Note de la rédaction
Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale de Belgique (1989, 5e série, T. 71, p. 330-360).
Introduction
« Le démon douloureux, esprit du morne exil, Volait, seul, au-dessus de la terre maudite, Et revivait tumultueusement Les souvenirs des jours meilleurs » (1)
Face à un artiste russe, la question de ses relations à l’Occident se pose sans cesse comme l’articulation d’un dialogue intérieur entre une modernité conjugée au culte du progrès et l’âme slave étrangère aux valeurs du limes. Entre occidentalisme et slavophilie se tissent des liens étranges faits de répulsion et d’attirance. L'œuvre de Vroubel se définit-elle exclusivement par des références au monde slave (2) ou faut-il voir en elle l'expression russe d'une recherche propre à la culture de l'Europe fin de siècle (3) ? En partant de cette interrogation, il nous est apparu intéressant d'observer le caractère universel que la dialectique de la chute recouvre dans l'œuvre du peintre russe. La figure du Démon s'assimile à l'œuvre et à la vie de Mikhail Vroubel comme l'expression privilégiée d'un drame qui trouve dans le mythe sa valeur universelle. Au héros de Lermontov teinté de byronnisme, Vroubel substitue la conscience d'un mal fin de siècle qui emporte sa lucidité vers les abîmes de la démence. Notre propos entend fixer les termes de ce dialogue qui allie démoniaque et conscience décadentiste pour exalter dans la Chute la condition nécessaire de la liberté humaine.
Du sublime fin de siècle
Evoquer le Sublime (4) pour parler de Vroubel s'impose comme la référence romantique qui emporte, via Baudelaire, l'artiste vers la contemplation de sa propre solitude (5) . Le Sublime éclaire d'emblée une recherche dramatique qui, aux confins de la raison, explore les limites même de l'homme :
« Est Sublime l'objet dans lequel les représentations de notre nature sensible reconnaissent leurs propres limites tandis que notre nature consciente dévoile sa propre supériorité, sa liberté vis-à-vis de ses limites personnelles; un objet donc face auquel nous succombons physiquement, mais sur lequel nous triomphons moralement. » (6)
Le Sublime concentre la démesure du « Je » et place le destin de l'humanité sous le signe d'une apocalypse où se délite le réel (7) . Liée à une recherche effrénée de l'originalité (8), cette poétique « ne connaît que l’« énergie » comme tension interne, indépendante de tout contrôle de la raison » (9) La puissance de l'intuition renonce à la gloire de Dieu dont Poussin exaltait ces moments tragiques où la nature déborde l'humain et révèle avec violence la puissance de Dieu. L'homme, s'est défait de cette ancestrale transcendance que consacrait le spcctacle baroque. Son « devenir » (10) s'est réduit à la vitalité de son esprit. C'est de sa capacité à revenir au mythe par la seule force de son imagination que Blake espère assouvir cette liberté qui le hante. Le Sublime est donc l'expression d'une intériorisation exacerbée qui ne reconnaît plus ni nature ni réalité hors du geste qui se déchaîne :
« [...] puisque [...] la nature n'existe pas sinon comme l'obscure révélation de l'éternel il ne peut y avoir d'histoire et, dès lors, l'art ne peut être expérience, mais seulement intuition, illumination, prophétie. » (11)
La gloire de Dieu cède la place à la malédiction qui accompagne le génie (12) . Niant la nature, renonçant à l'histoire, seul face au doute, l'artiste cherche dans les replis de sa conscience solitaire l'aura d'une puissance déchue que Vroubel traquera au prix de sa raison. La dimension critique qui s'empare de l'artiste se dresse au-delà d'une faille qui le sépare de la société et de sa course à la modernité. Au cœur de sa solitude, il trouve les termes d'une vision prophétique propre au Sublime :
« Par la voie du « Sublime », Blake est arrivé à un criticisme transcendantal qui, détruisant à la source toute possibilité d'expérience, le met à distance de la réalité où il reconstruit en lui un monde fait de fantasmes et de mythes dangereusement actifs plutôt que de préjugés » (13)
Vroubel et le sublime
