, des disciplines artistiques - la peinture, la photo, la sculpture - dans lesquelles, du fait de la relation relativement immédiate de l'œuvre avec le public, l'étape de l'interprétation est, sinon totalement évitée, en grande partie inexistante. L'intervention de l'interprète n'est, donc, pas commune à tous les arts À ceci près que, de bien des points de vue - compréhension, entendement, assimilation, relais de la communication - l'interprétation appartient au public. Le public, dont nous savons combien le contact avec les œuvres est différent, d'une discipline à l'autre. On ne visite pas un musée comme on assiste à une pièce de théâtre. Allais-je, prudemment, me limiter aux œuvres musicales ? Oui. Mais par quels biais les approcher, d'une part, et, d'autre part, vers quels aspects de l'interprétation orienter la réflexion ? La seule énumération des chapitres à ouvrir suffirait à couvrir le temps de cette causerie. Faut-il principalement parler des grands chefs-d'œuvre, justifier, essayer de comprendre le pourquoi de leur omniprésence, les raisons qui poussent à constamment les remettre en jeu ? Développer un discours sur l'histoire de leur interprétation ? Faut-il, au contraire, souligner le rôle essentiel de l'interprétation dans la révélation des œuvres nouvelles ou inconnues ? L'interprétation des grands chefs-d'œuvre, des monuments de l'histoire de la musique, est-elle vraiment confrontée à ce besoin de « re-musculation » dont parle Daniel Baremboin ? Faut-il, comme il le suggérait déjà voici trente ans, compenser, par une accentuation accrue des gestes expressifs, l'effet de certaines audaces qui, aujourd'hui, ont perdu de l'impact ? Au risque de surenchérir ? Mais en se souvenant que ceux qui jouent et qui écoutent Beethoven ou Berlioz aujourd'hui ont aussi entendu Stravinsky, Webern et Boulez... Quelle place accorder aux courants d'interprétation à l'authentique - sur instruments dits d'époque ? Et aux interprétations iconoclastes qui ont envahi certains festivals d'opéra ? Comment aborder la problématique de l'interprétation des œuvres ouvertes, mobiles ?

Fig. 2 – W.A. Mozart - Galimathias musicum KV 32 : fragments, manuscrit autographe, 1766, musique manuscrite, 24 x 32 cm. Bibliothèque nationale de France, département Musique, MS-242 (1), Paris.
Photo BNF-Gallica, ParisFermer
Fig. 2 – W.A. Mozart - Galimathias musicum KV 32 : fragments, manuscrit autographe, 1766, musique manuscrite, 24 x 32 cm.

Un certain nombre de notions seraient à préciser. La terminologie musicale n'est pas toujours très claire. Prenons « partition », par exemple. Un terme tout à fait courant. Pour certains, « la partition, c'est l'œuvre ». Ce qui, sans doute, à bien des égards, ne peut être contesté. Mais qu'il faut, néanmoins, nuancer! Qui pourrait affirmer qu'une œuvre musicale se réduit vraiment et totalement à ces quelques feuillets de papier, à cette « surface » couverte de signes et, souvent, chargée des retouches ou ajouts d'éditeurs soucieux, sous divers prétextes, d'y mettre leur marque... La relation très ambiguë, dans une partition, entre données relativement absolues et données absolument relatives, constitue un des problèmes auxquels sont confrontés les interprètes. La notation musicale est un code à la fois très compliqué et terriblement lacunaire. Elle ne définit les choses que jusqu'à un certain point. Le timbre, par exemple - comment noter un timbre autrement que d'une façon tout à fait générale ? - ou le tempo, les rapports dynamiques et tant d'autres paramètres... En quelque sorte « ouverte », puisque elle est dans l'attente d'être interprétée, l'œuvre n'est, à aucun point de vue, un produit fini. Et il y a des œuvres de toute sorte. Quatuor à cordes, Sonate pour piano, Symphonie, Quintette à vent, Opéra : voilà des formes, des genres musicaux qui ont, tous, leurs particularités. Jusqu'à un certain point, leur pratique suscitera des approches interprétatives différentes. Ne fût-ce que pour des raisons techniques : les problèmes à résoudre sont, dans chaque cas, très spécifiques. On n'aborde pas les œuvres de musique de chambre, les mélodies accompagnées au piano ou les grandes masses symphoniques de manière identique. Même si les principes de base, l'attitude à l'égard des œuvres, à quelque genre qu'elles appartiennent, reposent sur des principes relativement immuables. « L'œuvre et ses interprètes » : le pluriel souligne qu'ils peuvent être nombreux, les interprètes de certaines œuvres, ces explorateurs du beau, avec, chacun, leur regard et leur sensibilité. Dialectique du répétitif et du renouvellement.

