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Art en général - Epoque contemporaine - Etats-Unis - Histoire de l'art Pierre Arese Robert Rauschenberg, arts scéniques et spatialité(s) Étude des relations interdisciplinaires et de leur impact sur son oeuvre (1951-1968)
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Reporticle : 129 Version : 1 Rédaction : 15/04/2015 Publication : 24/04/2015

Robert Rauschenberg, arts scéniques et spatialité(s)

Aux Etats-Unis, la décennie 1950 voit l’apparition d'une nouvelle avant-garde marquée par un esprit d'ouverture accrue, et une volonté de décloisonnement des disciplines artistiques traditionnelles. À sa tête, un groupe hétérogène constitué d'artistes plasticiens, de compositeurs et de chorégraphes, privilégie une approche commune et interdisciplinaire, qui initie le dépassement des spécificités esthétiques propres à chacun de leur médium. Parmi eux figure un jeune artiste, bientôt considéré comme l’un des grands noms de l’art américain émergeant à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Il s’agit de Robert Rauschenberg (1925- 2008), dont l’œuvre plastique difficilement classable semble faire le pont entre la planéité d’une peinture héritée de l’Expressionnisme abstrait, et la tridimensionnalité caractéristique de la sculpture. Cette étude revient sur une partie de la production élaborée par l’artiste durant les décennies 1950 et 1960, plus particulièrement en terme de spatialité(s) mobilisée(s).

Créer une œuvre d’art suppose un investissement permanent de l’espace. Cette notion physique s’apparente à une propriété à la fois intrinsèque et extrinsèque de l’objet d’art, quel qu’il soit. Toute création s’offre à l’expérience perceptive par le truchement de la portion d’espace qu’elle mobilise, et dans laquelle elle se déploie. À partir du XVIIIe siècle, la pensée esthétique occidentale dominante tend à instaurer un paradigme nouveau, fondé sur la différenciation nette entre les arts voués à une mobilisation spatiale – ou arts de l’espace –, et ceux destinés aux impératifs de la durée – les arts du temps. Un projet théorique qui trouve un écho favorable, et un relais parmi certaines personnalités phares de la critique artistique du XXe siècle (1). La peinture et plus généralement les arts plastiques investissent dès lors le champ de l'espace, alors que la musique, le théâtre et la poésie caractérisent celui du temps. De la même façon que la peinture s’oppose à la poésie, les dimensions temporelle et spatiale s’opposent dans cet axiome théorique figé.

En parallèle à cette conception formaliste dûment codifiée, une nouvelle tendance voit le jour, dont Rauschenberg est indubitablement l’un des principaux architectes. Pendant près de vingt ans, son œuvre va évoluer depuis la simple surface bidimensionnelle colorée, jusqu’à la réalisation d’assemblages hétérogènes en volume, et la mise au point de spectacles chorégraphiés complexes et variés. Une œuvre hétérogène qui semble s’épanouir au contact d’expériences sans cesse partagées. Comme nous le verrons, les relations et les interactions interdisciplinaires qu'il entretient tout au long de cette période de production intense le conduisent a priori à reconsidérer la spatialité de ses œuvres. Ce terme de relation ne s'apparente peut-être pas seulement à un transfert de techniques – ou en d'autres termes à une tentative d'adaptation d'un ensemble de techniques spécifiques d'une discipline à une autre –, mais plutôt à l'incorporation consciente ou inconsciente d'idées, de notions, de conceptions majoritairement esthétiques qui ont pu influencer, orienter, ou favoriser la constitution, l'appropriation – et en ce qui nous concerne la compréhension – d'un espace plastique ou réel apparemment sujet au changement. C’est en tout cas ce que nous tenterons de découvrir.

Pour Rauschenberg, la scène a toujours constitué un domaine d’expérimentations privilégié. Que ce soit au Black Mountain College (2) – où l’artiste participe notamment au célèbre Untitled Event de 1952 –, dans la troupe du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2009) – qu’il rencontre par l’intermédiaire du compositeur John Cage –, ou au sein du Judson Dance Theater la danse, la représentation théâtrale, ainsi que les créations exclusivement dédiées à la scène matérialisent un pan non négligeable – mais relativement méconnu – de sa production artistique.

L’objectif de cette analyse s’apparente à une tentative de mieux cerner l’apport qu’ont pu avoir les arts de la scène sur la spatialité inhérentes aux principales œuvres peintes, assemblées ou jouées que l’artiste crée entre 1951 – élaboration du premier monochrome et émancipation de l’apprentissage scolaire –, et 1968 – date de la dernière performance dans le cadre du Judson Dance Theater. Concrètement il s’agira de répondre entre autres choses aux questions suivantes : quelles sont les caractéristiques spatiales de ces œuvres ? Y-a-t-il une évolution dans la façon dont Rauschenberg s’approprie l’espace plastique ou réel mobilisé pour leur création ? Et surtout, comment et en quoi les arts de la scène ont-ils eu une incidence sur son appropriation plurielle de l’espace ?

Untitled Event (1952), Black Mountain College

La naissance de l'Untitled Event (3) – considéré comme le premier happening de l'histoire – repose avant tout sur la mise en place de paramètres précis, élaborés par son créateur John Cage. En l'occurrence la sélection de participants, l'assignation de tâches propres à effectuer par chacun d'eux, la délimitation d'un espace scénique, et enfin le choix d'une durée à respecter – des « tranches de temps » accordées aux intervenants et dûment notées sur partition.

Depuis quelques années déjà, Cage caresse l'idée d'organiser un événement artistique pluridisciplinaire et théâtral, dans un espace fédérateur, révélateur d’une action intermédiatique assumée comme telle. C'est finalement lors de la session d'été de 1952 du Black Mountain College que son souhait se concrétise. L'Untitled Event prend place dans le réfectoire de l'établissement, seul espace susceptible de contenir la totalité des participants et des spectateurs – ces derniers étant composés en grande majorité d'étudiants, de professeurs, ainsi que de leurs familles respectives. Cage présente la configuration spatiale de l'Event en ces termes :

La disposition de sièges dans mon premier "happening" à Black Mountain en 1952 était un carré composé de quatre triangles qui convergeaient vers le centre sans se toucher. Le centre était un vaste espace qui permettait le mouvement avec les allées entre les quatre triangles aussi. Le public pouvait se voir, ce qui, naturellement, est l'avantage de tous les théâtres en rond. Le gros de l'action se passait en dehors de ce carré (4).

Fig. 1 – Dessin préparatoire élaboré par Cage en vue d’organiser l’espace utilisé lors de l’Untitled Event (1952). Les quatre triangles représentent les gradins réservés aux spectateurs. Les actions devaient donc prendre place principalement dans les allées centrales qui coupent en diagonale l’espace total. Source : FETTERMAN (William), John Cage's Theatre Pieces, Notations and Performances, Amsterdam, Harwood Academic Publishers « Contemporary Music Studies »), 1996, p.99.
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Fig. 1 – Dessin préparatoire élaboré par Cage en vue d’organiser l’espace utilisé lors de l’Untitled Event (1952).
Fig. 2 – Croquis préparatoire destiné à préciser le partage des tâches lors de l’Untitled Event. Source : Photo FETTERMAN (William), John Cage's Theatre Pieces, Notations and Performances, Amsterdam, Harwood Academic Publishers GmbH (coll. « Contemporary Music Studies »), 1996, p.100.
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Fig. 2 – Croquis préparatoire destiné à préciser le partage des tâches lors de l’Untitled Event.

Lors de cette session d'été, la poétesse M.C Richards (1916-1999) – qui prend également part à l'évènement – termine la traduction anglaise du Théâtre et son double (1938) de l'écrivain, poète et essayiste Antonin Artaud (1896-1948). Dans cette série d'essais théoriques célèbres, Artaud insiste particulièrement sur l'utilisation d'une scène théâtrale ouverte, où spectacle et spectateurs seraient les deux points focaux d'un même espace. L'auteur préconise notamment une salle « close de quatre murs, sans aucune espèce d'ornement, et le public assis au milieu de la salle, en bas, sur des chaises mobiles qui lui permettront de suivre le spectacle qui se passera tout autour de lui. » (5) Artaud plaide également pour une libération du geste théâtral vis à vis du texte. De ce fait, l'absence de texte n'élimine pas le jeu des acteurs, et « s'il y a texte, il ne détermine pas pour autant la représentation » (6). L'autonomie et l'indépendance prônées par l'écrivain français vont avoir une profonde incidence sur la construction de l'Event, comme sur la pensée de Cage, et implicitement sur celle de Rauschenberg.