Né en 1857, l'année où Baudelaire bafoue le goût public de ses Fleurs du Mal, Vroubel disparaît en 1910 au terme d'une maladie qui l'avait englouti dans les ténèbres de la démence. Insomnies et souffrances arrachent lentement l'homme au réel (14) . La lumière se dérobe, les couleurs s'épuisent tandis que la parole se tarit, entraînant l'artiste vers ce tombeau confident de son rêve infini car « le tombeau toujours comprendra le poète » (15) La dimension sublime de l'œuvre se double d'une souffrance qui harcèle chaque jour de la vie de l'artiste. Aveugle, celui qui chercha sa vie durant l'expression synthétique d'une réalité en mouvement, trouve dans la mort l'ultime chute qui laisse le Démon terrassé seul face au mystère. Dans l'hommage prononcé lors de ses funérailles, Alexandre Blok déclare :
« Qu'est-ce que le « génie » ? [...] Est génial celui qui a peut-être su discerner dans les murmures du vent une phrase entière dont il a assemblé et inscrit les mots; nous connaissons quelques phrases ainsi écrites, et leur sens est approximativement le même : que ce soit sur le mont Sinaï, ou dans la chambre de la Vierge, ou encore dans l'atelier du grand artiste, ces mêmes paroles résonnent : « Cherche la terre promise ». (16)
Cette recherche, oscillant entre Salut et Chute, ne peut se réaliser qu'au terme d'un cheminement intérieur dont Novalis avait tracé la voie pour son Heinrich von Offterdingen. La route est à faire seul. Telle est la condition de la modernité (17). L'artiste fait de son œuvre une quête indépendante de la société et de sa course. La recherche de l'absolu s'impose avec la rigueur d'une initiation qui trouve dans la contemplation l'expression la plus pure d'une pureté que l'icône recèle au-delà de l'imago (18) . Cette scission radicale, le symbolisme l'érige comme fondement de sa recherche idéaliste (19)
Cette quête conduit Vroubel à offrir une solution personnelle au drame de l'humanité qui, à la suite de Baudelaire, hante les Burne-Jones, Khnopff, Klimt, Moreau, Redon et autres Bocklin en cette « fin de siècle ». Sa réponse allie la densité de l'intuition et la maîtrise technique dans une combinaison qui renvoie au Sublime par l'entremise du revival néo-slave qui anime la Russie des années 1880. Dans cette conjonction, l'artiste découvre une puissance visionnaire (20) que Mallarmé explore sous le couvert de son Démon de l'analogie :
« Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux maudits d'une phrase absurde ? » (21)
Entre l'exaltation de la technique érigée en écriture de l'âme (22) et les feux d'une imagination rendue à sa liberté originelle se dessine une filiation que le revival néo-slave favorisera.
La qualité intuitive du geste rencontre la sérénité mystique de la contemplation. L'icône puise une richesse dans la complémentarité d'une facture et d'une figure (23). Vroubel édifie son œuvre sur la fusion de ces deux voies.
Le mystère du regard
Etudiant à l'Académie de Peinture et de Sculpture de Saint- Pétersbourg, Vroubel traque dans une série d'auto-portraits obsessionnels cette lueur d'universel qui se concentre dans les yeux. A travers Hamlet et Ophélie, qu'il peint entre 1883 et 1884, comme dans la série d'illustrations pour le Mozart et Salieri de Pouchkine qu'il dessine en 1884, l'action se condense dans l'intensité d'un regard profondément dramatique. Le caractère shakespearien qui anime l'œuvre de Vroubel prend un caractère tragique dont l'emphase romantique définit le sens :
« Hamlet [est le] type de l'homme académique, spéculatif, transporté soudain dans le monde de l'action violente et destiné à y jouer le rôle du pot de terre et la tragédie, comme la tragédie de l’impuissance de l’intellect face aux exigences de la vie pratique » (24)
Au drame d'Hamlet se joint, complémentaire géniale, la démesure de Mozart (25) . Face à l'impuissance se déploie l'élan nietzschéen d'un génie dont la facilité bouleverse les hésitations théâtrales de l'âme shakespearienne. Cette évocation sublime ramène Vroubel à l'orée de la fantasmagorie de Fuseli (26). Dans son journal, l'artiste écrit :
« Conscience de l'infini. Confusion des notions relatives à la dépen- dance humaine de la vie. L'infini et le dogme. L'Infini et la science dépassent l'infini et le dogme dans la conscience de la vie, par laquelle la morale... » (27)
Ce regard qui hante a la saveur de l'absolu : il dévoile le sujet et renseigne l'univers. A travers le visage, Vroubel découvre la clé qui lui permet de concevoir le sujet et la technique dans une continuité qui ne se mesure qu'à l'aune de l'existence. C'est une identification projective qui, au delà des figures de Mozart ou d'Hamlet, renvoie le peintre vers son propre geste. L'acte d'Einfühlung, fondamental dans la genèse « romantique » de l'abstraction, occupe une position centrale au cœur de l'œuvre de l'artiste. A travers le regard, l'homme transforme la fonction visuelle en une puissance qui s'empare du réel. Elle devient, en soi, une « visualité pure » qui crée le monde dans la concentration du regard. Il rejoint là le philosophe Georg Simmel qui, en 1901, détaille sa Signification esthétique du visage :