Pour mieux circonscrire mon sujet, j'aurais pu utiliser un sous-titre ; par exemple : « identité et exploration ». Identité de l'œuvre : unique, jusqu'à un certain point immuable et profondément secrète. Roman Jakobson considère - c'est un point de vue de linguiste que ce qui est remarquable et essentiel, en musique, c'est qu'un morceau puisse être reconnu. Différentes interprétations d'une même œuvre peuvent être proposées, sans que son image globale en soit affectée. Parfois très sensible, la diversité des approches n'altère pas l'identité de l'œuvre. Il y a, dans ses caractères et dans sa forme quelque chose d'inaltérable. Quelle que soit l'interprétation de l'œuvre, rien ne peut être opposé, substitué à son identité. Elle est, elle-même substitut, substitut du monde comme le note Michel Imberty, dans « Les écritures du temps ». Substitut du monde par la transformation de représentations intérieures - objets symboliques - en moyens d'investissement du réel. Inaltérable identité de l'œuvre, donc, mais, aussi, - et c'est ici que la relation dynamique prend ses racines - cheminement infini de son exploration : car, comme le note Françoise Escal : le texte, dans et par l'interprétation, est sans cesse en état de renouvellement. Il y a, dans l'œuvre, inaltérable, quelque chose d'inépuisable.

Interprétation n'est pas exégèse. C'est pourquoi il faut faire appel à la notion de processus pour bien saisir ce qui se passe dans la chaîne musicale. Processus de composition, de transcription de l'idée sonore (le son, substance de la musique) en signes graphiques - processus d'élaboration de cette idée par l'écriture - processus de lecture du texte, de sa médiation (Wilhelm Furtwaëngler aimait parler, à ce propos, de « la loi de l'improvisation ») et processus de réception, d'écoute - l'écoute de la musique : opération de réécriture dans laquelle l'auditeur est totalement investi.

Le sens de la musique n'est pas seulement déterminé par le compositeur (et l'interprète) mais aussi par l'auditeur souligne Françoise Escal. L'idée d'interactivité doit, donc, elle aussi, être suggérée : interactivité entre l'œuvre agissante et celui ou celle qui la joue. L'interprète n'est pas une machine, il réagit, prend des initiatives, fait des choix. C'est avec sa sensibilité personnelle, fortement marquée par celle de son temps, qu'il entre en relation avec l'œuvre. En la jouant, il nous livre d'elle quelque chose de particulier, quelque chose qui n'appartient évidemment qu'à elle mais dont il est seul à s'emparer. En se confrontant à un texte, l'interprète engage toute sa personne. En s'interposant, comme le dit Françoise Escal, entre le compositeur et l'auditeur, il est beaucoup plus qu'un simple porte-parole. C'est en tant qu'individu qu'il joue l'œuvre. Ses points de vue sont, donc, subjectifs. Mais, dans cette subjectivité, il y a quelque chose de collectif. L'individu-interprète joue en tant que membre d'une collectivité et sous le regard de celle-ci...

Et voici le public, encore un maillon de la chaîne. Son rôle accompagnateur, voire incitateur, n'est pas neutre, sa responsabilité n'est pas banale. Il est, en quelque sorte, au centre du jeu. Avec une part de liberté assez relative, puisque l'éducation qu'il a reçue, l'action des media, le jeu économique et les situations sociales pèsent, sur lui, de tout leur poids... Oui, il faut, il fallait, sans doute, rappeler tout cela. Mais, à vrai dire, au-delà de ces considérations, c'est surtout de ce à quoi veulent et doivent se mesurer les artistes, de ce qui les fascine et les mobilise, des obstacles qu'ils se choisissent, dont ils ont besoin et qui, ce n'est pas un paradoxe, les poussent toujours plus avant, que j'aurais voulu parler, de tout ce qui, par rapport à chaque mise en chantier - qu'il s'agisse d'écriture ou d'interprétation - aux différents stades de l'ensemble des processus, en plus d'interpeller imagination et créativité, implique dépassement de soi. La résistance de l'écriture, pour le compositeur inertie et approximations du système de notation, nécessité d'en exploiter les ambiguïtés, mais aussi et surtout : problèmes de formulation, nécessité de couler dans l'écrit ce qui n'appartient qu'au temps. La résistance, aussi, de la chose écrite, pour l'interprète - relative opacité des codes : comment remonter aux sources, retrouver ce qu'il y a d'initial dans l'œuvre, en ne disposant que de ce que livre la partition ?