Plusieurs principes clés sont développés et apparaissent lors de cet événement artistique sans précédent. Véritable spectacle multimédia, l'Event met en scène plusieurs intervenants issus de champs disciplinaires divers et variés. Chacun d'eux produit une activité artistique indépendante et déterminée a priori. Bien que les nombreux témoignages de cette soirée au College divergent quelque peu, il semble que la description formulée par Cage soit l'une des plus complètes :

Á un bout d'une salle rectangulaire, dans le sens de la longueur, il y avait un film et à l'autre bout des diapositives. J'étais sur une échelle et je faisais une conférence qui contenait des silences et il y avait une autre échelle sur laquelle M.C. Richards et Charles Olson montaient à différents moments. Pendant les périodes que j'appelle tranches de temps, les artistes étaient libres, avec certaines limites – je pense qu'on pouvait les appeler cases – des cases qu'on n'est pas obligé d'occuper, comme un feu vert pour la circulation. Jusqu'à l'arrivée de cette case, ils ne pouvaient rien faire, mais une fois qu'elle était là, ils pouvaient faire quelque chose aussi longtemps qu'ils voulaient. Robert Rauschenberg jouait d'un vieux phonographe qui avait un cornet et un chien sur le côté qui écoutent, et David Tudor jouait du piano, et Merce Cunningham et d'autres danseurs naviguaient dans le public et autour du public. Il y avait des tableaux de Rauschenberg suspendus au milieu du public […] je crois qu'il a seulement utilisé les blancs [les White Paintings]. Ils étaient suspendus à différents angles, comme un dais au-dessus des spectateurs.[…] Je me rappelle une dame qui est venue au commencement, Mrs. Jalowetz […] elle m'a demandé où était la meilleure place et je lui ai dit qu'elles étaient toutes également bonnes (7).

Fig. 3 – Robert Rauschenberg (1925-2008), White Paintings [Peintures blanches]. 1951, peinture au latex sur toile, 182,88x274,32cm. (San Francisco, SFMOMA).
Photo 2014 The San Francisco Museum of Modern Art / Robert Rauschenberg Foundation / Licensed by VAGA, NY).Fermer
Fig. 3 – Robert Rauschenberg (1925-2008), White Paintings [Peintures blanches]. 1951, peinture au latex sur toile, 182,88x274,32cm.
Fig. 4 – Robert Rauschenberg (1925-2008), Small Red Painting [Petite peinture rouge]. 1954, papier de bande-dessinée, toile cirée, textile, peinture à l’huile et acrylique, boule à neige sur toile, 69,8x53,3x12,7 cm, (Collection privée).
Photo 2014 Artnet Worldwide Corporation.Fermer
Fig. 4 – Robert Rauschenberg (1925-2008), Small Red Painting [Petite peinture rouge]. 1954, papier de bande-dessinée, toile cirée, textile, peinture à l’huile et acrylique, boule à neige sur toile, 69,8x53,3x12,7 cm, (Collection privée).

L'Untitled Event est un épisode artistique important pour Rauschenberg. Outre la mise à contribution des White Paintings (8) – utilisé pour leur qualité réflexive artificielle –, le jeune artiste rentre véritablement en contact avec diverses considérations théoriques et esthétiques nouvelles. Plus particulièrement la multiplicité, l'hétérogénéité, la simultanéité, l'indépendance, ainsi que « l'interpénétration » et la « non obstruction » – qui matérialisent selon Cage la prise en compte d’évènements non intentionnels et non maîtrisés. Au sein d'un même espace – en l'occurrence scénique –, plusieurs événements disparates peuvent se dérouler conjointement, simultanément, et indépendamment les uns des autres. Chacun des intervenants obéit à un plan prédéfini, mais aucune de leurs actions ne sont destinées à se soumettre ou à prendre le pas – de la même manière, certains éléments peuvent apparaître de façon tout à fait intentionnelle. La synergie et l'utilisation d'une scène théâtrale en rond – par opposition à la configuration théâtrale à l'italienne, qui conditionne une appréciation frontale de la scène par les spectateurs – permet également d'effacer pendant un laps de temps prédéterminé, la ligne de séparation entre l'espace de l'œuvre et l'espace du spectateur, et faire symboliquement se rapprocher la sphère artistique de la sphère réelle. Un élément auquel les propos de l'artiste feront écho quelques années plus tard, lorsqu'il déclarera vouloir justement agir dans l'espace qui les sépare (9).

Il semble que Rauschenberg mette un certain temps à intérioriser efficacement cet ensemble de notions esthétiques et théoriques, qui vont néanmoins imprégner la dimension spatiale de son œuvre plastique d’alors. Avec la série des Red Paintings débutée en 1953, le travail de la surface se complexifie considérablement. Outre l'élargissement manifeste de la palette – utilisation épisodique de bleu, de jaune et de brun –, ces tableaux présentent également différents effets de texture obtenus par l'emploi de techniques diverses et variées : tamponnages, coulures, raclages de la toile à l'aide de plusieurs instruments, collages etc. Le plan du tableau est construit selon l'agencement grossier de strates colorées, ainsi que d'un travail expressif de la couleur et d'une pâte épaisse qui permet d'obtenir une forme de bas-relief caractéristique. Mais l'apport majeur de ces toiles se situe bien évidemment dans l'incorporation assumée des objets de rebut. Dès lors, l'intégration du réel sur la surface peinte ne se fera plus seulement au moyen du papier collé (10), mais par l'utilisation d'objets divers, maintenus dans leur intégrité physique. Un cap est désormais franchi dans l'assimilation du réel par l'artiste. En terme de spatialité, l'adoption des objets comme éléments à part entière de création est importante à plus d'un titre. Selon la position qu'ils occupent, ils permettent notamment de rompre la régularité structurelle du support. La rectangularité traditionnelle de la toile tendue est rompue au profit d'une irrégularité manifeste. Désormais, l'œuvre investit explicitement l'espace réel. Le collage autrefois exclusif de papier journal, laisse dorénavant place à une multitude de matières – carton imprimé, papier peint, textile – partiellement ou complètement recouvertes de peinture. La surface plastique s'ouvre à l'espace réel et entraine également la multiplicité des gestes et des textures. Peinture, collage, objets etc., l'intégralité de ces éléments se déploie indépendamment les uns des autres sur la toile, elle-même contenue dans un cadre épais. Ils forment un tout hétérogène, dont l'ensemble des composants parvient simultanément au regard du spectateur, contraint de fournir une lecture active de l'œuvre pour parvenir à en cerner les moindres détails. L'apport esthétique et théorique de l'Untitled Event se fait ici ouvertement sentir.

La deuxième série de Red Paintings et surtout les Combine Paintings – élaborés à partir de 1954 – mènent Rauschenberg à progressivement rompre avec l'espace bidimensionnel de la toile tendue, et à plonger toujours plus profondément dans l'hétérogénéité formelle. Une caractéristique qui n'est pas sans rapport avec son implication dans les arts de la scène, plus particulièrement la danse moderne.

Spectacles vivants

Fig. 5 – Merce Cunningham lors d’une représentation de son ballet Antic Meet en 1958.
Photo Marvin Silver.Fermer
Fig. 5 – Merce Cunningham lors d’une représentation de son ballet Antic Meet en 1958.
Fig. 6 – John Cage et Merce Cunningham au Black Mountain College en 1948.
The John Cage Trust.Fermer
Fig. 6 – John Cage et Merce Cunningham au Black Mountain College en 1948.

En 1954, Rauschenberg devient officiellement « resident designer » de la Merce Cunningham Dance Company. Pendant dix ans, l'artiste travaille à la réalisation d'une vingtaine de décors scéniques, la confection de nombreux costumes, ainsi que la gestion des lumières lors des représentations. Ce travail de longue haleine, qui mobilise toutes les compétences du jeune artiste, se développe dans un environnement créatif où les innovations plastiques personnelles et les créations spécifiquement dédiées à la scène, ne forment la plupart du temps qu'un seul et même objet de recherche.

Merce Cunningham est un personnage singulier. Après avoir notamment suivi les cours de musique dispensés par Cage à la Cornish School de Seattle en 1938, le danseur s'installe à New York pour y intégrer la compagnie de Martha Graham (1894- 1991). Il prend rapidement ses distances avec cette chorégraphe de grand talent dont il admire la technique, mais dont il déplore également la rigidité formelle et l'insistance accrue portant sur l'interdépendance entre musique et geste. Lui, aspire à une liberté de mouvement qu'il trouve notamment dans le recours aux procédés de hasard si chers à Cage. Chorégraphe révolutionnaire et danseur hors pair, Cunningham incarne le renouveau de la danse moderne à partir du début des années 1950. Les ballets qu’il conçoit font intervenir les principaux acteurs de la néo avant-garde américaine, qu'ils soient issus de la sphère visuelle ou sonore. Dès 1954, par le biais de la représentation de danse, la scène devient le lieu d'un investissement pluridisciplinaire commun. Dans cet environnement propice aux expérimentations diverses, John Cage fait encore une fois figure de maître à penser – les deux hommes se côtoient depuis la fin des années 1930 (11).

Comme il le rappelle dans l'essai « Space, Time and Dance » (12) (1952), le ballet classique a depuis longtemps institué le découpage linéaire de l'espace scénique, par l'utilisation accrue du système perspectif hérité de la Renaissance. Au début du XXᵉ siècle, les pionniers du ballet moderne ainsi que les principaux représentants de la danse expressionniste allemande, avaient quant à eux procédé au découpage de la scène en différentes zones autonomes, la plupart du temps sans relation les unes avec les autres. Cunningham, au travers de ses pièces de danse, va œuvrer à la réhabilitation des différentes aires spatiales de la scène théâtrale. En son sein, les différents éléments qui la compose – gestes chorégraphiés, musique, décors et lumières – sont inévitablement liés, mais gardent néanmoins une indépendance presque complète. Ce qui différencie ce type de spectacle des œuvres à portée totale de la fin du XIXᵉ siècle, où la scène est un lieu d'homogénéisation, de fusion et de synthèse entre les disciplines (13).