« [...] comme le visage [l'œil] apporte le pressentiment, et même la garantie, que la solution apportée aux problèmes artistiques de la pure visualité, de la pure représentation sensible des objets, est en même temps la solution des autres problèmes, qui se nouent entre l'âme et le phénomène, problèmes du voilement et du dévoilement. » (28)
Fig. 4 – M. VROUBEL, La tête du démon. Illustration pour le démon de Lermontov, 1890-1891, aquarelle noire sur papier blanc, (23 x 36). |
L'apparition devient le moment capital du sublime chez Vroubel au même titre qu'elle articule la tragédie de Racine en se fondanet sur cette «déraison raisonnante» qui enflamme les passions (29) . Tout est fonction de ce jaillissement que cristallise le regard. Hors de l'univers réel, dans un temps suspendu, l'absolu rayonne de ses yeux immobiles comme de points de fuite mystiques. Pour Vroubel, le mystère se commue en expression au fur et à mesure que l'œil du peintre pénètre le regard de l'homme. Face au miroir, les images se constituent tandis que l'objet et l'espace se fondent en un même flux. Vroubel rejoint Spilliaert dans un même sentiment extatique (30) Les ombres et les lumières qui s'entredéchirent le visage, évoquent la force démoniaque de l'univers. Le contraste et l'analogie deviennent les principes dynamiques d'une révision du réel qu'anime l'intuition. A côté de Spilliaert, les autoportraits que Mondrian peint en 1909 (31) évoquent l'interrogation de Vroubel en passant de la face au visage et du visage au regard. La concentration devient mystique : elle cherche à pénétrer le regard pour découvrir dans son « au-delà » un mystère qui ferait de l'homme un « temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles ». Cette « ténébreuse et profonde unité vaste comme la nuit et comme la clarté », Vroubel la révèle dans le saut qui transforme l'homme en démon. Après s'être assimilé à Hamlet et à son « être ou ne pas être », Vroubel trace la voie d'une conquête de l'absolu qui passe par la transformation du mythe en expérience vécue. Au doute romantique succède la frénésie nietzschéenne pressentant dans le coup de force une liberté que l'homme se doit de ravir .
La densité, la richesse du regard dévoile en l'homme ce « Dieu tombé qui se souvient des cieux » que la poésie de Lamartine consacrait. Les yeux renvoient à l'icône tandis que le corps exhale une aura qui donne vie à l'espace dans la multiplication des fragments qu'investit la mémoire (Fig. 5). Un dialogue intime unit un foisonnement organique exalté par la techni- que néo-slave et un désir de présence que seule l'icône révèle. La technique et la forme s'unissent dans le même dynamisme d'un univers fragmenté que Proust revisitera au gré de sa Recherche du temps perdu.
Fig. 5 – M. VROUBEL, Après le concert. Portrait de Nadezhda Zabela-Vroubel, 1905, pastel et fusain sur toile, (168 x 191,5). |
L'univers morcelé par le doute se recompose dans la fantasmagorie de l'imagination. L'esprit imposant sa « durée réelle », détermine l'espace dans l'instant où il l'envahit. Au cœur de cette logique, on sent poindre l'atomisation du réel qui ne se reconstituera que dans les empâtements saturés de lumière, dans le trait vif et acéré, dans les formes fluides échappées d'un fond infini. La qualité spirituelle que l’être distille en sécrétant l’espace trouve chez Vroubel une dimension moderne remarquable. La forme se défait de son poids dans l’écriture nerveuse qui fragmente le volume. Plus rien n’est en soi, tout se donne dans un jeu de « compénétrations » pré-futuristes qui révèle la fluidité d’un mouvement dynamique. Le geste évoque ce temps cher à Marcel Proust qui se condense dans « un avenir que la volonté construit avec les fragments du présent et du passé » (32). Le souvenir rassemble les morceaux de réalité qui ont impressionné l’artiste tandis que l’imagination investit le fragment et lui insuffle la vie dans sa calligraphie aérienne. L’intuition s’affirme comme la force centrifuge qui donne chair au réel et s’accorde au programme proposé par Baudelaire à Arsène Houssaye.
« Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubressauts de la conscience? » (33)
Nombreux furent les témoins qui s'étonnèrent de voir Vroubel travailler sans modèle, sans photographie ni croquis. Les souvenirs du peintre Mourachko sont révélateurs :
« Vroubel travaillait sans aucun modèle : jamais il n'y eut pour ses tableaux ni mannequin ni personne qui posât. [...] II utilisait le pinceau et les couleurs à l'huile d'une manière originale : il n'enduisait pas, comme à l'ordinaire, des surfaces entières, mais rayait toute la surface à l'aide de fins pinceaux. Comme dans une bonne et rigoureuse gravure, les lignes suivaient tous les détours des plis? » (34)
Fig. 6 – M. VROUBEL, Portrait d'homme (Fiodor Usoltsev devant une icône), 1903-1904, crayon sur papier (13,2 x 8,6). |
La modernité des compositions de Vroubel repose donc sur cette qualité dynamique qui donne au temps et à l'espace la seule continuité de l'intuition que les peintres futuristes analyseront bientôt en des termes comparables. Dans une œuvre comme le portrait de Fiodor Udoltsev
, Vroubel mène l'éclatement de la forme à son paroxysme : l'intégrité des corps se dissout dans la mise en mouvement saccadée de traits aériens. Cet « espace agrégé », ce puzzle énigmatique auquel seule l'imagination donne son sens devient la base d'un foisonnement ornemental qui rejoint les fantasmagories du revival néo-slave et annonce les « icônes mondaines » de Klimt. Dans cet espace qui ne rend compte de la présence des choses que dans le prolongement d'un geste, la forme devient le fruit du mariage mystique d'une technique habitée et d'un rêve halluciné. La qualité de présence que l'œuvre manifeste joue de cette ambiguité et donne à Vroubel sa spécificité dans le concert « fin de siècle ».Durant ses premières années, Vroubel s'était passionné pour la peinture d'Alma-Tadema (35) . L'espace s'y engourdit dans l'indolence d'un poème lentement murmuré. L'atmosphère épaissie ne permet pas l'action, tout au plus un geste lourd qui se fige, hors du temps, dans la suavité des couleurs. Vroubel aimait ces toiles dont l'écho passé semble assourdir l'expression. Lent et lourd, le mouvement se meurt dans une chaleur torride. Dans les premiers portraits bourgeois que Klimt réalise dans les années 1890 (36) , l'atmosphère est comparable quoique davantage chargée de songe. La mélancolie romantique a rompu l'extase. Le temps n'est plus cet ailleurs exotique mais une qualité sociale qui enveloppe les corps. La femme se fane dans une attente passive que le silence distille comme le halo de brume assourdit les tons et adoucit les lignes. Ce qui n'est que bruissement chez Klimt devient mystère et retenue chez Khnopff (37) où tout pense, tout vibre du frisson d’un Minuit recouvré. Le souvenir donne aux couleurs et aux formes une force essentielle qui ignore l’éphémère et invite à l’action. Maeterlinck décrit ce silence dans le premier chapitre de son Trésor des humbles :
« [...] les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s'il a eu un moment l'occasion d'être actif, ne s'efface jamais, et la vie vérita- ble, la seule qui laisse quelque trace n'est faite que de silence. Rassemblez vos souvenirs, dans ce silence auquel il faut avoir recours encore, afin que lui-même s'explique par lui-même ; et s'il vous est donné de descendre un instant en votre âme jusqu'aux profondeurs habitées par les anges, ce qu'avant tout vous vous rappelerez d'un être aimé profondément, ce n'est pas les paroles qu'il a dites ou les gestes qu'il a faits, mais les silences que vous avez vécus ensemble; car c'est la qualité de ces silences qui seule a révélé la qualité de votre amour et de vos âmes ». (38)
Ce silence qui évoque davantage la promesse que le renoncement, s’impose à Vroubel dans la retenue plastique de l’icône.