L'idée de dépassement, d'aller au-delà, de franchir les limites connues du langage, du possible, de l'imagination, le besoin irrésistible de creuser toujours plus profond, de pétrir plus intensément, n'est-ce pas ce qui fonde l'ambition artistique ? Ce phénomène de fascination pour ce qui est hors du connu mériterait d'être étudié en profondeur. Nous n'y arriverons certainement pas aujourd'hui. Car il faudrait aussi parler des effets innombrables sur la musique - composition, interprétation, écoute de l'évolution technologique.

À plus d'un point de vue, le processus musical est, désormais, infléchi, marqué par cette donnée relativement nouvelle. Les conditions du concert et du direct choquent de plus en plus l'auditeur dont l'érudition est devenue aussi technique que maniaque écrit Pascal Quignard. C'est l'audition de l'acoustique. C'est l'audition de ce qu'on maîtrise, dont on peut augmenter ou diminuer le volume, qu'on peut interrompre, ou dont on peut au doigt et à l'œil déclencher la toute puissance.

La fixation des œuvres et de leurs interprétations sur des supports technologiques de haute fidélité, cette mise en mémoire en quelque sorte photographique, tout en leur offrant des moyens de diffusion extraordinaires, les met dans une situation très nouvelle. Parallèlement à la partition, ce sont les versions enregistrées qui, valables ou non, font, aujourd'hui, de plus en plus, autorité. Y compris sur le plan pédagogique. Au risque de créer des normes d'interprétation. Et d'enfermer les œuvres dans une vision uniformisée, éventuellement erronée et, de toute façon datée, de ce qu'elles sont foncièrement. Ce qui pourrait, ne fût-ce que momentanément, faire obstacle à d'autres démarches, entraver une part de liberté, imposer certaines interprétations comme idéales, « provisoirement définitives » - une aberration. La partition est, alors, supplantée, submergée par la version enregistrée. Domination de l'oral sur l'écrit. N'oublions pas qu'un disque procède d'une succession d'opérations de captation et de montage. Il ne fournit de l'œuvre que la pétrification d'une interprétation plus ou moins trafiquée. Il la coule dans un moule. La livre au répétitif.

L'interprète n'a plus, alors, la pleine maîtrise de ce temps très particulier de la musique, fait de perception immédiate et d'investissement de l'instant. Ce qui, par essence, appartenait à l'éphémère se trouve, désormais, gravé dans la matière et reproductible à l'infini. Et l'œuvre devient objet.

Pour illustrer quelques aspects de ce que je viens d'énumérer, je vais brièvement risquer le mode anecdotique. En cinq temps :

1er temps : Une grande salle de concert. Le public est nombreux. Sur scène : quatre vingt musiciens jouent une symphonie. Désarroi dans l'assistance: l'œuvre - un « tube » - surprend: on ne lui connaissait pas ces accents-là.

2e temps : Quelques semaines plus tôt, dans son studio, le chef de l'orchestre lit et relit la partition de cette symphonie. Il scrute ce texte célèbre et supposé connu, comme pour en arracher la vérité vraie. En retrouver une sorte de vibration initiale. Il est à la recherche de ce qui, en elle, est latent - l'image est de Michel Imberty - latent, arrière-monde ou arrière-pensée. À l'affût, il se concentre. Il écoute la symphonie renaître dans le silence. Peu à peu, mouvement, figures, timbres, harmonies, rythmes, phrases : les éléments de l'œuvre se mettent en place. Ils s'assemblent dans l'esprit de l'artiste. Leur agencement prend un sens particulier à ses yeux écoutant. Les motifs trouvent leur caractère Les grandes lignes sonores de la symphonie surgissent de l'apparent silence. Elles trouvent leur logique et leur évidence.

3e temps : Dans les coulisses de la salle de concert, quelques instants avant une répétition, un clarinettiste travaille un trait de la symphonie sans trop se soucier du vacarme qui l'entoure. Seule, la musique existe, alors, pour lui. Car l'ouïe est une vue du dedans.