De la peinture au Combine : Minutiae

Fig. 7 – Robert Rauschenberg (1925-2008), Minutiae. 1954, peinture à l’huile, papiers journaux, photographies, verre, bois, métal, miroir, pastique, textile sur plaques de bois et toile, 215x205x78,74 cm, (Collection privée).
Photo 2014 about.com / ADAGP, Paris / Robert Rauschenberg Foundation / Licensed by VAGA, NYFermer
Fig. 7 – Robert Rauschenberg (1925-2008), Minutiae. 1954, peinture à l’huile, papiers journaux, photographies, verre, bois, métal, miroir, pastique, textile sur plaques de bois et toile, 215x205x78,74 cm, (Collection privée).

L'implication de Rauschenberg dans la Merce Cunningham Dance Company coïncide avec la création d'une œuvre unique, et ce à plus d'un titre. Minutiae est originellement une pièce de danse conçue par Cunningham à l'automne 1954. Peu de temps après sa réalisation, le chorégraphe commande expressément à Rauschenberg la création d'un décor scénique. En résulte une œuvre éponyme, à mi-chemin entre peinture et sculpture. L'artiste forge bientôt le terme de Combine pour qualifier ce type d'œuvres tridimensionnelles, la plupart du temps destinées à être posées sur le sol (14). L'unique exigence exprimée par Cunningham se résume ainsi : « Je ne lui ai rien demandé de spécial. J'ai seulement dit que ça pourrait être quelque chose à travers lequel on pourrait se mouvoir. » (15). Une première œuvre suspendue est mise au point mais ne convient pas au souhait du chorégraphe. Rauschenberg s'attèle alors à la création d'une structure autoportante, conçue au moyen d'objets divers, de collages en tout genre, et d'épaisses couches de couleurs.

Fig. 8 – Plusieurs danseuses de la troupe de Cunningham en pleine interaction avec le décor Minutiae. Source : The New York Times
Photo John RossFermer
Fig. 8 – Plusieurs danseuses de la troupe de Cunningham en pleine interaction avec le décor Minutiae.
Fig. 9 – Robert Rauschenberg (1925-2008), The Tower [La tour]. 1957, papiers journaux, peinture en bombe, tréteaux, parapluie, ballet, canettes, ampoules, système électrique, bois, boites de cigares et textile, 303,53x121,92x88,9 cm. (Collection privée).
Photo MMVIII 2011 Art Market Monitor.Fermer
Fig. 9 – Robert Rauschenberg (1925-2008), The Tower [La tour]. 1957, papiers journaux, peinture en bombe, tréteaux, parapluie, ballet, canettes, ampoules, système électrique, bois, boites de cigares et textile, 303,53x121,92x88,9 cm. (Collection privée).

Le Combine Minutiae inaugure une disposition spatiale incongrue des éléments constitutifs de l'œuvre d'art. À la bidimensionnalité intrinsèque des plans colorés qui le compose, l'artiste adjoint plusieurs objets destinés à supporter l'ensemble, ou à créer un lien entre ses différentes parties. L'œuvre picturale bascule dès lors dans la tridimensionnalité caractéristique de la sculpture. L'impératif technique énoncé par Cunningham conditionne la spécificité morphologique du Combine, qui détermine à son tour la structuration de l'espace scénique, et certains mouvements chorégraphiés. Malgré cela, l'œuvre répond à l'impératif frontal d'appréciation dicté par le proscenium du théâtre à l'italienne – seule la face avant de l'œuvre a subi un traitement artistique – dans lequel la représentation prend place, et pour lequel elle a été conçue (16). La juxtaposition des différents plans verticaux permet aux danseurs de physiquement intégrer la structure, et laisse entrevoir par endroits – au moyen de surfaces vitrées, de sections laissées vides ou d'interruptions formelles –, les divers segments anatomiques des danseurs. Il est intéressant de noter que plusieurs œuvres conçues entre 1954 et 1959 partagent ces mêmes coupures de l'espace plastique. Notamment The Tower (1957), conçu pour la compagnie du danseur et chorégraphe Paul Taylor (1930°) – avec qui Rauschenberg collabore ponctuellement au cours des années 1950 –, mais également plusieurs Combine destinés aux galeries – plus particulièrement Charlene (1954), Short Circuit (1955), ou encore Winter Pool (1959). À ce propos, dans une interview de 1973, à la question : « Est-ce que les trous étaient destinés à faire voir le mur derrière le tableau ou à donner la sensation physique de la toile ? », la réponse de Rauschenberg est on ne peut plus explicite :

Les deux. Au lieu de considérer la toile comme un espace vide, attendant que l'artiste y “imprime sa belle marque”, je préfère penser que je partage une expérience avec mes matériaux et qu'aucun matériau ne dort ou est soustrait de la vie. Tous les matériaux sont vivants : il faut que je réponde à leur appel comme ils répondent au mien (17).

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    Cette relation à la peinture, au mur, à la toile, ou encore aux objets qui la composent ne fait que traduire l'esprit égalitaire qui anime l'artiste à cette époque. Aucun détail constitutif ne prévaut sur l'autre, et chaque élément qui caractérise l'espace de l’œuvre ou qui se déploie dans son giron doit être considéré avec le même égard. En permettant au spectateur de s'immiscer en dedans  et au travers de l'œuvre, Rauschenberg efface toujours plus la distinction traditionnelle entre l'art et la vie.

    Fig. 13 – Robert Rauschenberg (1925-2008), Untitled Combine [Man with white shoes] [Combine sans-titre, l’homme aux chaussures blanches]. 1955, peinture à l’huile, papiers journaux, photographies, pied de table, carton, cartes postales, chaussures blanches, poulet empaillé, roulettes et miroir sur bois, 219,7x94x66,7 cm. (Los Angeles, Museum of Contemporary Art).
    Photo Rauschenberg Estate / Licensed by VAGA, NY / The Museum of Contemporary Art, Los Angeles Fermer
    Fig. 13 – Robert Rauschenberg (1925-2008), Untitled Combine [Man with white shoes] [Combine sans-titre, l’homme aux chaussures blanches]. 1955, peinture à l’huile, papiers journaux, photographies, pied de table, carton, cartes postales, chaussures blanches, poulet empaillé, roulettes et miroir sur bois, 219,7x94x66,7 cm.

    Outre Minutiae, de nombreux Combine initiaux présentent un traitement limitatif de la surface concentré sur une seule face de l'œuvre. Il semble plus particulièrement que leur élaboration se fasse selon le mode de création propre à la peinture et aux Combine Paintings – appréhension plastique de l'unique, tout du moins de la plus importante surface visible – et ce malgré leur volume évident. Pour l'Untitled (Man with White Shoes) (1955), Rauschenberg propose également une alternance entre les éléments en volume et les surfaces planes. L'ensemble forme un Combine tridimensionnel, avec néanmoins une particularité apparente. Le traitement plastique ne se résume plus seulement à une ou plusieurs faces livrées au moyen d'une seule et même frontalité. L'artiste procède à une appréhension globale du support construit, et multiplie les points d'entrée, les accès visuels à l'espace fragmentaire de l'œuvre.

    Combine et Combine Paintings : changement de perspective

    Tout comme les ballets conçus par Cunningham, les œuvres que Rauschenberg élabore à partir de 1954 présentent une diversité accrue – en l'occurrence de techniques employées, de matériaux et de textures –, qui n'avait encore jamais été égalée par l'artiste. Il s'agit avant tout pour lui d'éviter l'enfermement dans une catégorie précise, comme il l'explique en 1961 lors d'un entretien avec le critique d'art André Parinaud : « Si j'avais appelé peinture ce que je faisais, on m'aurait dit que c'étaient des sculptures, et si j'avais appelé cela des sculptures, on m'aurait dit qu'il s'agissait de bas-reliefs ou de peintures » (18).

    Dans un essai critique intitulé « Other Criteria » (19), l'historien de l'art et critique Leo Steinberg (1920-2011) façonne le terme de « flatbed picture plane » (20) pour caractériser le traitement révolutionnaire de l'espace plastique à l'œuvre – selon lui –, dans la production de certains artistes des années 1950 et 1960, plus particulièrement chez Jean Dubuffet (1901-1985) et Rauschenberg. Le terme « flatbed » – qui n'a aucun équivalent précis en français – renvoie plus spécifiquement aux « plateaux des presses à imprimer horizontales » (21). Pour l'auteur, la peinture de la Renaissance instaure la prépondérance d'un « axiome » spatial, qui caractérise l'ensemble de la production artistique occidentale depuis lors. Selon ce paradigme esthétique dominant : « un tableau figure un monde, une sorte d'espace ouvert qui se lit sur le plan du tableau par rapport à la station humaine verticale » (22). En adoptant donc ce que Steinberg qualifie de plan « flatbed », Rauschenberg opère un renversement dans l'appréciation spatiale de ses œuvres, puisque désormais ses tableaux :

    ne dépendent pas plus d'un rapport avec la position humaine, de la tête au pied, que ne dépend un journal. Le plan « flatbed » du tableau fait symboliquement référence à des surfaces solides – dessus de table, sols d'atelier, diagrammes, tableaux d'affichages – toutes surfaces réceptrices sur lesquelles on peut répandre des objets, faire entrer des données, recevoir, imprimer, reporter des informations, dans la cohérence ou la confusion (23).