L'icône et les souffrances de l'âme
Ses études terminées en 1884, Vroubel s'était installé à Kiev où il se livra à divers travaux dans les églises Saint-Cyrille et Saint-Vladimir. Les peintures byzantines, les mosaïques de Ravennes, les décors de Sainte-Sophie revivent dans l'iconostase de Saint-Cyrille à laquelle Vroubel se consacre dès 1885. La situation de Kiev explique les relations qui, très vite, unissent Vroubel à la vie de Vienne (39) et à sa vitrine italienne Venise.
Pour qui se penche sur la géographie de l'Europe fin de siècle, il est évident que l'Autriche ne s'arrête pas alors à sa seule capitale. Prague, Cracovie, Budapest lui appartiennent. Venise, Varsovie, Kiev sont dans son orbite et Saint-Pétersbourg se fait l'écho de ce qui triomphe à la Sécession. Ces villes développent dans des horizons différents des recherches où le byzantinisme occupe une place prépondérante. Vroubel partage avec les Viennois la même sensibilité pour l'icône. Elle affirme une discipline où la forme s'érige en figure et où le réel se prête à un déchiffrement mystique. A Kiev, Vroubel a l'occasion de travailler comme les anciens, de découvrir dans leurs gestes une sagesse enfouie que ses angoisses profondes et ses incertitudes humaines transforment de façon radicale. L'artiste découvre la valeur expressive du mythe. Les Ecritures deviennent le creuset d'une interprétation dans laquelle il assimile la tragédie biblique au drame de son existence. A travers le mythe, le temps se suspend et l'histoire s'arrête. Le Christ devient un homme dont la malédiction est le seul héritage, dont la souffrance est le seul destin. Il rejoint ce Caïn que Baudelaire exhorte à la révolte.
Fig. 7 – M. VROUBEL, La Lamentation, esquisse pour une peinture murale de Saint Vladimir de Kiev seconde version, 1887, aquarelle, crayon sur papier, (45 x 62,7). |
Le thème de la Pietà
est prétexte à un irréalisme extatique. L'économie des moyens mis dans le traitement des couleurs dominées par les tons verdâtres et par une lumière diaphane renforce la densité d'un drame qui se vit de l'intérieur. L'action semble détachée de sa valeur démonstrative. Elle quitte le royaume des allégories pour fixer la trace d'un souvenir qui vit dans la mémoire. L'intensité s'est développée en passant de l'événement biblique à la tragédie individuelle. Ce qui était la charge de Dieu devient la malédiction de l'homme. Entre le mythe et la vie, Vroubel a installé une passerelle qui donne son sens à la question laissée ouverte par Baudelaire dans Mon cœur mis à nu :« Qu'est-ce que la Chute?
Si c'est l'unité qui est devenue dualité, c'est Dieu qui a chuté;
En d'autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu? » (40)
Du revival néo-slave au symbolisme
Le symbolisme russe maintient l'héritage laissé par la confrérie préraphaélite. A l'instar de la théorie du sublime, le rapport à la pratique conditionne en profondeur la recherche de l'artiste. La technique constitue donc un pôle essentiel qui lie Vroubel à l'émergence des revivais qui traversent le siècle (41) et qui prend en Russie une dimension particulière dans le contexte slavophile des cercles de Talachkino et d'Abramtsevo (42).
A la suite de son travail à Saint-Vladimir, Vroubel, cherchant à approfondir ses connaissances des pratiques artisanales, rencontre les aspirations du mouvement néo-slave qui prépare l'émergence du symbolisme russe. C'est dans la conjonction de ces tendances qu'il pénètre le mouvement fin de siècle tel qu'il se déploie à travers toute l'Europe (43). Ce dernier est le fruit de contradictions et d'antagonismes qui se déchirent entre un nationalisme slavophile ulcéré et un engouement pour la modernité occidentale, entre l'ouverture vers l'inconnu et le culte des valeurs passées, entre le désir de vivre au présent et le besoin de retour aux origines, entre la jouissance d'un quotidien transfiguré sous les traits d'un Modern Style et la fuite idéaliste dans l'ascèse éthérée, entre Le Monde de l'Art (44) et La Rose Bleue (45). Le symbolisme russe est l'expression dramatique d'une crise qui, a realibus ad realiora, fait de l'homme un perpétuel étranger. A cette chute inexorable que précipite encore la crise de l'empire devenu déliquescent, répond la concentration de l'intention artistique qui découvre dans le travail et dans les ressources de la technique une profondeur existentielle qu'exalte un slavophilisme exacerbé (46).