4e temps : Avril ou mai 1893. Dans un petit salon, à Saint-Pétersbourg, un musicien, Peter-Illiytch Tchaïkovski, compose la symphonie. Il aligne des notes. Il construit des accords, combine des figures. Écriture des sons. Il ignore forcément tout du sort qui sera réservé à son œuvre. Il ignore même si il arrivera à en achever l'écriture.

5e temps : Un soir, sur une autoroute, quelques mois après le concert, une dame est au volant de sa voiture. En conduisant, elle écoute la radio. C'est la symphonie du concert, en retransmission différée...

Ce qui se passe dans cette petite histoire imaginaire mais plausible n'est pas banal. Dans ce qui relie ces différents moments, temps chronologique, temps musical et temps historique sont intimement mêlés. Par l'œuvre, en elle et en son interprétation, passé et présent sont entrés en dialogue. Des parcours humains se sont rencontrés. Toute œuvre d'art est l'enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments. C'est Kandinsky qui a dit cela. Cette œuvre, cette symphonie a une histoire. Elle est composée selon les lois d'un langage.

Tout ce qu'elle porte et à quoi elle se rattache, tout ce à quoi elle renvoie - le passé de son auteur, une certaine représentation mentale de la musique, une sensibilité collective - d'où vient que nous en soyons à ce point marqués - possédés ?

Tchaïkovski a écrit la symphonie, le chef d'orchestre l'a dirigée, les musiciens l'ont jouée, le public l'a écoutée sans totalement la reconnaître - la dame aussi, dans sa voiture. Nul ne sait, cependant, nul ne saura jamais ce que Tchaïkovski aurait pensé de l'interprétation de sa symphonie si il avait assisté à ce concert.

Car il n'y a pas de littéralité musicale nous dit Michel Imberty. Car il n'y a pas de littéralité musicale et car le temps fait son œuvre. Le temps qui agit, transforme, change les points de vue, marque les sensibilités et qui, tel un guide un peu erratique, oriente nos manières de voir, écouter, entendre, sentir. Dans un des textes de ce petit livre passionnant, que vous connaissez sans doute, « Les testaments trahis », Milan Kundera polémique à propos de la traduction littéraire. Irrité par le sort fait, selon lui, aux œuvres de Kafka, il écrit : L'autorité suprême, pour un traducteur ; devrait être le style personnel de l'auteur : Cette remarque nous conduit peut-être enfin au cœur du sujet. Grâce à ce mot aux significations pour le moins entrecroisées : « style ». On parle de style gothique ou baroque, du style classique, de style romantique, impressionniste, mais aussi du style mozartien ou wagnérien, du style français ou italien, comme de « modern style », du style art-déco... ou de celui de Kafka. On dira que telle ou telle œuvre « a du style». On soulignera les qualités « stylistiques » de telle ou telle interprétation. Le style, c'est l'homme, disait Buffon, confirmé deux siècles plus tard, par Merleau-Ponty : J'ai reçu, avec l'existence, une manière d'exister ; un style. Toutes mes actions et mes pensées sont en rapport avec cette structure.

Fig. 3 – Vienna Mozart Orchestra - concert en costume donné annuellement à Vienne, 2008.
Photo Wikimedia CommonsFermer
Fig. 3 – Vienna Mozart Orchestra - concert en costume donné annuellement à Vienne, 2008.

Ce qui me paraît important, dans la phrase de Kundera, c'est l'insistance : « style personnel ». En accolant ces deux termes et en les rapportant à ce qu'il nomme « l'autorité suprême » - ce qui est propre à un auteur et qui, donc, d'un certain point de vue, lui appartient, Kundera soulève une question éthique. C'est l'œuvre comme message, émanation d'une conscience, d'une vision, d'une inspiration particulière, individuelle, l'œuvre comme témoignage intime, irréductible, qu'il met au centre du débat. L'œuvre, et le devoir de ceux qui s'en emparent pour la transmettre, de ne pas trahir ce qui, (parfois introuvable), en elle, est unique. Principe intangible : ce qui est dù à l'œuvre, c'est la reconnaissance d'elle-même, condition première et absolue de l'intelligibilité des messages dont elle est porteuse. Interdiction de brouiller les cartes ! Mais par quelles voies atteindre le cœur, saisir la nature de cette chose unique ? Comment pénétrer le mystère d'un « style » particulier ? Quels sont les chemins du juste « style » ? Selon Hegel, l'absence de style (c'est de l'œuvre qu'il traite mais pourquoi ne pas transposer ? l'application à l'interprétation semble plausible) l'absence de style (serait, notamment), l'effet d'un arbitraire subjectif qui, au lieu de se conformer à des lois, donne libre cours à son caprice et finit par adopter une mauvaise manière. Il faut, donc, se poser au moins deux questions : de quoi l'œuvre est-elle faite et comment ? Pourquoi cette œuvre-ci, à ce moment-là, dans ces conditions-là ?