    Autrement dit, en substituant une surface horizontale pareille à un « établi », au traditionnel rendu illusionniste du réel – qui a donc conditionné l'espace de l'œuvre d'art occidentale conçu selon la verticale –, Rauschenberg a permis l'hétérogénéisation (24) de la surface plastique, désormais susceptible de recevoir une multitude d'éléments disparates, unis dans un même espace. Ses œuvres deviennent dès lors : « des matrices d'informations placées pour des raisons de commodité dans une position verticale » (25).

    Structurer l’espace scénique

    Fig. 14 – Merce Cunningham lors d’une représentation du ballet Story en 1964. Il est possible d’apercevoir à l’arrière-plan un décor assemblé par Rauschenberg pour l’occasion.
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    Fig. 14 – Merce Cunningham lors d’une représentation du ballet Story en 1964. Il est possible d’apercevoir à l’arrière-plan un décor assemblé par Rauschenberg pour l’occasion.

    Les décors élaborés par Rauschenberg ne se résument pas seulement à des Combine disposés sur scène. En réalité, ce type de structure ne représente qu'une infime partie du travail produit pour la compagnie de Cunningham, et correspond la plupart du temps aux décors conçus lors des tournées. Rauschenberg assemble pour l'occasion des œuvres mobiles et éphémères, qui sont généralement démontées après la représentation. Lors de la tournée mondiale de 1964, la conception du ballet Story (1964) nécessite par exemple le renouvellement du décor avant chaque représentation – ce qui implique de trouver tous les soirs plusieurs objets susceptibles d'être utilisés à cette fin. Le mode de création d'un décor scénique répond à plusieurs exigences : la prise en compte du lieu de représentation, des matériaux mis à disposition, ainsi que des consignes et des souhaits du chorégraphe. Les décors, les costumes et dans une moindre mesure les lumières ne peuvent jamais être considérés comme des éléments absolument distincts. Pour la simple raison que les lumières ou les costumes matérialisent parfois le décor scénique. Parmi les créations spécifiquement dédiées au ballet, certaines d'entre elles traduisent plus spécifiquement le rapport complexe que Rauschenberg entretien avec l'espace scénique, notamment celles mises au point pour Summerspace (1958), Antic Meet (1958), et Winterbranch (1964).

    « Un divertissement où l'on célèbre la non-fixité »

    La première représentation de Summerspace prend place le 14 août 1958 lors de l'American Dance Festival, au Connecticut College de New London. Une œuvre importante, caractéristique de l'esprit collaboratif qui règne au sein de la compagnie de Cunningham. Morton Feldman (1926-1987) met au point pour l'occasion, une musique de chambre dans la lignée des compositions qu'il crée à cette époque. D'une durée d'environ quinze minutes, le morceau débute et s'achève avec la représentation de danse. Le décor que Rauschenberg propose est quant à lui tout à fait surprenant, et ne ressemble formellement à rien de ce que l'artiste a pu produire jusque-là.

    Fig. 15 – Croquis élaboré par Merce Cunningham pour illustrer les nombreux points d’entrée et de sortie, ainsi que les différentes trajectoires des danseurs durant Summerspace.
    LESSCHAEVE (Jacqueline), The Dancer and The Dance. Merce Cunningham in Conversation with Jacqueline Lesschaeve [1985], New York - Londres, Marion Boyars, 1985.Fermer
    Fig. 15 – Croquis élaboré par Merce Cunningham pour illustrer les nombreux points d’entrée et de sortie, ainsi que les différentes trajectoires des danseurs durant Summerspace.
    Fig. 16 – Première représentation de Summerspace. Les danseurs se déploient sur le décor pointilliste confectionné pour l’occasion par Rauschenberg.
    Photo Richard RutledgeFermer
    Fig. 16 – Première représentation de Summerspace. Les danseurs se déploient sur le décor pointilliste confectionné pour l’occasion par Rauschenberg.

    Cunningham n'a jamais caché son admiration pour certaines des théories d'Albert Einstein (1879-1955). Plus particulièrement la célèbre assertion physique selon laquelle « Il n’y a pas de point fixe dans l’espace. » (26) Une telle affirmation mène Cunningham à considérer toutes les zones de l'espace scénique comme étant d'égale importance, puisque soumises à cette même loi du changement. Deux ballets répondent explicitement à la théorie développée par Einstein : Points In Space, une œuvre tardive (1986) ayant remporté un franc succès – notamment parce que la première représentation de cette pièce a fait l'objet d'une retransmission vidéo immédiate –, et le non moins célèbre Summerspace. Comme son nom l'indique, cette œuvre « était à propos d’espace » (27). Dans le but d'explorer pleinement l'espace qui le reçoit – un théâtre à l'italienne muni d'un proscenium –, le chorégraphe procède à un découpage scénique fondé sur la multiplication des points d'entrée et de sortie, flanqués de part et d'autre de la scène. En matière de décor, Cunningham ne donne qu'une information qui va néanmoins conditionner l'aspect général de l'œuvre, mais également des costumes : « J'ai parlé à Bob Rauschenberg – à propos du décor – j'ai dit : "Une chose que je peux te dire à propos de cette danse c'est qu'elle n'a pas de centre" » (28). Plutôt que de procéder à une concentration des éléments autour d'une structure unique, Rauschenberg imagine un véritable environnement centrifuge, rendu au moyen d'une toile de fond multicolore – se prolongeant sur le sol – et constituée selon la technique picturale pointilliste. L'artiste emploie cette même technique pour la confection des costumes, de simples académiques (29) également recouverts de points. Une fois en mouvement, les corps des danseurs animent la toile par le jeu des couleurs, et l'amalgame des motifs similaires. Ainsi, Rauschenberg livre une interprétation plastique de la non-fixité à l'œuvre dans l'espace qui nous entoure, en utilisant précisément le mouvement, caractéristique essentielle de la danse.

    Antic Meet, objets en mouvement

    Fig. 17 – Cunningham muni du costume-chaise confectionné par Rauschenberg pour le ballet Antic Meet.
    Photo Richard RutledgeFermer
    Fig. 17 – Cunningham muni du costume-chaise confectionné par Rauschenberg pour le ballet Antic Meet.
    Fig. 18 – Plusieurs danseuses de la Dance Company arborent les costumes-parachutes créés par Rauschenberg en 1958.
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    Fig. 18 – Plusieurs danseuses de la Dance Company arborent les costumes-parachutes créés par Rauschenberg en 1958.

    Quelques jours seulement avant la première de Summerspace, Cunningham propose une pièce pour six danseurs intitulée Antic Meet, également présentée lors de l'American Dance Festival. Cette pièce inaugure une longue série de ballets comiques – notamment Borst Park (1973), Roadrunners (1979) ou encore Grange Eve (1986) –, la plupart du temps construits selon l'enchaînement rapide de nombreuses saynètes humoristiques et vaudevillesques, inspirées du théâtre ainsi que du ballet classique – la plupart du temps tourné en dérision. La composition musicale est assurée par Cage, qui propose une version revisitée de son célèbre Concert for Piano and Orchestra (1958), terminé peu de temps avant (30). Totalement indéterminée, cette œuvre ne comporte aucune partition d'ensemble, mais un enchevêtrement complexe de différentes parties solos, pouvant être jouées simultanément ou en différé. Pour Antic Meet, musique et danse évoluent conjointement, mais selon leur propre tempo et leur propre rythme, en totale indépendance l'une de l'autre. Afin de répondre à cette grande diversité musicale et chorégraphique, Rauschenberg se concentre exclusivement sur le textile. En résulte la confection d'une multitude de costumes bariolés, parfois plus proches du décor de scène que du traditionnel collant coloré. Parmi eux, figurent plus particulièrement deux académiques modifiés. Le premier permet au danseur de se mouvoir accompagné d'une chaise attachée sur le dos, et le second est recouvert d'un tissu ample et blanc, semblable à celui d'un parachute ou d'un parapluie. Ces deux artefacts ne sont pas de simples objets usuels pour Rauschenberg, puisque depuis 1954 l'artiste s'en empare de façon ponctuelle pour recouvrir partiellement ses œuvres (31). Désormais, grâce à la représentation de danse et surtout aux gestes induits par le corps des danseurs, l'artiste parvient à une mise en mouvement d'objets appartenant à son lexique formel et visuel. La conception de costumes permet aux objets de pleinement investir l'espace tridimensionnel, ainsi que le développement d'un procédé cinétique qui rompt de facto le statisme intrinsèque de ces objets la plupart du temps apposés sur un Combine. Une caractéristique constante des performances que l'artiste conçoit à partir de 1963 – nous aurons l'occasion d'y revenir par la suite.