Ces contradictions sont inscrites au plus profond de l'œuvre de Vroubel. Elles ne se résolvent que dans cette sublimation du tragique en Tragédie que définit le thème du Démon.
Le drame personnel et le mythe voient le présent rejoindre leurs traits apocalyptiques qu'exaltent les incantations à la Russie intemporelle. Dans les papillotements colorés où l'avant- garde découvrira la qualité organique de la peinture, Vroubel voit surgir les figures mythiques d'un passé ranimé (47). A son terme rejaillit l'aspiration apocalyptique par laquelle le réel, lacéré et violenté, s'atomiserait dans l'avenir. L'art conduit à l'avènement du « Grand Spirituel » que Kandinsky instaure comme fondement de sa quête poétique (48). L'avenir, offert à une divino-humanité, s'appuie sur le triomphe des correspondances et sur la célébration de l'« Ex Oriente Lux » de Soloviev [1890] où se régénère l'âme slave :
. L'Empire se fissure, l'autocratie chancelle, la société vacille. Quand plus rien n'est assuré, la foi réapparaît. La tourmente de l'histoire se colore d'une espérance messianique. L'incertitude se transfigure en une promesse de renaissance. Ce qui n'était que doute devient garantie fébrile de l'avènement d'une humanité purifiée. Un homme régénéré pour une société nouvelle érige le symbolisme en un projet mystique dont le constructivisme héritera. L'origine supplante l'avenir pour rompre les amarres avec un présent maudit. L'esthétique à nouveau prend une tonalité éthique : le langage poétique se fait don de Dieu, la littérature se célèbre comme une liturgie et le mot, devenu icône, nous dévoile le Mystère. Tout est métaphore qui traduit l'apparence en connaissance. Sa magie pousse l'art au-delà du seuil de l'intuition, sur la voie d'un absolu transfiguré. La charge messianique de la création se révèle alors dans la théurgie de Vladimir Soloviev« Russie! une vision sublime
Habite tes pensers lointains
Tu veux être l'Orient : lequel?
Celui de Xerxès ou du Christ? »
La force mystique investit la tradition, exhume les poèmes d'Eckhart, les pensées de Jakob Böhme, les proverbes de Salomon, les gnostiques occidentaux pour les intégrer à un culte de la Sagesse que dévoile l'icône. La vision abandonne la matière pour « l'azur sans rivage » dans l'attente d'un « rendez-vous invisible » qu'ignore l'Occident perverti.
« A l'instant du mystique rendez-vous
Une lumière d'enthousiasme tombera sur toi
Et tu dépouilleras, toute angoisse et amarre
Le songe lourd du quotidien et du conscient. »
Dans ce contexte, l'idole de perversité chère à la culture fin de siècle (49) s'efface devant la sainte Sophia de Soloviev qui dicte à Vroubel les traits de sa Tamara. L'âme slave s'impose une sereine sagesse qui dépasse la mort dans l'alliance mystique d'un renouveau de l'art religieux proche du dessein de Maurice Denis - fort en vogue dans les milieux symbolistes russes - et d'un passé barbare dont les couleurs vives attendent le sacre de leur printemps.
Hors du limes, la référence à l'idéal classique qui, selon Giulio Carlo Argan définit la conscience européenne (50) , se voit assaillie par les féeries médiévales de la vieille Russie. Aux Diane et Apollon répondent les Baba-Yaga, les Sadko, les princesses cygnes et les Vassilissa des contes anciens. A la modernité et à son culte du progrès assimilé à l'industrialisation, le monde slave préfère les couleurs et les formes ensorcellées d'un passé mythique qui, de Bilibine à Kandinsky, de l'Art Nouveau à l'avant-garde, appelle le règne de l'intuition mystique. Le retour aux sources exalte une vitalité barbare qui libère l'intuition et affûte les sens. Dans l'atomisation du réel, dans la fragmentation décorative d'un univers fantasmagorique, l'âme russe se dévoile dans le geste coloré et dans l'espace organique.