Mais il n'y aura que des réponses partielles. Quelque chose demeurera toujours enfoui. Mystère des processus de symbolisation. Résistance de l'inconnaissable. Malgré tous nos efforts, quelque chose de l'art et de ses œuvres demeure inapprochable. L'œuvre est genèse, a écrit Paul Klee, l'œuvre est son histoire. Elle s'inscrit dans le temps de son histoire qui n'est que partiellement le nôtre. Ce que nous pouvons lire en elle n'est qu'un moment de cette histoire, un stade de cette genèse dont le style est une des clés. Que pouvons-nous savoir de la « manière » qu'avaient Mozart ou Chopin de jouer leur musique ? De leur « style » d'interprète ? Comment, dès lors, guider, canaliser, encadrer nos obligations, nos désirs de fidélité à leur égard ? Désirs non univoques, au demeurant, puisque l'on sait qu'au fil du temps, ils correspondent à des visions évolutives...

Fig. 4 – London Philharmonia Orchestra - enregistrement des cantates de Bach, orchestre conduit par Otto Klemperer, ca. 1967.
Photo Aryeh OronFermer
Fig. 4 – London Philharmonia Orchestra - enregistrement des cantates de Bach, orchestre conduit par Otto Klemperer, ca. 1967.

Des Passions de Bach conduites, dans les années trente, par Mengelberg puis Klemperer à la tête d'orchestres et de masses chorales gigantesques, à celles proposées aujourd'hui par Harnoncourt, Kuijken et Herreweghe, la trajectoire est à la mesure non seulement des progrès dans une certaine « connaissance » des styles baroques mais aussi de la conjugaison d'une évolution du goût, de la transformation des attentes et conceptions esthétiques et des changements intervenus, notamment à la faveur des conquêtes technologiques, dans le regard qu'à travers les œuvres, nous posons sur nous-mêmes. Pour Charles Rosen, le concept de style (...) répond à un besoin de l'esprit : il procure un mode de compréhension. Au-delà du savoir, des connaissances relatives aux idées, aux modes de vie et de communication historiques, la recherche stylistique serait-elle, finalement, le seul moyen pour accéder à l'authenticité du message ? Souvenons-nous de Husserl : l'œuvre est objet intentionnel. Tout, en elle, procède de l'intention initiale, parfois fugitive, telle une illumination. L'intention est, en l'œuvre, ce qu'il y a de plus intime, profondément secret et indicible. N'est-ce pas, justement, pour essayer d'exprimer cet indicible que les créateurs produisent les œuvres ? Les donnent à interpréter, à écouter, à lire, à regarder. Sans toutefois entièrement renoncer à elles ? Pourquoi le Virgile d'Herman Broch veut-il brûler l'« Énéide » ? Je reconnais à l'homme tous les devoirs ; dit-il à Octave, je reconnais à l'homme tous les devoirs ; car lui seul est le support du devoir ; mais je sais que l'on ne peut imposer à l'art aucun devoir ; ni le devoir de servir l'État ni aucun autre ; on en ferait autrement un art factice (...) Virgile perçoit le piège : il comprend la manœuvre usurpatrice.

Il refuse d'accorder à son œuvre la fonction glorificatrice sur laquelle compte Octave en faveur de Rome. Quelque chose de viscéral, en lui, ne peut se soumettre à la mascarade : ce lien secret, ineffable, incorruptible, investi de l'intention intime, ce lien sacré qui, au prix d'un labeur insensé, a permis à son œuvre de voir le jour ne peut être perverti. Pourquoi Stravinsky refuse-t-il à Ansermet de faire une coupure dans la musique de son ballet « Jeu de cartes » ? Il lui lance le magnifique et désormais célèbre vous n'êtes pas chez vous, mon cher : L'œuvre est, en quelque sorte, son auteur comme elle est sa propre histoire. On n'en dispose pas n'importe comment et sous n'importe quel prétexte.