    Éclairer la scène

    Fig. 19 – Carolyn Brown et Steve Paxton lors d’une représentation de Winterbranch en 1971.
    Photo James KotslyFermer
    Fig. 19 – Carolyn Brown et Steve Paxton lors d’une représentation de Winterbranch en 1971.

    Rauschenberg endosse le rôle d'éclairagiste de la troupe à partir de 1957. Il conçoit au total pas moins de sept éclairages différents, et assure généralement la mise en lumière de l'ensemble des pièces effectuées lors des tournées. L'éclairage mis au point pour Winterbranch (1964) traduit selon nous le talent à l'œuvre dans cette activité singulière, plus spécifiquement destinée à révéler – ou à occulter – visuellement certaines parties de l'espace scénique. À ce propos, Cunningham ne tarit pas d'éloge à l'égard de son ami et collaborateur :

    Quand Bob Rauschenberg venait avec nous en tournée, ses éclairages étaient remarquables, il éclairait comme un peintre éclaire, comme un peintre peint. Il pouvait laver quelque chose avec de la lumière, mais sans respecter un quelconque effet dramatique, et j'ai toujours pensé que c'était juste merveilleux, à la façon dont le jour est merveilleux. Quiconque régule la lumière, quand il ne s’agit pas des peintres, se trouve dans la même position que les musiciens et les autres artistes, la lumière ne signifie pas supporter les danseurs et leur mouvement. Ils éclairent un champ autant que n’importe quelle partie spécifique de celui-ci. Ils éclairent l’aire (32).

    Comme le laisse entendre Cunningham, l'éclairage au même titre que la danse, la musique ou les décors est une activité autonome à part entière. Le chorégraphe considère l'espace scénique comme un « champ », un espace délimité permettant d'infinies possibilités physiques et plastiques, que la lumière aide à mettre en relief.

    La construction chorégraphique de Winterbranch repose sur deux actions sélectionnées et préétablies, deux « faits en dansant » (33) : chuter, puis se relever. Un concept pour le moins restreint qui conditionne l'approche minimaliste de la musique – le compositeur La Monte Young (1935°) crée expressément une pièce bruitiste sobrement intitulée 2 Sounds –, des costumes – de simples « sweat shirts » noirs accompagnés d'une paire de baskets –, ainsi que des lumières. Pour l'élaboration de cette dernière, Cunningham formule plusieurs remarques : « J'ai dit à Bob Rauschenberg qu'il s'agissait plus de la nuit que du jour, et que cela pouvait être une lumière artificielle plutôt que la lumière de la lune, une lumière que l'on peut allumer et éteindre, ce qui signifie avoir de brusques changements de lumière. Je lui ai aussi dit qu'il pouvait utiliser la lumière de façon aléatoire » (34). Rauschenberg plonge dès lors la majeure partie de la scène dans la pénombre. Il crée un véritable environnement agressif et anxiogène, rendu au moyen d'une utilisation intempestive et aléatoire de la lumière. Cet éclairage se résume à allumer brièvement certaines parties du champ nocturne simulé, précisément lorsque les danseurs l'investissent. Les éclairs lumineux s'accompagnent également de brèves nappes de lumière diffuse, qui permettent notamment d'entrevoir ponctuellement le décor scénique – une immense structure placée au centre de la scène, que les membres de la compagnie ont pris l'habitude de nommer « The Monster ». Par l'utilisation restreinte de l'artifice lumineux – primauté accordée à l'obscurité, flashes lumineux intermittents et technique aléatoire – Rauschenberg parvient à suggérer astucieusement certaines portions d'espace, à cadrer les gestes des danseurs par la lumière pour focaliser l'attention du public sur certaines situations choisies, et engendrer par là même l'apparition ou la disparition de cet espace scénique. Un travail centré sur le dynamisme et le mouvement qui va se poursuivre lorsque l’artiste expérimentera physiquement l’espace réel lors de spectacles performatifs influencés par les innovations chorégraphiques de la « Postmodern Dance ».

    En février 1966, l'artiste américain Dick Higgins (1938-1998) publie dans le premier numéro de la revue The Something Else Newsletter, un bref article intitulé « Intermedia » (35). L'artiste y expose le projet d'un art nouveau, fondé sur une déconstruction revendiquée des limites qui séparent les disciplines artistiques – et plaide pour une déconstruction pure et simple de la frontière entre l'art et la vie. Cet état d'esprit fait écho au développement récent d'un art scénique hybride, à mi-chemin entre la représentation théâtrale, la musique, la danse et la création plastique, que l'histoire de l'art retient aujourd'hui sous le terme de performance artistique. L'artiste-performer s'approprie un lieu donné pendant un temps préétabli, et entend proposer une série d'actions multiples, exécutées au moyen de son propre corps. L'Untitled Event de 1952 et les ballets de Merce Cunningham avaient par le passé familiarisé Rauschenberg avec la création de représentations artistiques théâtrales et pluridisciplinaires. Mais c'est véritablement à partir du début des années 1960 que l'artiste s'adonne à la création de spectacles multimédias performatifs, ancrés dans l'espace du réel.

    Le Judson Dance Theater et la danse postmoderne

    Fig. 20 – Plusieurs membres du Judson Dance Theater photographiés en juillet 1965. Personnes présentes : à l’arrière-plan : Robert Morris (1931°), Steve Paxton (1939°), Tony Holder, Rauschenberg ; à l’avant-plan : Lucinda Childs (1940), Yvonne Rainer (1934°), Deborah Hay (1941°), Sally Gross, Judith Dunn (1934°), Joseph Schlichter.
    Photo Peter MooreFermer
    Fig. 20 – Plusieurs membres du Judson Dance Theater photographiés en juillet 1965.

    À partir de 1960, plusieurs danseurs affiliés à la compagnie de Cunningham – et dans une moindre mesure à celle d'Anna Halprin (1920) initialement constituée à San Francisco, ainsi que quelques artistes œuvrant dans le domaine plastique, se fédèrent autour du musicien et chorégraphe Robert Ellis Dunn (1928-1996). Cet ensemble hétéroclite va rapidement se constituer en groupe autonome, et dès 1962, le nom de Judson Dance Theater est officiellement adopté par ses membres (36). À la New School for Social Research de New York, Dunn suit pour un temps – à la fin des années 1950 – les cours de composition expérimentale dispensés par Cage. Il se familiarise ainsi avec le bouddhisme zen, l'esprit d'ouverture, les principes d'indétermination et d'égalité qui caractérisent la pensée du compositeur – qu'il s'agisse de structure musicale ou de philosophie de vie. Bien qu'ayant étudié brièvement la danse, Dunn n'est pas à proprement parler chorégraphe, tout du moins pas dans la Merce Cunningham Company qu'il fréquente assidûment à la fin des années 1950, et qu'il intègre bientôt en qualité de pianiste accompagnateur, lors des séances d'entrainement journalier. À l'automne 1960, Cage lui suggère néanmoins d'animer un atelier de chorégraphie dans le studio de Cunningham. Dunn propose alors un enseignement peu conventionnel, intermédia – au sens défini par Higgins –, auquel participe notamment Yvonne Rainer (1934), Steve Paxton (1939),Trisha Brown (1936) et Simone Forti (1935), tous actifs dans la Dance Company à cette époque.

    Deux principes sont au centre des préoccupations du groupe : le recours à l'improvisation libre, et l'inclusion accrue de gestes – et d'objets – tirés du quotidien. À ces deux éléments de base s'ajoute la définition d'un espace de représentation ouvert, où le corps des danseurs peut être appréhendé de tout côté par le regard des spectateurs. Dunn précise cette conception spatiale lors d'une interview datant de 1970 :

    « J'ai toujours insisté sur le fait que ce n'était pas une scène mais une zone de performance. En classe on disait toujours que quoique tu fasses, il ne fallait pas imiter une scène. Tu es dans la pièce, nous sommes assis sur le sol auprès du mur, là. Fais-le en ces termes. N'utilisons ni lumières ni rideaux, utilisons simplement l'espace tel qu'il est. Les premiers concerts que nous fîmes au Judson avaient cette magnifique impression d'espace et d'investissement du public parce que les danseurs n'essayaient pas d'imiter une scène dans l'église. Le lieu était tel quel. Ce fut le début de l'usage d'un espace pour ce qu'il était plutôt qu'une scène bas de gamme, faute de mieux. » (37)

    Fig. 21 – William Davis, Albert Reid, Trisha Brown, Yvonne Rainer et Steve Paxton lors d’une représentation de Terrain (éclairages de Rauschenberg) en 1963.
    Photo Al GieseFermer
    Fig. 21 – William Davis, Albert Reid, Trisha Brown, Yvonne Rainer et Steve Paxton lors d’une représentation de Terrain (éclairages de Rauschenberg) en 1963.

    Cette réévaluation de la scène, désormais considérée comme une surface de contact avec le spectateur, va permettre le développement d'une nouvelle tendance dans le domaine de la danse, une évolution esthétique et conceptuelle, à laquelle plusieurs artistes dont Rauschenberg vont activement prendre part. Les représentations se théâtralisent considérablement, si bien que les pièces de danse présentées par le Judson sont souvent qualifiées de « Theater Pieces », ou de performances, et ce par les protagonistes eux-mêmes.