Cet « orientalisme » ne se cherche pas dans l'ailleurs mais trouve dans ses entrailles un mélange étrange de sauvagerie «asiatique» et de mysticisme byzantin, de pâtes denses et de formes épurées. Le « lac de sang hanté de mauvais anges » que désirait Baudelaire se voit habité par des divinités sauvages et des héros mythiques. Vroubel découvre l'univers fabuleux des légendes sonores qu'en compagnie de Rimsky-Korsakoff, il ranime avec suavité. Sadko découvre les fonds marins en se dégageant de l'idéal classique dont lllya Répine n'avait pas réussi à se départir. Dans le renouveau des valeurs ancestrales, Vroubel pressent la mise à mal de la représentation, fruit de la dépravation occidentale, que le néo-primitivisme de Larionov ruinera définitivement. Pour Vroubel, le mythe trouve sa puissance dans l'imaginaire baroque qui donne à la forme sa vitalité et à la couleur sa plénitude. L'espace résonne des mythologies wagnériennes. Les épopées éclairent une remontée aux sources où le mystère se dévoile dans la beauté tragique d'un sublime réinventé. La peinture se fait épique tandis que l'espace se transforme dans le crépitement organique des atomes colorés qui vibrent sous la forme. Le Preux (Fig. 8) se couvre de tessères dont les scintillements donnent à l'apparition cette densité fantasmagorique que Klimt recherchera dans ses portraits oniriques et sensuels. Dans la vibration de la touche, l'impressionnisme se drape d'un dessein symboliste. Le jeu des lilas - qui connaîtra en Russie un engouement fantastique avec les œuvres des artistes de la Rose Bleue emporte la représentation stylisée de fleurs chatoyantes dans le papillotement lumineux d'un chaos de couleur qui évoque les coulées suaves des Nymphéas de Monet. Dans son hommage, Blok évoque les couleurs chères à Vroubel :
« Un extraordinaire couchant dore d'extraordinaires montagnes dont le bleu profond tire sur le violet. Ces trois couleurs fondamentales que nous avons ainsi nommées bien qu'elles n'aient point encore de nom, servent uniquement de signe (de symbole) à cette chose que cache en lui l'Ange Déchu : « Et le mal lui devint ennuyeux ». La totalité de la pensée de Lermontov est contenue dans la totalité des trois couleurs de Vrouhel. » (51)
Si Vroubel fait de la couleur le creuset privilégié de sa dilution du réel, il exhume du passé un monde de formes synthétiques qui, à l'instar de Klimt, assimilent les courbes lascives de l'Art Nouveau. Les motifs de broderie et la décomposition excentrique allient dans son Homme en costume ancien (Fig. 9) le lyrisme de la ligne et l'évocation mystérieuse d'un passé que Khnopff explore à la même époque dansele panneau central de son triptyque D'autrefois, peint en 1905 (52) à se défaire du réel dans la mélancolie sourde d'un répertoire ornemental, le second perturbe la réalité que nous traversons en lui opposant un réel suspendu que l'on contemple.
Le démon
Le Démon apparaît au moment où Vroubel travaille à l'image de la vierge de l'iconostase de Saint-Cyrille. Entre les deux figures, l'artiste trace un lien. Pour lui, l'amour de la vierge et la malédiction du Démon sont l'expression d'une unité qui au-delà des apparences réelles unit en un même destin, l'homme et la nature, le réel et l'absolu, l'idée et la chair. Le dessein de l'artiste est alors de dépasser ces contraires pour trouver l'unité qui apaiserait le drame. L'harmonie plastique et le monisme théologique se rencontrent et se complètent alliant problème technique et interrogation mystique. L'icône fixe l'image comme une apparition. Elle cristallise forme et espace dans la continuité qui passe librement du mythe à l'intuition.
L'œuvre de Vroubel exhale une révolte prométhéenne en même temps qu'un silence dense d'espérance. L'acuité de la pensée s'appuie sur la souffrance intolérable pour dépasser le « trop humain » et ravir aux cieux le fruit qui laverait le péché. L'image de l'ange synthétise pour Vroubel sa recherche artistique et sa quête mystique. L'icône surgit au hasard d'un combat, d'une lutte sans merci que l'homme sait devoir perdre. Entre la maladie et la vie, entre le corps et l'esprit, entre la malédiction et l'espoir, la lutte fait rage dans les déchirements qui arrachent la forme au fond, la ligne au dessin, la couleur à l'espace. L'apparition condense la quête que le Démon seul peut mener à son terme.
D'emblée, le Démon se définit comme un homme qui tente de remonter le cours inexorable de la Chute pour se libérer du poids de la Faute. L'Ange Déchu attend l'heure du Minuit mallarméen qui rendra en son cœur cette goutte de néant qui le prive de sa paix.