Relisons la phrase de Kundera et poursuivons avec lui : L'autorité suprême, pour un traducteur ; devrait être le style personnel de l'auteur : Mais la plupart des traducteurs obéissent à une autre autorité : à celle du style commun du « beau français » (du bel allemand, du bel anglais, etc.), à savoir du français (de l'allemand, etc) tel qu'on l'apprend au lycée. Le traducteur se considère comme l'ambassadeur de cette autorité (...)

C'est à ce qu'il y a d'intraduisible, d'irréductible et, donc, aussi, d'irréfutable et de proprement intransmissible, dans l'œuvre, que l'écrivain fait, ici, allusion. Tout en mettant en garde contre la tentation d'un transfert vers le « beau » conjoncturel, conventionnel et extérieur. Traduction littéraire et interprétation musicale procèdent par mutation. Mutation de vocabulaire, de syntaxe, de référents linguistiques pour l'une, passage de l'immobilité du livre à l'envol dans le temps et dans l'espace pour l'autre. Comment assurer, mesurer, apprécier la pertinence d'exécution de ces opérations complexes et risquées ? Comment les soustraire à certaines dérives : appropriation, démagogie, imposture, dénaturation ? Nécessité d'exprimer, de dire, d'inventer, de partager, de comprendre, d'arracher au ciel quelque chose de son impérissable, de son effroyable beauté : voilà d'où viennent les œuvres. Il y a cette phrase de Schoenberg : il n'est pas de chef-d'œuvre qui n'ait apporté un message nouveau à l'humanité.

L'œuvre d'art comme pédagogie de l'humain, de l'histoire et du monde. On songe à Picasso : l'image que nous avons de la nature, c'est aux peintres que nous la devons. Les œuvres seraient-elles en quelque sorte les gènes de notre sensibilité ? Les sillons qu'elles creusent en nous sont d'une insondable profondeur. Signes ambigus, témoignages dynamiques des visions du monde qui se sont succédées au fil du temps, elles sont autant de traces de l'histoire humaine. L'effort de réappropriation que nous faisons en les jouant ou en les écoutant, en les contemplant, en les lisant, en les traduisant est sous-tendu par un ardent besoin de connaître et de comprendre ce que nous sommes, d'où nous venons et vers quoi nous allons.

Si nous rapprochons les phrases déjà citées de Schoenberg (il n'est pas de chef d'œuvre qui n'ait apporté un message nouveau à l'humanité) et de Picasso (l'image que nous avons de la nature, c'est aux peintres que nous la devons) de celle de Kandinsky, (toute œuvre d'art est l'enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments), une idée semble se dégager : pour appréhender l'univers et pour communiquer entre eux, les hommes cherchent des références et des modèles, des points d'appui. Face à l'inconnu, ils posent des jalons. Ces jalons, ce sont les livres, les poèmes, les monuments, c'est la peinture, la poésie, ce sont les opéras et les symphonies.

Fortes et fragiles, ces productions du cœur et de l'esprit, ces « œuvres » expriment un besoin irrépressible et, sans doute, désespéré de connaissance, d'évasion et de beauté. Aspiration désespérée. Nostalgie. Volonté de transformer. Sentiment de perte, d'oubli, de mort. Désir de vie et de pérennité. L'interprétation, cette « visitation » toujours à refaire, noue des fils. Elle tisse, entre les hommes, les liens très mystérieux d'un chant exploratoire infini. Notre civilisation du bruit ne risque-t-elle pas d'étouffer cette voix ténue ? Quand la musique était rare, écrit Pascal Quignard, sa convocation était bouleversante. Aurait-elle cessé de l'être ?

Il est temps de conclure. Cette causerie ne pouvait, hélas, qu'effleurer un sujet trop vaste. Elle n'a fait que soulever, évoquer une série de questions, montrer, peut-être, leur actualité. Son propos : mettre en évidence l'importance, la richesse et la complexité de processus trop méconnus est-il, néanmoins, atteint ? N'est-ce pas plutôt sur le plan de la transcendance qu'il aurait fallu situer la réflexion ? Transcendance de l'éphémère et de la fragilité. Transcendance de l'instant qui, soudain, s'arrête, « miniature d'éternité ».