    Rauschenberg avait eu un premier contact avec ce qui allait devenir le Judson Dance Theater dans le studio de Cunningham. Il assiste et participe ponctuellement aux « workshops » animés par Dunn à partir de l'été 1961. Fort d'une expérience de dix ans dans le domaine de la représentation scénique, l'artiste fournit pendant quelques temps des conseils et des commentaires à la demande des danseurs, et en 1963, intègre véritablement le groupe en tant que danseur-performer. Entre 1962 et 1964, les soirées de spectacle et de représentation se multiplient. Plusieurs des danseurs impliqués dans le groupe depuis ses débuts produisent certaines de leurs pièces de référence. Des chorégraphies performatives représentatives de l'orientation nouvelle que le Judson tente de mettre en place à cette époque. Parmi ces œuvres, Terrain (1962) d'Yvonne Rainer – une pièce pour six participants – condense les recherches sur le mouvement entreprises par la chorégraphe et plusieurs de ses compagnons depuis près de deux ans : adoption d'une attitude nonchalante et spontanée, alternance entre certains gestes traditionnels et d'autres beaucoup plus banals – marcher, courir, s'asseoir etc. –, improvisations non planifiées, accélérations et ralentissements, utilisation du langage, de la répétition, adaptation systématique à la configuration des différents espaces de représentation etc (38). Un véritable lexique de gestes, de postures et d'attitudes se met en place et traduit le développement d'une esthétique profondément iconoclaste. Si Rauschenberg participe à la représentation de Terrain seulement en qualité d'éclairagiste, il ne tarde pas à s'emparer de l'espace scénique pour concevoir ses propres chorégraphies, dont la création est indubitablement marquée par cette esthétique nouvelle.

    Dans l'esprit de Rauschenberg, performances et arts plastiques constituent deux activités distinctes mais néanmoins semblables. La création d'une action concertée répond plus ou moins aux mêmes impératifs que ceux précédant la création d'une œuvre peinte ou assemblée. Il s'agit toujours d'évaluer les possibilités offertes par les matériaux ou les gestes utilisés, tenter plusieurs types d'agencements, tout en essayant de provoquer la transformation constante d'un espace investi :

    Je ne trouve pas que le théâtre soit vraiment différent de la peinture, et ce n'est pas que la peinture soit du théâtre et vice versa. J'ai tendance à penser le travail comme une sorte d’implication avec les matériaux, tout comme un intérêt concentré sur les changements. […] Bien, dans mes peintures, presque depuis le tout début, j’observe que la peinture change d’un certain type de lumière à un autre. Puis j’ai commencé à incorporer des lumières dans ma peinture, et le théâtre est une continuation de cela (39).

    Fig. 22 – Notes et croquis préparatoires élaborés par Per Olof Ultvedt. Plusieurs photographies prises lors des répétitions ont également été rajoutées pour illustrer les différentes phases d’exécution.
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    Fig. 22 – Notes et croquis préparatoires élaborés par Per Olof Ultvedt. Plusieurs photographies prises lors des répétitions ont également été rajoutées pour illustrer les différentes phases d’exécution.
    Fig. 23 – Carolyn Brown (au centre) exécute divers gestes chorégraphiés, pendant que Rauschenberg et Ulvedt (au sol, de part et d’autre) se déplacent munis de leur costume-parachute.
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    Fig. 23 – Carolyn Brown (au centre) exécute divers gestes chorégraphiés, pendant que Rauschenberg et Ulvedt (au sol, de part et d’autre) se déplacent munis de leur costume-parachute.

    Pelican inaugure le travail chorégraphique et performatif de Rauschenberg. Accompagné de Carolyn Brown et de l'artiste finlandais Per Olof Ultvedt (1927-2006) – rencontré quelques mois auparavant lors de l'exposition Dylaby au Stedelijk Museum –, Rauschenberg met au point une courte performance présentée lors du Pop Festival, organisé durant l'été 1963 par la Washington Gallery. Programmée dans le cadre du Concert #5 proposé pour l'occasion par le Judson Dance Theater, Pelican prend place – comme la plupart des représentations du Judson – dans un espace scénique qui n'a rien de traditionnel. Il s'agit en l'occurrence d'une piste initialement destinée aux patins à roulettes, de forme ovale, dont la disposition circulaire des sièges suppose une élaboration centrée des actions prévues – la portion d'espace visible étant délimitée visuellement par un éclairage fixe et orienté au centre de la piste, les danseurs peuvent procéder facilement à des apparitions et des disparitions furtives, en passant simplement de l'espace éclairé à la périphérie plongée dans la pénombre. N'étant pas danseur – et probablement inspiré par la fonction initiale de la piste –, Rauschenberg décide de recourir aux patins à roulettes, un moyen simple pour mettre en place certaines postures préétablies, permettre une série d'interactions avec ses compagnons – également équipés de patins –, et exécuter des déplacements rapides et fluides. Lutter contre le statisme d'un espace quel qu'il soit semble être l'une des préoccupations majeures de Rauschenberg. Avec Pelican, l'artiste parvient manifestement pour la première fois à créer par le truchement de l'action concertée, une œuvre ayant littéralement trait au changement, puisque les protagonistes et les objets qui leur sont associés sont en mouvement constant – une « choreo-animation » pour reprendre les termes de Steve Paxton (40). Un changement physique, visuellement « attestable », qui s'expérimente dans le présent. Cette animation ne concerne pas seulement le corps des danseurs. En effet, Rauschenberg et Ultvedt arborent sur leurs dos respectifs de grandes tentures circulaires, formellement proches du parachute. Comme pour le ballet de Cunningham Antic Meet, conçu quelques années plus tôt, l'artiste se saisit à nouveau de cet objet particulier – qu'il intègre occasionnellement dans ses œuvres plastiques –, pour l'introduire dans l'espace réel, et produire ainsi une mise en mouvement.

    Fig. 24 – Rauschenberg photographié portant son costume-parachute.
    Photo Peter MooreFermer
    Fig. 24 – Rauschenberg photographié portant son costume-parachute.

    À plusieurs reprises, Rauschenberg utilise divers objets appartenant à son vocabulaire formel pour l'élaboration de ses performances. Il présente aux spectateurs des images multiples, ou comme le déclare une journaliste de l'époque : « une sorte de Combine locomoteur humain» (41). Bien qu'œuvrant dans le domaine du réel et l'exploration physique du mouvement, la méthode d'organisation de l'espace qu'il applique reste inchangée. Il s'agit toujours, selon ses propres mots : « de mettre quelque chose dans l’espace » (42). Les corps et les objets se mélangent en quelque sorte pour ne former qu'un seul et même tableau vivant. Les changements incessants de postures et de gestes plongent le spectateur dans un environnement coupé du réel. En résulte une sensation d'omniprésence des corps en déplacement constant, renforcée par la diffusion simultanée d'un collage sonore – également créé par Rauschenberg. La multiplicité et la diversité des sons rejoignent la multiplicité des actions perçues sur le mode visuel.

    Fig. 25 – Jeu de cartes durant la performance Map Room II. Source : JOSEPH (Branden W.), Random Order. Robert Rauschenberg et la néo- avant-garde [2003], trad. par Anaël Lejeune, Olivier Mignon et Raphaël Pirenne, Bruxelles, (SIC), 2012, p.248.
    Photo Peter MooreFermer
    Fig. 25 – Jeu de cartes durant la performance Map Room II.

    Présenté pour la première fois lors de l'Expanded Cinema Festival, Film-Makers' Cinematheque, organisé par l'artiste vidéaste Jonas Mekas (1922) en décembre 1965, Map Room II compte parmi les performances qui font suite à cette première pièce. Accompagné de son assistant Alex Hay (1930), ainsi que des danseurs Steve Paxton, Deborah Hay (1941) et Trisha Brown, Rauschenberg met au point un spectacle burlesque, constitué de courtes saynètes humoristiques. La création de cette œuvre repose en grande partie sur l'impossibilité d'adapter la pièce Map Room I – créée quelques semaines auparavant – à l'espace scénique du théâtre dans lequel le festival tient place. La prise en compte du lieu de représentation est l'une des premières règles du protocole d'élaboration que l'artiste semble s'être fixé : « Ce que je veux savoir en premier c'est où [la performance doit prendre place]. Je vérifie attentivement toute l'architecture de l'espace. Qu'est-ce qu'il est permis de faire physiquement par rapport à l'endroit où l'audience est assise, combien il y a de portes, est-ce qu'il y a des fenêtres. » (43) Dès lors, et contrairement aux œuvres technologiques et aux installations construites à la même époque – notamment Shades (1964), Revolver (1967), Soundings (1968) ou Solstice (1968) –, les performances revêtent un aspect in situ permanent, puisque la configuration et la spécificité topologique du lieu d'exécution entrent systématiquement en ligne de compte.