Pour Blok, il a perdu son corps en découvrant son âme et l'ennui de Baudelaire l'envahit :
« C'est un jeune homme abîmé dans « l'Ennui », comme affaibli par l'étreinte du monde. » (53)
Mais le Démon est aussi une menace féminine qui hante l'indolent et traque l'intuition (Fig. 4). Cette femme-là englobe la Sophia de Soloviev en une image douloureuse de la mélancolie telle que la décrivent Panofsky, SaxI et Klibansky. Les vers de Milton reviennent lorsqu'apparaît ce visage effrayant à la chevelure noire qui ramène au réel la mythique Méduse :
« Eloigne-toi. Mélancolie odieuse
Née de Cerbère et de la ténébreuse nuit
Dans quelque solitaire antre du Styx
Parmi d'horribles formes, des cris et des visions d'enfer!
Va t'en chercher quelque lieu retiré
Où la Ténèbre sur son nid éploie ses ailes jalouses [...]
A présent te connais-je
Ennemie de mes joies
Mélancolie
Conçue du tréfonds du Tartare
Par le tricéphale Cérien
O comment te souffrir emprès de moi?
Non, vraiment non!
Le froid rocher
L'arbre sans feuilles doivent être arrachés
Le drame intérieur impose l'action en rompant l'extase. Le poème de Lermontov se transforme en une tragédie nietzschéenne qui puise dans le « Je est un autre » de Rimbaud la promesse qu'attendait, « las de l'amer repos », le Démon accroupi (Fig. 10). Le mouvement que revendique le Démon lorsqu'en 1899, il prend son envol (Fig. 1), Vroubel le définit par la nécessité :
« La « Nécessité » est quelque chose d'éternel et d'infini. C'est l'attribut de l'« objet ». Le « sujet » est la conscience qui tombe dans cet océan sans rivage et imagine qu'il peut l'avaler. Chaque coup de gosier est une « possibilité ». Compter combien de coups sont nécessaires et combien stupides sont les êtres humains d'imaginer que l'une de ces pitoyables « possibilités » est liée à la « nécessité » (55)
L'ébranlement des valeurs libère l'intuition dont l'œuvre explore les méandres en une course tragique. L'élan vers une pureté mythique déborde le silence de l'introspection et bouscule l'enchaînement de l'histoire vécue comme une malédiction. Pour Vroubel, la modernité se définit entre la descente aux origines et l'ascèse qui tente de s'emparer des Cieux. Les deux mouvements agissent dans le flux d'une énergie spirituelle qui emporte le bien et le mal dans les gestes habités qui animent le démon (56), le combat est tout entier contenu dans la peinture. Il est indissociable du geste qui trace sur la toile les fragments de la lutte que mène l’intuition.
. Pour Vroubel, l'intuition est la force vive de l'univers. Elle drape la conscience de Kant de la volonté de Schopenhauer. Elle est avant tout une énergie qui, rendant la nature à son origine, brise le poids de l'histoire et fait d'un drame individuel l'expression moderne du mythe. A l'instar de Gustave Moreau« Ma quête ressort exclusivement de la technique. C'est le domaine où le spécialiste doit se révéler personnellement. Tout le reste est déjà fait à mes yeux » (57)
Si les vers de Lermontov se teintent d'un renoncement romantique inspiré de Byron, la toile de Vroubel se hérisse d'une violence inscrite dans les phrases de Nietzsche et dans les accords de Wagner. L'esprit est emporté dans un mouvement qui, entre le rêve irrésistible de Klimt et l'affrontement violent de James Ensor, hésite à triompher de dame Malédiction. Car la leçon suprême du Démon de Vroubel tient dans ce que la liberté est le fruit de la Chute. Sans pouvoir s'emparer des Cieux, le Démon, extatique, s'enfonce dans le néant abandonnant la vie (Fig. 10).
« En vain! l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante
Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus
Nous faire peur avec sa victoire méchante
Et du métal vivant sort en bleus angélus!
Il déroule par la brume, ancien et traverse
Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr;
Où fuir dans la révolte inutile et perverse?
Je suis hanté. L'Azur! l'Azur! L'Azur! L'Azur! » (58)
Le « soleil noir de la mélancolie » emporte alors Vroubel dans sa folie finale. Aveugle, il arrête de peindre en 1906 pour attendre qu'à son tour le néant l'emporte. Conscient des leçons du mythe, il laisse surgir de son œuvre une pensée de Hegel qui fait de ce néant la source vive de la liberté moderne :
« La chute est le mythe éternel de l’homme par lequel il devient précisément homme » (59)