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      Dans un essai critique rédigé en 1997, Steve Paxton revient sur la création de cette œuvre collective, qualifiée à juste titre de « performance-Combine ». L'auteur s'interroge plus particulièrement sur la façon dont Rauschenberg a opéré à un moment donné, une « mental transition » ayant permis le glissement depuis la sphère picturale jusqu'à la chorégraphie. En comparant l'expérience perceptive induite par la contemplation d'un Combine accroché au mur et/ou posé au sol –, et celle provoquée par un spectacle multimédia tel que Pelican ou Map Room II, Paxton en vient à théoriser ce mode perceptif en terme de « séquençage ». Autrement dit, les œuvres plastiques comme les performances de Rauschenberg provoquent selon lui une perception séquentielle des traces matérielles et physiques contenues dans l'espace bi- ou tridimensionnel que l'artiste propose au spectateur de considérer. Tenter de percevoir l'entièreté d'un espace plastique ou réel mobilisé par Rauschenberg suppose une analyse maintenue dans le temps. Cette logique d'appropriation visuelle de l'œuvre par succession de plans est particulièrement explicite dans une série d'actions artistiques, réalisées à quelques mois d'intervalle en 1966.

      Fig. 30 – Rauschenberg livre oralement ses instructions aux participants d’Open Score (1966).
      9 Evenings : Theatre & Engineering, Open Score by Robert Rauschenberg, E.A.T and Artpix, DVD, 2007.Fermer
      Fig. 30 – Rauschenberg livre oralement ses instructions aux participants d’Open Score (1966).
      Fig. 31 – Mimi Kanarek et Frank Stella s’affrontent dans un match de tennis durant la première partie d’Open Score. Source : La fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie.
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      Fig. 31 – Mimi Kanarek et Frank Stella s’affrontent dans un match de tennis durant la première partie d’Open Score.

      Conçu dans le cadre de 9 Evenings : Theatre and Engineering, Open Score semble faire le lien entre le travail chorégraphique et les attentes technologiques de l'artiste. Pendant près de dix jours, l'immense et non moins célèbre 69th Regiment Armory de New York accueille ingénieurs, musiciens, danseurs, sportifs et artistes – rassemblés pour l'occasion par Rauschenberg et Billy Klüver –, afin d'élaborer une série d'évènements multimédias, profondément intermédiatiques, dont la concrétisation serait le résultat d'un investissement pluridisciplinaire. Rauschenberg décide d'utiliser le court de tennis intérieur de l'Armory pour mettre au point un match entre la joueuse professionnelle Mimi Kanarek (1939°), et l'artiste Frank Stella (1936). De nombreux capteurs sont installés dans les manches de leurs raquettes respectives. À chaque contact avec la balle, cet appareillage technologique émet un signal aux haut-parleurs disposés autour du court. Un son de cloche retentit, et la réverbération provoquée par la répercussion des sons à l'intérieur de l'espace entraine un assombrissement progressif. La salle plonge peu à peu dans l'obscurité totale. Dans un second temps, plusieurs caméras infrarouges filment une foule compacte de cinq cents personnes exécutant une série de gestes préétablis par l'artiste – toucher une personne, enlacer son voisin, chanter etc. Cet étrange spectacle est également diffusé en temps réel sur trois écrans suspendus. Les mouvements donnent lieu à des actions, et « transposés dans le contexte du théâtre » (44), ces actions deviennent selon les propres mots de l'artiste, « une danse improvisée formelle » (45). Enfin, la « reproduction » vidéo transforme les gestes en images, un phénomène que l'artiste traduit en terme de « double exposition d’action » (46). L'emploi de ce terme propre au domaine photographique et cinématographique dans une note préparatoire précédent la réalisation de la pièce est intéressant, compte tenu du fait que Rauschenberg recourt peu de temps après à la technique de surimpression, pour le montage vidéo d'une performance filmée titrée Linoleum.

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        Présenté initialement en 1966 lors du NOW Festival de Washington D.C., Linoleum devient un an plus tard la première et unique expérience filmique de l'artiste (47). Adaptée à l'espace restreint du studio WNET de New York, la pièce fait l'objet d'une représentation enregistrée pour l'occasion. La vidéo repose avant tout sur la retranscription puis le montage – réalisé par Rauschenberg – des actions jouées lors de la performance. En résulte une longue séquence de vingt minutes, dont l'étrangeté repose avant tout sur l'incongruité des actions réalisées – Steve Paxton tente notamment de se mouvoir dans une sorte de cercueil grillagé, pendant qu'Alex Hay déambule dans un costume confectionné en plâtre, les pieds attachés à un sommier métallique –, et l'adoption d'un style cinématographique proche de l'esthétique surréaliste, voire expérimentale : absence de narration globale, ambiance onirique, trucages etc. La succession et surtout la surimpression des divers plans favorisent l'émergence d'un espace multi-dimensionnel, où planéité et profondeur, immobilité et mouvement s'intègrent dans une même composition englobante, et s'offrent à la fois simultanément et successivement au regard du spectateur. Le film devient le lieu d’une synthèse spatiale manifeste.

        Conclusion

        Les différents contextes scéniques dans lesquels Rauschenberg s’est impliqué tout au long des décennies 1950 et 1960 ont sans aucun doute mené à une redéfinition permanente de la notion d’espace telle qu’exposée précédemment. L’aspect le plus surprenant de ce parcours artistique si particulier réside probablement dans la capacité de remise en question et d’adaptation de cet artiste ayant toujours su faire preuve d’une ouverture d’esprit hors du commun. Nourri par des expériences interdisciplinaires diverses, son œuvre, en évolution constante, éminemment théâtrale, permet de mieux cerner les enjeux d’une époque artistique charnière, notamment en terme de spatialité. Il est vrai que l’interdisciplinarité maintenue par Rauschenberg tout au long de sa carrière a toujours été motivée par un désir implicite d’effacer les distinctions entre les arts, mais également entre l’art et la vie. La réévaluation constante du rapport complexe entretenu entre le spectateur et l’œuvre d’art dont il a fait preuve s’est traduite à plusieurs reprises par une remise en cause, une évolution de la spatialité en jeu dans ses œuvres. Cependant, l’espace ne constitue pour lui à aucun moment un objet de recherche artistique à part entière, comme ce sera notamment le cas pour les artistes dits « minimalistes ».

        Malgré cela, sans pour autant adhérer esthétiquement aux exigences spécifiques qui fondent les particularités de la mouvance minimaliste, Rauschenberg n’a t-il pas développé pour autant à sa manière – la plupart du temps en privilégiant les contacts interdisciplinaires, et en intégrant activement les apports esthétiques, théoriques ou techniques nés de ces relations –, une révolution spatiale personnelle, menant à la théâtralisation évoquée précédemment, dont le minimalisme allait être en partie tributaire ?

        Notes

        NuméroNote
        1Le plus emblématique étant sans aucun doute le critique Clement Greenberg (1909-1994). Selon lui, chacun des arts doit être compris comme une entité autonome, obéissant à un système symbolique et formel à part entière. La recherche de la pureté des médiums qu’il entreprend à partir des années 1930 le conduit à énoncer un certain nombre de caractéristiques exclusives, qui fondent leurs spécificités respectives.
        2Célèbre université expérimentale implantée en Caroline du nord, où Rauschenberg suit pour un temps à la fin des années 1940 les cours dispensés par le peintre allemand Joseph Albers (1988-1976).
        3Événement dont on fait parfois référence sous le titre Theater Piece n°1.
        4John Cage lors d'une interview menée par Michael Kirby et Richard Schechner en 1966. Cité in : Richard KOSTELANETZ, Conversations avec John Cage [1988], trad. par Marc Dachy, Paris, Editions des Syrtes, 2000, p.152.
        5Antonin ARTAUD, « Le théâtre et son double », in Oeuvres complètes, Paris, Éditions Gallimard (coll. « La Pléiade »), 1964, p.115.
        6John Cage lors d'une conversation avec Mary Emma Harris en 1973. Cité in : Richard KOSTELANETZ, op.cit. p.152.
        7Propos recueillis lors d'un entretien avec Michael Kirby et Richard Schechner en 1965. Cité in : Richard KOSTELANETZ, op. cit., pp.153-154.
        8De simples panneaux modulaires recouverts d’une couche de peinture blanche dont Rauschenberg débute la production en 1951.
        9Selon Rauschenberg : « Painting relates to both art and life. Neither can be made. I try to act in the gap between the two ». Traduction d’auteur : « La peinture est liée à l'art et à la vie. L'un et l'autre sont impossibles à réaliser. J'essaie d'agir dans l'espace qui les sépare ». Cette célèbre assertion de l'artiste apparaît pour la première fois dans : Dorothy C. MILLER (édit.), Sixteen Americans, with Statements by Artists and others, New York, Museum of Modern Art, 16 décembre 1959 – 14 février 1960, p.58.
        10Comme c’est le cas notamment pour la création des Black Paintings, confectionnés entre 1951 et 1952.
        11Parmi les nombreuses collaborations qu’ils effectuent avant 1950, la première représentation du récital Root for an Unfocus (1944) au Humphrey-Weidman Studio Theatre de New York permet notamment de mieux cerner les apports du chorégraphe dans son domaine de compétence. Composée et arrangée par Cage, cette œuvre pour piano préparé permet notamment au danseur d'évoluer librement et indépendamment de la structure musicale. Une innovation vécue comme une découverte spectaculaire pour Cunningham, qui voit dans cette œuvre une sorte d' « acte de naissance » artistique, « le début d’une idée selon laquelle la musique et la danse pourraient être dissociées ». Désormais, lors des représentations qu'il met en scène, la danse, la musique, le décor, les costumes ainsi que les lumières seront traités indépendamment les uns des autres au sein d'un même espace de représentation. Pour plus d’informations à ce sujet, voir : Dancing around the Bride: Cage, Cunningham, Johns, Rauschenberg & Duchamp, Philadelphia / London, Philadelphia Museum of Art / Barbican Centre, 30 octobre 2012 – 11 janvier 2013 / 14 février – 9 juin 2013.
        12Merce CUNNINGHAM, « Space, Time and Dance », in Richard KOSTELANETZ (edit.), Merce Cunningham, Dancing in Space and Time, Chicago, Chicago review Press Inc., 1992, pp.37-39.
        13Comme le fait très justement remarquer l'historien du théâtre et de la danse Roger Copeland, cette esthétique fondée sur l'indépendance scénique de ses composants constitutifs rappelle à bien des égards les théories énoncées par le célèbre metteur en scène allemand Bertold Brecht (1898-1956), dans un essai intitulé The Modern Theatre is the Epic Theatre, paru en 1930. Le dramaturge y développe plus particulièrement une critique acerbe du concept de « Gesamtkunstwerk » (ou théorie de l’œuvre d'art totale), dont Cunningham se fera le relais dans le domaine de la danse à partir des années 1950. Pour plus d'informations à ce sujet, voir : Roger COPELAND, « Merce Cunningham and the Aesthetic of Collage », in TDR : The Drama Review, Vol.46, n°1, 2002, p.12-13.
        14Les œuvres qui dépendent d'un accrochage sont quant à elles qualifiées de Combine Paintings.
        15Traduction d’auteur, Merce Cunningham lors d'un entretien avec Jacqualine Lesschaeve, in Jacqueline LESSCHAEVE, The Dancer and The Dance. Merce Cunningham in Conversation with Jacqueline Lesschaeve [1985], New York – Londres, Marion Boyars, 1985, p.55.
        16La première représentation prend place à la Brooklyn Academy of Music le 8 décembre 1954. Plusieurs sources rapportent que la plupart des pièces élaborées par Cunningham avant 1970 sont jouées sur une scène de théâtre à l'italienne comprenant généralement une proscenium – ou avant- scène. Pour plus de détails, voir : The Merce Cunningham Trust : http://www.mercecunningham.org/
        17Irmeline LEBEER, « Entretien avec Robert Rauschenberg », in L'Art vivant, octobre 1973, n°43, p.17.
        18André PARINAUD, « Un "misfit" de la peinture new-yorkaise se confesse », in Paris-New York 1908-1968, Paris, Musée National d'Art Moderne, 1977, p.723.
        19Leo STEINBERG, « Other Criteria », in GINTZ (Claude) (édit.), Regards sur l'art américain des années 1960, anthologie critique, trad. de Claude Gintz, Paris, Editions Territoires, 1979, pp.37-52.
        20Ibid., p.46.
        21Loc. cit.
        22Loc. cit.
        23Ibid., pp.46-47.
        24Le critique d'art Lawrence Alloway parle quant à lui d'« esthétique de l'hétérogénéité » pour qualifier l'aspect pluriel des Combine. Pour plus d'informations, voir : Lawrence ALLOWAY « Rauschenberg's Development », in Robert Rauschenberg, Washington D.C. / New York / San Francisco / Buffalo / Chicago, National Collection of Fine Arts/ Museum of Modern Art / San Francisco Museum of Modern Art / Albright-Knox Art Gallery / The Art Institute, 30 octobre 1976 – 2 janvier 1977 / 25 mars – 17 mai 1977 / 24 juin-24 août 1977 / 25 septembre – 30 octobre 1977 / 3 décembre – 15 janvier 1978.
        25Leo STEINBERG, op. cit., p.47.
        26Traduction d’auteur. Pour plus d'informations à ce sujet, voir : Henry M. SAYRE, The Object of Performance, The American Avant-Garde Since 1970, Chicago – Londres, The University of Chicago Press, 1989, p.106.
        27Traduction d’auteur, Merce Cunningham lors d’un entretien avec Jacqueline Lesschaeve, repris dans : Jacqueline LESSCHAEVE, The Dancer and the Dance, Merce Cunningham in Conversation with Jacqueline Lesschaeve [1980], New York – Londres, Marion Boyars, 1985, p.96.
        28Traduction d’auteur, Merce Cunningham, in Ibid., p.97.
        29Combinaison de danse d'une seule pièce, généralement en matière synthétique.
        30Par la suite, Cunningham utilisera le Fontana Mix, composé par Cage la même année. À la suite du Concert for Piano and Orchestra, Cage décide de réutiliser certaines bandes magnétiques pour donner naissance à ce morceau construit selon l'enregistrement des différents solos du Concert.
        31Avant 1958, le parachute/parapluie se déploie notamment dans les Combine Paintings Charlene (1954), Allegory (1959-1960), ainsi que dans une œuvre non-titrée de 1955. Il domine également le décor scénique The Tower (1957), et Rauschenberg continue de l'utiliser jusqu'à la fin des années 1980, que ce soit dans ses assemblages, ses sérigraphies, ou comme nous le verrons, ses performances. Il en va de même pour la chaise, présente dans de nombreuses œuvres de tout type.
        32Traduction d’auteur, Merce Cunningham, in Jacqueline LESSCHAEVE, op. cit., pp.173-174.
        33Traduction d’auteur. Cunningham emploie à plusieurs reprises ce terme de « fait » pour caractériser certaines postures développées lors de ses représentations de danse.
        34Traduction d’auteur, Merce Cunningham, in Jacqueline LESSCHAEVE, op. cit., p.105.
        35Dick HIGGINS, « Intermedia », in The Something Else Press, Vol.1, n°1, 1966, n.p.
        36Le groupe emprunte son nom à l'église baptiste – réhabilitée en centre artistique à la fin des années 1940 – dans laquelle ils organisent la plupart de leurs représentations à partir de l'été 1962. Il s'agit de la Judson Memorial Church. Dans cet espace se côtoient la plupart des artistes new-yorkais émergents – Allan Kaprow (1927-2006), Jim Dine (1935°), Claes Oldenburg (1920°) etc. –, ainsi que des danseurs et des musiciens de renom.
        37Traduction d’auteur. Robert Dunn, propos cités dans : Marjorie GIGNAC, La pertinence du Judson Dance Theater pour l'histoire de l'art : Étude des liens formels, théoriques et historiques entre la danse et les arts visuels lors de la période de 1962-1967, 2 vol., Université du Québec à Montréal, Section Étude des Arts, Mémoire présenté comme exigence partielle de la Maîtrise, sous la direction de Joanne Lalonde, 2009, p.47.
        38Pour plus d'informations à ce sujet, voir : Sally BANES, Democracy's Body : Judson Dance Theater, 1962-1964, Durham – Londres, Duke University Press, 1993, pp.111-112.
        39Entretien avec l'historien de l'art Richard Kostelanetz (1968). Texte reproduit dans : KOSTELANETZ (Richard), The Theatre of Mixed Means: An Introduction to Happenings, Kinetic Environments, and other Mixed-Means Presentations, New York, The Dial Press Inc., 1968, p.80.
        40Steve PAXTON, « Rauschenberg and Three of His Own », in Walter HOPPS (dir.), Susan DAVIDSON (dir.), Robert Rauschenberg : A Retrospective, New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 19 septembre 1997 – 7 janvier 1998, p.264.
        41Traduction d’auteur, in Erica ABEEL, « Daedalus at the Rollerdrome », in Saturday Review, 21 août 1965, p.53. Cité in : Nancy SPECTOR, « Rauschenberg and Performance, 1963-1967. "A Poetry of Infinite Possibilities" », in Walter HOPPS (dir.), Susan DAVIDSON (dir.), op. cit., p.235.
        42Traduction d’auteur. Rauschenberg lors d'un entretien avec Richard Kostelanetz. Texte repris dans Richard KOSTELANETZ, op. cit., p.84.
        43Traduction d’auteur. Rauschenberg lors d'un entretien avec Richard Kostelanetz. Texte repris dans Richard KOSTELANETZ, op. cit., p.88.
        44Traduction d’auteur. Citation tirée d'une note préparatoire précédant la réalisation d'Open Score. Texte intégralement reproduit dans 9 Evenings : Theatre & Engineering, Open Score by Robert Rauschenberg, E.A.T and Artpix, DVD.
        45Traduction d’auteur, Loc.cit.
        46Traduction d’auteur, Loc.cit.
        47Un extrait de cette version filmée était destiné à accompagner un numéro hors-série de la revue Aspen intitulé Aspen : The Magazine in a Box (1967). Cet extrait est désormais disponible en ligne sur la plate-forme UbuWeb : http://www.ubuweb.tv/